Traduction par Henriette Loreau.
Hachette (tome 2p. 286-297).


VI

AU SECOURS !


La papeterie avait suspendu son travail ; les chemins étaient parsemés de groupes d’ouvriers, hommes, femmes et enfants, qui, la journée finie, retournaient chez eux. Le vent du soir agitait les vives couleurs qui étaient nombreuses dans ces groupes ; et le bruit varié des voix, traversé d’éclats de rire, faisait sur l’oreille une impression de gaieté analogue à celle que produisaient sur l’œil ces couleurs voltigeantes. Des gamins jetaient des pierres dans la nappe d’eau, qui, au premier plan de ce tableau animé, reflétait le ciel teinté de rose ; et la bande joyeuse regardait s’étendre les cercles qu’elle avait fait naître. Au delà des sentiers, où serpentaient les travailleurs, le paysage se déroulait en s’élargissant : d’abord la Tamise, aux reflets argentés ; puis le vert foncé des blés, d’une si belle venue, que ceux qui passaient entre leurs nappes ondoyantes semblaient nager dans des flots de verdure ; puis les grandes haies et les bouquets d’arbres ; puis les moulins à vent sur les collines ; puis l’horizon, où le ciel paraissait rejoindre la terre, comme s’il n’y avait pas eu l’immensité entre l’homme et les cieux.

C’était un samedi soir ; et suivant leur habitude à pareil jour, les chiens, beaucoup plus occupés des affaires humaines que de celles de leur propre race, étaient d’une activité particulière. Ils allaient et venaient de la boucherie à la grande boutique, de celle-ci au cabaret, et manifestaient devant ces diverses maisons une curiosité excessive. L’intérêt spécial que leur inspirait le dernier de ces établissements semblerait indiquer entre la race canine et la débauche de secrètes affinités ; car on mange peu dans cet endroit ; et n’aimant ni la bière, ni le tabac (on a bien dit que le chien de missis Hubbard avait fumé plusieurs pipes, mais le fait n’est pas prouvé), ils ne pouvaient venir là que par sympathie pour des habitudes licencieuses. De l’intérieur de la buvette s’échappait le raclement d’un misérable violon, raclement si affreux qu’un long chien maigre, à l’oreille plus délicate que les autres, ne pouvait s’empêcher de temps en temps de quitter ses camarades, de tourner le coin, et de hurler à cette ignoble musique. Mais, bien qu’il en souffrît évidemment, il revenait au cabaret avec la persistance d’un buveur de profession.

Il y avait en outre, dans le village, une espèce de petite foire, quelque chose d’abominable. Du pain d’épice aux abois, qui avait couru tout le pays sans parvenir à se placer, et qui s’était couvert la tête de poussière en signe de mortification, faisait un nouvel appel au public du fond d’un appentis boiteux. Une optique, ayant débuté par la bataille de Waterloo, et qui depuis lors servait toujours pour le dernier combat, moyennant un simple changement au nez du duc de Wellington, s’adressait aux amateurs d’histoire pittoresque. Une femme d’une circonférence de plusieurs mètres, associée à un cochon savant, et peinte avec la robe décolletée que, suivant l’affiche, elle portait lors de sa présentation à la cour, se montrait de grandeur naturelle sur une toile flottante. Spectacle vicieux, comme l’est toujours celui que rencontre, sur cette terre anglaise, tout pauvre besoin de distraction émanant des fendeurs de bois ou des puiseurs d’eau. Et c’est dans l’ordre, ces gens-là ne doivent pas varier les rhumatismes avec le plaisir ; ils peuvent s’en distraire par la fièvre, ou par autant d’espèces rhumatismales qu’ils ont de jointures ; mais non pas en s’amusant comme ils l’entendent ; c’est positif.

