Traduction par Henriette Loreau.
Hachette (tome 2p. 133-148).


IX

PRÉDICTION


« Nous te rendons grâces sincèrement de ce qu’il t’a plu de délivrer notre sœur des misères de ce monde souillé par le péché. »

Le révérend Franck Milvey ne lut pas ces paroles sans trouble dans la voix, car son cœur lui faisait pressentir que nous avions peut-être quelque reproche à nous faire au sujet de notre pauvre sœur ; et que ces mots ont quelquefois un sens terrible, quand ils se prononcent sur la tombe de certains de nos semblables. Quant à l’honnête Salop, que la brave défunte n’avait abandonné que pour le délivrer d’elle, l’honnête Salop ne pouvait pas trouver dans sa conscience les actions de grâces qui lui étaient demandées.

Refus égoïste de la part de Salop ; mais excusable, nous l’espérons humblement, car notre pauvre sœur avait été pour lui plus que sa mère.

Ces paroles étaient prononcées dans le coin d’un petit cimetière obscur, si obscur qu’il ne renfermait que des tertres herbus, pas une tombe ayant une pierre. Serait-ce donc, dans ce siècle de commémoration, faire beaucoup pour ces rudes travailleurs que d’étiqueter leurs fosses aux frais de la commune, afin que la génération nouvelle sût au moins qui fut enterré là ; et, qu’en revenant au pays, le soldat, le marin, l’émigrant pût reconnaître l’endroit où repose un père, une mère, un camarade d’enfance, ou la promise ? Nous disons tous, en regardant le ciel, que nous sommes égaux devant la mort ; ne pourrions-nous pas baisser les yeux, et mettre ici-bas nos paroles en pratique, au moins dans cette faible mesure ? Ce serait peut-être sentimental ; mais croyez-vous, milords et gentlemen, croyez-vous, honorables comités, qu’en cherchant dans nos foules, on ne puisse pas y trouver de place vacante pour un peu de sentiment ?

À côté du révérend Milvey se tenaient sa petite femme, John Rokesmith et Bella Wilfer. Ces quatre personnes, et le pauvre Salop, composaient le cortége funèbre de la vaillante Betty. On n’avait pas ajouté un farthing à l’argent qui était dans son corsage ; et le vœu de cette âme honnête se trouvait réalisé.

« J’ai dans l’idée, murmurait Salop, qui le front appuyé à la porte de l’église pleurait à chaudes larmes, j’ai dans l’idée que j’aurais pu tourner plus fort, et lui rendre plus de services ; ça me fend le cœur, maintenant que j’y songe. »

Le révérend Franck, voulant le consoler, lui représenta que les meilleurs d’entre nous mettaient parfois de la nonchalance à tourner leurs manivelles respectives, — quelques-uns même sont à cet égard fort négligents, — et que nous sommes tous des êtres plus ou moins faibles, inconstants et fragiles.

« Elle ne l’était pas, monsieur, répondit Salop, prenant assez mal cette consolation spirituelle. C’est bon pour nous, monsieur ; mais Elle, elle n’a jamais été négligente ni pour moi, ni pour les minders, ni pour l’ouvrage. Oh ! mistress Higden, mistress Higden ! vous étiez une femme, et une mère, et une calandreuse, comme il n’y en a pas dans un million de millions. » En disant ces mots, profondément sentis, le pauvre Salop quitta la porte de l’église ; il retourna dans le cimetière, posa son front sur la fosse qui venait de se fermer, et pleura. « Ce n’est pas une pauvre tombe, dit le révérend Milvey en s’essuyant les yeux ; les statues de Westminster ont moins de prix que celle qu’on voit là en ce moment. »

Ils se gardèrent bien de troubler sa douleur, et franchirent la petite porte à claire-voie. Le bruit sourd de l’usine arrivait jusqu’à eux, et semblait adoucir l’éclat de ce jour d’hiver. Lizzie, qu’ils n’avaient fait qu’entrevoir, leur dit alors ce qu’elle pouvait ajouter à la lettre qu’elle avait écrite à mister Boffin, en lui renvoyant celle qu’il avait donnée à Betty. Elle raconta les derniers moments de l’honnête créature, dit comment elle avait obtenu de faire déposer l’humble corps dans ce magasin vide, frais et riant, où ils l’avaient pris pour le conduire à l’église ; et avec quel respect on avait exécuté les derniers vœux de la défunte.

« Je n’aurais pas pu le faire si j’avais été seule ; non pas faute de bonne volonté, dit la jeune fille ; mais sans notre directeur cela m’aurait été impossible.

— Votre directeur, alors, n’est pas ce Juif qui nous a reçus ? dit mistress Milvey.

— Et pourquoi pas, ma chère, demanda le révérend Franck entre parenthèses.

— Si, madame, répliqua Lizzie ; c’est bien notre directeur que vous avez vu ; il est vrai que lui et sa femme sont israélites ; c’est un israélite qui m’a placée chez eux ; et je ne crois pas qu’il y ait au monde de gens meilleurs.

