Traduction par Henriette Loreau.
Hachette (tome 1p. 186-200).


XVI

ENFANTS À GARDER ET CHOSES À REGARDER


Le secrétaire du boueur doré s’était mis à l’œuvre immédiatement, et déjà les affaires se ressentaient de sa vigilance. Pas de travaux qu’il ne toisât lui-même, pas de fournitures qu’il n’eût examinées, d’explications ou de renseignements qu’il ne vérifiât avant d’y croire. Bref, il apportait à sa besogne une ardeur et un soin non moins rares que la promptitude avec laquelle il l’expédiait.

Une chose toutefois, dans sa conduite, aurait pu éveiller les soupçons d’un homme moins inexpérimenté que Noddy Boffin. D’une réserve, d’une discrétion excessives, Rokesmith avait cependant voulu connaître jusqu’aux moindres détails des affaires du boueur, et la manière dont il les possédait prouvait qu’évidemment il avait pris connaissance du testament d’Harmon. Que Boffin eût à le consulter ou à l’éclairer à cet égard, il savait toujours de quoi il s’agissait, comprenait tout d’avance, prévenait les objections, et montrait que de ce côté-là on n’avait rien à lui apprendre. Du reste, il ne s’en cachait pas ; il semblait au contraire regarder comme un devoir d’acquérir toutes les connaissances qui, de près ou de loin, se rattachaient à ses fonctions.

Il y avait là, répétons-le, de quoi faire naître une certaine inquiétude chez un homme qui aurait été plus au courant du monde que ne l’était le boueur doré. Mais d’autre part Rokesmith avait des qualités précieuses, un discernement, un tact parfait, et il déployait autant de zèle que si les intérêts du boueur avaient été les siens. Il ne recherchait ni l’autorité, ni le maniement des fonds, et laissait à Boffin tout ce qui aurait pu lui donner de l’influence. La seule ambition qu’il parût avoir était de connaître son affaire et de s’en acquitter le mieux possible.

De même que sur son visage, il y avait dans toute sa personne quelque chose de voilé qu’on ne pouvait définir. Ce n’était pas de l’embarras, comme la première fois que nous l’avons vu chez les Wilfer ; sa tenue était excellente, ses manières, à la fois simples et gracieuses, étaient remplies d’aisance, et pourtant ce quelque chose ne l’abandonnait jamais. Les écrivains ont parlé d’individus qui avaient subi une longue captivité ou bien de terribles épreuves ; qui, pour sauver leur vie, par exemple, avaient tué un homme sans défense, et chez qui ce douloureux souvenir avait laissé des traces ineffaçables. Y avait-il un souvenir analogue dans le nuage dont il s’agit ?

Rokesmith avait la haute main sur toutes les affaires ; c’était lui qui les traitait directement, excepté dans un seul cas, et l’exception était curieuse : il lui répugnait de communiquer avec le solicitor de mister Boffin. Deux ou trois fois, l’occasion s’en étant présentée, il avait remis cette tâche au boueur ; et sa répugnance à cet égard devint si évidente, que celui-ci en fit la remarque.

« J’en conviens, répondit le secrétaire ; j’aimerais mieux ne pas faire cette démarche.

— Avez-vous à vous plaindre de mister Lightwood ?

— Je ne le connais même pas.

— Peut-être avez-vous eu des procès qui vous ont fait souffrir ?

— Pas plus qu’un autre.

— Est-ce une prévention contre la race des gens de loi ?

— Non du tout. Seulement, tant que je ferai vos affaires, permettez, monsieur, que je ne me place pas entre vous et votre solicitor. Si vous l’exigez, néanmoins, je suis prêt à vous obéir ; mais je considérerai comme une faveur réelle la liberté que vous me laisserez à cet égard. »

Il n’y avait plus d’affaire assez grave pour insister davantage, les seules relations que mister Boffin eût conservées avec le solicitor se rapportaient à la découverte du criminel et à des reliquats de compte pour l’achat de la maison. Une foule de choses, qui autrefois seraient allées chez Lightwood, étaient maintenant expédiées par le secrétaire, et d’une façon beaucoup plus rapide et plus satisfaisante que si elles fussent tombées entre les mains du jeune Blight. Le boueur doré le comprenait parfaitement et trouvait inutile de contrarier son secrétaire. L’affaire du crime avait elle-même beaucoup perdu de son importance. Depuis que la mort d’Hexam lui avait enlevé le bénéfice de ses sueurs, l’honnête homme refusait de mouiller son front à ce pénible travail, qu’entre gens de loi, on appelle s’ouvrir un mur pour aller déposer. La lueur que Riderhood avait projetée sur la cause s’était donc évanouie. Mais les cendres que l’on avait remuées à cette occasion avaient fait penser qu’avant de replonger l’affaire dans l’ombre, il convenait d’interroger de nouveau mister Julius Handford. La trace de celui-ci était perdue, et mister Lightwood demandait à mister Boffin l’autorisation de faire annoncer les recherches dont Julius Handford était l’objet.

