Traduction par Henriette Loreau.
Hachette (tome 2p. 223-233).


XVII

CHŒUR SOCIAL


La vente des effets et des meubles de mister Lammle, y compris un billard (en grosses capitales), vente à l’encan, vente après saisie, vient d’être annoncée au public sur un tapis de foyer suspendu dans Sackville-street, et l’ébahissement le plus profond siège sur les figures de toutes les connaissances de mister et de missis Lammle. Mais personne n’est aussi ébahi qu’Hamilton Vénéering, esquire, Membre du Parlement, lequel Hamilton découvre que parmi les gens qu’il porte dans son cœur, les Lammle sont les seuls qui ne soient pas les plus anciens et les plus chers amis qu’il ait au monde. Anastasia, femme du député de Vide-Pocket, partage, en fidèle épouse, la découverte et l’étonnement de son mari. Peut-être le couple Vénéering croit-il devoir ce dernier sentiment à sa réputation, en ce sens qu’il fut une époque où l’on disait tout bas que les fortes têtes de la Cité se secouaient quand on parlait devant elles des immenses affaires et de la fortune de Vénéering.

Ce qu’il y a de certain, c’est que ni le mari, ni la femme ne peuvent trouver de mots pour exprimer leur surprise ; et il est indispensable qu’ils offrent un repas d’ébahissement aux amis les plus anciens et les plus chers qu’ils aient au monde ; car on a remarqué, dans les derniers temps, que, quelque chose qu’il arrive, ils donnent un repas pour la circonstance.

Être invité chez les Vénéering est passé, pour lady Tippins à l’état chronique, ainsi que l’inflammation qui en résulte.

Boots et Brewer montent en cab, et vont et viennent, sans qu’on leur connaisse d’autres affaires que de recruter des gens qui aillent dîner chez Vénéering. Celui-ci arpente les couloirs législatifs, dans l’intention de piéger des convives parmi ses honorables collègues. Missis Vénéering a dîné hier avec vingt-cinq figures inconnues ; aujourd’hui elle leur a porté sa carte et leur enverra demain une invitation à dîner, pour d’après-demain en huit. Avant que ce dîner soit digéré, elle ira visiter les frères et les sœurs, les oncles et les tantes, les neveux et les cousins des précédents, et les invitera à dîner chez elle. Tout le monde accepte ; et c’est toujours comme autrefois, non pas pour dîner avec les Vénéering, mais pour dîner chez eux, les uns avec les autres.

Après tout, qui sait ? peut-être Vénéering trouve-t-il un bénef à ces dîners coûteux, en ce sens qu’ils lui créent des partisans.

Mister Podsnap, en sa qualité d’homme représentatif, n’est pas le seul qui se montre jaloux de sa propre dignité, et par suite défende avec aigreur celles de ses connaissances qui ont obtenu de lui un certificat : leur abaissement pourrait l’amoindrir. « Les chameaux d’or et d’argent, les seaux à glace, toute la décoration de la table de Vénéering produit beaucoup d’effet ; et lorsque moi, Podsnap, j’annonce, entre parenthèses, que j’ai dîné lundi avec cette magnifique caravane, je tiens pour une offense personnelle tout ce qui tendrait à en déprécier la valeur. Je ne fais pas étalage de pareils ornements, ce luxe est au-dessous de moi : je suis un homme plus solide, — mais enfin cette caravane s’est chauffée au soleil de mes regards ; dès lors, monsieur, comment osez-vous me faire entendre que j’ai rayonné sur des chameaux qui ne sont pas irréprochables ? »

Sortie du buffet, la caravane est en train de se fourbir pour le dîner d’ébahissement, donné à l’occasion de la ruine des Lammle ; et mister Twemlow, étendu sur son canapé, au-dessus des écuries de Duke-street, éprouve un certain malaise en raison de deux pilules qu’il a prises dans la journée, sur la foi de la notice qui accompagne la boîte (se vend un schelling, timbre compris), notice où il est dit que ces pilules, éminemment salutaires, sont spécialement destinées, comme mesure précautionnelle, à tous ceux qui se livrent aux plaisirs de la table.