— Mais s’ils cherchaient à vous convertir ? s’écria mistress Milvey dans tous ses états d’épouse de révérend.

— Chercher quoi, madame ? reprit Lizzie en souriant d’un air modeste.

— À vous faire changer de religion, » dit la chère petite femme.

Lizzie secoua la tête, « Ils ne m’ont pas demandé quelle était ma religion, dit-elle en souriant ; mais ce qui m’était arrivé. Je leur ai dit mon histoire ; ils m’ont recommandé d’être laborieuse ; je leur en ai fait la promesse. Ils remplissent bravement leurs devoirs à notre égard ; et nous tous, qui travaillons ici, nous tâchons de faire le nôtre envers eux. Quand je dis leur devoir, ils font mieux que cela, car ils s’occupent de nous.

— On voit qu’ils vous protégent, dit mistress Milvey, assez mécontente.

— Je ne le nie pas, ce serait de l’ingratitude, répliqua Lizzie ; ils m’ont donné récemment une place de confiance ; mais cela n’empêche pas qu’ils suivent leur religion, sans s’occuper de la mienne ; ils n’en parlent jamais, pas plus à moi qu’aux autres ; et n’ont pas demandé de quelle religion était la pauvre défunte.

— Cher Franck, dit mistress Milvey à son mari en le prenant à part, je voudrais vous voir lui parler sur ce point.

— Ma chère, répondit Franck à sa petite femme, c’est une tâche que je laisserai à un autre. Il y a beaucoup de gens qui parlent de ces choses-là ; elle en rencontrera bientôt, mon amour, soyez tranquille. La circonstance d’ailleurs me paraît peu favorable. »

Pendant que les deux époux échangeaient ces paroles, Bella et Rokesmith observaient Lizzie avec une extrême attention. C’était la première fois que John Harmon voyait la fille de son soi-disant assassin ; et il était naturel qu’elle éveillât chez lui une vive curiosité. Bella, d’autre part, savait que le père de Lizzie avait été faussement accusé du meurtre qui avait eu tant d’influence sur sa vie ; et, bien que sa curiosité à l’égard de cette jeune fille n’eût pas de motifs secrets, comme chez Rokesmith, elle ne s’en expliquait pas moins. L’un et l’autre s’étaient figuré une personne très-différente de ce qu’était la fille d’Hexam ; et cette dernière, sans le savoir, devint pour eux un moyen de rapprochement.

Ils s’étaient dirigés tous les cinq vers la petite maison qu’habitait miss Hexam, en compagnie d’un vieux ménage qui travaillait à la fabrique. Au moment où Bella et mistress Milvey sortaient de la chambre de Lizzie, qu’elles avaient été voir, la cloche rappela les ouvriers, et Lizzie fut obligée de partir. La femme du révérend se mit à poursuivre les marmots du village, et à s’enquérir du danger qu’ils couraient de devenir enfants d’Israël. De son côté, le révérend Franck, désirant échapper à ce devoir apostolique, s’était prudemment éloigné, laissant Bella et Rokesmith dans la petite rue du bourg, où pendant quelque temps ils eurent l’air assez gauche.

À la fin Bella rompit le silence : « Ne ferions-nous pas mieux, dit-elle, de parler de la commission dont on nous a chargés ?

— Assurément, dit le secrétaire.

— Je suppose que c’est la même, reprit-elle en balbutiant ; sans cela vous ne seriez pas ici.

— C’est probable.

— Quand j’ai demandé à venir avec mister et mistress Milvey, reprit Bella, mistress Boffin m’a fortement approuvée en disant qu’elle serait bien aise d’avoir mon avis ; — non pas que mon opinion ait grande valeur, — mais vous savez, mister Rokesmith, celle d’une femme… raison de plus, direz-vous, pour qu’elle n’en ait aucune ; enfin mistress Boffin désirait savoir à quoi s’en tenir au sujet de miss Hexam.

— C’est également pour cela, dit le secrétaire, que mister Boffin m’a envoyé. »

Tout en causant ils descendaient la petite rue, et gagnaient la prairie qui longeait la Tamise.

« Vous la trouvez bien, n’est-ce pas ? continua Bella, en s’apercevant qu’elle faisait tous les frais.

— J’en ai la plus haute idée.

— Oh ! que j’en suis contente ! sa beauté a quelque chose de si pur, de si élevé, n’est-ce pas ?

— Assurément.

— Et comme un nuage de tristesse qui la rend plus touchante ; c’est du moins l’impression qu’elle me fait ; une simple idée, non pas une opinion ; qu’en pensez-vous ? dit-elle avec une modestie pleine de charme.

— J’ai remarqué cette tristesse ; j’espère, dit-il en baissant la voix, que ce n’est pas le résultat de cette fausse accusation, qui d’ailleurs a été rétractée. »

Ils firent quelques pas en silence ; Bella après avoir jeté un ou deux regards furtifs sur le secrétaire, dit subitement : « N’ayez pas l’air si grave, mister Rokesmith ; soyez généreux, parlez-moi comme à un égal.