— Eh bien ! Rokesmith, vous déplairait-il d’écrire à Lightwood ?

— Non, monsieur ; en aucune façon.

— Dans ce cas, adressez-lui un mot pour lui dire qu’il peut faire tout ce qu’il voudra : je ne crois pas que cela aboutisse à grand’chose.

— Moi non plus, dit le secrétaire.

— C’est égal ; il peut essayer.

— Je vais lui écrire immédiatement, et je vous remercie, monsieur, de la bonté avec laquelle vous cédez à ma répugnance. Cela vous paraîtra peu sensé ; mais bien que je ne connaisse pas mister Lightwood, il me rappelle un souvenir désagréable ; ce n’est pas sa faute, je l’avoue en toute franchise ; que pourrais-je lui reprocher, il ne sait même pas mon nom. »

Mister Boffin termina l’affaire d’un signe de tête. La lettre fut écrite, et, le lendemain, parut l’annonce qui réclamait Julius Handford. Ce dernier était requis de se mettre en communication avec Mister Lightwood, comme pouvant éclairer la justice. Une récompense était offerte à celui qui ferait connaître son adresse ou qui aiderait à le découvrir. Les renseignements devaient être donnés au dit Lightwood, en son cabinet situé dans le Temple. Cette réclame parut chaque jour en tête des journaux pendant six semaines, et chaque fois le secrétaire se dit en lui-même : « Je ne crois pas que cela ait aucun résultat. »

Au nombre des occupations de Rokesmith, parmi celles qui l’intéressaient le plus, était la découverte du petit garçon que cherchait Missis Boffin. Dès le premier jour Rokesmith avait montré le plus grand désir de plaire à l’excellente créature, et sachant combien elle tenait à ce projet, il s’y dévouait avec activité et persévérance. Mister Milvey et sa charmante femme avaient éprouvé des difficultés sans nombre ; l’enfant qui aurait pu convenir était presque toujours une fille ; ou bien il était trop jeune, ou trop âgé, ou trop faible, ou trop sale, ou trop accoutumé à vivre dans la rue et trop enclin au vagabondage ; ou bien encore il aurait fallu l’acheter. Dès que l’on croyait avoir son affaire, il surgissait quelque parent affectueux qui mettait à prix la tête du marmot. Rien, dans les variations les plus folles de la bourse, ne peut être comparé à la hausse que subit immédiatement l’orphelin sur la place. Cinq mille pour cent au dessus du cours le bébé faisant à neuf heures du matin une galette avec de la boue du ruisseau ; une fois demandé, cinq mille pour cent de bénéfice avec prime avant midi. Le marché est de plus en plus actif, des valeurs frauduleuses sont émises ; des pères et mères se font passer pour morts et présentent eux-mêmes leurs bambins. L’orphelin pur est retiré subrepticement ; des émissaires sont apostés à l’entrée des allées et des cours ; aussitôt qu’ils annoncent mister ou missis Milvey, l’orphelin est caché ; on le refuse ; pas de courtier à moins d’un gallon de bière.

Les détenteurs d’orphelins se retirent, et se précipitent par douzaines ; il en résulte des fluctuations dignes de la mer du Sud ; mais, au fond de toutes ces péripéties, le principe de vente reste immuable, et ne saurait être accepté par mister Milvey.

À la fin, le révérend Frank apprend qu’il se trouve à Brentford un charmant bébé.

Le père du marmot, l’un de ses paroissiens, décédé il y a quelques mois, avait une grand’mère dans cette agréable ville. Missis Higden, l’aïeule en question, a pris l’enfant, qu’elle soigne avec tendresse, mais qu’elle n’a pas le moyen de nourrir. Le secrétaire propose à missis Boffin de se rendre à Brentford, où il examinera l’orphelin, ses tenants et ses aboutissants, ou bien il la conduira sur les lieux, pour qu’elle puisse elle-même juger de l’état des choses. Missis Boffin, ayant préféré cette dernière offre, partit donc un matin dans un phaëton de louage, conduit par Rokesmith, et emportant derrière eux le jeune homme à tête de marteau.

La demeure de missis Higden n’était pas facile à trouver dans la ville fangeuse de Brentford. Elle se cachait, au fond d’un tel labyrinthe d’arrière-bâtiments, que nos voyageurs durent laisser leur équipage à l’enseigne des Trois-Pics.

Après maintes questions pressantes de leur part, maintes réponses négatives de celle des autres, on leur indiqua enfin, au bout d’une allée, un très-petit cottage, ayant une planche en travers de la porte, et derrière cette planche, à laquelle il était accroché par les bras, un marmot de l’âge le plus tendre qui pêchait dans la boue avec un cheval de bois. Rokesmith découvrit immédiatement l’orphelin dans ce jeune sportsman, que distinguaient des cheveux bruns et frisés, retombant sur une figure bouffie.