Tandis qu’une pilule insoluble, arrêtée dans son gosier, et la sensation d’un résidu gommeux, errant lentement un peu plus bas, écœurent le gentleman, un domestique vient annoncer à celui-ci qu’une lady est sur le carré et demande si elle peut le voir.

« Une lady ! s’écrie Twemlow, en lissant son plumage ébouriffé. Priez cette lady de vous faire la grâce de vous dire son nom. »

Elle se nomme missis Lammle, et ne dérangera mister Twemlow qu’une minute. Elle est certaine que mister Twemlow la recevra ; il suffira de la nommer. Surtout que le domestique n’écorche par son nom. Si elle avait une carte, elle l’enverrait ; mais elle n’en a pas.

« Faites entrer », dit le gentleman ; et la dame est introduite.

Le petit logement de Twemlow est meublé d’une façon très-modeste, à l’ancienne mode (un peu comme la chambre de la femme de charge à Snigsworthy-Park) ; il ne s’y trouverait pas le moindre ornement, n’était une gravure qui représente le sublime Snigsworth regardant avec hauteur et mépris une colonne corinthienne, ayant à ses pieds un énorme rouleau de vélin, et derrière lui un rideau pesant qui va lui tomber sur la tête. Ces accessoires, on doit le comprendre, expliquent que le noble lord est représenté à l’instant où il sauve le pays.

« Madame, veuillez vous asseoir. »

Missis Lammle prend le siège qui lui est offert et entame la conversation.

« Vous avez appris notre revers de fortune, monsieur, je n’en doute pas ; ces nouvelles-là vont vite ; surtout chez les amis. » Twemlow, qui pense au dîner de Vénéering, avoue qu’en effet il l’a entendu dire.

« Après ce qui s’est passé entre nous, reprend missis Lammle d’un ton sec et mordant, qui fait reculer le doux gentleman, vous avez dû en être moins étonné que beaucoup d’autres ; et, si j’ai pris la liberté de venir, c’est pour ajouter une sorte de post-scriptum à ce que je vous ai dit ce certain jour. »

La perspective d’une nouvelle complication rend la figure de mister Twemlow encore plus sèche et plus terreuse. « Madame, dit-il avec un profond malaise, je regarderais comme une véritable faveur si vous vouliez bien ne pas pousser plus loin la confidence. Je me suis efforcé toute ma vie, qui malheureusement n’a guère eu d’autre but, efforcé d’être inoffensif, de rester en dehors de toute cabale, de toute ingérence. »

Douée d’infiniment plus de pénétration que le gentleman, Sophronia trouve inutile de regarder Twemlow quand il parle, tant il est facile de deviner ce qu’il ressent. « Mon post-scriptum, je conserve l’expression, dit-elle en le regardant cette fois pour donner plus de force à ses paroles, mon post-scriptum répond à votre désir. Je ne viens pas vous demander votre concours ; mais, au contraire, la plus stricte neutralité. »

Voyant qu’il va répondre, elle détourne les yeux, sachant que ses oreilles suffiront pour recevoir le contenu de ce faible vase.

« Je ne crois pas, réplique Twemlow d’une voix tremblante, pouvoir refuser la communication que vous me faites l’honneur de désirer me faire. Mais si je peux vous le demander, en y mettant toute la délicatesse possible, je vous supplie, madame, de vouloir bien rester dans les limites que vous avez posées vous-même.

— Vous vous rappellez, monsieur, reprend-elle en intimidant le petit gentleman par la dureté de ses manières, que je vous ai confié certaine chose, avec mission d’en faire part à qui de droit, si vous le jugiez convenable.

— Ce que j’ai fait, dit Twemlow.

