Traduction par Henriette Loreau.
Hachette (tome 2p. 72-84).


IV

HEUREUX ANNIVERSAIRE


L’anniversaire du mariage de Rumty et de sa noble épouse a déjà été célébré vingt-cinq fois de plus que celui de l’heureuse union de mister et de missis Lammle, et ce beau jour n’en continue pas moins d’être fêté au sein de la famille Wilfer. Non pas qu’il en résulte aucune joie ; on pourrait y manquer sans éveiller de regrets ; personne n’a jamais attendu cette solennité avec impatience, ni fondé sur elle le moindre espoir de plaisir. Mais ce jour est d’observance morale, dans le genre de vigile et jeûne, et il permet à missis Wilfer de déployer une sombre grandeur, que cette femme sensible révèle principalement dans le choix de ses couleurs favorites.

L’état de cette noble dame, en ces jours de gala, est un composé de résignation héroïque et d’auguste clémence. Le souvenir des mariages avantageux qu’elle aurait pu contracter sillonne de reflets sinistres la sombre majesté répandue sur ses traits, et le Chérubin, à la lueur des éclairs, apparaît comme un petit monstre, singulièrement favorisé du ciel, qui lui a concédé, on ne sait pourquoi, un objet vainement sollicité par des êtres qui lui étaient bien supérieurs. Sa position à l’égard de ce trésor est si fermement établie, qu’à chaque bout de l’an il se voit contraint de s’excuser de son bonheur. Il n’est pas impossible que sa modestie confuse n’aille jusqu’à lui faire des reproches d’avoir osé prendre pour épouse une créature d’un ordre aussi élevé. Quant aux enfants nés de cette union, l’expérience qu’ils ont faite de ces doux anniversaires, les a conduits à souhaiter dès leur jeune âge que Ma eût épousé n’importe qui au lieu de Pa, ou que ce cher Pa eût choisi une autre femme que Ma. Lorsqu’il n’y eut plus à la maison que les deux sœurs de notre connaissance, l’esprit audacieux de Bella, au comble de la surprise, en vint à se dire d’un ton vexé : « Mais qu’est-ce que Pa a jamais pu voir chez Ma qui l’ait rendu assez fou pour la demander en mariage ? »

L’année, dans sa course, ayant ramené l’anniversaire de ce fait inexplicable, miss Bella descend de la voiture des Boffin pour assister à la cérémonie. Il est d’usage chez les Wilfer de sacrifier ce jour-là une paire de poulets sur l’autel de l’hyménée, et la jolie femme a écrit d’avance qu’elle se chargeait de cette offrande votive. Grâce aux forces combinées de deux chevaux, de quatre roues, de deux hommes et d’un chien pareil à un plum-pudding, orné d’un collier aussi peu commode que la cravate de George IV, miss Bella et ses deux volailles sont déposées devant la demeure paternelle. Elles sont accueillies par missis Wilfer, dont la dignité, comme il arrive toujours dans les grandes occasions, est rehaussée d’un mystérieux mal de dents.

« Inutile de ramener la voiture, dit Bella, je reviendrai à pied. »

Le domestique mâle de missis Boffin touche son chapeau, et reçoit de missis Wilfer un coup d’œil majestueux destiné à porter dans son âme l’assurance, qu’en dépit de ce qu’il suppose, les domestiques mâles, et en livrée, ne sont nullement rares à cette porte.

« Eh bien ! chère Ma, comment allez-vous ? dit la jeune fille.

— Aussi bien que ma position le permet, répond la noble dame.

— Miséricorde ! Ma, vous parlez comme si nous venions d’avoir un petit frère.

— C’est comme cela depuis ce matin, dit Lavinia par-dessus l’épaule maternelle. Tu peux en rire, Bella, mais c’est d’un agaçant !… »

Missis Wilfer adresse à l’impertinente un regard trop digne pour être accompagné d’un mot ; et, suivie de ses deux filles, elle descend à la cuisine, où le sacrifice doit être préparé.