Tandis que les voyageurs pressaient le pas, l’orphelin, entraîné par l’ardeur de la pêche, passa par dessus la planche et tomba dans la rue. D’une conformation rondelette, il roula comme une boule, et fut dans le ruisseau avant l’arrivée du secrétaire. L’instant d’après, missis Higden apercevait Rokesmith et missis Boffin en possession peu légitime de l’orphelin, qui, tout à l’envers, était pourpre jusqu’aux oreilles. Situation assez gauche, que les cris du marmot rendaient lugubre, et que la planche de la porte, servant de trébuchet à la fois pour missis Boffin et pour la grand’mère, l’une voulant entrer, l’autre voulant sortir, compliqua singulièrement.

Impossible de s’expliquer ; l’orphelin, qui retenait son haleine, était maintenant livide, d’une rigidité effrayante, et d’un silence qui faisait regretter ses hurlements. Toutefois, il se rétablit peu à peu ; missis Boffin déclina son nom, et, ramenant la paix d’un sourire, elle fut introduite chez l’aïeule, ainsi que le secrétaire. Elle se trouva dans une chambre où il y avait une énorme calandre, ayant à sa manivelle un garçon d’une longueur démesurée, avec une petite tête munie d’une grande bouche, qui s’ouvrait largement, comme pour aider les yeux à regarder les visiteurs.

Dans un coin, sous la calandre, étaient assis deux marmots de sexe différent ; et lorsque le grand garçon, après avoir bayé aux nouveaux venus, fit tourner sa machine, il fut effrayant de voir cette catapulte s’élancer vers les deux bébés qu’elle menaçait d’anéantir, et dont elle s’éloigna innocemment dès qu’elle fut à un pouce de leur tête.

La chambre était carrelée, et d’une propreté scrupuleuse. Des vitres éclatantes, un lambrequin au manteau de la cheminée ; à l’extérieur, des ficelles retenues par des clous, et garnissant la fenêtre du haut en bas, devaient soutenir, en été, des haricots à fleur rouge, si les Parques leur étaient propices. Mais en supposant que les dieux eussent toujours été favorables aux haricots de missis Higden, ils l’avaient été fort peu à sa bourse, car on devinait qu’elle était pauvre. C’était une de ces vieilles femmes, qui, en vertu d’une forte constitution et d’une énergie à toute épreuve, font durer le combat longtemps. Chaque année lui avait apporté de nouveaux coups, suscité de nouvelles luttes, et n’avait pu l’abattre. Encore active, elle avait l’œil noir et brillant, le visage résolu. Cependant, c’était une créature pleine de tendresse, pas une femme raisonneuse ; mais Dieu est bon, et, dans le ciel, le cœur pourra peser autant que la tête.

« Certainement, dit-elle lorsqu’on eut abordé l’affaire. Missis Milvey a eu la bonté de m’écrire ; Salop m’en a fait la lecture ; une jolie lettre ; c’est une si bonne lady ! »

Missis Boffin et Rokesmith lancèrent un coup d’œil au garçon effilé, qui, béant plus que jamais, devait représenter Salop.

« Car il faut vous dire, continua la grand’mère, que je ne sais rien tirer de l’écriture. Je lis pourtant dans ma Bible, et à peu près tout l’imprimé ; je vous dirai même que j’aime beaucoup le journal. Mais Salop, vous ne le croiriez pas, lit les nouvelles dans la perfection. Quand il arrive à la police, il prend toutes sortes de voix, suivant les personnages. »

Les visiteurs considérèrent comme une politesse de regarder Salop, qui, renversant tout à coup la tête, ouvrit la bouche tant qu’il put, et se mit à rire fort et longtemps. Les deux bambins, dont la cervelle était menacée, firent comme lui ; missis Higden les imita, l’orphelin imita sa grand’mère, et les deux visiteurs firent comme les autres, ce qui fut plus joyeux qu’intelligible. Puis, saisi de la manie industrielle, le grand garçon tourna sa mécanique avec tant de fougue et de fracas, que missis Higden le pria de s’arrêter.

« Un moment, Salop, un moment ! on ne peut pas s’entendre.

— Est-ce le cher petit que vous avez sur vous ? demanda missis Boffin.

— Oui, madame ; c’est Johnny, mon petit John.

— Hein ! s’écria missis Boffin ; mon petit John ! entendez-vous, mister Rokesmith ? il n’y a plus qu’un des noms à lui donner. C’est un bel enfant. »

Le menton sur la poitrine, et sa petite main rondelette aux lèvres de sa grand’mère, qui la baisait de temps à autre, Johnny regardait en dessous la dame avec ses grands yeux bleus.

« Oui, répondit missis Higden, c’est un bel enfant, et bien chéri, je vous assure ; le dernier de ma dernière petite-fille. Elle aussi est partie comme les autres.

— Est-ce que ces deux-là sont ses frère et sœur ? reprit missis Boffin.

— Oh ! ciel non, madame, ce sont des minders.

— Des minders[1] ? répéta Rokesmith.