— Sur l’honneur, répondit vivement le secrétaire, dont la figure rayonna tout à coup, je ne pensais qu’à vous obéir, et m’efforçais de prendre ce visage dans la crainte de vous déplaire en ayant plus d’abandon ; mais c’est fini, puisque vous le permettez.

— Merci ; et pardonnez-moi, dit-elle en lui tendant sa petite main.

— Oh ! c’est moi qui vous demande pardon, » s’écria-t-il avec chaleur, car il voyait des larmes dans ses yeux ; larmes qui pour lui étaient plus belles que tous les diamants de la terre, et que néanmoins il se reprochait. « Vous vouliez me parler de miss Hexam, reprit-il après un instant de silence, et le front libre du nuage qui l’avait si longtemps assombri. Je l’aurais fait moi-même, si j’avais pu commencer.

— Maintenant que vous le pouvez, monsieur, dit Bella en soulignant ce mot de l’une de ses fossettes, parlez, je vous écoute.

— Vous vous rappelez que dans la lettre qu’elle a écrite à mistress Boffin, lettre où elle a dit en peu de mots tout ce qu’il y avait à dire, elle a prié instamment de ne révéler à personne le lieu de sa résidence. »

Bella fit un signe affirmatif.

« Je suis chargé par mister Boffin, poursuivit Rokesmith, de découvrir quel peut être le motif de cette recommandation ; je suis moi-même très-désireux de le connaître, de savoir, par exemple, si la calomnie dont son père a été victime, ne l’aurait pas placée dans une fausse position vis-à-vis de quelqu’un, ou peut-être à ses propres yeux.

— Je comprends, dit Bella d’un air rêveur ; cela me paraît juste.

— Il est possible que vous ne l’ayez pas remarqué, reprit le secrétaire, mais vous avez produit sur elle le même effet qu’elle a produit sur vous. De même que sa beauté… je veux dire son extérieur et ses manières vous attirent, elle se sent entraînée vers vous au même titre.

— Non certes, je ne l’ai pas remarqué, répondit Bella en soulignant cette affirmation d’une nouvelle fossette, et je lui aurais cru… » Le secrétaire leva la main pour l’empêcher d’ajouter « meilleur goût ». La chose était si évidente, que Bella rougit vivement de cette petite coquetterie.

« Si donc, avant de partir, vous pouviez causer avec elle, dit Rokesmith, je suis certain qu’elle aurait en vous une entière confiance. On ne vous demanderait pas de la trahir ; du reste on le demanderait que je sais qu’on ne l’obtiendrait pas ; mais s’il vous était possible de lui poser la question que je suis chargé de résoudre, vous le feriez mieux que personne, j’en suis sûr, et avec plus de succès. Mister Boffin s’y intéresse vivement ; je désire moi-même être éclairé à cet égard, j’ai pour cela une raison particulière.

— Si je peux rendre ce léger service, croyez que j’en serai heureuse ; la cérémonie de ce matin m’a fait sentir plus que jamais que je suis inutile en ce monde.

— Ne dites pas cela, s’écria Rokesmith.

— Je le pense, répondit Bella en haussant les sourcils.

— On n’est pas inutile dès qu’on aide quelqu’un à supporter la vie, répliqua le jeune homme.

— Mais je ne sers à personne, dit-elle presque en pleurant.

— Et votre père, miss ?

— Oh ! cher Pa ! si aimant, si oublieux de lui-même, si facile à contenter ; oh ! oui ; du moins il le croit.

— Cela suffit, dit le secrétaire. Excusez mon interruption ; mais je souffre de vous entendre vous déprécier vous-même. »

C’est vous qui avez commencé, pensa la jolie miss en faisant une petite moue ; vous ne devriez pas vous plaindre de ce que vous avez provoqué. Toutefois elle n’en dit rien et changea de conversation. « Il y a si longtemps que nous n’avons causé ensemble, reprit-elle, que je ne sais comment faire pour aborder un autre sujet. Mister Boffin… vous savez combien je lui suis reconnaissante ; j’ai pour lui une affection que je lui dois bien ; il est si généreux envers moi ! Vous ne doutez pas de ma gratitude, mister Rokesmith ?

— Assurément non ; vous êtes d’ailleurs sa compagne favorite.

— Justement ! c’est-là ce qui me rend si difficile de parler de lui. Mais est-il bon pour vous, monsieur ?

— Vous êtes à même d’en juger, répondit Rokesmith d’un air calme et digne.

— Malheureusement ! dit-elle en hochant la tête. L’idée qu’on peut supposer que je l’approuve et que je prends une part indirecte à ce qu’il vous fait subir, m’est fort pénible. En outre, c’est pour moi une vive douleur d’être forcée de reconnaître qu’il est gâté par la fortune.

— Si vous pouviez savoir, dit Rokesmith avec effusion, combien je suis heureux de ce que la fortune ne vous gâte pas, vous sentiriez, miss Wilfer, que cela doit compenser, et au delà, les quelques ennuis qui m’arrivent d’autre part.