Les différents bruits de ce lieu de dépravation flottaient dans l’air ; ils arrivaient au loin par bouffées adoucies, et rendaient la soirée plus paisible, en en faisant ressortir le calme. C’était du moins l’impression qu’en ressentait Eugène Wrayburn, qui, les mains derrière le dos, côtoyait la rivière. Il marchait lentement, d’un pas mesuré, et de l’air préoccupé d’un homme qui attend quelqu’un : allant d’une oseraie à un endroit où se voyaient quelques nénuphars ; s’arrêtant à chacune de ces limites pour regarder au loin, et toujours dans la même direction. « Quelle tranquillité ! » murmura-t-il. Des moutons paissaient au bord de l’eau. Eugène pensa qu’il n’avait jamais entendu, ou remarqué jusqu’ici le bruit particulier que font ces animaux en broutant l’herbe ; il s’arrêta nonchalamment, et les regarda d’un air rêveur. «  Je vous crois peu d’intelligence, dit-il ; mais si vous en avez assez pour vivre à peu près satisfaits, vous avez sur moi une grande supériorité. » Un frôlement derrière la haie voisine attira son attention. « Qui cela peut-il être ? » se demanda-t-il, en se dirigeant vers la porte à claire-voie qui s’ouvrait dans cette haie. « Un patron jaloux ? Non. Quelque chasseur à l’affût ? on ne chasse pas dans ce pays-ci, on pêche. »

La prairie était fauchée depuis peu ; on y voyait encore les traces de la faux sur l’herbe jaune, et celles des voitures qui avaient emporté le foin. En suivant du regard la double empreinte des roues, Eugène rencontra une meule récemment faite, qui s’élevait dans un angle. S’il avait gagné cette meule, et qu’il en eût fait le tour… Mais cela devait se passer ainsi ; à quoi riment de telles suppositions ? D’ailleurs quand il y serait allé, et qu’il aurait vu un batelier couché la face contre terre, en aurait-il su davantage ? Il pensa qu’un oiseau s’était glissé dans le buisson, et revint près de la Tamise.

« Si j’avais moins de confiance en Elle, dit-il après avoir refait cinq ou six tours, je commencerais à croire qu’elle m’a planté là de nouveau ; mais elle a promis de venir ; et c’est une fille de parole. »

Effectivement, comme il se retournait du côté des nénuphars, il l’aperçut et alla à sa rencontre. « J’étais sûr que vous viendriez ; je me le disais à l’instant même, bien que vous soyez en retard, Lizzie.

— C’est que, pour ne pas éveiller de soupçons, il m’a fallu traverser le village en flânant ; et plusieurs personnes m’ont arrêtée.

— On est donc bien mauvaise langue ? » demanda Eugène, en lui prenant la main, et en se la passant sous le bras. Un instant après il porta cette main à ses lèvres, et Lizzie la retira doucement. « Je vous en prie, monsieur ; je marcherai près de vous ; mais ne me touchez pas ! dit-elle avec un regard suppliant ; car le bras du gentleman se glissait déjà autour de sa taille.

— Comme vous voudrez, dit-il avec aisance, bien qu’il éprouvât une gêne réelle, et fût mal avec lui-même. N’ayez pas cet air malheureux, Lizzie ; ne vous fâchez pas.

— L’air malheureux, dit-elle, je ne peux pas en avoir d’autre ; mais je ne suis pas fâchée ; seulement, je vous en conjure, monsieur, partez demain matin.

— Lizzie ! Lizzie ! fit-il d’un ton de reproche ; autant vaudrait être fâchée que déraisonnable. Je ne peux pas m’en aller.

— Et pourquoi ?

— Parce que, répondit-il gaiement, vous me retenez ici. Je ne m’en plains pas, notez-le bien ; mais c’est comme cela. » Il essaya de nouveau de lui prendre la taille.

« Ne me touchez pas, monsieur, et partez ; je vous le demande en grâce.

— Pour vous, Lizzie, je ferai tout ce qui est possible ; voyez plutôt : Napoléon à Sainte-Hélène, ajouta-t-il en se croisant les bras.

