Hachette (p. 61-82).


V



Le lendemain vers neuf heures, Fritz Kobus, assis au bord de son lit d’un air mélancolique, mettait lentement ses bottes et se faisait à lui-même la morale :

« Nous avons bu trop de bière hier soir, se disait-il en se grattant derrière les oreilles ; c’est une boisson qui vous ruine la santé. J’aurais mieux fait de prendre une bouteille de plus et quatre ou cinq chopes de moins. »

Puis élevant la voix :

« Katel ! Katel ! » s’écria-t-il.

La vieille servante parut sur le seuil, et, le voyant bâiller, les yeux rouges et la tignasse ébouriffée :

« Hé ! hé ! hé ! fit-elle, vous avez mal aux cheveux, monsieur Kobus ?

— Oui, c’est cette bière qui en est cause ; si l’on m’y rattrape !…

— Ah ! vous dites toujours la même chose, fit la vieille en riant.

— Qu’est-ce que tu pourrais bien me préparer pour me remettre ? reprit Fritz.

— Voulez-vous du thé ?

— Du thé ! Parle-moi d’une bonne soupe aux oignons, à la bonne heure ; et puis, attends…

— Une oreille de veau à la vinaigrette ?

— Oui, c’est cela, une oreille à la vinaigrette. Quelle mauvaise idée on a de prendre tant de bière ! Enfin, puisque c’est fait, n’en parlons plus. Dépêche-toi, Katel, j’arrive. »

Katel rentra dans sa cuisine en riant, et Kobus, au bout d’un quart d’heure, finit de se laver, de se peigner et de s’habiller. Il pouvait à peine lever les bras et les jambes. Enfin, il passa sa capote, et entra dans la salle s’asseoir devant une bonne soupe aux oignons, qui lui fit du bien. Il mangea son oreille à la vinaigrette, et but un bon coup de forstheimer par là-dessus, ce qui lui rendit courage. Il avait pourtant encore la tête un peu lourde, et regardait le beau soleil qui s’étendait sur les vitres.

« Quelle boisson pernicieuse que la bière ! dit-il, on aurait dû tordre le cou de ce Gambrinus, lorsqu’il s’avisa de faire bouillir de l’orge avec du houblon. C’est une chose contraire à la nature de mêler le doux et l’amer ; les hommes sont fous d’avaler un pareil poison. Mais la fumée est cause de tout ; si l’on pouvait renoncer à la pipe, on se moquerait de la chope. Enfin, voilà. — Katel !

— Quoi, monsieur ?

— Je sors, je vais prendre l’air ; il faut que je fasse un grand tour.

— Mais vous reviendrez à midi ?

— Oui, je pense. Dans tous les cas, si je ne suis pas rentré pour une heure, tu lèveras la table, c’est que j’aurai poussé jusque dans quelque village aux environs. »

Tout en disant cela, Fritz se coiffait de son feutre ; il prenait sa canne à pomme d’ivoire au coin de la cheminée, et descendait dans le vestibule.

Katel ôtait la nappe en riant et se disait :

« Demain, sa première visite, après dîner, sera pour le Grand-Cerf. Voilà pourtant comme sont les hommes, ils ne peuvent jamais se corriger. »

Une fois dehors, Kobus remonta gravement la rue de Hildebrandt. Le temps était magnifique ; toutes les fenêtres s’ouvraient au printemps.

« Eh ! bonjour, monsieur Kobus, voici les beaux jours, lui criaient les commères.

— Oui, Berbel… oui, Catherine, cela promet, » disait-il.

Les enfants dansaient, sautaient et criaient sur toutes les portes ; on ne pouvait rien voir de plus joyeux.

Après être sorti de la ville par la vieille porte de Hildebrandt, où les femmes étendaient déjà leur linge et leurs robes rouges au soleil, le long des anciens remparts, Fritz monta sur le talus de l’avancée. Les dernières neiges fondaient à l’ombre des chemins couverts, et, tout autour de la ville, aussi loin que pouvaient s’étendre les regards, on ne voyait que de jeunes pousses d’un vert tendre sur les haies, sur les arbres des vergers et les allées de peupliers, le long de la Lauter. Au loin, bien loin, les montagnes bleues des Vosges conservaient à leur sommet quelques plaques blanches presque imperceptibles ; et par là-dessus s’étendait le ciel immense, où voguaient de légers nuages dans l’infini.

Kobus, voyant ces choses, fut véritablement heureux, et portant la vue au loin, il pensa :

« Si j’étais là-bas, sur la côte des Genêts, je n’aurais plus qu’une demi-lieue pour être à ma ferme de Meisenthâl ; je pourrais causer avec le vieux Christel de mes affaires, et je verrais les semailles et la génisse blanche dont me parlait Sûzel hier soir. »

Comme il regardait ainsi, tout rêveur, une bande de ramiers passait bien haut au-dessus de la côte lointaine, se dirigeant vers la grande forêt de hêtres.