— Ne parlons pas de moi, s’écria Bella en se frappant la main avec son gant, vous ne me connaissez pas…

— Comme vous vous connaissez vous-même ? insinua le secrétaire. Mais êtes-vous sûre de vous connaître, miss ?

— Bien assez, dit-elle en ayant l’air de faire peu de cas de sa personne ; je ne gagne pas à être connue ; revenons à mister Boffin.

— Que sa manière d’être à mon égard, dit le secrétaire, ne soit plus ce qu’elle était autrefois, c’est trop évident pour qu’on puisse le nier.

— En auriez-vous la pensée ? demanda-t-elle avec surprise.

— Je le ferais avec joie, si c’était possible ; et pour ma propre satisfaction.

— Il est certain que vous devez en souffrir ; vous ne prendrez pas ce que je vais dire en mauvaise part, mister Rokesmith ? voulez-vous me le promettre ?

— De tout mon cœur, miss.

— Parfois… du moins je le présume, dit-elle en hésitant, cela doit vous faire perdre un peu de votre propre estime. »

Il inclina la tête affirmativement, bien qu’il n’eût pas l’air d’admettre cette assertion, et répondit : « J’ai de puissants motifs pour accepter les inconvénients de la position que j’occupe ; ils n’ont rien de mercenaires, croyez-le bien, miss. Des événements étranges, une série de fatalités, en me faisant perdre la fortune que je devais avoir, m’obligent, il est vrai, à me procurer des moyens d’existence ; mais, si ce que vous avez eu la bonté de remarquer est bien fait pour blesser mon orgueil, il est d’autres considérations qui me le font supporter avec calme ; et ces dernières sont beaucoup plus fortes que ma susceptibilité.

— Il me semble, dit-elle en le regardant, comme s’il y avait en lui quelque chose qui l’intriguait, que vous vous contraignez à jouer un rôle tout passif.

— Vous avez raison, miss ; je remplis un rôle qui n’est pas le mien. Si je me résigne aux déboires qu’il entraîne, ce n’est aucunement par faiblesse ; mais dans un but que je me suis imposé.

— Je me figure quelquefois, dit Bella, que votre affection pour mistress Boffin est l’un des motifs de votre patience.

— Assurément, je ferais tout pour elle ; j’endurerais tout au monde. Il n’y a pas de mot qui exprime à quel point je la révère.

— C’est comme moi, dit Bella. Vous avez dû voir combien elle souffre quand mister Boffin se montre si changé.

— Certes, et je regrette vivement de lui faire autant de peine.

— Vous ! s’écria la jolie miss en relevant les sourcils.

— Ne suis-je pas, en général, la cause de ces tristes scènes ?

— Vous dit-elle aussi qu’il n’en est pas moins le meilleur des hommes ?

— Je l’ai entendue vous le répéter plusieurs fois ; mais jamais elle ne me parle de mister Boffin, » dit Rokesmith dont les yeux s’attachèrent sur Bella.

Elle répondit au regard du secrétaire par un petit regard soucieux et rêveur qui n’appartenait qu’à elle ; puis hochant à plusieurs reprises sa jolie tête, comme un sage en train de philosopher sur la vie, sage à fossettes et de la meilleure école, elle poussa un petit soupir, et abandonna les choses à leur triste cours, du même air qu’elle avait dit : ne parlons pas de moi.

Ce fut une charmante promenade. Il n’y avait pas de feuilles aux branches, pas de nénuphars sur la rivière ; mais le ciel était bleu, l’eau en réfléchissait l’azur, et une brise délicieuse, courant sur l’onde, en plissait la surface. Peut-être n’y a-t-il pas de miroir, fait de main d’homme, qui ne révélât quelque scène de détresse ou d’horreur si toutes les images qu’il a réfléchies devaient s’y reproduire. Mais la rivière, sereine et pure, semblait ce jour-là n’avoir reflété, depuis qu’elle glissait entre ses bords, que ce qui était paisible, pastoral et fleuri.

Ils causèrent de la tombe, nouvellement fermée, du pauvre Johnny, d’une foule de choses, et ils revenaient à leur point de départ quand ils rencontrèrent la petite femme du révérend, qui était à leur recherche, et leur apprit l’agréable nouvelle qu’il n’y avait rien à craindre pour les enfants de la paroisse. Le village avait une école chrétienne ; et toute l’ingérence israélite se bornait à la culture du jardin. Un peu plus loin ils aperçurent Lizzie qui revenait de la fabrique ; et Bella, ayant été la rejoindre, la pria de vouloir bien la conduire chez elle.

C’est une pauvre chambre qui n’est pas digne de vous, dit Miss Hexam avec un sourire, en lui offrant la place d’honneur au coin du feu.

— Pas si pauvre que vous croyez, répondit Bella ; si vous saviez tout… »

En effet, bien qu’on y arrivât par un escalier singulièrement tortueux, qui paraissait établi dans une cheminée d’un blanc pur, bien que plafonnée très-bas, fort mal carrelée, et tirant peu de jour de sa petite fenêtre, elle était plus agréable que la chambre détestée où nous avons vu Bella déplorer le malheur d’être obligé de prendre des locataires.