— Avant-hier, reprit-elle en attachant sur lui ce regard suppliant qui remuait ce qu’il avait de meilleur dans l’âme, quand je vous ai rencontré en sortant de la fabrique, vous m’avez dit que vous étiez venu pour une partie de pêche, et que vous ne vous attendiez pas à me voir ; était-ce vrai ?

— Pas du tout ; je ne suis venu ici que pour vous trouver, répondit-il avec calme.

— Savez-vous pourquoi j’ai quitté Londres, mister Wrayburn ?

— Pour vous débarrasser de moi, Lizzie ; ce n’est pas flatteur ; mais je crois que c’est vrai.

— Oui, monsieur.

— Comment avez-vous pu être si cruelle ?

— Oh ! monsieur ! dit-elle en fondant en larmes, est-ce moi qui ai de la cruauté ?

— Au nom de tout ce qu’il y a de bon sur la terre, et ce n’est pas au mien que je vous conjure, car Dieu sait que je ne suis pas bon, reprit Eugène, ne soyez pas malheureuse.

— Puis-je ne pas l’être quand je sais la distance qui nous sépare ? quand je sais que vous n’êtes venu que pour me conduire à la honte ? » répondit-elle en se couvrant la figure.

Il la regarda avec tendresse et pitié, se reprochant sa douleur, n’ayant pas la force de se sacrifier à elle, mais profondément ému.

« Je ne pensais pas, dit-il, qu’il y eût une femme au monde qui, avec si peu de mots, pût m’émouvoir autant. Mais soyez indulgente, Lizzie ; vous ne savez pas ce que j’éprouve ; vous ne savez pas que je vous vois sans cesse, et que votre image m’égare. Vous ne savez pas que cette insouciance qui vient à mon secours dans toutes les difficultés de la vie, n’existe plus quand il s’agit de vous. Elle a disparu, vous l’avez frappée de mort… je voudrais parfois que vous m’eussiez tué avec elle. »

Ces expressions passionnées, qu’elle n’attendait pas, firent naître dans son cœur un mouvement de joie et d’orgueil. Songer qu’il s’occupait d’elle à ce point-là ! Il avait tort ; mais se dire qu’elle le troublait ainsi ! « Je suis malheureuse, reprit-elle, mais je ne vous reproche rien, je vous assure. Vous ne sentez pas cela comme moi ; la position est si différente ! Vous êtes venu sans réfléchir ; mais pensez-y maintenant, je vous en prie, monsieur.

— À quoi faut-il que je pense ? demanda-t-il avec aigreur.

— À moi, mister Wrayburn.

— Mais je ne fais pas autre chose ! Ce qu’il faut m’apprendre, c’est à ne pas penser à vous, si vous voulez que je change.

— Ce n’est pas cela, monsieur ; quand je dis pensez à moi, c’est-à-dire à tout ce qui nous sépare. Rappelez-vous que je suis sans protecteur ; songez à ma réputation, respectez-la, mister Wrayburn. Si je vous inspire le sentiment que vous auriez pour une lady, accordez-moi le respect qu’elle serait en droit d’exiger. Simple ouvrière, je suis trop loin de vous et de votre famille pour que rien nous rapproche ; qu’il serait généreux d’avoir pour moi les mêmes égards que si mon éloignement venait d’un titre de reine ! »

Il aurait fallu qu’Eugène fût descendu bien bas pour rester sourd à ces paroles ; son visage exprima le repentir ; et d’une voix mal assurée : « Vous ai-je donc fait injure ? demanda-t-il.

— Oh ! non, dit-elle ; comprenez bien ; c’est de l’avenir que je parle. Je ne suis ici que parce que depuis deux jours vous me suiviez de si près, dans les endroits où tant de monde pouvait vous voir, que j’ai consenti à ce rendez-vous comme à un moyen de salut.

— Toujours peu flatteur, dit-il d’un air triste.

— Je vous en prie, mister Wrayburn, je vous en conjure, partez demain, et ne revenez plus ; songez à quoi vous m’obligeriez.

