Traduction par Henriette Loreau.
Hachette (tome 2p. 343-354).


XII

L’OMBRE QUI PASSE


Les vents avaient soufflé, la marée avait monté et descendu, la terre avait tourné sur elle-même un certain nombre de fois, et le navire inconnu, ayant fait une heureuse traversée, avait apporté au cottage un bébé du nom de Bella. Excepté son mari, personne au monde d’aussi heureux que missis Rokesmith.

— Et maintenant, cher ange, ne voudrais-tu pas être riche ?

— Singulière question, John ; est-ce que je ne le suis pas ? »

Ces paroles étaient dites à côté du berceau de la petite Bella ; un bébé d’une prodigieuse intelligence, qui repoussa tout d’abord la société de sa grand’mère, et dont l’estomac était pris d’aigreurs subites, dès que cette noble dame l’honorait de quelque attention.

Rien de plus charmant que de voir Bella contempler ce petit minois, y retrouver ses propres fossettes, comme si elle se fût regardée dans la glace sans vanité personnelle.

« Cet enfant la rajeunit à mes yeux, disait le Chérubin à son gendre ; il me rappelle l’époque où elle avait une poupée favorite avec qui elle babillait, en la promenant çà et là. »

On aurait pu mettre la terre au défi de produire un second bébé auquel fût dit une quantité d’aimables non-sens pareille à celle qui était dite ou chantée à ce merveilleux poupon ; un second bébé qui fût habillé et déshabillé aussi souvent dans les vingt-quatre heures, ou tenu derrière les portes et montré tout à coup pour surprendre papa ; un bébé, en un mot, à qui la joie orgueilleuse d’une mère inventive, fît accomplir la moitié des bébéages qu’exécutait celui-ci.

Cet intarissable bébé avait deux ou trois mois lorsque Bella remarqua un nuage sur la figure de son mari. Peu à peu le nuage devint plus sombre, et annonça une anxiété croissante qui causait une vive inquiétude à la jeune femme. Elle avait réveillé plus d’une fois son mari lorsqu’il parlait en dormant ; et, bien que ce fût le nom de Bella qu’elle lui entendît murmurer, il n’en était pas moins évident pour elle que cette agitation révélait de grands soucis. Elle finit donc par faire valoir ses droits, et réclama la moitié du fardeau. « Tu le sais John, on peut se fier à moi dans les choses graves ; et ce n’est pas une bagatelle, assurément, qui te tourmente. C’est très-bon de ta part, je le reconnais, de vouloir me cacher ce qui me ferait de la peine ; mais, John aimé, c’est impossible.

— J’avoue, mon ange, que j’ai une certaine inquiétude.

— À quel propos ? Je veux le savoir. »

John éluda la question. « N’importe, se dit-elle résolument ; il désire que j’aie en lui une foi pleine et entière, il ne sera pas désappointé. »

Un jour qu’elle avait à faire quelques emplettes, Bella dit à son mari qu’elle irait le rejoindre à Londres. John se trouva au débarcadère ; elle prit son bras, et tous les deux s’en allèrent en flânant. Il était de joyeuse humeur, bien que revenant toujours sur la fortune qui leur manquait, demandant à Bella si telle voiture ne lui plairait pas, et quels seraient les objets qu’elle aimerait à posséder. Bella n’en savait rien ; elle avait tout ce qu’elle désirait, et ne pensait pas à autre chose. Cependant elle finit par avouer qu’elle serait heureuse de pouvoir faire au merveilleux bébé une nursery comme il n’en existe pas : un véritable arc-en-ciel, car elle était sûre qu’il aimait les couleurs vives ; dans l’escalier, les fleurs les plus exquises ; car il était certain que bébé regardait les fleurs ; puis quelque part une grande volière ; car bébé remarquait les oiseaux, cela ne faisait pas le moindre doute. « Y a-t-il encore autre chose ? » Nullement ; les goûts de bébé étant satisfaits, Bella ne souhaitait plus rien.

« Pas un bijou ? » insinua John. Ah ! si ; par exemple, un coffret en ivoire plein de bijoux, cela fait très-bien sur une table de toilette.