— Et ce dont je vous sais gré, bien que je me demande comment j’ai pu trahir mon mari pour cette petite, qui au fond n’est qu’une sotte. J’ai été simple comme elle autrefois, c’est probablement la raison. »

Voyant l’effet que produisent sur le doux vieillard son rire sec et son regard froid et perçant, elle continue sur le même ton. « S’il vous arrivait, monsieur, de trouver mon mari et moi investis de la confiance d’une personne quelconque, serait-ce une de vos connaissances, peu importe, vous n’auriez pas le droit de faire usage contre nous du secret qui vous a été confié pour un objet spécial. Voilà, monsieur, tout ce que je voulais vous dire : ce n’est pas une condition que je vous impose ; c’est une promesse que je vous rappelle. »

Twemlow porte sa main à son front, en se murmurant quelque chose à lui-même.

« M’étant confiée à votre honneur, le fait est bien simple, continue missis Lammle, tellement simple que je n’ajouterai pas un mot ; votre silence m’est acquis. »

Sophronia le regarde jusqu’à ce que, haussant les épaules, il lui fasse un petit salut de côté qui signifie : vous pouvez compter sur moi. Elle s’humecte les lèvres, et paraît éprouver un certain soulagement. « J’ai promis de ne rester que deux minutes, et ne veux pas vous retenir davantage.

— Un moment ! dit Twemlow en se levant avec elle. Veuillez m’excuser, madame : je ne vous en aurais jamais parlé ; mais, puisque vous-même vous me rappelez cette affaire, permettez-moi de vous dire toute ma façon de penser. Était-il conséquent, après la mesure que vous avez cru devoir prendre contre mister Fledgeby, de vous adresser à ce gentleman, comme à un ami sincère, et de lui demander un service ; en supposant toutefois que vous l’ayez fait, car je n’ai à cet égard aucune donnée personnelle.

— Il vous l’a dit, alors ?

— Oui, madame.

— C’est bizarre, reprend missis Lammle d’un air pensif. Je vous en prie, monsieur, où a-t-il pu vous dire cela ? »

Twemlow hésite. Elle est non-seulement plus grande et plus forte que lui, mais elle a une façon de le regarder qui lui fait tellement sentir son désavantage, qu’il voudrait être de l’autre sexe.

« Je vous demande où la chose a été dite, et vous promets le secret.

— Je dois avouer, répond le doux Twemlow, que ce n’est pas sans remords que j’ai entendu mister Fledgeby ; et qu’en l’écoutant, je me suis apparu sous un triste jour, surtout quand ce jeune homme insista, avec la plus grande obligeance, pour me rendre un service : le même, précisément, qu’il vous rendait alors. »

La délicatesse du gentleman le force à ajouter cette phrase. Autrement, pense-t-il, je me trouverais dans la position avantageuse d’un homme qui n’a pas d’embarras pécuniaires, tandis que je connais les siens.

« Mister Fledgeby a-t-il été aussi heureux à votre égard qu’au nôtre ? demande missis Lammle.

— Aussi malheureux, madame.

— Pourriez-vous me dire où vous l’avez-vu, monsieur ?

— Mille pardons, madame, j’avais l’intention de le faire. J’ai rencontré mister Fledgeby, par hasard, à l’endroit même où j’avais dû me rendre, c’est-à-dire chez mister Riah, Sainte-Mary-Axe.

— Vous êtes donc entre les mains de ce Juif ?

— Malheureusement, madame, répond Twemlow. Le seul billet qu’il me soit arrivé de souscrire, la seule dette que j’aie eue de ma vie, et que je ne conteste pas, veuillez le croire, est entre les mains de mister Riah.

— Mister Twemlow, dit Sophronia en plongeant ses yeux dans ceux du petit gentleman, qui s’y opposerait s’il le pouvait, mais qui ne le peut pas, votre billet est entre les mains de mister Fledgeby. Je vous dis cela pour votre gouverne : mister Riah est son masque. Le renseignement peut vous servir, ne serait-ce que pour vous empêcher d’être dupe, et de juger les autres par vous-même.