— Oui, monsieur, de pauvres petits qu’on me donne à garder. Je ne peux en avoir que trois, à cause de la calandre. J’aime les enfants, voyez-vous ; et quatre pence par semaine, c’est toujours cela. Allons ! Toddles et Poddles, venez ici. »

Toddles était le nom de gâterie du petit garçon ; Poddles, celui de la petite fille. Ils se prirent tous les deux par la main, et arrivèrent en chancelant, après de grandes enjambées, précédées de temps d’arrêt, comme s’ils avaient eu à franchir un espace entrecoupé de ruisseaux. Missis Higden leur frappa de petits coups sur la tête, puis ils poussèrent à l’orphelin une série de bottes, qui exprimaient leur désir de l’emmener en esclavage. Cette poussade amusa énormément les trois bambins, et le sympathique Salop se remit à rire fort et longtemps.

Quand il convint d’arrêter le jeu, missis Higden renvoya les minders à leur place. Toddles et Poddles, se reprenant par la main, recommencèrent leur voyage, et parurent trouver que les dernières pluies avaient grossi les torrents.

« Et master, ou mister Salop ? demanda Rokesmith, ne sachant pas s’il parlait d’un gamin ou d’un homme.

— Un enfant de l’amour, répondit missis Higden en baissant la voix ; parents inconnus ; trouvé dans le ruisseau. Il fut porté à la maison… » Elle s’arrêta avec un frisson de répugnance.

« À la maison des pauvres ? » demanda le secrétaire.

Missis Higden prit un air résolu, et fit un signe affirmatif.

« Il paraît que cette maison-là ne vous plaît pas.

— Me plaire ! s’écria la vieille femme. Tuez-moi si vous voulez, mais vous ne m’y ferez pas rendre. Je jetterais mon Johnny sous les roues d’une charrette, plutôt que de l’y porter. Quand nous serons pour mourir, venez à l’endroit où nous pourrons être, mettez le feu à notre corps, brûlez la maison avec, faites de nous un tas de cendres, plutôt que de nous traîner là-bas. »

Une vigueur d’esprit incroyable chez cette femme veuve et seule, honorables membres des comités. Une énergie singulière, après tant d’années de si rude labeur et de privations si dures, mylords et gentlemen ! Comment appelons-nous cela dans nos harangues pompeuses ? une perversion de l’indépendance britannique ? Est-ce ainsi que dit le Cant ?

« N’ai-je pas lu, poursuivit la vieille femme en caressant l’orphelin, n’ai-je pas lu dans le journal comment le pauvre monde qui frappe à cette porte-là, — Dieu m’en préserve et tous ceux qui me ressemblent, — est renvoyé de Caïphe à Pilate et de Pilate à Caïphe, à cette fin de le dégoûter de la chose, ou de le faire mourir à la peine ? N’ai-je pas lu comment, de promesse en promesse, on les berne d’une semaine à l’autre, et toujours, et toujours ? Comment tout leur est reproché, l’abri, le docteur, la goutte de médecine, la miette de pain qu’on leur donne en rechignant ? Comment, après être tombés si bas, ils en ont le cœur si malade qu’ils y renoncent, et qu’à la fin ils meurent sans secours ? Je me dis alors : puisqu’il nous faut mourir, je mourrai tout comme un autre, mais au moins sans avoir eu de honte. »

Impossible, honorables comités, mylords et gentlemen, impossible de redresser la logique de ces esprits pervers, quel que soit l’effort de la science législative.

« Johnny, mon bel ange, continua missis Higden, ta grand’mère est plus près de quatre-vingts ans que de soixante-dix ; elle n’a jamais reçu un penny du fonds des pauvres, et n’a jamais rien demandé. Chaque fois qu’elle a eu de l’argent, elle a payé la taxe ; elle a travaillé tant qu’elle a pu, et jeûné quand il l’a fallu. Prie Dieu, Johnny, pour qu’au dernier moment ta grand’mère, qui est encore robuste, ait la force de quitter son lit et d’aller mourir dans un trou, plutôt que de tomber entre les mains de ces beaux messieurs sans cœur, qui se renvoient l’honnête indigent, qui le trompent, l’exténuent, l’accablent de déboires, le méprisent et le déshonorent. »

Brillant succès, honorables comités, mylords et gentlemen, que d’avoir amené les meilleurs d’entre les pauvres à penser pareille chose. Peut-on demander, avec tout le respect qu’on vous doit, si cela vaut la peine d’y penser à temps perdu ?

L’effroi et la haine que la vieille femme effaça de son visage, après cette digression, montra combien ses paroles avaient été sincères.

« C’est pour vous qu’il travaille, dit Rokesmith, en ramenant l’entretien sur le jeune Salop.

— Oui, monsieur, et même très-bien, répondit missis Higden avec un bon sourire et un joyeux signe de tête.

— Est-ce qu’il demeure chez vous ?

