Traduction par Henriette Loreau.
Hachette (tome 1p. 333-346).

XII

OISEAUX DE PROIE


Rogue Riderhood demeurait au fond du Trou de Limehouse, parmi les gréeurs, les fabricants de mâts, de poulies et de rames ; les constructeurs de bateaux, les magasins de voiles ; bref dans une espèce de cale de navire, remplie d’industriels se rattachant à la marine, quelques-uns ne valant pas mieux, quelques autres valant beaucoup plus, et aucun ne valant moins que lui.

Si peu délicat qu’il fût en général sur le choix de ses relations, le Trou de Limehouse se montrait fort réservé à l’égard de Riderhood ; il lui tournait le dos plus souvent qu’il ne lui tendait la main, et ne buvait jamais avec cet honnête travailleur, à moins que ce ne fût lui qui payât. Une partie considérable du Trou avait encore assez d’esprit public et de vertus privées pour ne pas vouloir, même dans son abaissement, entretenir de bons rapports avec un délateur. Disons toutefois, ce qui diminuait la moralité de ce sentiment, que les individus qui en faisaient profession n’avaient pas pour un témoin consciencieux beaucoup plus d’estime que pour un faux témoin.

Sans la fille dont nous lui avons entendu parler, mister Riderhood aurait fort bien pu n’avoir dans son Trou aucun moyen d’existence. Mais Plaisante Riderhood s’était créé dans Limehouse une petite position. Elle tenait sans patente, sur la plus mince échelle, ce que dans le langage populaire on désigne sous le nom de boutique à laisser, et prêtait de petites sommes sur les menus objets qu’on lui laissait en gage. À vingt-quatre ans, miss Riderhood était déjà dans la cinquième année de sa carrière commerciale. La boutique avait été fondée par sa mère ; et à la mort de celle-ci, un capital de quinze schellings, qu’elle s’était secrètement approprié, lui avait permis de continuer les affaires. L’existence de ce capital, enfoui dans un traversin, avait été le sujet des dernières paroles que la défunte lui avait dites avant de succomber à des excès de gin et de tabac, totalement incompatibles avec l’union de l’âme et du corps.

Pourquoi miss Riderhood se nommait-elle Plaisante ? Peut-être fut-il une époque où sa mère aurait pu le dire ; mais ce n’était pas bien sûr. Quant à elle, jamais elle n’avait reçu de renseignements à cet égard. Plaisante elle se trouvait, et ne pouvait l’empêcher ; on ne l’avait pas plus consultée sur ce point que sur l’événement qui l’avait fait naître, et lui avait créé le besoin d’avoir un nom. Elle possédait également (venant de son père) un œil louche qu’elle aurait sans doute refusé si on lui avait demandé son avis. À part cela, elle n’était pas précisément laide bien qu’elle fût très-maigre, eût la figure terreuse, la physionomie inquiète, et grandement l’air de son âge.

De même qu’il est des chiens, soit qu’ils chassent de race, soit qu’on les y ait dressés, qui se jettent sur certaines créatures et les déchirent jusqu’à un certain point ; de même (nous n’entendons pas faire une comparaison blessante) miss Riderhood, qu’elle le fît naturellement, ou qu’on l’y eût habituée, regardait tous les matelots comme une proie à laquelle elle pouvait mordre. Apercevait-elle une jaquette bleue, elle se jetait dessus immédiatement ; au figuré bien entendu. Cependant, à tout prendre, elle n’était pas d’une mauvaise nature ; et l’on en conviendra si l’on observe sous quel triste jour son expérience lui faisait envisager une foule de choses. Une noce venait-elle à passer ? Plaisante n’y voyait que deux individus allant chercher l’autorisation de se quereller et de se battre impunément. Un baptême ? elle n’y apercevait qu’un petit païen, allant recevoir un nom totalement superflu, puisqu’on ne l’appellerait jamais que par une épithète plus ou moins injurieuse ; un petit malheureux dont personne n’avait besoin, et qui serait tapé et bousculé, par tout le monde jusqu’à ce qu’il devînt assez fort pour taper et bousculer à son tour. Voyait-elle un enterrement ? elle n’y trouvait qu’une cérémonie improductive, conférant à ceux qui en faisaient partie une distinction temporaire, excessivement coûteuse ; une mascarade funèbre, seule réunion à laquelle le défunt eût jamais invité ses connaissances. Lui désignait-on un père de famille ? ce n’était à ses yeux que le duplicata de son propre père, qui depuis qu’elle était au monde ne lui avait témoigné sa sollicitude que par les volées de coups de poing, ou de lanière de cuir, dont il la gratifiait de temps à autre. C’est pourquoi nous disons que, tout bien considéré, Plaisante Riderhood n’était vraiment pas mauvaise. Il y avait même chez elle une légère teinte de romanesque ; et par un soir de juillet, lorsqu’adossée au montant de la porte, les bras croisés, elle quittait des yeux la rue fumante, et regardait coucher le soleil, il est possible qu’elle eût quelque vision lumineuse d’une île embaumée de l’Océanie ou d’ailleurs (ses idées en géographie étaient peu précises) où il serait doux de parcourir, avec un être sympathique, des bosquets d’arbres à pain, en attendant les navires que la brise amènerait d’Europe ; car des matelots à exploiter formaient une partie essentielle du paradis de Plaisante.