— Impossible ! s’écrie Twemlow saisi d’horreur ; comment le savez-vous ?

— Je ne pourrais pas vous dire ; une foule de circonstances, inaperçues jusqu’alors, ont pris feu subitement et m’ont éclairée.

— Mais vous n’avez pas de preuves ?

— C’est étonnant, dit Sophronia d’un air froid et dédaigneux, combien les hommes les plus différents de caractère ont parfois de ressemblance. Est-il deux êtres qui aient moins de rapport entre eux que mister Twemlow et mister Lammle ? cependant ils me répondent tous deux la même chose, et emploient les mêmes termes.

— C’est naturel, madame, répond Twemlow, qui se hasarde à discuter ; si nous employons les mêmes termes, c’est parce que réellement vous n’avez pas de preuves.

— Les hommes sont intelligents à leur façon, réplique Sophronia en lançant un coup d’œil hautain au portrait du grand Snigsworth, et en imprimant à sa jupe une dernière secousse pour la remettre en ordre ; mais ils manquent d’une certaine lumière. Mon mari est loin d’être ingénu ; il est soupçonneux par nature, et il ne voit pas plus ce fait évident que mister Twemlow, parce qu’il n’a pas de preuves. Neuf femmes sur dix n’en demanderaient pas, et verraient la chose aussi bien que moi. C’est égal ; je n’aurai pas de repos que je n’en aie convaincu mon mari, ne fût-ce qu’en souvenir de la trahison de ce monsieur qui m’a baisé la main ; et je vous conseille de vous tenir pour averti. Elle se dirige vers la porte ; mister Twemlow l’accompagne ; il a, dit-il, l’espoir que les affaires de mister Lammle ne sont pas dans un état désespéré.

« Je n’en sais rien, répond mistress Lammle, qui s’arrête et suit les contours du papier de la muraille avec le bout de son ombrelle ; cela dépend ; il y aura peut-être moyen d’en sortir ; nous le saurons bientôt. Si cela manque, nous faisons banqueroute, et nous passons à l’étranger. »

Mister Twemlow fait observer qu’on peut y vivre d’une manière fort agréable.

« Oui, répond Sophronia, qui dessine toujours sur le mur ; seulement je doute que de vivre à une table d’hôte malpropre, n’ayant pour ressources que les cartes, le billard et le reste, appartienne à cette manière-là.

— C’est beaucoup pour mister Lammle, insinue Twemlow, bien que profondément choqué, c’est beaucoup d’avoir auprès de lui un être dévoué à sa fortune, dont l’influence salutaire l’empêchera de recourir à des moyens qui seraient désastreux pour son honneur.

— Mon influence ? mais il faut boire et manger, mister Twemlow, se loger et se vêtir. Quant à rester près de lui, il n’y a pas là de quoi me vanter ; que puis-je faire à mon âge ? Nous nous sommes trompés en nous épousant, il faut en subir les conséquences, porter ensemble notre fardeau ; c’est-à-dire s’ingénier pour avoir le dîner du jour et le déjeuner du lendemain, jusqu’à ce que la mort nous sépare. »

En disant ces mots, elle ouvre la porte, et descend l’escalier, d’où elle passe dans Duke-street, quartier Saint-James.

Twemlow regagne son canapé, et met sa tête brûlante sur le crin luisant du petit traversin, avec la persuasion qu’une pénible entrevue n’est pas ce qu’il faut s’administrer à la suite de pilules d’un effet si étroitement lié aux plaisirs de la table. Néanmoins, sur les six heures, le digne petit gentleman est un peu mieux ; il met ses bas de soie et ses escarpins démodés pour se rendre au dîner Vénéering ; et sept heures du soir le voient trotter dans Duke-street, faisant l’économie d’une voiture de six pence.