La nuit approchait ; les deux jeunes filles étaient en face l’une de l’autre, aux deux coins du feu. Pas d’autre lumière dans la petite chambre que celle du foyer. Il était possible que ce fût l’ancienne grille, et que l’on y trouvât l’ancien creux, près de la petite flamme.

« Voilà qui est nouveau pour moi, débuta Lizzie ; je n’ai jamais eu la visite d’une lady de votre âge, et aussi jolie que vous ; c’est un plaisir de vous regarder.

— Je ne sais plus par où commencer, répondit Bella en rougissant ; j’allais précisément vous dire que c’était pour moi une joie de vous voir. Mais nous pouvons nous passer de préliminaires, et babiller tout de suite, voulez-vous ? »

Lizzie prit la petite main qui lui était cordialement tendue, et la serra entre les siennes.

« Maintenant, dit Bella en se rapprochant de sa compagne et en lui prenant le bras, comme pour aller se promener, je suis chargée de vous demander quelque chose ; je suis sûre que je vais le faire très-mal ; mais ce ne sera pas ma faute. C’est à propos de votre lettre à mistress Boffin, et voilà ce que c’est : — oui ; c’est bien cela. »

Après cet exorde, elle rappela en deux mots la recommandation que Lizzie avait faite du secret de sa résidence, parla délicatement de cette affreuse calomnie qu’on avait rétractée, et demanda, en supposant qu’elle pût se le permettre, si cette fausse accusation était pour quelque chose dans la requête dont il s’agissait. Parler de cela doit vous être pénible, je le sens, poursuivit Bella, toute surprise elle-même de la façon dont elle se tirait d’affaire ; mais c’est un sujet qui ne m’est pas étranger. Vous ne savez peut-être pas que je suis la jeune fille léguée par le testament ; et que je devais épouser ce malheureux gentleman, si toutefois je lui avais plu. J’ai été, comme vous, mêlée à cette histoire, et sans mon consentement, comme vous l’avez été vous-même ; il y a donc entre nous beaucoup de rapport.

— J’ai compris tout de suite qui vous étiez, répliqua Lizzie. Pourriez-vous me dire le nom de cet ami inconnu ?

— De qui parlez-vous ? demanda Bella.

— De celui qui a obtenu la justification de mon pauvre père, et qui me l’a fait parvenir. »

Bella ignorait qui ce pouvait être ; elle n’en avait pas le moindre soupçon.

« Il m’a rendu un grand service ; je serais heureuse de lui témoigner ma reconnaissance. Vous me demandiez si cette calomnie…

— Est pour quelque chose, interrompit Bella, dans le désir que vous avez…

— Qu’on ne sache pas l’endroit que j’habite ? acheva miss Hexam ; oh ! non. »

Tandis qu’elle secouait la tête en faisant cette réponse, et que du regard elle interrogeait le feu, il y avait dans ses mains croisées une résolution qui ne fut pas perdue pour les yeux brillants de sa compagne.

« Vous êtes bien seule, reprit Bella.

— C’est vrai ; mais j’y suis habituée ; j’ai presque toujours été seule, même du vivant de mon père.

— N’avez-vous pas un frère ?

— Oui, mais nous ne nous voyons pas ; c’est néanmoins un très-brave garçon, qui s’est élevé par son travail, et je ne me plains pas de lui. » Elle regardait le feu en disant ces mots, et une expression douloureuse passa sur son visage. Bella s’en aperçut, et lui touchant la main : « Je voudrais bien savoir, dit-elle, si vous avez une amie ; j’entends une femme de votre âge.

— Non, répliqua Lizzie ; j’ai toujours vécu très-isolée ; je n’ai jamais eu de compagne.

— Ni moi non plus, dit Bella ; non pas que j’aie vécu dans l’isolement. J’aurais même souvent mieux aimé être seule que d’avoir Ma, posant en muse tragique dans un noble coin, ou Lavvy dans ses accès de malice ; j’ai cependant beaucoup d’affection pour elles. Voulez-vous me prendre pour amie ? J’ai une tête de linotte ; mais on peut se fier à moi, je vous en réponds. Croyez-vous pouvoir m’aimer ? »

Cette nature mobile, mais affectueuse, légère faute d’un but qui l’attirât, sans autre lest que des caprices à satisfaire, et par conséquent fantasque, n’en était pas moins très-séduisante. Ce mélange de raison et d’enfantillage, cette grâce toute féminine, où perçait une sensibilité réelle, gagna immédiatement le cœur de la jeune ouvrière : et quand Bella, relevant les sourcils et inclinant, la tête, lui demanda d’une voix émue par le doute si elle croyait pouvoir l’aimer, Lizzie montra d’une manière évidente qu’elle en était certaine. La causerie devint alors plus intime.

« Et pourquoi vous cacher ? dit Bella.