— À quoi vous obligerais-je ? demanda-t-il après un instant de silence.

— À m’en aller d’ici, où ma vie est paisible, où j’ai un bon emploi, où je suis connue, où l’on m’estime. Vous me forceriez à partir, comme je suis partie de Londres, comme je partirai de tous les endroits où vous viendrez me trouver.

— Ainsi vous êtes bien décidée, pardonnez-moi l’expression, mais elle est exacte, bien décidée à fuir un amant, Lizzie ?

— Très-décidée, répondit-elle sans hésitation, bien que d’une voix tremblante. Il est mort ici, il y a peu de temps, une vieille femme que j’ai trouvée, par hasard, au moment où elle expirait. Elle était bien vieille, bien faible, et n’en est pas moins restée fidèle à ce qu’elle s’était promis. Peut-être, monsieur, en avez-vous entendu parler ?

— Ne s’appelait-elle pas Higden ?

— Précisément ; eh bien ! ce qu’elle a fait, mister Wrayburn, je le ferais, soyez-en sûr ; et je mourrais de fatigue avant de changer de résolution. »

Il la regarda en face ; et la pauvre Lizzie, qui l’aimait tant, courba la tête sous ce regard, où le reproche et la colère se mêlaient à l’admiration. Elle essaya de retenir sa fermeté, appelant à elle tout son courage, la vit fondre, en dépit de ses efforts, et tomba sur le bras d’Eugène, qui pour la première fois connut son influence. « Ne vous relevez pas encore, Lizzie, répondez-moi : s’il n’y avait pas entre nous cette distance que vous croyez infranchissable, me diriez-vous de partir ?

— Je n’en sais rien, monsieur ; ne me le demandez pas, laissez-moi m’en aller.

— Je vous jure, Lizzie, que vous partirez immédiatement, et que vous partirez seule, si vous voulez me répondre.

— Comment le pourrai-je ? comment vous dire ce que je ferais si vous n’étiez pas ce que vous êtes ?

— Eh bien ! si je n’étais pas ce que vous me faites, dit-il en changeant habilement la question, m’auriez-vous toujours détesté ?

— Oh ! s’écria-t-elle en pleurant, vous me connaissez trop pour penser que je vous déteste.

— Si je n’étais pas à cette distance où vous me placez, dites-moi, Lizzie, vous serais-je toujours indifférent ?

— Mais vous ne m’êtes pas indifférent, vous le savez bien, monsieur ! »

Il y avait dans son attitude, dans sa voix, dans toute sa personne, quelque chose qui le suppliait de ne pas la forcer à ouvrir son cœur ; mais il fut sans pitié, et voulut l’y contraindre. « Si vous connaissant assez pour cela, reprit-il, je peux croire que vous ne me détestez pas, et même que je ne vous suis pas indifférent, laissez-moi en apprendre davantage, Lizzie ; dites-moi ce que vous auriez fait si vous m’aviez considéré comme votre égal.

— Je ne peux pas, monsieur. Vous mon égal ! mais vous ne seriez plus vous-même ! Comment alors me rappeler ce soir où je vous ai vu pour la première fois, où vous m’avez regardée si attentivement que je suis sortie de la chambre ? Comment me rappeler cette nuit, ou plutôt ce matin où vous êtes venu m’apprendre que mon père était mort ? Et les soirées où vous veniez chez miss Wren ? Et mon ignorance, et votre désir de la diminuer, et votre délicatesse, et ma surprise, et comme, tout d’abord, je vous ai trouvé bon de tant vous occuper de moi ?

— Trouvé bon tout d’abord, Lizzie ; puis ensuite bien mauvais.

— Je n’ai pas dit cela ; mais seulement que, tout d’abord, j’avais été contente d’être remarquée par un homme si différent de tous ceux que je connaissais ; et qu’ensuite, j’avais compris qu’il aurait mieux valu ne pas vous voir.

— Pour quelle raison ?