À force de dîner en ville, l’aimable Tippins est tombée dans un tel état qu’un esprit mal fait voudrait au moins la voir souper : ce serait un changement ; puis elle irait se coucher. Tel est le désir d’Eugène Wrayburn, qui, à l’arrivée de mister Twemlow, regarde Tippins de l’air le plus maussade, tandis que la folâtre créature le plaisante au sujet des droits qu’il a depuis si longtemps au sac de laine[1].

Mortimer est également l’objet des agaceries de Tippins ; elle lui réserve des coups d’éventail pour avoir été garçon d’honneur au mariage de ces… comment les appelle-t-on ? des gens sans foi, que l’on croyait riches, et qui n’ont ni feu ni lieu. L’éventail, quoique réservé à Mortimer, est néanmoins en pleine activité, et frappe en face de tous les hommes, avec un bruit sans nom, quelque chose d’affreux : comme le claquement des os d’un squelette.

Une nouvelle espèce d’amis intimes a poussé dans la maison depuis que Vénéering est membre du Parlement dans l’intérêt du bien public, et Anastasia a pour eux des attentions particulières. Ces nouveaux amis ont cela de commun avec les astres, que l’on ne peut en parler qu’en se servant des plus gros chiffres. L’un d’eux, au dire de Buffer, est un entrepreneur, qui, directement ou indirectement (on en a fait le calcul), emploie cinq cents et quelques mille hommes. Celui-ci, d’après Brewer, est président d’un si grand nombre de comités, et ces comités sont si éloignés les uns des autres, qu’il ne fait jamais moins de trois mille milles en chemin de fer par semaine.

En voilà un qui n’avait pas un schelling il y a dix-huit mois, et qui, par l’effet de son génie et de ses coupons, achetés sans espèces à 85 et revendus au pair argent comptant, possède aujourd’hui trois cent soixante-quinze mille livres. Buffer insiste particulièrement sur cet appoint de soixante-quinze mille, et refuse d’en rabattre un farthing.

Ces Pères de l’Église du dividende excitent la verve de lady Tippins ; elle en devient facétieuse, les regarde à travers son lorgnon, et, entre autres plaisanteries, demande à Boots, à Brewer et à Buffer, si, en échange de son amour, ces hommes éminents consentiraient à l’enrichir.

Vénéering, dans son genre, n’est pas moins occupé de ces chefs de l’Église, et se retire pieusement dans la serre, d’où s’échappe de temps en temps le mot comité. Il y apprend de la bouche de ces héros du dividende comment on doit laisser à sa gauche la vallée du piano, suivre la ligne du manteau de la cheminée, se rendre au candélabre par un chemin de traverse, saisir à la console le trafic des voies ferrées et autres moyens de transport, enfin, couper les branches et les racines de l’opposition dans l’embrasure de la fenêtre.

Mister Podsnap est au nombre des convives, ainsi que missis Podsnap, en qui les chefs de l’Église découvrent une femme superbe. Elle est consignée à l’un d’eux : celui qui emploie cinq cents et quelques mille individus, et conduite par cet homme important à la gauche du maître de la maison. La sémillante Tippins qui est à côté d’elle, c’est-à-dire à la droite de Vénéering (mais celui-ci ne compte pas) demande qu’on lui parle de ces amours de marins. « Est-ce que réellement ils vivent de biftecks crus, et boivent du porter à même le tonneau ? »

Mais en dépit de ces légères escarmouches, on sent qu’on est là pour s’étonner ; il faut être surpris, c’est un dîner d’ébahissement ; et Brewer, qui a une réputation à soutenir, devient l’interprète de l’instinct général. « Ce matin, dit-il, en saisissant le premier instant de silence, j’ai pris un cab, et me suis rendu à la vente.

— Moi aussi », dit Buffer.

Mais qu’il y soit allé ou non, personne ne s’en inquiète.