Un soir, mais non pas en été, comme miss Riderhood venait à sa porte, elle fut aperçue par un homme qui était appuyé à la maison d’en face. Il faisait presque nuit et un vent glacé soufflait avec violence. De même que la plupart des femmes du Trou, Plaisante offrait cette particularité que sa chevelure formait un nœud ébouriffé et lâche, continuellement défait, et ne pouvant entrer dans une combinaison quelconque sans avoir été préalablement tordue. À peine fut-elle donc au seuil de sa boutique, où elle venait voir ce qui se passait, que Plaisante prit ses cheveux à deux mains et les releva, suivant son habitude. C’était dans ce quartier une coutume si générale que lorsqu’il survenait une querelle, ou toute autre cause d’intérêt, on voyait ces dames accourir de tous les points, le peigne à la bouche, et relevant leurs cheveux.

Il fallait descendre trois marches pour entrer dans la boutique de Plaisante ; une misérable échoppe dont un homme quelle que fût sa taille, pouvait toucher le plafond avec la main ; cependant sur la petite fenêtre mal éclairée, parmi un ou deux mouchoirs de couleurs éclatantes, un pantalon purée de pois, quelques montres sans valeur, quelques mauvaises boussoles, un pot à tabac et deux pipes en sautoir, une bouteille de brou de noix, et quelques atroces sucreries, servant de couverture au principal trafic du lieu, se voyait un écriteau portant cette inscription :

PENSION POUR LES MATELOTS

Ayant aperçu miss Riderhood, le personnage d’en face traversa la rue, et si rapidement qu’il fut près d’elle avant qu’elle eût fini de se coiffer.

« Votre père y est-il ? demanda cet homme.

— Je pense que oui ; entrez, » répondit Plaisante en achevant son nœud.

C’était un piège que cette réponse ; Riderhood n’était pas là ; sa fille le savait de reste ; mais le questionneur ayant l’aspect marin, il ne fallait pas le laisser partir.

« Asseyez-vous près du feu, dit Plaisante, les gens de votre métier sont les bienvenus chez nous.

— Merci, » dit l’inconnu.

Il avait en effet la tournure et les mains d’un matelot ; cependant tout en reconnaissant leur souplesse caractéristique, Plaisante vit du premier coup d’œil que ses mains n’étaient pas calleuses. Il était assis, le bras gauche négligemment passé sous la cuisse, l’autre appuyé sur le bras du fauteuil de bois, tandis que la main à demi ouverte, semblait avoir laissé échapper le câble qu’elle tenait l’instant d’avant.

« Cherchez-vous une pension ? lui demanda Plaisante.

— Je n’ai encore rien décidé à ce sujet, dit l’inconnu.

— Vous ne cherchez pas par hasard une boutique à laisser ?

— Non, répondit-il.

— Non, reprit Plaisante ; vous êtes trop bien équipé pour ça. Mais si vous en aviez besoin, vous trouveriez ici l’un et l’autre,

— Je le sais dit l’inconnu, en jetant les yeux autour de la pièce, je suis déjà venu chez vous.

— Cette fois-là avez-vous laissé quelque chose ?

— Non, répondit-il en secouant la tête.

— Est-ce que vous auriez mangé ici ? »

Même réponse négative.

« Qu’est-ce que vous veniez faire alors ? Je ne me souviens pas de vous avoir vu ?

— En effet vous n’avez pas dû me voir ; il faisait nuit, et je suis resté près de la porte, pendant que mon camarade parlait à votre père ; mais je me rappelle très-bien l’endroit, dit-il en regardant autour de lui.

— Y a-t-il longtemps de cela ?

— Oui, un bout de temps ; quand je suis revenu de mon dernier voyage.

— Il y a donc longtemps que vous n’avez embarqué ?