« Mister Rokesmith, dit-elle d’une voix lugubre, a été assez poli pour mettre son appartement à notre disposition. Ainsi donc, Bella, dans l’humble maison de votre père, si éloignée de la somptueuse demeure que vous habitez maintenant, vous trouverez un salon pour vous recevoir, et vous dînerez dans une salle à manger. Votre père a invité mister Rokesmith à partager notre modeste repas ; mais ce gentleman était engagé dans une autre maison, ce qui l’a contraint de refuser. C’est alors qu’il nous a offert son appartement. »

Bella sait fort bien qu’il n’est engagé nulle part, et qu’il dînera tout seul ; mais elle approuve cette réserve. « Nous aurions été fort embarrassés l’un vis-à-vis de l’autre, se dit-elle ; cela nous arrive assez souvent malgré nous, pour ne pas le rechercher. » Elle est toutefois assez curieuse de voir l’appartement du secrétaire pour y monter le plus tôt possible, et pour en examiner le contenu dans ses moindres détails. Il est meublé très-simplement, mais avec goût, et fort bien arrangé. Des tablettes chargées de livres anglais, français et italiens. Sur le bureau, un portefeuille rempli de notes et de papiers couverts de chiffres, ayant évidemment rapport aux affaires de mister Boffin. Toujours sur le bureau, une feuille de papier collée sur toile, vernie, et roulée comme une carte de géographie. « Peut-être un plan, » se dit Bella. Mais quelle est sa surprise en voyant le placard descriptif de la découverte de John Harmon. Toute tremblante, elle s’empresse de rouler ce placard sinistre et de le rattacher comme il était avant ; puis elle continue son inspection.

Furetant dans tous les coins, elle tombe sur une gravure élégamment encadrée : la tête gracieuse d’une femme charmante, suspendue dans l’ombre, à côté du fauteuil. « Oh ! monsieur ! dit Bella en s’arrêtant devant ce portrait, oh ! monsieur ! je crois deviner à qui vous supposez que cela ressemble ; mais c’est surtout votre impudence que cela rappelle. » Ayant dit ces mots, elle décampe, non-seulement parce qu’elle est blessée, mais parce qu’il n’y a plus rien à voir.

« Ma, dit-elle en reparaissant dans la cuisine, ayant encore un peu de rouge au front, vous et Lavinia vous vous figurez que je ne suis bonne à rien ; je veux vous prouver le contraire, c’est moi qui ferai le dîner.

— Impossible, dit la noble mère ; je ne permettrai pas que vous fassiez la cuisine avec une pareille toilette.

— Ma toilette, reprend gaiement Bella en fouillant dans un tiroir, je vais la couvrir du haut en bas ; un tablier fera l’affaire, avec une serviette pour le corsage ; quant à la permission, je vous déclare que je m’en passe.

— Faire la cuisine maintenant, Bella ! vous qui ne l’avez jamais faite quand vous étiez ici !

— Oui, Ma, je ne l’ai jamais faite, et je vais la faire. »

Elle attache son tablier, prend des épingles, se fait une bavette qui lui arrive au menton, comme si, la prenant par le cou, la toile voulait l’embrasser. Rien de plus charmant que ce menton et ces joues à fossette au-dessus de la toile blanche ; et derrière celle-ci, le corsage ne l’est pas moins. « À présent, dit-elle en prenant ses cheveux à deux mains, et en les éloignant de son front, par où faut-il commencer ?

— D’abord, répond missis Wilfer d’un ton solennel, il faut, si vous persistez dans une résolution que je regarde comme entièrement incompatible avec l’équipage dans lequel vous êtes venue…

— Je persiste, Ma.

— Il faut d’abord mettre les poulets au feu.

— Certes, dit Bella ; et qui plus est, il faut les enfariner, les embrocher et les faire tourner. Voyez comme cela va bien ! ajoute-t-elle en imprimant à son rôti une allure rapide. Après, Ma ?