— Il y est plus souvent qu’ailleurs. On le tenait pour innocent, et on me l’a donné à garder. Je l’avais vu à l’église, et, pensant que je pourrais en faire quelque chose, je l’ai demandé au bedeau, avec qui je me suis entendue. Le pauvre petit m’avait intéressée ; à ce moment-là c’était une chétive créature.

— Est-ce que Salop est son vrai nom ?

— Dam ! monsieur, à parler exactement, il n’en a pas. J’ai toujours entendu dire qu’on l’avait appelé comme ça parce qu’on l’a trouvé dans la rue un soir où le temps était humide, et où il faisait très-sale.

— Il paraît d’un aimable caractère.

— Oh ! Seigneur, il n’y a pas un brin de lui-même qui ne soit aimable. Ainsi, monsieur, vous pouvez voir tout ce qu’il y a d’amabilité chez lui en le regardant du haut en bas. »

Le pauvre Salop était en effet très-grand, mais d’une facture malheureuse : beaucoup trop long, trop étroit, trop anguleux. Un de ces êtres mâles, dégingandés et lourds, étalant avec franchise des boutons, qui, chez lui, prenaient des proportions indiscrètes et brillaient d’un éclat surnaturel. Un capital énorme dans les genoux, les coudes, les poignets, les chevilles, et que le pauvre Salop, qui en ignorait l’emploi avantageux, avait placé de manière à être dans la gêne. Mais bien qu’enrégimenté dans la vie comme numéro 1 de l’escouade des mal tournés, le brave garçon prétendait rester fidèle au drapeau et lutter jusqu’au bout.

« Maintenant, dit missis Boffin, occupons-nous de Johnny. »

La grand’mère, sur qui l’enfant se trouvait toujours, la tête baissée, faisant la moue et abritant ses yeux bleus de son petit bras à fossettes, la grand’mère prit de sa main flétrie la main fraîche et potelée du bambin, et en battit doucement la mesure dans sa vieille main gauche.

« Parlons de Johnny, reprit missis Boffin avec le sourire le plus engageant. Si vous voulez me le confier, il aura bon gîte et bonne table, une bonne éducation et surtout de bons amis. Que cela vous convienne, et je serai pour lui une véritable mère.

— Je vous suis bien reconnaissante, madame, et le pauvre enfant serait de même s’il avait l’âge de comprendre. » Elle frappait toujours de la main rose du marmot dans sa main sèche et ridée. « Je ne voudrais pas, poursuivit-elle, me placer devant le soleil du cher trésor, quand même j’aurais toute ma vie à recommencer, au lieu du peu de jours qui me restent. Mais je suis attachée à lui, voyez-vous, plus que des mots ne peuvent le dire. J’espère que vous ne le trouvez pas mauvais, car je n’ai plus que lui au monde.

— Le trouver mauvais ! chère femme, est-ce que c’est possible ? vous qui êtes si bonne pour lui, qui avez été le prendre, et qui le soignez si bien !

— J’en ai vu tant d’autres sur mes genoux ! » Les petits doigts roses frappaient toujours la main ridée. « Et ils sont tous partis ; il n’y a plus que lui maintenant. Je suis honteuse de paraître si égoïste ; mais je ne dis pas que je vous le refuse, ce serait pour lui une fortune ; plus tard, après ma mort, il ferait un gentleman. Je… je ne sais pas ce que j’ai. Ne faites pas attention ; je tâcherai de m’y habituer ; j’essayerai, je vous le promets. »

La petite main s’arrêta, les lèvres si fermes tremblèrent, et la noble et vieille figure se couvrit de larmes.

Ici, au grand soulagement des visiteurs, le sensible Salop, voyant pleurer sa maîtresse, renversa la tête, ouvrit la bouche, éleva la voix et se mit à beugler. Cet indice alarmant d’un malheur quelconque n’eut pas plus tôt fait jeter les hauts cris à Toddles et à Poddles que Johnny, se renversant tout à coup et frappant missis Boffin de ses souliers boueux, fut en proie au plus violent désespoir. Le ridicule de la situation en détruisit le côté émouvant ; missis Higden essuya ses larmes, et rétablit l’ordre avec tant de promptitude que Salop resta court au milieu d’un beuglement polysyllabique ; puis, se jetant sur la calandre, il s’infligea plusieurs tours de manivelle avant qu’on pût l’arrêter.

« Allons, dit missis Boffin, qui n’était pas loin de se croire la plus cruelle des femmes, allons, rien n’est fait ; n’ayez pas peur. Nous sommes tous bons amis, n’est-ce pas, missis Higden ?

— Oh ! oui, madame, voilà qui est sûr.

— Rien ne presse d’ailleurs, continua missis Boffin, prenez le temps d’y penser.

— Ne vous inquiétez pas, madame ; j’y pensais depuis hier et j’étais bien décidée. Je ne sais pas ce qui m’a pris ; mais cela n’arrivera plus, soyez tranquille.