— Mais oui ; j’ai été malade ; puis j’ai travaillé dans le port, cela m’a empêché de reprendre la mer.

— Voilà qui explique l’état de vos mains.

— Vous êtes fine observatrice, » dit-il avec un rapide sourire, auquel se joignit un regard qui embrassa Plaisante des pieds à la tête.

Ce regard causa à miss Riderhood une certaine inquiétude, et ce fut d’un air soupçonneux qu’à son tour elle examina l’étranger. Non-seulement il avait changé tout à coup de manières, et l’avait fait de sang-froid ; mais le ton qu’il avait eu d’abord, et qu’il venait de reprendre, indiquait chez cet homme une certaine confiance en lui-même : comme le sentiment d’une force cachée qui lui donnait quelque chose de menaçant.

« Votre père rentrera-t-il bientôt ? demanda l’inconnu.

— Je l’ignore.

— Il n’y a pas longtemps qu’il est sorti, puisque vous pensiez qu’il était là.

— Je croyais qu’il venait de rentrer.

— Alors il est parti depuis longtemps.

— Je ne veux pas vous tromper, dit Plaisante ; il est sur la rivière.

— À son ancienne besogne ?

— Que voulez-vous dire ? demanda-t-elle en reculant d’un pas ; que diable venez-vous faire ici ?

— Parler à votre père ; vous le verrez bien ; ce que j’ai à lui communiquer n’est pas un secret pour vous ; et rien n’empêche que vous ne restiez-là. Mais vous n’avez rien à tirer de moi ; aucun profit, miss Riderhood ; pas même une pièce de six pence. Je ne cherche ni pension, ni boutique à laisser ; rayez cela de votre esprit, et nous pourrons nous entendre.

— Mais vous êtes marin ? s’écria miss Riderhood, comme s’il y avait dans cette qualité une raison suffisante pour qu’il lui rapportât quelque chose.

— Oui et non ; je l’ai été, je peux l’être encore ; mais je ne le suis plus actuellement, et ne rentre pas dans le cercle de vos affaires. Me croyez-vous sur parole ? »

La conversation en était arrivée à ce point de justifier l’éboulement du chignon de Plaisante. Elle releva donc ses cheveux et les remit à leur place, tout en regardant l’inconnu. L’inventaire de ce costume nautique, usé par la tempête et façonné aux allures de celui qui le portait, lui fit remarquer un énorme couteau, fourré dans une gaine passée dans la ceinture, et mis à portée de la main. Un sifflet était suspendu autour du cou ; et la tête plombée d’un assommoir sortait de la poche du pardessus. L’étranger regardait Plaisante d’un air calme, plutôt même avec douceur ; mais ces appendices meurtriers, les gros favoris, et l’épaisse chevelure d’un blond fauve qui lui hérissaient la tête et les joues en faisaient un homme effrayant.

« Me croyez-vous ? » redemanda-t-il après un instant de silence. Plaisante répondit par un signe de tête aussi bref que muet. L’inconnu se leva, et resta devant le feu, les bras croisés, regardant la flamme de temps à autre ; tandis que miss Riderhood, croisant aussi les bras, s’appuyait au coin de la cheminée.

« Y a-t-il maintenant au bord de la rivière beaucoup de vols et d’assassinats ? demanda l’inconnu.

— Non, répondit Plaisante.

— Pas un seul ?

— On s’en plaint quelquefois du côté de Wapping et de Ratcliffe ; mais on dit tant de choses qui ne sont pas.

— Assurément ; d’ailleurs ce n’est pas nécessaire.

— C’est ce que je dis toujours, reprit miss Riderhood ; à quoi bon voler les matelots ? Ce n’est pas comme s’ils gardaient pour eux tout ce qu’ils possèdent. Miséricorde ! ils le lâchent bien sans qu’on le leur prenne.

— Vous avez raison, dit l’inconnu ; il n’y a pas besoin de violence pour avoir leur argent.

— Bien sûr, dit Plaisante ; qu’est-ce ça leur fait, d’ailleurs ? quand ils n’en ont plus ils se rembarquent et vont en gagner d’autre. Ça les force à reprendre la mer ; et c’est ce qu’il y a de mieux pour eux ; ils ne sont jamais à leur aise que quand ils sont à flot.

— Je vous demandais cela, reprit l’étranger en regardant le feu, parce qu’il m’est arrivé une fois d’être attaqué, et laissé pour mort.

— Pas possible ! dit Plaisante ; à quel endroit ?