Toujours flânant et babillant, l’heureux couple tourna le coin de la rue, et les beaux rêves s’évanouirent : Rokesmith se trouvait face à face avec Lightwood. Mortimer s’arrêta stupéfait ; Rokesmith changea de couleur.

« Je ne savais pas avoir déjà rencontré monsieur, balbutia Mortimer.

— Vous m’aviez dit ne l’avoir jamais vu, répondit Bella.

— En effet, madame, je croyais ne connaître monsieur que de nom.

— Chère amie, expliqua John sans témoigner aucun embarras, lorsque j’ai vu monsieur je m’appelais Julius Handford. » Et il regarda Lightwood.

Julius Handford ! celui qu’on avait réclamé dans les journaux, avec récompense à qui en donnerait des nouvelles !

« Je n’aurais pas, madame, mentionné le fait devant vous, dit respectueusement Lightwood ; mais puisque monsieur a jugé à propos d’en parler, je confirmerai cette assertion. La première fois que j’ai vu monsieur il portait le nom de Julius Handford, et il a dû savoir plus tard combien je désirais le retrouver.

— Assurément, dit John. Mais il n’entrait pas dans mes vues de me faire connaître. « Le hasard, poursuivit-il, nous ayant enfin mis en présence, je n’ai, monsieur, qu’une chose à vous dire : vous savez mon adresse, et je n’en ai pas changé.

— Ma position est vraiment pénible, répondit le solicitor, dont le regard désigna Bella. J’aime à penser, monsieur, que vous n’êtes pour rien dans cette ténébreuse affaire ; mais vous n’ignorez pas que votre conduite, au moins étrange, a fait planer sur vous certain soupçon.

— Je le sais, monsieur.

— Mon devoir, je l’avoue, reprit Mortimer, est en profond désaccord avec mes sentiments personnels ; mais je doute, mister Handford ou mister Rokesmith, qu’il me soit permis de vous quitter sans autre explication. »

Bella saisit la main de son mari.

« Ne t’inquiète pas, lui dit John ; mister Lightwood comprendra qu’il peut fort bien se dispenser de me suivre ; dans tous les cas, mon intention est de le quitter ici.

— Cependant, monsieur, reprit Mortimer, vous avez cru devoir éviter ma présence lorsque je suis allé chez vous, à propos du mariage de miss Hexam ; vous le nieriez difficilement.

— Je ne le nie pas, monsieur ; j’avoue même que je vous aurais évité, avec le même soin, tant que la chose aurait été possible. Mais je rentre chez moi, et j’y serai demain jusqu’à midi. J’espère, monsieur, que nous ferons plus ample connaissance ; en attendant, j’ai l’honneur de vous saluer. »

Le soir, après le dîner, Rokesmith dit à sa femme, qui avait conservé toute sa bonne humeur : « Tu ne m’as pas demandé pourquoi j’avais pris le nom de Julius Handford ?

— J’aurais bien envie de le savoir, dit-elle, mais j’attendrai que tu me le dises ; je tiens à te prouver mon entière confiance. »

Si elle eût chancelé dans sa résolution, le regard triomphant de John l’y aurait affermie.

« Tu ne croyais pas, mon ange, que ce mystérieux Handford était précisément celui que tu avais épousé ?

— Certes, non.

— Bientôt la vérité se fera jour ; jusque-là, dit John en l’attirant près de lui, n’oublie pas mes paroles : je ne cours aucun danger ; aucun, sois-en certaine.

— Bien sûr, John ?

— Très-sûr ; de plus, ma conscience est tranquille ; je n’ai fait de tort à personne ; faut-il te le jurer ?

— Oh ! pas à moi, dit-elle d’un air fier en lui fermant la bouche.

— Cependant les faits m’accusent. Mister Lightwood a parlé d’une affaire ténébreuse ; es-tu préparée à entendre ce qu’il a voulu dire ?

— Très-préparée.

— Eh bien ! cher ange, on m’attribue le meurtre de John Harmon.