— Alors ce sera pour le petit John ; il faut qu’il s’accoutume ; vous-même vous vous y habituerez en songeant que c’est pour son bien. » Missis Higden en convint gaiement.

« Seigneur ! cria missis Boffin d’un air radieux, nous ne voulons attrister personne ; au contraire, il faut que tout le monde soit content. Vous me ferez savoir quand vous serez décidée ; en attendant, vous me donnerez des nouvelles.

— Oui, madame ; j’enverrai Salop.

— Ce gentleman que voilà, répondit missis Boffin, le payera pour sa peine. Et soyez sûr, mister Salop, que vous ne sortirez pas de la maison sans avoir fait un bon repas, soyez-en sûr : de la viande, des légumes, de la bière et du poudding. »

Cette assurance acheva d’égayer les affaires, car le sympathique Salop, faisant une large grimace, rugit un éclat de rire ; les deux bambins l’imitèrent, et le petit John l’emporta sur eux tous. Toddles et Poddles, trouvant l’occasion favorable pour tenter une nouvelle attaque sur Johnny, se reprirent par la main et retraversèrent le pays raviné. Puis le combat ayant eu lieu derrière missis Higden, avec un grand courage de part et d’autre, les deux pirates regagnèrent leurs escabeaux.

« Et pour vous, missis Higden, que puis-je faire ? demanda Missis Boffin.

— Je vous remercie, bonne madame mais je n’ai besoin de rien ; je peux travailler, les forces ne me manquent pas ; je fais encore mes vingt milles quand l’occasion se présente. » La vieille femme était fière, et accompagna ces mots d’un regard étincelant.

« Certainement, reprit missis Boffin ; mais il y a de ces petites douceurs dont on n’est pas plus mal ; je le sais par expérience, car Dieu me bénisse, je ne suis pas une lady, pas plus que vous, missis Higden.

— Il me semble à moi, répondit la vieille femme, que vous êtes lady de naissance, une vraie lady, ou il n’y en a jamais eu. Mais je ne peux rien accepter ; je n’ai jamais rien reçu, chère dame, jamais, jamais. Ce n’est pas que je sois ingrate, mais j’aime mieux le gagner que de le recevoir.

— Et vous avez raison ; je parlais seulement de ces petites choses qui peuvent s’offrir. Sans cela je n’aurais pas pris cette liberté. »

Missis Higden porta à ses lèvres la main de la bonne lady, en reconnaissance de ces paroles délicates. Debout devant sa riche visiteuse, elle était singulièrement droite, cette femme pauvre, et ce fut avec une singulière dignité qu’elle ajouta :

« Si je pouvais garder le cher enfant, sans avoir à craindre pour lui le sort dont je parlais tout à l’heure, je ne le donnerais pour rien au monde, car je l’aime, je l’aime, voyez-vous… J’aime en lui mon mari mort depuis tant d’années ; mes enfants, mes petits-enfants, morts les uns après les autres. J’aime en lui ma jeunesse, mes jours d’espoir, morts comme eux tous ; et si je vous vendais tant d’amour, je ne pourrais plus regarder votre bonne figure. C’est un libre don que je vous fais ; je n’ai besoin de rien, je vous l’ai dit. Que je meure bien vite quand la force me manquera, c’est là tout ce que je demande. J’ai épargné à tous mes morts la honte que vous savez ; je me l’épargnerai à moi-même. Il y a là, cousu dans ma robe (elle porta la main à sa poitrine), juste assez pour me faire enterrer. Veillez seulement à ce qu’on l’emploie comme je le dis, afin que mon corps ne doive rien à ces gens-là, et vous aurez fait pour moi tout ce que je désire au monde. »

Missis Boffin lui serra la main, et la courageuse figure ne donna plus de signe de faiblesse. En vérité, mylords et gentlemen, ce visage était réellement aussi calme et presque aussi digne que les vôtres.

Il fallait maintenant faire consentir Johnny à rester sur les genoux de missis Boffin. Les deux minders y vinrent tour à tour, et ce ne fut qu’après les avoir vus descendre sains et saufs de ce poste effrayant que le petit John se décida à lâcher la robe de sa grand’mère ; encore ses aspirations physiques et morales continuèrent-elles de se manifester, les unes par un air sombre, les autres par des bras vivement tendus. Cependant la description des merveilleux joujoux qu’on trouvait chez missis Boffin humanisa ce bébé positif jusqu’à lui faire regarder la dame d’un air d’abord assez maussade, le poing dans la bouche et les sourcils froncés ; puis enfin à s’épanouir peu à peu, et à rire aux éclats lorsqu’il fut question d’un superbe cheval monté sur des roulettes, et qu’un galop miraculeux menait tout droit chez le pâtissier. Saisi par les minders, le rire de Johnny s’enfla en un joyeux trio, qui produisit une hilarité générale.

Missis Boffin, enchantée de sa démarche, se leva toute radieuse ; et Salop, qui n’était pas moins satisfait, se chargea de trouver une meilleure route, pour la reconduire aux Troies-Pies, où il fut regardé avec un mépris souverain par la tête de marteau.