— La distance était si grande ! dit-elle en baissant la voix ; c’était souffrir sans espoir et sans fin.

— À propos de souffrances, vous êtes-vous quelquefois inquiété des miennes ?

— Je ne croyais pas que ce fût nécessaire. Mais si vous sentez au fond du cœur ce que vous m’avez dit ce soir que vous sentiez pour moi, et que vous soyez persuadé qu’il n’y a pour nous en ce monde que la séparation, oh ! que le Seigneur vous protège et vous bénisse ! »

Ces paroles, dans lesquelles se reflétaient, avec tant de pureté, son amour et sa propre souffrance, firent sur Eugène une impression profonde. Elle lui parut sanctifiée par le renoncement et la douleur, et il la baisa au front comme il eût baisé une morte. « J’ai promis de ne pas vous accompagner, dit-il ; mais vous êtes fort émue, il se fait tard, ne devrais-je pas veiller sur vous ? »

— C’est inutile ; je suis habituée à aller seule à toute heure ; je vous en prie, ne me suivez pas.

— Vous avez ma parole et je la tiendrai, Lizzie ; mais c’est tout ce que je peux faire ce soir, je ne promets pas autre chose.

— Il n’y a qu’un parti à prendre, mister Wrayburn ; autant pour vous que pour moi, je vous en conjure ; partez demain matin.

— J’essayerai, dit-il d’une voix grave. »

Elle lui tendit la main, la retira des siennes, et s’éloigna en suivant le bord de l’eau.

« Mortimer en serait bien surpris, murmura Eugène, toujours à la place où elle l’avait laissé ; moi-même j’ai de la peine à le croire. » Il faisait allusion aux larmes qui lui mouillaient la main dont il se couvrait les yeux. Puis il pensa qu’il serait très-ridicule d’être vu dans un pareil état ; et l’idée qu’il eut ensuite prit sa source dans un léger ressentiment contre la cause de ses pleurs. « Si ferme qu’elle soit, se dit-il, je n’en ai pas moins sur elle une puissance étonnante. »

Cette réflexion lui représenta la jeune fille au moment où elle avait courbé la tête, puis défailli sous son regard. « Elle m’aime reprit-il ; et chez elle l’amour doit être une chose sérieuse ; elle ne peut pas être forte d’un côté, et faible de l’autre. Elle doit obéir à sa nature comme j’obéis à la mienne ; si mon caractère porte en lui son châtiment, le sien doit lui infliger le même retour. »

Il descendit en lui-même, poursuivit son examen, et se dit tout à coup : « Si je l’épousais ? si en dépit de l’absurdité apparente du fait, j’étonnais mon respectable père jusqu’aux dernières limites de ses respectables facultés, en lui annonçant que j’ai fait ce mariage, quel serait son raisonnement ? « Vous n’avez pas voulu, me dirait-il, épouser de la fortune et de la naissance, parce qu’il était plus que probable qu’avant peu vous en seriez horriblement obsédé ; cet horrible ennui est-il moins probable parce que vous n’aurez épousé ni position, ni argent ? Êtes-vous bien sûr de vous-même ? » Malgré la prétention d’être un avocat subtil, le cher Eugène serait forcé de dire in petto : « Bien raisonné, respectable père ; je ne suis pas sûr de moi du tout. » Et cependant, reprit-il, car ce ton de légèreté qu’il appelait à son aide lui paraissait indigne, je voudrais voir celui qui oserait me dire (excepté Mortimer) que le sentiment que j’éprouve n’a rien de sérieux, qu’il ne m’est pas inspiré, en dépit de moi-même, par son mérite et sa beauté, et que je la trompe quand je lui parle de mon amour. Je voudrais trouver quelqu’un qui me dirait cela, ou n’importe quoi de blessant pour elle, le trouver sur l’heure ; car je suis fatigué d’être mal avec un certain Wrayburn, qui fait triste figure, et j’aimerais mieux en vouloir à un autre. « Eugène ! Eugène ! c’est une vilaine affaire. » Ah ! c’est le refrain de Lightwood ; ce soir je le trouve singulièrement triste. »