— On ne peut pas te soupçonner, s’écria-t-elle.

— Parfaitement, puisqu’on m’accuse. »

Elle attacha sur lui un regard plein d’amour. « Comment ont-ils pu l’oser ? dit-elle avec indignation ; mon John, mon bien-aimé, comment ont-ils pu ?… » reprit-elle en ouvrant les bras.

Il la prit dans les siens, et la serra sur son cœur. « Tu crois à mon innocence ? dit-il.

— De toute mon âme ; si j’en doutais, je tomberais morte à tes pieds. »

Il la regarda d’un air de triomphe, en demandant ce qu’il avait fait pour mériter un si noble amour. Elle lui mit de nouveau la main sur les lèvres ; puis, de cette façon à la fois simple et touchante qui lui appartenait, elle lui dit que, fût-il accusé par toute la terre, elle ne l’en croirait pas moins innocent ; que, fût-il repoussé par tout le monde, elle serait heureuse à ses côtés ; que, fût-il infâme aux yeux de tous, il resterait pour elle plein d’honneur ; qu’elle emploierait ses jours à le consoler, à le soutenir, et à communiquer à leur enfant la vénération qu’elle garderait pour lui.

Un crépuscule plein de douceur termina cette brillante journée. Bella et John avaient laissé venir la nuit, et s’abandonnaient au charme de cette heure paisible, quand une voix les fit tressaillir.

« Que madame ne s’effraye pas si je me procure de la lumière, » disait-on avec politesse.

On entendit le frottement d’une allumette, puis un point lumineux brilla aussitôt dans une main. L’allumette, la main et la voix, ainsi que le reconnut John, appartenaient à M. l’inspecteur, celui que nous avons vu méditer et agir au début de cette chronique. « Je prends la liberté, dit-il d’un ton officiel, de me rappeler au souvenir de mister Julius Handford, qui m’a donné son adresse à mon bureau, il y a de cela fort longtemps. Madame me permet-elle d’allumer les bougies qui sont sur la cheminée ? Vous consentez, madame ? Je vous remercie ; nous voilà plus gaiement. »

M. l’inspecteur, redingote bleue boutonnée jusqu’en haut, s’inclinant devant Bella en s’appliquant le mouchoir aux narines, présentait l’aspect d’une sorte de Royal-Arms en demi-solde, appelé à d’autres fonctions.

« Vous avez bien voulu, dit-il, m’écrire votre nom et votre adresse ; les voici tels que vous me les avez donnés. L’écriture que je trouve sur la feuille volante de ce livre : « À mistress John Rokesmith, offert par son mari à l’occasion de son « jour de naissance, » — rien de plus doux que de pareils souvenirs, — est absolument la même. Pourriez-vous, mister Handford, m’accorder quelques instants ?

— Oui, monsieur, vous pouvez parler.

— Mais, reprit l’inspecteur en portant de nouveau son mouchoir à ses narines, bien qu’il n’y ait pas de quoi s’inquiéter, les dames appartenant à ce sexe fragile qui n’est pas habitué aux affaires (si ce n’est à celles du ménage), s’alarment d’un rien, et je me suis fait une règle de ne jamais traiter de pareilles questions devant elles. Donc, si madame voulait être assez bonne pour aller jeter un coup d’œil sur Bébé…

— Missis Rokesmith… » commença le mari.

Sur quoi notre fonctionnaire, prenant ces paroles pour une présentation, s’inclina galamment. « Heureux, dit-il, d’avoir cet honneur.

— Missis Rokesmith, reprit John, sait fort bien qu’elle n’a point à s’alarmer, quelle que soit la chose que vous ayez à me dire.