Après avoir ramené chez elle missis Boffin, le secrétaire se rendit à la nouvelle maison, où diverses occupations l’attendaient. Le soir venu, il se dirigea vers sa demeure, et prit, pour y arriver, un chemin qui traversait les champs. Était-ce par hasard, ou avec l’intention de rencontrer miss Wilfer ? Nous n’en pouvons rien dire ; mais il est certain que la jolie miss avait coutume de se promener à pareille heure dans les champs en question, et qu’elle y était ce soir-là, suivant son habitude.

Miss Bella, qui n’était plus en deuil, portait les nuances les plus fraîches, et leur était parfaitement assortie ; impossible de ne pas le reconnaître. Elle lisait tout en se promenant, et il est probable qu’elle ne s’aperçut pas de l’approche de Rokesmith ; du moins elle n’eut pas l’air de s’en douter. «  Ah ! c’est vous, dit-elle en levant les yeux, lorsqu’il ne fut plus qu’à deux pas.

— Oui, miss, ce n’est que moi. Une belle soirée !

— Vrai ? dit la jolie personne en jetant un regard froid sur la plaine. Je veux bien le croire, puisque vous le dites ; je n’y avais pas fait attention.

— Absorbée par la lecture ?

— Ou-ou-i, répondit Bella d’une voix traînante.

— Une histoire d’amour, miss Wilfer ?

— Oh ! ciel, non ; si cela était, je ne le lirais pas.

— De quoi parle ce livre ?

— Plus d’argent que d’autre chose.

— Et dit-il que l’argent soit ce qu’il y a de meilleur au monde ?

— Je ne sais pas trop ce qu’il dit ; vous pourrez le voir vous-même, car je n’en ai plus besoin. »

Rokesmith prit le volume dont elle se servait comme d’un éventail, et marcha à côté d’elle. «  On m’a donné, dit-il, une commission pour vous, miss Wilfer.

— Pas possible ! traîna la jolie miss.

— Tout sera prêt pour vous recevoir d’ici à une quinzaine de jours ; et missis Boffin m’a prié de vous dire toute la joie qu’elle en éprouve. »

Bella tourna la tête vers le jeune homme, et d’un air légèrement insolent, les sourcils relevés et les paupières tombantes, elle parut lui dire : Expliquez-moi comment cette commission vous a été donnée ?

«  Je suis secrétaire de mister Boffin, dit Rokesmith ; j’attendais une circonstance qui me permît de vous l’apprendre.

— Je n’en suis pas plus avancée, reprit Bella avec hauteur ; je ne sais pas ce que c’est qu’un secrétaire.

— Oh ! pas du tout ? miss. » Le regard qu’il lui lança à la dérobée montra au jeune homme qu’elle ne s’attendait pas à cette réponse.

— Et vous serez toujours là ? demanda miss Wilfer, comme si elle y voyait un grave ennui.

— Pas toujours, mais très-souvent.

— Seigneur ! soupira-t-elle d’un air contrarié.

— Rassurez-vous, miss Wilfer, ma position sera très-différente de la vôtre ; nous nous verrons fort peu, si même nous nous voyons. Je m’occuperai d’intérêts, vous de plaisirs ; il me faudra gagner mon traitement, vous n’aurez qu’à plaire et à vous amuser.

— À plaire ? reprit-elle en haussant les sourcils, je ne vous comprends pas.

— Lorsque je vous vis pour la première fois dans vos habits de deuil, poursuivit Rokesmith sans répondre à la question qui lui était faite, je ne m’expliquai pas cette distinction entre vous et les autres membres de la famille. J’espère ne pas être indiscret en me permettant cette remarque ?

— Nullement, répondit Bella d’un ton dédaigneux (je leur disais bien que ce deuil ridicule serait remarqué de tout le monde, pensa la jolie miss) ; mais vous devez savoir le motif de cette différence, poursuivit-elle.

— Depuis que je suis chargé des affaires de mister Boffin, dit Rokesmith, j’ai nécessairement trouvé le mot de cette énigme, et j’ose dire, j’en ai du moins la conviction, que la perte que vous avez faite sera réparée en grande partie. Je ne parle naturellement que de la fortune. Quant à la perte d’un étranger, dont je ne saurais estimer la valeur, ni vous non plus, miss, il est douteux qu’elle soit regrettable. Mais mister et missis Boffin sont tellement généreux, tellement bien disposés à votre égard, ils ont un si grand désir… comment dirai-je ? d’expier leur fortune que vous n’aurez qu’à répondre à leurs avances. » Un air de triomphe, que nul effort ne parvint à dissimuler, se répandit sur la figure de Bella. « Le hasard nous ayant réunis sous le même toit, et devant encore nous rapprocher dans l’avenir, continua le secrétaire, je me suis permis de vous dire ces quelques mots. J’ose espérer qu’ils ne vous déplaisent pas, ajouta-t-il avec déférence.