— Après, dit la noble dame qui agite ses gants pour protester contre cette usurpation du sceptre culinaire, je vous recommanderai de voir si le lard qui est dans la poêle est suffisamment revenu, et si les pommes de terre sont cuites, ce dont vous vous assurerez en y enfonçant une fourchette. Enfin, il faudra s’occuper des légumes, si toutefois vous persistez dans cette conduite peu séante.

— Oui, Ma, je persiste. » Et Bella pense à une chose, oublie l’autre, s’occupe de cette autre, oublie la troisième, se la rappelle tout à coup, est distraite par la quatrième, et, à chacune de ces fautes, imprime aux malheureux poulets un tour plus vif qui rend leur cuisson très-chanceuse. Mais c’est bien amusant de cuisiner.

Pendant ce temps-là, miss Lavvy met la table, et va de la cuisine à la salle à manger. Toujours mécontente, lorsqu’il faut s’occuper du ménage, elle remplit cet office avec autant de brusquerie que de mauvaise grâce, produit un coup de vent en déployant la nappe, pose les salières et les verres comme si elle frappait à la porte, et choque les couteaux et les fourchettes de manière à faire croire que l’on se bat dans la pièce voisine.

« Regarde Ma, dit-elle à sa sœur, lorsque ayant fini sa tâche, elle revient auprès de la broche. Quand on serait la fille la plus respectueuse qu’il y ait sur terre, ce qu’on espère bien être, n’y a-t-il pas de quoi avoir envie de la battre en la voyant assise dans son coin, roide comme un piquet ?

— Suppose un peu, dit l’autre, que ce pauvre Pa soit mis dans l’autre coin, et obligé de se tenir comme elle, pour lui faire pendant !

— Ce serait impossible, ma chère, répond Lavinia, il dodelinerait tout de suite. Je ne crois pas qu’il y ait de créature au monde qui puisse se tenir aussi droite que Ma et vous peser autant sur les épaules. Voyons, Ma, qu’est-ce que vous avez ? Êtes-vous malade ?

— Je me porte à merveille, répond missis Wilfer en tournant vers Lavinia un regard plein de courage et de mépris. De quoi pourrais-je souffrir ?

— C’est que vous n’avez pas un air folâtre, Ma.

— Folâtre ! répète la dame ; quelle expression, Lavinia ! Où l’avez-vous apprise ? Pour ce qui est de moi, si je ne profère aucune plainte, si je me contente de mon sort et le supporte en silence, cela ne suffit-il pas à ma famille ?

— Eh bien ! Ma, puisque vous m’y forcez, je prendrai respectueusement la liberté de vous dire que c’est fort bien d’avoir un mal de dent annuel pour fêter le souvenir de vos noces, que votre famille vous en est très-reconnaissante, car c’est de votre part extrêmement désintéressé ; mais qu’il ne faudrait pas en avoir tant d’orgueil.

— Insolente ! dit la noble dame, osez-vous me parler ainsi, vous ma fille ! aujourd’hui même, où j’ai le plus de droit à vos respects. Dites-moi, je vous prie, savez-vous ce que vous seriez devenue si je n’avais point à pareil jour donné ma main à R. Wilfer ?

— Non, Ma ; je n’en sais rien du tout ; et de plus, avec tout le respect que j’ai pour votre science et votre pénétration, je doute fort qu’à cet égard vous en sachiez plus que moi. »

Cette vigoureuse attaque sur un point désarmé de ses retranchements aurait pu mettre l’héroïque femme en déroute ; mais le fait est demeuré incertain, grâce à l’arrivée de mister George Sampson, invité à la fête comme ami de la famille. À cette époque mister George avait transféré à Lavinia les tendres sentiments qu’il avait eus pour Bella, et se trouvait soumis par la cadette à une sévère discipline, sans doute pour le punir du mauvais goût dont il avait fait preuve en lui préférant d’abord l’aînée.