« Comment cela s’est-il passé ? demande Vénéering.

— Tout cela, dit Brewer en cherchant du regard à qui faire sa réponse, et en choisissant Lightwood, au lieu de s’adresser à qui de droit, tout s’est donné pour un morceau de pain : d’assez jolies choses ; mais rien n’a monté.

— C’est ce que j’ai appris, dit Lightwood.

— Je voudrais bien savoir, si toutefois il est permis de le demander à l’homme de loi, qui a peut-être la confiance de la famille, dit Brewer, comment ces gens-là ont fait pour arriver à une débâcle totale ? »

Brewer a d’abord séparé les mots, puis les syllabes pour donner plus de force à ses paroles. Lightwood répond qu’en effet il a été consulté ; mais que n’ayant pas trouvé le moyen d’empêcher la saisie, il a renoncé à l’affaire. Il ne commet donc pas d’indiscrétion en supposant que ces gens-là se sont ruinés parce qu’ils faisaient plus de dépenses qu’ils n’avaient de revenu.

— Mais, s’écrie Vénéering, comment peut-on dépenser plus qu’on n’a ? c’est incompréhensible. »

Chacun sent que le coup a porté ; le chimiste, qui passe en offrant du champagne, a l’air de parfaitement comprendre et d’être en mesure d’expliquer cette énigme.

Anastasia pose sa fourchette, se presse les mains par le bout des doigts, et s’adressant au Père de l’Église qui ne fait pas moins de trois mille milles par semaine, demande comment une mère peut regarder son bébé, quand elle sait qu’elle dépense plus que son mari n’a de rente. Elle ne se le figure pas.

(Eugène dit, entre parenthèses, que mistress Lammle n’ayant pas d’enfant, n’a pas de bébé à regarder).

« C’est vrai, répond missis Vénéering, mais le principe est le même.

— Évidemment, dit Boots.

— Évidemment », ajoute Buffer ; mais il est dans la destinée de celui-ci de toujours nuire à la cause qu’il épouse. Chacun avait accepté que le principe était le même, Buffer le reconnaît, et, aussitôt, un murmure général s’élève pour attester que le principe est différent.

« Ce que je ne comprends pas, dit le Père aux trois cent soixante-quinze mille livres, zéro pence, zéro farthings, c’est que les gens dont il est question, s’ils étaient de la société, et je crois qu’ils en font partie ?… »

Vénéering est obligé de convenir qu’ils ont souvent dîné à sa table, et que c’est même chez lui qu’a eu lieu le repas de noces.

— Eh bien ! reprend le susdit Père, je ne comprends pas comment leurs dépenses, quand elles auraient excédé leurs revenus, ont pu les conduire à ce qui a été qualifié de débâcle totale ; car, pour les gens d’une certaine classe, il y a toujours moyen d’arranger les affaires. »

Eugène, qui ce soir paraît être d’humeur sombre, fait une nouvelle objection. « Supposez, dit-il, que vous n’ayiez rien, et que vous dépensiez davantage ? »

Ce cas est trop insolvable pour que le Père s’en occupe ; trop insolvable pour occuper n’importe qui, ayant le respect de soi-même ; et le fait est repoussé par tout le monde avec indignation. Mais que des gens d’une certaine classe soient totalement ruinés est une chose si étourdissante que chacun est tenu d’en chercher le motif.

« Il a joué, suppose l’un des Pères.

— Ou spéculé, sans savoir que la spéculation est une science, dit un collègue du précédent,

— Les chevaux, articule Boots.

— Deux ménages », confie lady Tippins à son éventail.

Mister Podsnap ne disant rien, on lui demande son opinion. « Ne m’en parlez pas, dit-il l’œil en feu et la voix irritée, je ne discute point les affaires de ces gens-là. Ce sujet m’est odieux ; ce sujet me blesse, m’offense, me soulève le cœur. »

Et arrondissant le bras droit, mister Podsnap balaye de la surface de la terre ces êtres incompréhensibles, qui ont fait plus de dépense qu’ils n’avaient de revenu et sont arrivés à une entière débâcle.