— Je n’ai aucune opinion là-dessus, répondit la jeune fille. L’idée que ces mots expriment est pour moi complètement neuve, et peut très-bien n’avoir de fondement que dans votre cerveau, mister Rokesmith.

— Vous le verrez plus tard, miss. »

Ils étaient alors en face de leur maison. Mistress Wilfer, qui regardait par la fenêtre, apercevant sa fille en conférence avec son locataire, serra immédiatement sa fanchon, et sortit, comme par hasard, pour faire un tour de promenade.

« J’apprenais à miss Wilfer, dit Rokesmith à cette lady majestueuse, que depuis quelque temps je suis l’homme d’affaires de mister Boffin.

— N’ayant pas l’honneur de connaître intimement ce gentleman, répondit la dame en agitant ses gants, avec sa dignité chronique, il ne m’appartient pas de le féliciter de l’acquisition qu’il a faite.

— Pauvre acquisition, répondit Rokesmith.

— Pardonnez-moi, répliqua mistress Wilfer ; mister Boffin peut avoir un mérite distingué, plus distingué que ne le ferait supposer la physionomie de sa femme ; mais ce serait pousser l’humilité jusqu’à la démence, que de le juger digne d’un aide plus éclairé.

— Vous êtes bien bonne, madame. Je disais aussi à miss Wilfer qu’elle est attendue prochainement dans sa nouvelle demeure.

— Ayant consenti d’une manière tacite, répondit la dame en haussant les épaules, et en agitant ses gants, à ce que ma fille acceptât les offres de mistress Boffin, je n’y mets aucun obstacle.

— Pas de sottises, s’il vous plaît, Ma, dit la belle miss.

— Taisez-vous, ma fille.

— Non, Ma ; je ne souffrirai pas de pareilles absurdités ; y mettre obstacle !

— Je dis, répéta mistress Wilfer avec une dignité croissante, que je n’y apporte aucun obstacle. Puisque mistress Boffin, dont la physionomie ferait trembler tout disciple de Lavater, demande à orner sa nouvelle habitation des charmes de l’une de mes filles, je veux bien y consentir. Qu’elle soit donc favorisée de la compagnie de mon enfant.

— Vous venez, madame, répondit Rokesmith en lançant un regard à la jeune fille, d’émettre, au sujet de miss Wilfer, une opinion que j’exprimais tout à l’heure.

— Pardonnez-moi, reprit l’auguste dame avec une effrayante solennité : je n’ai pas fini. J’allais expliquer (évidemment elle n’avait pas autre chose à dire) qu’en me servant du mot charmes je le faisais en lui attachant la signification que je ne songeais nullement à lui donner, en aucune manière et d’une façon quelconque. »

Cette explication lumineuse fut délivrée aux auditeurs avec un air de condescendance, et l’intime persuasion de leur rendre un véritable service ; sur quoi Bella poussa un petit éclat de rire méprisant. — Assez là-dessus, dit-elle ; plus un mot à cet égard. Ayez la bonté, mister Rokesmith, de présenter à mistress Boffin mes amitiés les plus tendres.

— Pardon, reprit mistress Wilfer, dites compliments.

— Mes amitiés les plus tendres, répéta la fille en frappant du pied.

— Mes compliments, reprit la mère d’une voix monotone.

— Je présenterai les amitiés de miss Bella, et les compliments de mistress Wilfer, dit Rokesmith d’une voix conciliante.

— Et surtout dites bien que je serai enchantée d’aller là-bas ; et que le plus tôt sera le meilleur.

— Avant de descendre au parloir, et d’y rejoindre les autres, un dernier mot, Bella, reprit mistress Wilfer. Quand vous demeurerez chez lady Boffin, où vous serez avec elle sur un pied d’égalité, j’espère, Bella, que vous sentirez qu’il sera gracieux de vous rappeler que le secrétaire de la maison a droit à votre bienveillance, comme locataire de votre famille. » L’air de supériorité qui présida à cette déclaration de patronage, n’eut d’égale que la promptitude avec laquelle le gentleman avait baissé dans l’esprit de la chère femme en devenant secrétaire.

Rokesmith sourit en voyant la mère se diriger vers le parloir ; mais son sourire s’effaça lorsqu’il vit la fille prendre la même direction. « Si insolente ! si frivole ! si capricieuse ! si insensible ! dit-il avec amertume. Et cependant si jolie ! si jolie ! ajouta-t-il en montant l’escalier. Ah ! si elle savait !… » et Rokesmith ferma sa porte.

Ce qu’elle sait pour le quart d’heure, c’est qu’il ébranle la maison en arpentant sa chambre de long en large ; et que c’est l’un des fléaux de la pauvreté de ne pas pouvoir se débarrasser d’un secrétaire qui marche, marche, marche dans l’ombre, au-dessus de votre tête, ainsi qu’une âme en peine.


  1. Minder, mot qui vient de mind : penser à, faire attention, s’occuper de. (Note du Traducteur.)