« Missis Wilfer, dit le jeune homme qui chemin faisant a préparé cette phrase originale, recevez, je vous prie, mes félicitations à propos de ce beau jour. » Elle le remercie avec un soupir, et redevient la proie de cet impénétrable mal de dents.

« Je suis étonné, reprend Georges d’un air timide, de voir miss Bella condescendre à faire la cuisine. »

Miss Lavinia tombe sur le malheureux jeune homme, le contredit vivement et lui défend de se mêler de ce qui ne le regarde pas. Cette algarade dispose George Sampson à la mélancolie, et lui fait garder le silence jusqu’à l’arrivée du Chérubin, dont la surprise, en voyant Bella s’occuper de cuisine, est encore plus grande que celle de son hôte. Bella n’en persiste pas moins, non-seulement à faire le dîner, mais à le servir. Puis déposant tablier et bavette, elle se met à table comme un hôte illustre, pour prendre part au festin.

Avant de commencer, le Chérubin rappelle d’un air joyeux « le doux motif qui nous fait en ce jour, etc. » À quoi sa noble moitié répond par un amen sépulcral, de nature à calmer l’appétit le plus violent.

« Tiens ! dit Bella en regardant son père qui découpe les poulets, comme ils ont la chair rose ! Est-ce que c’est une race nouvelle, Pa ?

— Non, chère enfant ; mais je crois qu’ils ne sont pas assez cuits.

— Ils devraient l’être, pourtant, dit la jolie femme.

— Oui, ma Belle, dit le Chérubin ; mais ils ne le sont pas. »

Le gril est mis en réquisition, et le bon Chérubin, qui, dans son ménage, remplit des fonctions peu séraphiques non moins souvent que s’il était au service des vieux maîtres, se charge de faire recuire les membres des poulets. À vrai dire, excepté de regarder fixement un point quelconque du tableau, ce qui est l’une des branches principales du service public de l’ange, ce chérubin domestique remplit toutes les fonctions du prototype ; si ce n’est qu’au lieu de souffler dans une énorme trompette ou de jouer de la contrebasse, il joue de la brosse à cirage sur les bottines de la famille ; et qu’il se hâte d’accomplir, d’un air joyeux, tous les services qu’il peut rendre, au lieu de rester en l’air, dans des raccourcis impossibles.

Bella vient partager les soins qu’il donne à cette cuisson complémentaire, ce dont il est ravi ; puis elle le plonge dans des transes mortelles en lui demandant, lorsqu’ils reviennent à leurs places, comment on accommode les poulets à Greenwich, et si vraiment les dîners qu’on fait là-bas sont aussi agréables qu’on le prétend. Les signes de tête et les clignements d’yeux du pauvre homme font tellement rire la malicieuse enfant qu’elle en avale de travers ; au point que Lavinia se croit obligée de lui frapper dans le dos, ce qui la fait rire davantage, et finit par faire rire le pauvre Pa. Mais à l’autre bout de la table, missis Wilfer est un puissant correctif à cette folle gaieté.

« Je crains, mon trésor, lui dit le Chérubin dans l’innocence de son âme, et avec des intentions conciliantes, je crains que vous ne soyez pas à votre aise.

— Pourquoi cela, R. Wilfer ? demande-t-elle d’une voix sonore.

— Parce que, mon amour, vous paraissez un peu souffrante.

— Pas du tout, répond-elle sur le même ton.

— Accepteriez-vous cette lunette de volaille, cher trésor ?

— J’accepterai tout ce qu’il vous plaira de m’offrir, R. Wilfer.

— Est-ce le morceau que vous aimez ?