Eugène, étendu sur sa chaise, regarde mister Podsnap avec une certaine irrévérence, et va peut-être faire une nouvelle objection quand on aperçoit le chimiste en lutte avec le cocher. Celui-ci paraît avoir le désir d’approcher des convives ; il tient à la main un petit plat d’argent, comme s’il voulait quêter pour sa famille. Le chimiste lui barre le passage, et l’arrête près du buffet. La majesté, sinon le rang supérieur du maître d’hôtel, impose nécessairement à un homme qui n’est rien hors de son siège ; et le cocher, cédant le plateau, se retire avec perte.

Le chimiste prend la figure d’un censeur littéraire, parcourt de l’œil un chiffon de papier qui se trouve sur le plateau, le repousse au milieu, choisit le moment, s’approche de mister Wrayburn, et lui présente ledit objet ; sur quoi l’aimable Tippins dit à haute voix : « Le lord chancelier a donné sa démission. »

Eugène qui connaît la curiosité de la charmeresse, tire froidement un lorgnon qu’il essuie d’un air distrait, et lit avec lenteur le nom qu’il a vu dès qu’on lui a remis le papier. Ce nom, dont l’encre est encore humide, est celui du jeune Blight.

« On attend ? dit Eugène, qui, parlant au chimiste, lui demande cela tout bas, et par dessus l’épaule.

— On attend », répond le chimiste à voix également basse.

Eugène adresse un regard d’excuse à missis Vénéering ; il sort et trouve le clerc de Lightwood à la porte de la salle.

« Vous m’avez recommandé de vous l’amener, monsieur, quel que fût l’endroit où vous pourriez être, dit le jeune Blight, qui pour parler à l’oreille du gentleman, s’est mis sur la pointe des pieds.

« Garçon intelligent ! où est-il ? demande Eugène.

— Là, dans un cab. J’ai pensé qu’il valait mieux ne pas le laisser voir, s’il était possible ; car il tremble de la tête aux pieds, comme Glue Monge. »

Peut-être cette comparaison est-elle inspirée au jeune Blight par la vue des friandises environnantes.

« Garçon intelligent ! » répète Wrayburn, qui se rend auprès du cab. Il s’appuie négligemment à la portière dont la glace est baissée, et voit l’ignoble enfant de miss Wren. Ce dernier apporte son atmosphère avec lui, et semble avoir choisi une barrique de rhum pour en effectuer le transport.

« Allons, mister Poupées, réveillez-vous.

— Mist’Wrayburn ?

— Oui.

— L’adresse, — quinze schellings. »

Après avoir lu attentivement le sale chiffon de papier que lui a présenté l’ivrogne, et l’avoir serré avec soin dans la poche de son gilet, Eugène compte l’argent qui lui est demandé. Il commence imprudemment par mettre le premier schelling dans la main de mister Poupées, qui le jette par la portière ; ce que voyant, il dépose les quinze schellings sur la banquette. « Menez-le en voiture à Charing-Cross, dit-il au jeune Blight ; et là, débarrassez-vous de lui. »

Arrivé à la porte de la salle à manger, Wrayburn s’arrête une seconde ; il entend au-dessus du cliquetis des fourchettes, et du bourdonnement des convives, la belle Tippins dire en fausset :

« Je meurs d’envie de savoir ce qui l’a fait sortir.

— Vraiment ! murmure Eugène ; peut-être mourrez-vous si la chose est possible. Je serais de la sorte un des bienfaiteurs de l’humanité ; je m’en vais donc. »

L’air pensif, il prend son chapeau et son manteau, et s’éloigne sans être vu du chimiste.


  1. C’est-à-dire à la place de lord-chancelier ; celui-ci préside la Chambre haute, où il est assis sur un sac de laine.