— Autant que je puis croire, répondit-il en se passant la main sur le menton, et en enfonçant la gauche dans la poche de son paletot, cela devait être dans ces parages.

— Étiez-vous ivre ? demanda Plaisante.

— Oui ; mais pas d’une honnête boisson ; une gorgée avait suffi ; une seule, vous comprenez. »

Plaisante hocha la tête d’un air sérieux, voulant dire qu’elle comprenait fort bien, et qu’elle blâmait ce procédé.

« Un commerce honnête, à la bonne heure, dit-elle ; mais ça c’est autre chose. On n’a pas le droit de traiter un marin de cette façon-là.

— Cette opinion vous honore, répondit l’inconnu avec un sourire farouche ; d’autant plus, murmura-t-il entre ses dents, que je ne crois pas que ce soit celle de votre père. Oui, j’ai passé là un mauvais quart d’heure, reprit-il un instant après ; j’y ai perdu tout mon avoir ; et, dans mon état de faiblesse, il a fallu rudement lutter pour sauver mes jours.

— Ont-ils été punis, au moins ?

— Le châtiment fut terrible ; mais ce n’est pas moi qui l’ai causé, répondit l’inconnu d’un ton grave.

— Qui donc ? » demanda Plaisante.

Il leva l’index vers le ciel ; puis abaissa la main avec lenteur, y posa son menton, et regarda le feu d’un air pensif. Plaisante dirigea sur lui son œil louche, et se sentit de plus en plus inquiète ; il avait l’air si mystérieux, si sévère et si calme !

« De façon ou d’autre, je suis bien aise, reprit-elle, qu’ils aient été punis. Tout ça fait du tort au commerce honnête. Pour moi, les actes de violence contre les marins me déplaisent autant qu’à eux. Je suis là-dessus de l’avis de ma mère : Faites du commerce, disait-elle ; mais pas de vols et pas de coups. »

Miss Plaisante, en fait d’honnête commerce, aurait pris (c’était même ce qu’elle faisait chaque fois qu’elle le pouvait) trente schellings par semaine pour une pension qui n’en valait pas cinq, et apportait dans le prêt sur gage des principes analogues. Mais du moment où l’on franchissait les bornes, qui, à ses yeux, limitaient le droit commercial, elle prenait fait et cause pour les marins, autant par conscience que par sentiment, et les défendait contre son père, à qui, cependant, il était bien rare qu’elle osât résister.

« Non ; pas de vols et pas de… » Elle fut interrompue brusquement par la voix de Riderhood, et par le chapeau de ce dernier qui l’atteignit en plein visage. Accoutumée à ces manifestations de la sollicitude paternelle, Plaisante, avant de relever ses cheveux, qui naturellement s’étaient défaits, s’en essuya tranquillement la figure ; un procédé commun à toutes les femmes du Trou, qui, chaque fois qu’une altercation verbale ou pugilesque les a échauffées, ne manquent jamais d’y recourir.

« J’veux êt’pendu si j’sais qui t’a appris à caqueter, sotte perruche, » grommela Riderhood en se baissant pour reprendre son chapeau, et en la menaçant du coude et de la tête ; car le sujet délicat dont il était question le blessait particulièrement. Il était en outre de fort mauvaise humeur.

« Qué que tu perruches là ? N’as-tu rien à faire maintenant, qu’à te croiser les bras, et à jaser toute la soirée.

— Ne la tourmentez pas, dit l’étranger, elle causait avec moi.

— Qu’je n’la tourmente pas ! riposta Riderhood ; savez-vous ben qu’elle est ma fille ?

— Oui.

— Eh ! ben, je n’veux pas être sermonné, perruché par elle, ni par un aut’, entendez-vous ? Et maintenant, qué que vous voulez ?

— Avant que je vous le dise, il faut vous taire, répliqua rudement le visiteur.

— C’est bon, dit Riderhood en baissant la voix ; j’vas m’taire ; mais n’me perruchez pas.

— Avez-vous soif ? demanda l’inconnu avec la même rudesse.

— Tiens ! est-ce qu’on n’a pas toujours soif ? répondit Riderhood, comme indigné de l’absurdité de cette question.

— Que voulez-vous boire ? reprit le visiteur.

— Du Xérès, si vous en êtes capab’. »

L’étranger tira de sa poche un demi-souverain, et le donna à Plaisante, en la priant d’aller chercher une bouteille de Xérès, « surtout pas débouchée, » dit-il en appuyant sur ces mots, et en regardant Riderhood.