— Je l’aime autant qu’un autre, R. Wilfer. »

Et s’immolant au bien-être général, cette femme majestueuse se met les morceaux dans la bouche, comme si elle faisait manger quelqu’un devant un public imposant. Bella n’a pas seulement apporté les poulets, mais encore du dessert, et deux bouteilles de vin, ce qui donne à la fête un éclat sans précédent. L’héroïne fait les honneurs du premier toast à son époux, et boit à la santé de R. Wilfer.

« Merci, répond le brave homme. À la vôtre, cher trésor.

— À papa et à maman, dit Bella.

— Non, répond la noble dame, je ne crois pas le devoir. J’ai bu à la santé de votre père ; cela suffit. Cependant si vous insistez pour me comprendre dans le toast que vous lui adressez, ma gratitude n’y fera pas d’objection.

— Qu’est-ce que cela signifie ? s’écrie Lavinia. Est-ce que nous ne sommes pas là pour fêter le jour qui vous a unis tous les deux ?

— Quelle que soit la circonstance qui rende ce jour mémorable, ce n’est pas celui où je permettrai à l’un de mes enfants de me manquer. Ainsi donc, Lavinia, je vous demande, et au besoin, je vous ordonne, de modérer vos expressions. Et à ce propos, R. Wilfer, il convient de rappeler que c’est à vous de commander et à moi d’obéir ; car c’est vous qui êtes le maître. Je boirai donc à ma santé, comme à la vôtre, puisque tel est votre désir. » L’obéissante épouse avale ce toast avec une rigidité effrayante.

« Cher trésor, insinue Rumty, j’ai réellement peur que vous n’alliez pas bien.

— Au contraire, je vais à merveille. De quoi souffrirais-je ?

— Je pensais que peut-être votre pauvre figure… vos douleurs névralgiques…

— Ma figure peut endurer le martyre ; qu’importe, si elle est souriante, et que personne ne s’en doute ? » Elle sourit en effet ; mais de telle manière que George Sampson paraît en avoir le sang figé dans les veines. Il pâlit tellement à la vue de ce sourire, qu’il se croit obligé d’expliquer l’impression qu’il éprouve.

« En un jour comme celui-ci, répond missis Wilfer, l’esprit devient naturellement rêveur, et ne peut s’empêcher de remonter le cours des ans. » L’impertinente Lavvy se croise les bras d’un air malicieux, et murmure quelques mots inintelligibles. « Mon esprit, continue la noble épouse d’un ton déclamatoire, me représente Pa et Ma (c’est à mes parents que je fais ici allusion), me les représente, dis-je, à une époque antérieure au jour dont nous célébrons l’anniversaire. Je passais pour être de grande taille ; il était possible que je le fusse en effet ; mais Pa et Ma étaient incontestablement d’une haute stature. J’ai rarement vu de plus belle femme que ma mère, jamais que mon père.

— Si beau que fût grand-papa, ce n’était pas une femme, dit l’impétueuse cadette.

— Votre aïeul, reprend missis Wilfer d’un ton imposant, était tel que je le dépeins, et il eût terrassé n’importe lequel de ses descendants qui aurait osé le mettre en doute. L’un des rêves de ma mère était de me voir épouser un homme exceptionnellement grand. Cette prédilection pour les hommes de grande taille pouvait être une faiblesse ; mais elle fut partagée par le Grand Frédéric. »

Ces paroles sont adressées à Georges Sampson, qui, n’ayant pas le courage d’entrer en lice et de relever le gant, est replié sous la table et a les yeux baissés. Missis Wilfer, ayant vainement attendu la réplique du jeune homme, continue donc, et reprend d’une voix plus forte, afin de redresser mister George : « Ma mère paraissait avoir une vague intuition de ce qui devait arriver, car elle me disait souvent : « N’épousez pas un petit homme ; promettez-le-moi, ma fille, pas un petit homme ! » De son côté, mon père (il avait énormément d’humour) me faisait observer que les baleines ne s’alliaient point aux sardines. Sa société, comme on peut le croire, était avidement recherchée par tous les hommes d’intelligence. Les beaux esprits du jour faisaient de notre maison leur rendez-vous habituel. J’y ai vu à la fois trois graveurs y échanger les saillies les plus fines, les mots les plus piquants. »

Ici, George Sampson rendant enfin les armes, dit en s’agitant sur sa chaise, que trois hommes d’esprit c’était beaucoup, et que ces réunions devaient être bien amusantes.