— Vraiment ! répondit l’inspecteur avec quelque surprise ; mais c’est un sexe qu’on n’a jamais fini d’étudier ; il n’est rien qu’une femme ne puisse accomplir quand elle l’a résolu ; la mienne est dans ce cas-là. Eh bien ! madame, ce cher monsieur, dont vous êtes l’épouse, a été la cause d’une foule de démarches qu’il nous aurait épargnées s’il était venu me donner les explications dont on avait besoin. Il ne l’a pas fait ; c’est à merveille. Conséquemment vous pensez, et vous avez bien raison, qu’il n’y a pas lieu de s’alarmer de la demande que j’ai à lui faire ; en d’autres termes, pas d’inquiétude à avoir si je le prie de venir avec moi pour qu’il puisse s’expliquer. »

Ces derniers mots furent prononcés par M. l’inspecteur d’une voix plus vibrante, et accompagnés d’un regard qui brilla d’un éclat officiel.

« Est-ce une arrestation ? demanda froidement Rokesmith.

— Pourquoi discuter ? répondit l’inspecteur avec bienveillance. Il doit suffire que je vous propose de venir avec moi.

— Dans quel but ?

— Le ciel me bénisse ! pourquoi discuter ? Je n’en reviens pas : un homme de votre éducation !

— De quoi m’accusez-vous ?

— Devant une dame, monsieur ! dit l’inspecteur en hochant la tête d’un air de reproche. Un homme bien élevé, n’avoir pas plus de délicatesse ! Eh bien ! donc, vous êtes soupçonné d’avoir trempé dans l’affaire Harmon. Que ce soit avant le meurtre, que ce soit après, je n’en dis rien. Je ne dis pas non plus que, sachant le fait, vous l’ayez caché par un motif quelconque.

— Dans tous les cas, répondit John, vous ne m’avez pas surpris ; je vous attendais ce soir.

— Ne discutez pas, répliqua l’inspecteur ; je dois vous en informer, toutes vos paroles se tourneraient contre vous.

— Je ne le pense pas.

— Je vous en réponds, monsieur. Et maintenant que vous êtes averti, persistez-vous à dire que vous attendiez ma visite ?

— Oui, monsieur ; je vous en dirai davantage si vous voulez passer avec moi dans la chambre voisine. »

Ayant donné un baiser rassurant à sa femme, Rokesmith, à qui l’inspecteur eut l’obligeance d’offrir le bras, prit une bougie et sortit avec ce dernier. Leur conférence dura environ une demi-heure ; quand ils revinrent auprès de Bella, le visage du fonctionnaire exprimait un profond étonnement.

« J’ai invité monsieur à faire une promenade avec nous, dit John ; tu dois être de la partie ; offre-lui de se rafraîchir, il prendra quelque chose pendant que tu mettras ton chapeau. »

M. l’inspecteur ne voulut pas manger, mais accepta un verre d’eau avec un peu d’eau-de-vie. Tout en mêlant les deux liquides, et en sirotant le mélange d’un air méditatif, il se livrait de temps à autre à de courts soliloques, qui témoignaient de sa surprise. « Jamais rien vu de pareil. Égaré complètement ! Un jeu à faire voir de quelle étoffe est l’opinion qu’on a de soi-même. » Et il se mettait à rire de l’air à demi content, à demi piqué d’un homme qui a jeté sa langue aux chiens, après s’être creusé la tête pour deviner, et qui apprend le mot de l’énigme.

Bella était si effrayée qu’elle n’osait pas lever les yeux ; elle remarqua néanmoins, par une sorte d’intuition, qu’il y avait un grand changement dans les manières de l’inspecteur vis-à-vis de John. Sa physionomie d’agent de police, accompagnant son homme, se fondait en longs regards rêveurs allant de Rokesmith à la jeune femme ; et il se passait lentement la main sur le front, comme pour effacer les rides que ses recherches y avaient creusées. Des satellites, qui, sifflant et toussant, gravitaient d’abord autour de lui, avaient été congédiés ; au coup d’œil qu’il avait jeté sur John à ce moment-là, on aurait dit qu’il avait eu l’intention de lui rendre un service, et que malheureusement quelqu’un l’avait prévenu. Si Bella avait eu moins peur de lui, peut-être en aurait-elle vu davantage ? Elle se le disait à elle-même, sans pouvoir rien décider à cet égard. Tout cela était pour elle d’une obscurité complète, et pas le moindre éclair ne lui traversait l’esprit. L’attention plus soutenue dont elle était l’objet de la part de l’inspecteur, la façon dont il relevait les sourcils quand leurs regards se rencontraient, comme pour lui dire : Eh bien ! vous ne devinez pas ? augmentaient son inquiétude.