« J’suis prêt à jurer, murmura celui-ci avec un sinistre sourire, qu’vous avez quéque chose en vue. Est-c’que je vous connais ? Non, non, non ; connais pas.

— Non, dit l’autre, vous ne me connaissez pas. » Et ils se regardèrent mutuellement d’un air maussade, en attendant miss Plaisante.

« Y a des petits verres su’ la planche, dit Riderhood à sa fille ; donne-moi celui dont la patte est cassée ; pour un homme qui gagne sa vie à la sueur de son front, c’est tout c’qu’i faut. »

Cette demande, qui de prime-abord semblait assez modeste, montra bientôt ce qu’il fallait en penser. L’impossibilité de faire siéger le verre sur la table exigeait qu’on le vidât aussitôt qu’il était plein ; et Riderhood s’arrangea de manière à le faire remplir trois fois pour une.

Le verre à la main, cet honnête homme occupait un côté de la table ; l’inconnu se trouvait en face de lui ; et Plaisante, sur un tabouret, entre l’inconnu et la cheminée. Le fond du tableau, composé de mouchoirs, de vestes, de chemises, et autres vêtements déposés en gage, représentait dans l’ombre une certaine quantité d’auditeurs. Il y avait surtout un costume complet du sud-ouest, qui, surmonté du chapeau, ressemblait à un gros marin, de formes peu élégantes, tournant le dos à la société et si curieux d’entendre ce qui se disait, qu’il s’était arrêté au moment où il mettait sa veste, les bras arrondis, et les épaules jusqu’aux oreilles, en attendant qu’il complétât l’opération.

L’étranger prit le Xérès, le plaça devant la chandelle, et regarda le bout du bouchon. S’étant convaincu du bon état de celui-ci, il tira de sa poche un couteau rouillé, ouvrit la bouteille, dévissa le bouchon, l’examina attentivement, le posa sur la table, prit le bout flottant de sa cravate, et en essuya l’intérieur du goulot. Tout cela fut exécuté avec le plus grand calme. Riderhood avait tout d’abord tendu son verre, et demeurait le bras allongé tandis que l’inconnu semblait absorbé par les menues opérations que nous venons de décrire. Enfin, ayant été rempli, son verre s’approcha de ses lèvres ; il fut vidé, et s’abaissa peu à peu jusqu’à toucher la table, où il fut posé sens dessus dessous. En même temps, le regard de Riderhood avait aperçu le couteau du visiteur, et s’y était fixé. Au moment où l’inconnu avançait la bouteille pour remplir de nouveau les verres, Riderhood se leva, s’appuya sur la table pour examiner le couteau de plus près et regarda l’étranger.

« Qu’est-ce que vous avez ? demanda celui-ci.

— C’couteau, je l’connais, répondit l’honnête homme.

— Cela doit être. »

L’inconnu remplit les verres ; Riderhood vida le sien jusqu’à la dernière goutte ; et revenant au couteau. « C’est, dit-il…

— Attendez, fit l’inconnu, j’allais boire à la santé de votre fille. À votre santé, miss Riderhood.

— C’couteau est c’lui d’un nommé Radfoot ?

— Oui.

— George Radfoot, un marin d’ma connaissance.

— Précisément.

— Qu’est-i d’venu ?

— Il est mort ; et d’une triste façon ; horrible à voir !

— D’quoi parlez-vous ? demanda Riderhood.

— De son cadavre ; affreusement défiguré par les assassins.

— Lui ! assassiné ? Par qui donc ? »

Pour toute réponse, le visiteur haussa les épaules ; il remplit le verre de Riderhood, qui, l’ayant vidé, regarda alternativement sa fille et son vis-à-vis. « J’suppose, commença-t-il, qu’vous n’voulez pas dire à un honnête homme… » Il s’arrêta brusquement, son verre à la main, comme fasciné par le paletot de l’inconnu ; il se pencha au-dessus de la table, regarda la manche de ce paletot, en releva le parement pour en examiner la doublure (ce que l’étranger lui laissa faire avec le plus grand calme), et s’écria :

« V’là qu’est sûr ! J’me trompe pas, c’est ben le paletot à Radfoot.

— Oui ; celui qu’il avait la dernière fois que vous l’avez vu.

— C’est vous qui l’avez tué ; v’là qu’est sûr. »

Il ne lui en fit pas moins remplir son verre. L’inconnu haussa de nouveau les épaules, et ne témoigna pas la moindre confusion.

« J’veux êt’pendu si j’comprends ce garçon-là, dit Riderhood, après s’être jeté son vin dans le gosier. Expliquez-vous un peu, dites-nous quéque chose de clair.