« Parmi les membres les plus éminents de ce cercle distingué se trouvait un gentleman ayant six pieds quatre pouces. Ce n’était pas un graveur.

— Naturellement, dit George, sans savoir pourquoi il dit cela.

— Ce gentleman était assez aimable pour m’honorer d’attentions dont le sens ne pouvait m’échapper. » (Mister Sampson murmure que lorsque la chose en vient là, il est facile de la comprendre.) « Je déclarai immédiatement à mes parents que ces attentions étaient déplacées, et que je priais ce gentleman de ne pas continuer ses avances. On me demanda si je le trouvais trop grand ; je répondis que ce n’était pas sa taille, mais son intelligence qui était trop haute pour moi. Notre maison, ajoutai-je, est montée sur un pied trop brillant, le ton en est trop élevé, pour que je puisse le maintenir, moi, simple femme, dans la vie quotidienne. Ma pauvre mère, je me le rappelle, frappa alors dans ses mains en s’écriant : « Cela finira par un petit homme ! »

Mister Sampson jette un coup d’œil sur son hôte, et secoue la tête d’un air abattu.

« Ma mère en vint à me prédire que non-seulement il serait petit, mais d’une intelligence bien au-dessous de la moyenne. C’était, il est vrai, dans le paroxysme de sa déception maternelle. » Ici missis Wilfer prend une voix sombre et creuse, comme s’il s’agissait d’une histoire de revenant. « Un mois ne s’était pas écoulé, dit-elle, que je rencontrais R. Wilfer ; et l’année n’était pas révolue qu’il devenait mon mari. Il est naturel qu’en un jour comme celui où nous nous trouvons, ces sombres coïncidences reviennent à la mémoire. »

Délivré du regard de missis Wilfer, George Sampson respire, et fait cette remarque singulièrement originale : qu’il est impossible d’expliquer ces sortes de pressentiments. Rumty se gratte la tête ; il jette un regard confus autour de la table, arrive à sa noble épouse, la voit enveloppée d’un nuage plus sombre que jamais, et lui exprime de nouveau ses craintes : « J’ai réellement peur, cher trésor, que vous ne soyez souffrante.

À quoi elle répond une fois de plus : — Au contraire ; je me porte à merveille. »

La position de mister George à cette agréable fête est vraiment digne de pitié. Il n’est pas seulement expose sans défense aux harangues de missis Wilfer ; il a énormément à souffrir du côté de Lavinia, qui voulant montrer à sa sœur qu’elle fait de lui tout ce qu’elle veut, et qui, d’autre part, ayant à le punir de l’admiration qu’il a toujours pour Bella, lui fait mener une vie de chien. Placé entre l’éloquence de la mère, et les rigueurs de celle à qui, dans son abandon, il a voué ses hommages, ce malheureux jeune homme fait vraiment peine à voir. Que son esprit fléchisse sous le poids qui l’accable n’a donc rien d’étonnant, d’autant plus que cela a toujours été un esprit courbatu, et peu solide sur ses jambes.

Ainsi furent employées les heures souriantes jusqu’au moment où il fallut partir. Les fossettes de Bella savamment enfermées dans les brides du chapeau, et les adieux échangés, le père et la fille sortirent de la maison.

« Eh ! bien, cher Pa, l’anniversaire est terminé ; vous en voilà quitte, dit la jolie femme.

— Oui, mon enfant ; encore un de passé ! » répliqua Rumty en respirant à pleins poumons, comme une personne à qui l’air fait du bien. Bella pressa contre elle le bras de son père, et y donna de petites tapes consolantes.