Ainsi lorsque, vers neuf heures, ayant débarqué à Londres, et pris une voiture qui leur fit longer la rivière, passer parmi les docks et les escales, traverser des lieux étranges, Bella était comme en rêve ; complètement incapable de s’expliquer pourquoi elle était là, ni de prévoir ce qui allait arriver ; ne sachant rien du présent, si ce n’est qu’elle avait confiance en John, et que John était plus triomphant que jamais. Ils descendirent enfin près d’une cour où se voyait un bâtiment, avec porte à guichet, surmontée d’une lanterne brillante. Le bon état de cette maison la distinguait de ses voisines, et s’expliquait par ces mots vivement éclairés : Station de Police.

« Nous n’allons pas entrer là, John ? dit Bella en se serrant contre son mari.

— Si, ma chère ; mais sois tranquille, nous en sortirons facilement. »

La salle aux murailles passées à la chaux, était d’un blanc aussi pur qu’autrefois ; le livre continuait d’y être paisiblement tenu, sur la même table et de la même façon ; et, comme autrefois on entendait une femme ivre hurler et cogner à la porte de sa cellule. Ce sanctuaire n’était pas un lieu de détention permanente, mais une sorte d’entrepôt criminel. Les vices et les passions basses y étaient régulièrement enregistrées, magasinées, puis expédiées avec lettre de voiture, et y laissaient peu de traces.

M. l’inspecteur mit deux chaises devant le feu, pria le jeune couple de s’asseoir, et parla tout bas à un frère de son ordre, ayant également la tenue militaire, et que, d’après ses occupations actuelles, on aurait pu prendre pour un maître d’écriture faisant une copie. La conférence terminée, M. l’inspecteur s’approcha du feu, et dit qu’il allait dans le voisinage voir comment les choses se passaient. Il revint bientôt ; les choses allaient à merveille, et tous les trois sortirent de la salle.

Bella croyant toujours rêver, entra dans un vieux cabaret, fort bien tenu d’ailleurs, et se trouva dans une petite pièce en forme de tricorne, située en face du comptoir ; petite pièce nommée Cosy d’après l’inscription qu’on lisait sur la porte, et où M. l’inspecteur les avait fait passer en étendant les bras comme s’il avait mené des moutons.

« Maintenant, dit le fonctionnaire en baissant un peu le gaz, qu’on avait allumé à leur intention, je vais aller comme par hasard prendre quelque chose avec eux ; et quand je prononcerai le mot identité, vous voudrez bien paraître. »

John fit un signe affirmatif à l’inspecteur, qui se rendit au guichet du bar. L’agent ayant laissé la porte entr’ouverte, Rokesmith et Bella aperçurent, du fond du cosy, un petit groupe de trois individus qui soupaient dans le bar, et dont la conversation arrivait jusqu’à eux.

« Le froid est pénétrant, dit l’inspecteur à ces trois personnages, parmi lesquels se trouvait miss Potterson.

— Il faut qu’il le soit bien pour l’être autant que vous, répondit l’hôtesse.

— Merci du compliment, miss Abbey.

— Et qu’avez-vous en main pour le quart d’heure ?

— Pas grand’chose, miss.

— Vous avez du monde dans le cosy ; peut-on vous demander qui c’est, sans nuire aux profondes combinaisons que vous faites dans l’intérêt des honnêtes gens ? dit l’hôtesse, qui était fière du génie de l’inspecteur.

— Un gentleman et sa femme dont je vais avoir besoin, répondit celui-ci ; c’est-à-dire du gentleman.

— En attendant, monsieur, voulez-vous souper avec nous ? »

L’officier de police entra dans le bar et alla s’asseoir en face des convives.