— Je veux bien, » répondit l’autre en se penchant à son tour au-dessus de la table ; et il ajouta d’une voix grave et pénétrante : « Vous êtes un affreux menteur. »

Riderhood se leva et fit semblant de vouloir jeter son verre à la face de l’étranger ; celui-ci, toujours impassible, se contenta d’agiter l’index de l’air d’un homme qui en sait plus long qu’on ne le suppose ; ce que voyant, l’honnête témoin se ravisa, reprit sa place et posa son verre sur la table.

« Quand vous êtes allé au Temple, chez cet homme de loi, débiter le conte que vous aviez forgé, dit l’inconnu d’un ton en quelque sorte confidentiel et d’un calme exaspérant, il est possible que vous ayez fortement soupçonné l’un de vos amis ; je pense même que vous avez dû le faire.

— Moi ? j’sais même pas d’qui qu’vous parlez.

— À qui était ce couteau ? demanda l’autre.

— À c’lui que j’vous ai dit, répliqua Riderhood, en évitant de proférer le nom de Radfoot.

— Et ce paletot ?

— À lui aussi, dit-il, refusant toujours de nommer son camarade, suivant l’usage des prisons.

— Vous lui avez probablement fait l’honneur de lui attribuer le crime, et vous le jugiez fort habile d’avoir su éviter les poursuites ; mais la difficulté pour lui n’était pas de rester caché, elle aurait été au contraire de reparaître au grand jour.

— Où allons-nous ? grommela Riderhood en se levant de nouveau, comme réduit aux abois, où allons-nous, qu’des garnements, vêtus des effets d’un mort, entrent ché un brave homme qui gagne son pain à la sueur de son front, et s’en viennent de but en blanc l’accuser de telle ou telle chose ? J’vous l’demande, pourquoi est-ce que je l’aurais soupçonné ?

— Parce que vous le connaissiez, dit le visiteur ; vous l’aviez secondé plus d’une fois, et vous saviez ce qu’il était, sous des apparences loyales. Parce que le soir même, qui dans votre pensée a dû être celui du meurtre, il est venu ici, une heure après avoir quitté le navire, et que c’est vous qui lui avez indiqué la chambre. N’y avait-il pas un étranger avec lui ?

— C’était pas vous toujours ; j’suis prêt à le jurer dans un Alfred David, répondit l’honnête homme. Vous parlez avec assurance, j’dis pas non ; mais les choses vous noircissent. Vous m’jetez à la figure qu’Radfoot a disparu, qu’on n’en a pus entendu parler ; quoi qu’y a là d’étonnant ? Est-c’qu’y en a pas des cinquantaines de marins qu’ont disparu depuis dix fois pus longtemps qu’lui, et dont on n’parle pas ? Est-c’qu’on peut savoir c’qu’i deviennent, avec leurs changements de nom, leurs rembarquements du jour au lendemain, et ceci, et cela ? On n’y pensait plus ; tout à coup on les revoit. Est-c’qu’on s’en occupe ! D’mandez à ma fille ; vous avez assez perruché tous les deux pendant que j’y étais pas ; jasez là-dessus maintenant. Avec vos soupçons que j’devais l’soupçonner ! Voulez-vous savoir c’que j’soupçonne moi ? eh ! ben, le v’là : vous me dites qu’on a tué Radfoot ; moi j’demande comment qu’vous l’avez su ? Vous avez son couteau et vous portez ses hardes ; j’demande comment qu’ça se fait ? Passez-moi la bouteille. Et toi, ajouta-t-il en se tournant vers sa fille et en remplissant son verre, si c’était pas gaspiller d’bon Xérès, j’t’enverrais ça par la tête pour t’apprendre à perrucher avec c’t individu-là. C’est du caquet des uns et des aut’ qu’les gens comme lui tirent leurs soupçons ; au lieu que moi, j’les tire du raisonnement ; comme c’est le fait d’un honnête homme, qui gagne sa vie à la sueur de son front. »

Il remplit son verre, tandis que Plaisante, dont le chignon sympathique s’était défait dès qu’elle avait été apostrophée, relevait ses cheveux et les arrangeait comme la queue d’un cheval à vendre.

« Avez-vous fini ? demanda l’étranger.

— Non, répondit Riderhood ; j’ai b’soin d’savoir comment c’est qu’Radfoot est mort, et comment qu’ça se fait qu’vous avez ses hardes.

— Si vous le savez jamais, ce ne sera pas aujourd’hui.

— Quand j’dis qu’c’est vous qui l’avez tué, reprit Riderhood avec un geste de menace.