« Merci, chère enfant, dit-il, comme si elle lui eût parlé ; cela va bien, chérie. Mais toi, Bella, que deviens-tu ?

— Je suis loin de m’améliorer, Pa.

— Vraiment !

— Au contraire ; je vais de mal en pis.

— Seigneur ! fit le Chérubin.

— C’est réel ; pire que jamais. Je fais tant de calculs pour savoir quel revenu je dois épouser, et quel moyen il faut employer pour cela, que je commence à en avoir le nez ridé. Est-ce que vous ne le voyez pas ? » Le Chérubin se mit à rire ; Bella lui imprima deux ou trois secousses. « Vous ne rirez pas dit-elle, quand vous verrez la jolie femme avoir le teint hâve et l’œil hagard. Je vous en préviens d’avance : il est impossible que la soif d’argent qui me brûle ne me dessèche pas avant peu. Cette vue-là vous fera mal ; et ce sera bien fait, puisque vous ne voulez pas me croire. Passons maintenant aux confidences : qu’avez-vous à me dire, monsieur ?

— Jo pensais, mon amour, que c’était toi qui aurais quelque chose à me confier.

— Vraiment, monsieur ? Pourquoi ne pas l’avoir demandé tout de suite ? Les confidences d’une jolie femme ne sont pas à dédaigner. Néanmoins je vous pardonne ; regardez-moi s’il vous plaît. »

Elle mit le petit index de son gant sur ses lèvres, et le posa ensuite sur les lèvres de son père. « C’est un baiser pour vous, Pa. À présent me voilà sérieuse. J’ai à vous dire… Voyons un peu… quatre secrets. Oui, Pa ; des choses très-graves ; mais entre nous ; pas un mot à personne ; vous savez !

— Allons, chérie, le no 1 ? demanda le père en installant son bras d’une façon confidentielle.

— Le no 1, Pa… Vous allez être foudroyé. De qui supposez-vous que j’ai reçu des propositions ? » Elle ne put s’empêcher de rougir, en dépit de l’insouciance qu’elle affectait. Le Chérubin la regarda en face, regarda par terre, la regarda de nouveau et déclara qu’il ne savait pas.

— De mister Rokesmith !

— Pas possible, ma chère !

— De mister Rokesmith, Pa ! Qu’en dites-vous ? »

Le Chérubin lui renvoya sa question : « Et toi, mon amour ?

— J’ai répondu non ; cela va sans dire.

— Certes, confirma le Chérubin d’un air rêveur.

— Et je lui ai dit ce que j’en pensais : un abus de confiance, un outrage envers moi.

— Assurément ; je n’en reviens pas. Il aurait dû sonder le terrain avant de se commettre ainsi. Après tout, maintenant que j’y pense, je le soupçonne d’avoir toujours eu de l’admiration pour toi.

— Un cocher de fiacre peut m’admirer, dit Bella avec un grain de la hauteur maternelle.

— Cela doit même arriver souvent, dit le Chérubin. Voyons le no 2.

— C’est à peu près la même chose, bien que ce soit moins ridicule : mister Lightwood se proposerait, si je voulais bien le permettre.

— Et tu ne lui en donnes pas la permission ?

— Naturellement, répondit la charmante fille. Il me déplaît.

— Cela suffit, dit le père.

— Mais non, reprit-elle en le secouant de nouveau, cela ne suffit pas. Vous oubliez toujours ma cupidité. Qu’il me déplaise ou non, cela ne fait rien à l’affaire ; ce qui suffit, c’est qu’il n’a pas de fortune, pas de clientèle, pas d’espérances ; en un mot, rien que des dettes.

— Ah ! fit le père avec un certain abattement. Le no 3, chérie ?