Il essaya de penser à quelque chose qui l’amenât à se gourmander, et retomba dans sa discussion. « Mais, brute que vous êtes, dit-il avec impatience, quel rapport y a-t-il entre une femme que votre père vous a choisie froidement, et celle que vous vous êtes choisie vous-même, celle qui vous attire avec une force croissante, depuis l’instant où vous l’avez vue pour la première fois ? Âne stupide ! quel raisonnement ! c’est elle qui est sage, et qu’il faut écouter. »

Mais se rappeler ses paroles c’était se souvenir de ses aveux, de l’influence qu’il avait sur elle. « Essayer de partir ? non pas ; mais essayer de la revoir. » Telle fut la conclusion à laquelle il arriva.

« Eugène ! Eugène ! c’est une vilaine affaire. Eugène ! Eugène ! — Ah ! je voudrais pouvoir empêcher ce refrain ; il tinte comme un glas. » Il regarda le ciel. La lune était levée ; les étoiles commençaient à paraître au fond de cette belle nuit, où glissaient par intervalles des lueurs rouges et jaunes. Au milieu de sa contemplation il se retourna brusquement, et fit un pas en arrière à la vue d’un homme qui se trouvait si près de lui qu’il recula, moins par surprise que pour éviter un choc. Cet homme portait sur l’épaule une rame brisée, un espars, une pièce de bois quelconque. Il ne fit pas attention au gentleman, et passa comme s’il avait été seul.

« Eh ! l’ami, êtes-vous aveugle ? » cria Eugène.

L’homme ne répondit pas et continua sa route. Eugène reprit la sienne en sens contraire, les mains derrière le dos, et son projet dans la tête. Il repassa devant les moutons, devant la haie par-dessus laquelle il avait regardé, arriva à portée des bruits de la foire, et se dirigea vers le pont. L’auberge où il était descendu était bien de son côté ; mais il avait besoin de solitude. Sachant que l’autre rive était déserte, il s’y rendit d’un pas rapide, et se remit à flâner, tantôt regardant les étoiles qui semblaient s’allumer dans le ciel une à une, tantôt regardant la rivière où ces mêmes étoiles semblaient s’allumer au fond de l’eau. Une escale, abritée par un saule, et un léger canot qui s’y trouvait amarré, appelèrent son attention. L’ombre y était si épaisse, qu’il ne distingua pas d’abord le batelet ; il s’arrêta pour voir ce que cela pouvait être ; puis il poursuivit sa promenade.

Le mouvement continu de la rivière semblait provoquer un mouvement analogue dans son esprit troublé ; il aurait voulu endormir ses pensées, en arrêter le cours ; mais elles lui échappaient, et suivaient toutes la même pente avec une force irrésistible. Ainsi que les ondes, qui, çà et là, apparaissaient tout à coup sous la lune avec une forme nouvelle et de nouveaux murmures, quelques-unes de ses réflexions surgissaient tout à coup et révélaient leur perversité. « Ni mariage, ni départ ; cela ne se discute même pas. »

Il avait été assez loin, et pensa qu’il fallait rentrer. Avant de reprendre la route qu’il venait de suivre, il s’arrêta au bord de l’eau pour admirer la nuit qui s’y réfléchissait. Tout à coup l’image se tordit avec un effroyable craquement, des flammes jaillirent dans l’air, et les étoiles, la lune se détachèrent du ciel. Était-ce la foudre qui l’avait frappé ?

N’ayant à cet égard qu’une idée confuse, il se retourna sous les coups qui l’aveuglaient, et lutta avec un homme qu’il saisit par une cravate rouge, à moins que le sang qui l’inondait ne la lui fît voir de cette couleur.