— Je suis le seul, répartit l’inconnu en hochant la tête d’un air grave, qui sache la vérité à cet égard, le seul qui puisse affirmer que votre déposition n’était pas vraie, et qui puisse ajouter avec certitude que vous saviez qu’elle était fausse. Voilà tout ce que j’ai à vous dire. »

Regardant l’inconnu de ses yeux louches, Riderhood médita pendant quelques instants ; il remplit son verre, et en lança le contenu dans son gosier par trois jets successifs.

« Ferme la porte, dit-il à sa fille en posant son verre sur la table ; donne un tour de clef, et rest’là-bas. Si vous savez tant de choses, m’sieur, reprit-il en se plaçant entre la porte et l’inconnu, pourquoi-t-est-c’que vous n’avez pas été les dire à mist’Lightwood ?

— Cela ne regarde que moi, répondit l’étranger avec calme.

— Savez-vous pas qu’les choses que vous vous vantez d’savoir, si toutefois c’est pas vous qui avez fait le coup, valent de cinq à dix mille liv’ ? demanda Riderhood.

— Je le sais fort bien ; et quand je réclamerai cet argent-là, vous en aurez la moitié. »

L’honnête homme se rapprocha de l’inconnu. « Je sais cela, reprit le visiteur, comme je sais que pour gagner le prix du sang, vous, Roger Riderhood, vous avez accusé un homme dont vous connaissiez l’innocence ; comme je sais que vous avez trempé avec Radfoot dans plus d’une affaire ténébreuse ; comme je sais qu’il m’est possible de vous faire condamner pour ces actes ; et je le ferai, je vous le jure, portant moi-même témoignage contre vous, si vous osez me provoquer.

— Père, cria Plaisante, laissez-le partir ; ne vous attirez pas de mauvaise affaire, je vous en prie.

— As-tu fini d’jaser, sotte perruche ? » cria Riderhood. Puis d’un air rampant et d’une voix suppliante : « M’sieur, reprit-il, vous m’avez pas dit c’que vous désiriez d’moi. Est-i’ juste, m’sieur, d’dire que j’vas vous provoquer lorsque j’sais pas même c’que vous voulez que j’fasse ?

— Peu de chose, répondit l’inconnu : cette accusation ne peut pas rester pendante ; il faut détruire ce que le prix du sang a fait faire.

— C’est bon ; mais, Shipmate…

— Ne m’appelez pas Shipmate, dit l’étranger.

— Cap’taine, en ce cas ; vous n’y trouverez pas à redire, c’è un titre honorab’, et qui vous convient, vous en avez tout à fait l’air. Eh ! ben, cap’taine, j’vous le d’mande, est-ce que Gaffer n’est pas mort ?

— Oui, dit l’autre avec impatience ; après ?

— Est-ce que des paroles peuv’offenser un mort, je vous le d’mande, cap’taine ?

— Elles offensent sa mémoire et nuisent à ses enfants ; combien en a-t-il laissé ?

— Vous parlez de Gaffer, cap’taine ?

— De qui est-il question ? reprit l’inconnu en faisant un mouvement du pied, comme pour repousser l’infâme. J’ai entendu dire qu’il avait un fils et une fille ; a-t-il d’autres enfants ? c’est à miss Riderhood que je m’adresse.

Plaisante regarda son père pour obtenir la permission de parler.

« Pourquoi n’pas répond’, qué diable ? s’écria l’honnête homme. Réponds au cap’taine ; tu parl’ assez quand i’ n’faut pas, sotte perruche, mauvaise rosse. »

Ainsi encouragée, Plaisante expliqua au visiteur qu’il n’y avait bien que deux enfants : Lizzie, la fille dont on lui avait parlé, et son frère Charley ; tous les deux très-respectables.

« Et cette tache retomberait sur eux ! ce serait terrible, dit l’inconnu en se levant, tant l’émotion que lui causait cette pensée était vive. « Une chose affreuse ! murmura-t-il en parcourant la boutique de long en large ; mais pouvait-on le prévoir ! » Puis, s’arrêtant tout à coup : « Où demeurent ces enfants-là ?… »

Plaisante répondit qu’à la mort du père la fille était seule avec lui ; mais qu’elle avait quitté le quartier aussitôt après l’enterrement.

« Pourriez-vous me procurer son adresse ? » demanda l’inconnu.

Cela ne faisait pas le moindre doute.

« Combien faudra-t-il de temps ?

— Un jour à peine. »

L’étranger dit qu’il y compterait, et reviendrait le lendemain.