— Vous devez avoir beaucoup de galants, commença Lizzie au lieu de répondre ; elle fut arrêtée par un petit cri de sa compagne.

— Je n’en ai pas du tout, ma chère !

— Pas un seul ?

— Eh bien ! oui ; peut-être, c’est-à-dire autrefois ; car maintenant j’ignore ce qu’il pense ; mettons la moitié d’un. Je ne compte pas George Sampson, un idiot ; mais ne parlons pas de moi. En fait d’adorateurs, où en êtes-vous ?

— Il y a quelqu’un, répondit Lizzie, un homme très-violent, qui prétend m’aimer, et j’ai tout lieu de le croire. Mais, à première vue, — c’est cependant un ami de mon frère, — j’ai senti pour lui comme de l’aversion, et la dernière fois qu’il m’a parlé, il m’a fait une frayeur que je ne peux pas rendre.

— Alors vous l’avez fui, je comprends ; mais ici vous ne le redoutez plus.

— Il me fait toujours trembler ; je ne suis pas timide, et malgré cela j’ai peur ; je n’ose pas regarder un journal, écouter les nouvelles de Londres ; je crains toujours d’apprendre qu’il s’est porté à quelque violence.

— Alors, dit Bella d’un air pensif, ce n’est pas pour vous-même que vous le redoutez.

— Je serais effrayée même pour moi si je le rencontrais ; et le soir quand je reviens de la fabrique, je regarde toujours s’il n’est pas là.

— Croyez-vous qu’il puisse se détruire ?

— Il en serait bien capable ; mais ce n’est pas là ce qui m’occupe.

— Vous tremblez pour un autre ? » dit finement Bella.

Lizzie se cacha la figure dans ses mains, et demeura quelque temps sans répondre. « J’ai toujours ses paroles dans les oreilles, dit-elle enfin, et devant les yeux le coup qu’il a frappé sur le mur. J’ai beau vouloir n’y pas songer, me dire que cela n’en vaut pas la peine ; je ne peux pas m’empêcher d’être inquiète. « Fasse le ciel que je ne le tue pas ! s’écriait-il, » et en disant ces mots il secouait sa main sanglante.

Bella tressaillit ; elle entoura de ses deux bras la taille de sa compagne, se croisa les mains, et reprit d’une voix douce : « Le tuer ! Il est donc bien jaloux ?

— Oui ; jaloux d’un gentleman, répliqua Lizzie ; — je ne sais comment vous dire cela, — d’un jeune homme au-dessus de mon rang, bien au-dessus, qui m’a appris la mort de mon père, et qui depuis lors m’a témoigné de l’intérêt.

— Vous aime-t-il ? » Lizzie fit un signe négatif. « Il vous admire, au moins ? » Cette fois elle ne secoua pas la tête, et appuya sa main sur le bras qui lui servait de ceinture. « Est-ce par son conseil que vous êtes ici ?

— Oh ! non ! il ne faut même pas qu’il s’en doute ; c’est à lui que je tiens le plus à le cacher.

— Pourquoi ? demanda Bella, toute surprise de la vivacité de ces paroles ; mais en voyant la figure de Lizzie, elle ajouta vivement : Non, chère, ne répondez pas, c’est une sotte question ; je n’ai pas besoin que vous le disiez. »

Il y eut un moment de silence. Lizzie, la tête baissée, regardait la flamme qui avait alimenté ses premiers rêves, et où elle avait lu la destinée de son frère, prévoyant l’abandon qui serait la récompense de sa sollicitude.

« Maintenant, dit-elle en relevant les yeux et en les attachant sur Bella, vous savez la raison qui me fait cacher ma retraite. Il s’est passé autrefois certaines choses que j’aurais voulu empêcher, — ne me demandez pas ce que c’est, je ne pourrais pas vous le dire, — mes efforts n’ont pas réussi ; je crois avoir fait tout ce qui m’était possible ; mais néanmoins cela pèse sur ma conscience. J’espère, en agissant pour le mieux dans tout ce qui dépend de moi, finir par me tranquilliser l’esprit.

— Et par triompher de cette faiblesse pour quelqu’un qui n’en est pas digne, ajouta Bella d’un ton affectueux.

— Oh ! non, s’écria Lizzie, je ne tiens pas à en triompher, je ne veux pas croire qu’il en soit indigne. Je n’y gagnerais rien ; et combien j’y perdrais ! »

Les sourcils expressifs de Bella adressèrent leur remontrance au brasier ; puis, après un instant de silence : « Chère Lizzie, dit-elle, pardonnez-moi cette observation ; mais vous y gagneriez du repos, de la liberté, de l’espoir. Cela ne vaudrait-il pas mieux que de vivre dans une cachette, et de renoncer à votre avenir ?

— Un cœur de femme, tout rempli de… cette faiblesse dont vous parlez, répliqua Lizzie, cherche-t-il autre chose ?