Eugène était souple et vigoureux, adroit à tous les exercices du corps, mais ses bras étaient paralysés ; il ne put que s’attacher à cet homme, et s’y cramponna, la tête rejetée en arrière, de telle sorte qu’il ne vit que le ciel qui tournoyait et s’agitait au-dessus de lui. Enfin il tomba sur la rive, entraînant le meurtrier dans sa chute. Il y eut alors un nouveau craquement, puis de l’eau qui jaillissait, et tout fut terminé.

Fuyant aussi le bruit du village, surtout les gens qui vont et viennent dans les rues, Lizzie a longé la rivière jusqu’à ce qu’elle eût séché ses pleurs, et se fût composé une figure qui empêchât qu’on ne la crût malade, ou qu’on ne devinât sa tristesse. N’ayant ni reproche à s’adresser, ni mauvaise intention à combattre, elle s’est abandonnée au charme pénétrant de cette nuit sereine, et en a ressenti l’influence salutaire.

Elle s’est calmée peu à peu, a repris courage, et se dirige vers sa demeure, lorsqu’un bruit particulier la fait tressaillir. On dirait un bruit de coups, frappés avec violence. Elle prête l’oreille : ce bruit tombe lourdement dans l’air paisible. Elle écoute indécise, et tremblante : tout est silencieux. Elle écoute toujours, en retenant son haleine : elle entend un gémissement, puis la chute d’un corps dans la rivière.

Sans perdre de temps à crier au secours, — personne ne l’entendrait, — elle se précipite vers l’endroit d’où lui est venu ce bruit cruel. C’est bien sur cette rive ; mais plus éloigné qu’elle ne pensait : la nuit est si calme, et le son porte si loin au bord de l’eau. Elle gagne enfin une partie de la rive où l’herbe a été foulée récemment ; il s’y trouve des éclats de bois, des lambeaux d’étoffe. Elle se baisse : l’herbe est mouillée, la terre couverte de sang. Elle regarde la rivière, la suit à la clarté de la lune, et voit une figure sanglante que le courant emporte.

« Ciel miséricordieux ! je vous remercie du passé. Merci, de permettre qu’enfin il serve à une bonne action. Quelle que soit la personne à qui appartienne ce visage, aide-moi, Seigneur, à l’arracher à la mort, et à la rendre à ceux qui l’aiment. »

Cette prière est pensée avec ferveur, mais ne ralentit pas sa course. Elle va, rapide et ferme, — que pourrait-elle sans fermeté ? — elle va à ce débarcadère où elle a vu un bateau amarré sous un saule. Un tour de sa main habile, un pas de son pied sûr, un balancement de son corps flexible et la voilà dans le canot qu’elle a détaché. D’un coup d’œil, et bien que dans l’ombre, elle a vu les rames, suspendues au mur du jardin. Elle a pris la corde, repoussé le bateau, s’est lancée en plein clair de lune, et rame en descendant, comme jamais femme n’a ramé sur les eaux d’Angleterre.

Le regard attentif, et jeté par-dessus l’épaule, elle cherche des yeux la figure qui doit flotter en aval. L’embarcadère est déjà loin ; c’était à sa gauche ; elle a laissé à droite la rue du village, une rue montueuse qui vient plonger dans la Tamise, et dont les bruits s’affaiblissent de nouveau. Elle ralentit sa course et cherche partout cette figure sanglante.

Elle ne fait plus que maintenir le bateau contre le courant, et se repose sur ses rames, sachant bien que si le noyé tarde à reparaître, c’est qu’il est allé à fond, et qu’elle le dépasserait en poursuivant sa marche.

Des yeux moins expérimentés n’auraient jamais vu ce que les siens lui font apercevoir à l’arrière du bateau, à une distance d’un petit nombre de coups de rame : le noyé remontant à la surface de la rivière, et faisant d’instinct un léger effort pour se mettre sur le dos. C’est ainsi que la première fois elle a entrevu la figure qu’elle vient d’apercevoir. Le regard sûr, et l’esprit ferme, elle guette le moment où il sera près d’elle. Le voici qui approche ; elle a rentré les godilles ; s’est agenouillée, et rampe au fond du bateau. Elle avance la main, il lui échappe ; sa main tremblait ; cette fois elle l’a saisi, et le tient par les cheveux.