Riderhood, qui avait écouté ce dialogue en silence, s’adressa alors au visiteur.

« Cap’taine, reprit-il d’une voix obséquieuse, faudrait pas perd’ de vue, au sujet d’ces malheureuses paroles qu’j’ai dites à propos de Gaffer, qu’il avait toujours été un franc coquin, voleur d’son métier, pour tout dire. Et quand j’ suis été chez mist’ Lightwood, et qu’j’l’ai trouvé avec c’t aut’ gouverneur pour lui faire ma déclaration, j’ai pu êt’ un peu trop ardent pour la cause d’la justice, je n’dis pas ; ou, pour voir la chose d’une aut’ façon, j’ai pu êt’ excité par les sentiments qu’éprouve un homme quand y a là une potée d’argent qu’on lui met sous les yeux, c’qui l’pousse à y fourrer la main par amour pour sa famille. Il est possib’, en outre, que l’vin des gouverneurs était… j’n’veux pas dire travaillé… mais un peu trop fort, et qui vous échauffait la tête. Y a encore aut’ chose qu’i n’faut pas oublier, cap’taine : une fois qu’Gaffer a été mort, j’ai ti dit aux gouverneurs : C’que j’ai déposé, j’le dépose toujours, j’maintiens tout c’qui a été écrit ? Non ; j’le dis ouvertement ; pas d’détours, cap’taine ; j’ai dit, au contraire, j’ai pu m’tromper ; j’ai réfléchi ; i’ s’peut qu’la chose n’ait pas été couchée su’ l’papier d’une façon ben exacte. Une erreur a pu se glisser par ci, par là ; et puis, en bloc, j’voudrais pas jurer d’tout ça. J’aimerais mieux perd’ vot’ estime, cap’taine, que d’faire une chose pareille. J’ai déjà, autant que j’peux voir, été mal jugé par plusieurs personnes ; même par vous, cap’taine, si j’vous ai ben compris. C’t égal, je renoncerais plutôt à ma déposition que d’êt’ parjure ; et voilà. Si vous appelez ça conspirer, appelez-moi conspirateur.

— Vous signerez, répondit l’inconnu sans s’inquiéter de ce verbiage, vous signerez une déclaration établissant que tout ce que vous avez dit sur Gaffer est complètement faux ; ce papier, signé de votre main, sera donné à miss Hexam. Je me charge de sa rédaction, et vous y apposerez votre signature lors de ma prochaine visite.

— Quand est-c’que vous reviendrez, cap’taine ?

— Bientôt ; soyez tranquille, je vous tiendrai parole.

— Est-c’ que vous n’direz pas vot’ nom, cap’taine ?

— Ce n’est pas mon intention.

— J’voudrais pas vous offenser, reprit Riderhood en rampant vers la porte, à mesure que le visiteur avançait ; mais quand vous dit’ à un homme qu’i’ devra signer ceci et cela, vous lui donnez des ordres que vous l’prenez d’un peu haut, mon cap’taine ; est-c’que vous n’trouvez pas ? »

L’inconnu s’arrêta et le regarda fixement.

« Père ! je vous en conjure, lui cria sa fille en portant à ses lèvres une main tremblante, ne vous mettez pas dans l’embarras.

— Écoutez-moi, cap’taine, écoutez-moi, dit l’honnête homme en se mettant de côté, je voudrais seulement vous rappeler vos belles paroles au sujet d’la récompense.

— Quand je la réclamerai vous en aurez votre part, » répondit l’inconnu, d’un ton qui ajoutait clairement cette apostrophe : chien que vous êtes ! Puis, le regardant avec calme, il dit à voix basse, et comme surpris de rencontrer un type aussi complet du mal : « Quel odieux scélérat vous faites ! » Il hocha la tête deux ou trois fois pour affirmer ce compliment, ouvrit la porte, se retourna vers Plaisante avec bienveillance, lui souhaita le bonsoir, et sortit de la boutique.

L’honnête homme resta plongé dans la stupeur jusqu’au moment où le verre sans pied et la bouteille de Xérès attirèrent son attention. Du regard, ils lui passèrent dans les mains, et le reste de la liqueur lui arriva dans l’estomac. L’opération terminée, il vit clairement que les jaseries de la perruche étaient la seule cause de ce qui s’était passé. Rappelé à ses devoirs paternels par cette considération, il jeta une paire de bottes fortes à Plaisante, qui se baissa pour éviter le coup, et se mit à pleurer, pauvre fille ! en se servant de ses cheveux en guise de mouchoir de poche.