Cette question était si loin des projets que Bella avait exposés à son père, qu’elle se dit en elle-même : « Entendez-vous cela, petite cupide ? N’avez-vous pas honte de vous, misérable que vous êtes ? » Et dénouant ses bras, elle se frappa la poitrine avec indignation. « Dans tous les cas, reprit-elle après s’être administré ce châtiment, qu’y perdriez-vous, ma chère ? est-ce indiscret de vous le demander ?

— J’y perdrais mes plus doux souvenirs ; j’y perdrais ce qui m’encourage et me soutient dans la vie : la croyance que si j’avais été son égale, et qu’il m’eût aimée, j’aurais pu le rendre meilleur et plus heureux, comme il l’eût fait pour moi. Le peu que je sais, et qui me vient de lui, perdrait toute valeur à mes yeux. C’est pour lui montrer que je n’étais pas ingrate, pour qu’il ne regrettât pas le sacrifice qu’il faisait, que je me suis tant appliquée. Je perdrais son image, ou plutôt celle de l’être qu’il serait devenu si j’avais été une lady ; son image qui ne me quitte pas, et devant laquelle il me serait impossible de faire une action basse ou mauvaise. Je perdrais la pensée qu’il a toujours été bon à mon égard, et qu’il a opéré en moi le même changement que celui de mes mains, qui étaient rudes et gercées quand je ramais pour mon père, et qui sont devenues blanches, souples et douces comme vous les voyez depuis que j’ai changé de travail. Entendez bien, poursuivit-elle ; je n’ai jamais rêvé qu’il pût être pour moi autre chose que cette vivante image, cette pensée bienfaisante que je ne saurai vous faire comprendre si vous n’en trouvez pas l’explication dans votre cœur. Je n’ai jamais songé que je pouvais devenir sa femme ; lui non plus. Nous sommes séparés à jamais, et je l’aime cependant de toutes mes forces. Je l’aime tant, voyez-vous, que, lorsque je pense à mon avenir désolé, j’en suis heureuse et fière. Je suis heureuse de souffrir pour lui, alors même que cela ne peut pas lui être utile, sachant qu’il l’ignorera toujours, et que s’il le savait, cela lui serait peut-être égal. »

Bella restait sous le charme de cet amour profond et désintéressé qui se révélait bravement à elle, avec la confiance que sa pureté serait comprise. Mais elle n’avait rien éprouvé d’analogue, ni même soupçonné qu’il existât pareille chose.

« C’est par une triste soirée d’hiver, continua Lizzie, qu’il m’a regardée pour la première fois. Il était bien tard ; une pauvre lampe nous éclairait ; nous étions alors, comme ici, près de la Tamise, mais dans un endroit tout différent. Il est possible que ses yeux ne me revoient plus, je le désire, je l’espère ; mais je ne voudrais pas que ce regard disparût de mon existence, pas pour tous les biens de ce monde. Vous savez tout maintenant, chère miss ; il me semble un peu étrange de vous en avoir parlé, mais je n’en ai pas de regret. Je pensais n’en jamais rien dire ; vous êtes venue et je vous ai tout confié. »

Bella posa ses lèvres sur la joue de Lizzie et la remercia vivement de sa confiance. « Je ne regrette qu’une chose, dit-elle, c’est de ne pas en être plus digne.

— Plus digne ! répéta Lizzie avec un sourire.

— Je ne dis pas sous le rapport de la discrétion, reprit Bella ; on me mettrait en morceaux avant de m’en arracher une syllabe ; et il n’y aurait pas de mérite à cela, car je suis entêtée comme un âne. Mais vous ne savez pas, ma Lizzie ! je suis d’un égoïsme insolent, et vous me faites rougir de moi-même.

— Ma chère ! s’écria Lizzie en relevant ses cheveux que Bella avait dénoués, tant elle lui avait secoué la tête avec force.

— C’est très-bon à vous de m’appeler votre chère, et cela me fait plaisir, bien que je ne le mérite pas ; je suis une si vilaine fille !

— Ma chère ! s’écria de nouveau Lizzie d’un ton de reproche.

— Si froide, si basse dans ses calculs ! si bornée, si mauvaise ! enfin une petite brute sans âme.

— Croyez-vous donc, répliqua Lizzie en souriant, que je n’ai pas meilleure opinion de vous ?

— Vrai, dit Bella, bien vrai ? Que je serais contente si vous aviez raison ! mais vous ne me connaissez pas. »

Lizzie lui demanda en riant si elle avait jamais vu sa figure, ou entendu sa voix. « Oh ! certes, répondit-elle ; je ne fais que me regarder dans la glace et je babille comme une pie.

— Eh ! bien, moi, il m’a suffi de vous regarder et de vous entendre pour vous confier ce que je ne croyais jamais dire à personne. Ai-je eu tort ?

— J’espère que non, répondit Bella, dont un quelque chose, moitié rire, moitié sanglot, étouffa les paroles.

— Autrefois j’avais l’habitude, reprit Lizzie toujours souriante, d’expliquer à mon frère les images que je voyais dans le feu ; cela l’amusait. Faut-il vous dire ce qu’il y a dans le brasier, à l’endroit où il est le plus ardent. »

Elles étaient debout devant la grille, se tenant par la taille pour se dire adieu, car l’heure était venue de se quitter.