S’il n’est pas mort, il est du moins insensible, effroyablement mutilé, et des lignes rouges sillonnent la rivière autour de lui. Pas moyen de soulever ce corps inerte, et de l’embarquer à elle seule. Toutefois elle peut l’attacher au canot ; elle se penche à l’arrière pour l’y fixer avec la corde qu’elle a eu soin de prendre, et le cri qu’elle jette fait retentir le fleuve et ses rives. Mais on la dirait animée d’une force surhumaine ; le nœud est fait solidement ; elle a repris ses rames et nage en désespérée vers le premier endroit qui lui permettra d’atterrir, en désespérée, mais non follement, car elle sait que tout est fini si elle ne se possède pas.

Elle aborde, se met dans l’eau, défait le nœud qui le retient, le prend dans ses bras, et le soulevant avec effort, le couche au fond du bateau. Il a d’atroces blessures ; elle déchire sa robe et le panse en toute hâte, car s’il n’est pas mort, il aura perdu tout son sang avant d’être arrivé à l’auberge, l’endroit le plus voisin où elle puisse avoir du secours. Tout cela est fait rapidement ; elle pose ses lèvres sur son front brisé, le bénit et lui pardonne, si toutefois il a besoin de pardon. Et levant au ciel un regard plein d’angoisse : « Dieu de miséricorde ! merci du passé auquel je dois d’avoir mis cette barque à flot, et de pouvoir lui faire remonter le courant. Permets, Seigneur, que je le sauve de la mort, que je le conserve à celle qui pourra l’aimer un jour et ne l’aimera pas plus que moi. »

Elle rame avec désespoir, mais d’une main ferme ; les yeux sur ce visage, dont il est rare qu’elle se détourne. Il est tellement défiguré que sa mère lui eût peut être couvert la figure ; mais il est pour elle au-dessus et au delà de toute mutilation.

Elle a touché le bord de la pelouse, qui, de la berge, descend à la rivière ; les fenêtres sont éclairées ; mais la pelouse est déserte. Elle amarre le bateau, puis avec une force nouvelle prend le blessé dans ses bras, et ne s’arrête qu’en le déposant dans la maison.

Elle lui soutient la tête pendant qu’on va chercher les médecins. Elle a souvent entendu dire qu’en face d’une personne, chez qui la vie semble éteinte, les docteurs lui prennent la main, et la laissent retomber si la mort est certaine. Que feront de cette main brisée et meurtrie ceux qu’elle attend ? Avant de procéder à son examen, le premier qui arrive demande qui est-ce qui a rapporté le corps.

« C’est moi, répond Lizzie, vers laquelle se dirigent tous les regards.

— Vous, ma chère ? vous ne pourriez pas le soulever.

— Non, dans toute autre circonstance ; mais je suis sûre de l’avoir fait. »

Le docteur la regarde avec compassion. Puis d’un air grave, il sonde les plaies de la tête, examine les fractures des bras, et le voilà qui prend la main.

« Seigneur ! la laissera-t-il tomber ? »

Il hésite, la repose doucement, s’empare d’une chandelle, regarde avec plus d’attention les blessures du crâne, les pupilles des yeux, remet la chandelle sur la table et reprend la main. Arrive un confrère ; les deux docteurs échangent quelques mots à voix basse, et le nouveau venu prend la main du blessé. Il la garde un instant dans la sienne ; puis la repose avec précaution.

« Occupez-vous de cette jeune fille, dit alors le premier docteur aux gens de l’auberge. Elle est sans connaissance ; tant mieux pour elle ! tâchez de ne pas l’éveiller ; mais emportez-la. Pauvre fille ! il faut qu’elle ait singulièrement d’énergie ; mais il est à craindre qu’elle n’ait donné son cœur à un mort ; soyez doux et bons pour elle. »