« Merci, dit-il, je soupe beaucoup plus tard ; mais je prendrai avec plaisir un verre de flip, si toutefois c’est du flip que je vois auprès du feu.

— Certainement, répondit l’hôtesse, du flip de ma façon ; et si vous en trouvez de meilleur, vous me direz à quel endroit ; je serai bien aise de le savoir. » Elle remplit un verre du liquide fumant, le passa au fonctionnaire, et remit le pot à côté du feu ; ses convives n’en étaient pas encore au flip.

« Ah ! voilà qui est parfait ! Il n’est pas d’agent dans tout le service de sûreté qui puisse découvrir mieux que cela.

— Vous me faites plaisir, dit l’hôtesse ; car vous êtes connaisseur.

— À votre santé, miss Abbey ; à la vôtre, mister Potterson, et à celle de mister Kibble ; j’espère que vous avez fait tous les deux bon voyage ? »

Mister Kibble, un gros homme suintant la graisse, parlant peu, mangeant beaucoup, porta son ale à ses lèvres en disant avec plus de brièveté que de justesse : « Et moi de même.

— Merci, monsieur, répondit Potterson, un demi-marin à figure sympathique et aux manières obligeantes.

— Le ciel me bénisse ! s’écria l’inspecteur ; parlez-moi des carrières pour mettre leurs cachets sur les hommes ; qui ne verrait tout de suite que votre frère est steward, miss Abbey ? Il a une promptitude dans le regard, une sûreté dans les mouvements, une activité, un quelque chose dans toute sa personne qui vous rassure, et vous promet, en cas de mal de mer, que le bassin arrivera à propos ; enfin tout ce qui caractérise un steward. Et mister Kibble : passager des pieds à la tête ; une tournure commerciale à vous le faire créditer de cinq cents livres. Ne voyez-vous pas la mer briller dans toute sa personne ?

— Non, monsieur, répondit miss Abbey. Quant à la place de steward, il est temps que mon frère y renonce. Je veux me retirer ; et s’il ne la prend pas, la maison tombera ; je ne la vendrai ni pour or, ni pour argent à quelqu’un dont je ne serai pas sûre ; il faut qu’on y fasse la loi, comme je l’y ai faite moi-même.

— Bien parlé, dit l’inspecteur ; ce serait dommage ; pas de maison mieux tenue — que dis-je ? à moitié aussi bien tenue que celle-ci. Oui, mister Kibble ; demandez une perfection, et jusqu’au dernier constable, chacun vous indiquera les Joyeux-Portefaix.

Mister Kibble approuva d’un signe de tête.

« Et vous pouvez dire, continua l’inspecteur, que le temps a glissé près de vous, comme si c’était l’un de ces animaux auxquels on graisse la queue dans les fêtes de village. On ne croirait jamais qu’il s’est écoulé des années depuis l’époque où mister Potterson, mister Kibble, et un certain fonctionnaire, ici présent, se sont vus la dernière fois à propos d’une constatation d’identité. »

Le mari de Bella quitta doucement le cosy, et s’arrêta à la porte du bar.

« Oui, des années, continua lentement l’inspecteur, en observant les deux convives, des années depuis que, tous les trois, nous avons assisté ici-même à une enquête — seriez-vous malade, mister Kibble ? »

Celui-ci, la bouche béante, s’était levé en chancelant ; et prenant le steward par l’épaule, dit enfin en lui montrant la porte : « Regardez là, Potterson, regardez ! »

Potterson bondit, et reculant d’un pas : « Que le ciel nous protège ! dit-il. »

Rokesmith retourna dans le cosy, dont il ferma la porte ; car la frayeur des deux hommes avait terrifié Bella. Des voix animées, parmi lesquelles la voix de l’inspecteur était la plus active, retentirent dans le bar ; puis elles s’apaisèrent peu à peu ; le bruit finit par s’éteindre, et l’inspecteur reparut.