« Faut-il vous dire ce qu’il y a là ?

— Une petite brute… soupira Bella en relevant les sourcils.

— J’y vois, interrompit sa compagne, j’y vois un cœur valant bien d’être gagné, capable de traverser le feu et l’eau pour rejoindre celui qui le méritera ; un cœur fidèle et sûr, que rien ne pourra ni changer, ni abattre.

— Cœur de jeune fille ? demanda Bella d’un air rêveur.

Lizzie fit un signe affirmatif. « Et le visage auquel il appartient ?… poursuivit-elle.

— Est le vôtre, dit vivement Bella.

— Non pas ; il est très-clair que c’est vous, miss. »

L’entrevue se termina ainsi par un échange de mots aimables ; des « N’oubliez pas que nous sommes amies, » de la part de Bella, et mille assurances de revenir bientôt.

« Vous semblez sérieuse, miss Wilfer, lui dit Rokesmith quand elle eut rejoint ceux qui l’attendaient.

— Je le suis effectivement, répondit Bella.

Quant à la commission dont il l’avait chargée, elle pouvait en rendre compte en peu de mots : Le secret de Lizzie n’avait aucun rapport avec l’accusation qui avait pesé sur Hexam ; voilà tout ce qu’elle avait à dire. « Ah ! si, pourtant ; encore autre chose : Lizzie voudrait connaître l’ami généreux qui lui a obtenu la rétractation, et lui en a fait l’envoi. Elle lui est si reconnaissante, et désirerait tant le remercier !

— Vraiment ? dit le secrétaire.

— Supposez-vous qui cela peut être ? demanda Bella.

— Pas le moins du monde. »

Ils se trouvaient à la lisière du comté d’Oxford, car la pauvre Betty avait été jusque-là. Devant partir par le premier convoi, mister et mistress Milvey, Bella, Rokesmith et Salop se dirigèrent à pied vers la gare. Peu de chemins, à la campagne, sont assez larges pour qu’on puisse y marcher cinq de front ; et les deux jeunes gens restèrent en arrière assez loin des autres.

« Vous ne le croiriez pas, dit Bella ; mais il me semble que depuis ce matin il s’est passé un temps énorme, des années entières.

— C’est en effet une journée très-remplie, répondit Rokesmith ; la cérémonie vous a fort émue ; je comprends que la fatigue…

— Pas du tout, je me suis mal exprimée ; je ne veux pas dire que le temps m’ait paru long ; mais qu’il me semble qu’il s’est passé une foule de choses, pour moi, bien entendu.

— Et pour votre bonheur, j’espère ?

— Je l’espère aussi, dit-elle.

— Mais vous avez froid, je vous sens trembler ; permettez que je vous donne ma couverture. Puis-je la poser sur vous sans chiffonner votre toilette. Oh ! c’est trop long, et bien lourd ; je vais en prendre le bout, si vous le permettez, puisque vous ne pouvez pas me donner le bras. »

Mais si ; elle le pouvait bien. Comment fit-elle pour le sortir de tout ce qui l’enveloppait ? Dieu le sait ; elle y arriva cependant. « Voilà, dit-elle, en le glissant sous le bras du secrétaire. J’ai causé longtemps avec Lizzie ; et j’ai été bien heureuse ; elle m’a donné toute sa confiance.

— Elle n’a pas pu s’en empêcher, observa Rokesmith.

— C’est ce qu’elle m’a dit ; mais voilà qui m’étonne, comment pouvez-vous le savoir ? demanda Bella en s’arrêtant.

— Parce que là-dessus je pense comme elle.

— Et que pensez-vous, monsieur, peut-on le savoir ? dit-elle en se remettant à marcher.

— Que s’il vous plaisait de gagner sa confiance, comme celle de beaucoup d’autres, vous étiez sûre de réussir. »

En ce moment le railway ferma très à propos son œil vert, et ouvrit son œil rouge ; il fallut se hâter pour gagner la station. Bella ne pouvait pas courir facilement, enveloppée comme elle l’était ; Rokesmith fut obligé de la soutenir. Ils se trouvèrent bientôt face à face dans un coin du wagon, où le visage rayonnant de Bella était bien doux à regarder. « Que les étoiles sont brillantes ! une nuit splendide ! s’écria-t-elle.

— Oui, » répondit Rokesmith ; mais il aima mieux contempler le ciel sur ce charmant visage que de l’admirer au dehors.

Jolie dame ! ô séduisante jolie dame ! si j’étais seulement l’exécuteur légal des dernières volontés de Johnny ! Si j’avais le droit de vous transmettre le legs dont il m’a chargé, et d’en obtenir le reçu !…

Quelque chose d’analogue se mêla certainement à la fumée du train, tandis que chacune des stations qu’il brûlait dans sa course, fermait son œil vert, et ouvrait son œil rouge, d’un air d’intelligence, au moment où allait passer la jolie dame.