— Ceci est différent, Pa ; c’est quelque chose de bon, de généreux, de parfait. Missis Boffin me l’a dit elle-même, en confidence… Oui Pa, de sa propre bouche, et il n’y en a pas au monde de plus véridique et de plus sûre. Elle m’a dit qu’ils désiraient me voir bien mariée ; et que si je faisais un mariage qui leur convînt, ils me donneraient une dot ! » La reconnaissance fut la plus forte, et Bella fondit en larmes.

« Ne pleure pas, mignonne, dit le père en portant la main à ses yeux. Il est bien naturel que je sois un peu ému en apprenant que ma fille chérie, après tant de déceptions, n’en sera pas moins richement dotée, et pourra faire un brillant mariage. Mais toi, mignonne, il ne faut pas pleurer ; voyons, chérie, ne pleure pas. Je suis très-reconnaissant, très-heureux ; je te félicite de tout mon cœur. »

Le bon petit homme s’essuya de nouveau les yeux, et Bella, lui jetant les bras autour du cou, l’embrassa en pleine rue, l’appelant avec effusion le meilleur des pères, le meilleur des amis ; lui disant que le jour de son mariage elle se mettrait à ses genoux et lui demanderait pardon de l’avoir tourmenté ; surtout d’avoir paru insensible aux qualités d’un père si bon, si généreux, si dévoué, si sympathique, si jeune de cœur. Elle redoubla de baisers à chaque épithète, lui fit tomber son chapeau à force de l’embrasser, et rit comme une folle en voyant le chapeau roulé par le vent, et le cher Pa courir après.

Lorsque, ayant repris haleine, il lui eut redonné le bras, et qu’il se fut remis en marche : « Voyons, dit-il, ce quatrième secret. » La figure de Bella s’assombrit tout à coup.

« Je ferais mieux de n’en rien dire, répondit-elle. Laissez-moi voir encore ; il est possible que je me trompe ; je veux du moins l’espérer. » Le sérieux qu’elle mit dans ses paroles éveilla d’autant plus la curiosité de Rumty.

« C’est donc une chose à craindre ? » demanda-t-il.

Elle le regarda en hochant la tête d’un air pensif. « Et j’en suis sûre, répondit-elle. Je ne me trompe pas ; ce n’est que trop vrai !

— Tu m’inquiètes énormément ; voyons, mon amour, as-tu refusé d’autres propositions !

— Non, Pa.

— En aurais-tu accepté ? demanda le père en relevant les sourcils ?

— Non, Pa.

— Quelqu’un t’embarrasserait-il en désirant une permission que tu hésiterais à lui donner.

— Personne, du moins que je sache.

— Cela ne peut pas être quelqu’un… qui ne voudrait pas de celle que tu penserais à lui accorder, insinua le Chérubin.

— Certes non, dit Bella en secouant le bras paternel.

— Effectivement, c’est impossible. Mais je suis obligé d’insister, ou je ne dormirai pas de la nuit. Quel peut être ce quatrième secret ?

— Rien de bon, je vous assure. J’ai été longtemps sans y croire ; je ne voulais pas, je fermais les yeux, j’essayais de me tromper moi-même. C’est une chose si triste, que je ne sais comment la dire : Mister Boffin n’est plus ce qu’il était ; la prospérité le gâte.

— Je n’en crois rien, mon enfant.

— C’est malheureusement vrai ; il change de jour en jour ; pas pour moi ; il est à mon égard ce qu’il a toujours été ; mais pour les autres. Je le vois devenir capricieux, défiant, tyrannique ; il est dur et injuste ; enfin ce n’est plus le même. Si jamais la fortune a perdu un excellent homme, c’est bien lui. Et cela ne m’étonne pas ; la fascination de l’argent est si terrible ! Pensez donc ! J’en vois l’effet, je le déteste, je le redoute ; je sais que la fortune me sera encore bien plus mauvaise qu’à lui ; et je n’ai qu’une pensée, qu’un désir : être riche ! Dans la vie je ne vois qu’une chose : l’argent, l’argent, toujours l’argent, et pas d’autre existence que celle qu’il peut donner ! »