« Des mots très-vifs, dit-il en adressant un clignement d’yeux à Rokesmith ; faisons partir madame. »

Bella et son mari furent immédiatement dehors, et regagnèrent seuls la voiture qui les avait amenés. Tout cela était fort extraordinaire ; la seule chose que Bella pût comprendre c’était que John se trouvait justifié. Par quel moyen ? elle l’ignorait complètement, et ne s’expliquait pas davantage comment le soupçon avait pu l’atteindre. Peut-être une ressemblance frappante avec Julius Handford. Dans tous les cas il avait l’air si heureux que pour l’instant elle s’inquiétait peu du reste.

« Une grande nouvelle, lui dit-il le lendemain en rentrant pour dîner. J’ai quitté les articles de Chine. » Comme il avait l’air satisfait, Bella comprit que ce n’était pas un malheur. « Oui, mon ange, la maison est tombée ; elle n’existe plus ; c’est fini.

— Tu as donc une autre place, John ?

— Certainement ; une place bien meilleure. »

Aussitôt Bébé fut mis en action pour féliciter ce cher John, et accompagna de son petit bras manchot le hourrah national.

« J’ai peur, mon amour, que tu ne sois très-attachée à ce cottage, reprit John.

— Très-attachée ; mais cela n’a rien d’effrayant.

— Je dis cela parce qu’il faut que nous le quittions.

— Oh ! John !

— Oui, chère ; il nous faut déménager ; aller demeurer à Londres, où nous serons logés pour rien.

— C’est un bénéfice.

— Sans aucun doute. »

Il arrêta sur elle un regard si plein de sous-entendus, que Bébé écarta ses petits bras à fossettes, et lui demanda d’un ton sévère ce qu’il entendait par là.

« Tu as parlé de bénéfice ; j’ai dit sans aucun doute ; rien n’est plus naturel.

— Mais ce logement, reprit-elle avec une vivacité charmante, ce logement conviendra-t-il pour Bébé, John ? c’est là toute la question.

— Je l’ai si bien compris, cher trésor, que je me suis arrangé pour que tu viennes demain le voir avec moi. »

Il fut convenu de l’heure à laquelle on partirait ; John embrassa femme et enfant ; et Bella fut enchantée.

Le lendemain ils s’embarquèrent : arrivés à Londres, ils prirent une voiture qui les mena du côté de l’ouest, et non-seulement à l’ouest, mais dans cette partie du West-End que Bella avait traversée le jour où elle avait quitté les Boffin ; non-seulement dans le quartier, mais dans la rue ; non-seulement dans la rue, mais à la porte même de l’hôtel.

« John ! s’écria Bella en se penchant à la portière, vois-tu où nous sommes ?

— Oui, mon amour. »

La porte ouverte, sans qu’il eût frappé ou sonné, John descendit de voiture, et donna la main à Bella. Le domestique ne leur fit pas de questions, et ne les précéda ni ne les suivit. Il fallut que John entraînât sa femme pour qu’elle montât l’escalier. Partout les plus belles fleurs, disposées avec le meilleur goût. « Oh ! John, murmura Bella, qu’est-ce que tout cela veut dire ?

— Rien, ma chérie ; mais il faut avancer. »

Au premier étage une immense volière, remplie d’oiseaux rares, et faisant briller leur parure plus éclatante que les fleurs. Un bassin au milieu de la volière, un jet d’eau, des poissons vêtus d’or et d’argent, des mousses, des nénuphars, toutes sortes de merveilles. « Mais John ! qu’est-ce que cela signifie ?

— Rien, mon ange, avançons. »

Au moment où John va ouvrir la porte, Bella lui prend la main. « Attends un peu, dit-elle ; je me sens défaillir. »

Il lui passe le bras autour de la taille, et la fait entrer dans la chambre. Missis Boffin est rayonnante ; des larmes de joie inondent son aimable visage. Elle bat des mains, s’élance vers Bella qu’elle presse sur son cœur. « Chère fille ! quand je pense que nous l’avons vu marier, Noddy et moi, sans pouvoir lui souhaiter d’être heureuse, ni même lui dire que nous étions là ! Chère femme de John, mère de son petit enfant, ma belle chérie, mon trésor, ma toute brillante, soyez la bienvenue dans votre propre demeure. »