Fritz, les yeux pleins de lumière, les suivit du regard, jusqu’à ce qu’ils eussent disparu dans les profondeurs sans bornes ; et tout aussitôt, il résolut d’aller à Meisenthâl.

Le vieux jardinier Bosser passait justement dans l’avancée, la houe sur l’épaule.

« Hé ! père Bosser, » lui cria-t-il.

L’autre leva le nez.

« Faites-moi donc le plaisir, puisque vous entrez en ville, de prévenir Katel que je vais à Meisenthâl, et que je ne rentrerai pas avant six ou sept heures.

— C’est bon, monsieur Kobus, c’est bon, je m’en charge.

— Oui, vous me rendrez service. »

Bosser s’éloigna, et Fritz prit à gauche le sentier qui descend dans la vallée des Ablettes, derrière le Postthâl, et qui remonte en face, à la côte des Genêts.

Ce sentier était déjà sec, mais des milliers de petits filets d’eau de neige se croisaient au-dessous dans la grande prairie du Gresselthal, et brillaient au soleil comme des veines d’argent.

Kobus, en remontant la côte en face, aperçut deux ou trois couples de tourterelles des bois, qui filaient deux à deux le long des roches grises de la Hoûpe, et se becquetaient sur les corniches, la queue en éventail. C’était un plaisir de les voir glisser dans l’air, sans bruit, on aurait dit qu’elles n’avaient pas besoin de remuer les ailes : l’amour les portait ; elles ne se quittaient pas et tourbillonnaient tantôt dans l’ombre des roches, tantôt en pleine lumière, comme des bouquets de fleurs qui tomberaient du ciel en frémissant. Il faudrait être sans cœur pour ne pas aimer ces jolis oiseaux. Fritz, le dos appuyé à sa canne, les regarda longtemps ; il ne les avait jamais si bien vues se becqueter, car les tourterelles des bois sont très-sauvages. Elles finirent par l’apercevoir et s’éloignèrent. Alors il se remit à marcher tout pensif, et vers onze heures il était sur la côte des Genêts.

De là, Hunebourg avec ses vieilles rues tortueuses, son église, sa fontaine Saint-Arbogast, sa caserne de cavalerie, ses trois vieilles portes décrépites où pendent le lierre et la mousse, était comme peint en bleu sur la côte en face ; toutes les petites fenêtres et les lucarnes sur les toits lançaient des éclairs. La trompette des hussards, sonnant le rappel, s’entendait comme le bourdonnement d’une guêpe. Par la porte de Hildebrandt s’avançait comme une file de fourmis ; Kobus se rappela que la veille était morte la sage-femme Lehnel : c’était son enterrement !

Après avoir vu ces choses, il se mit à traverser le plateau d’un bon pas ; et le sentier sablonneux commençait à descendre, lorsque tout à coup le grand toit de tuiles grises de la ferme, avec les deux autres toits plus petits du hangar et du pigeonnier, apparurent au-dessous de lui, dans le creux du vallon de Meisenthâl, tout au pied de la côte.

C’était une vieille ferme, bâtie à l’ancienne mode, avec une grande cour carrée entourée d’un petit mur de pierres sèches ; la fontaine au milieu de la cour ; le guévoir devant l’auge verdâtre ; les étables et les écuries à droite ; les granges et le pigeonnier surmonté d’une tourelle en pointe, à gauche ; le corps de logis au milieu. Derrière se trouvaient la distillerie, la buanderie, le pressoir, le poulailler et les réduits à porcs : tout cela, vieux de cent cinquante ans, car c’était le grand-père Nicolas Kobus qui l’avait bâti. Mais vingt arpents de prairies naturelles, quarante-cinq de terres labourables, tout le tour de la côte couvert d’arbres fruitiers, et, dans un coin au soleil, un hectare de vignes en plein rapport, donnaient à cette ferme une grande valeur et de beaux revenus.

Tout en descendant le sentier en zigzag, Fritz regardait la petite Sûzel faire la lessive à la fontaine, les pigeons tourbillonner par volées de dix à douze autour du pigeonnier ; et le père Christel, sa grande cougie[1] au poing, ramenant les bœufs de l’abreuvoir. Cet ensemble champêtre le réjouissait ; il écoutait avec une véritable satisfaction, la voix du chien Mopsel résonner avec les coups de battoir dans la vallée silencieuse, et les mugissements des bœufs se prolonger jusque dans la forêt de hêtres en face, où restaient encore quelques plaques de neige jaunâtre au pied des arbres.

Mais ce qui lui faisait le plus de plaisir, c’était la petite Sûzel, courbée sur sa planchette, savonnant le linge, le battant et le tordant à tour de bras, comme une bonne petite ménagère. Chaque fois qu’elle levait son battoir, tout luisant d’eau de savon, le soleil brillant dessus envoyait un éclair jusqu’au haut de la côte.

Fritz, jetant par hasard un coup d’œil dans le fond de la gorge, où la Lauter serpente au milieu des prairies, vit, à la pointe d’un vieux chêne, un busard qui observait les pigeons tourbillonnant autour de la ferme. Il le mit en joue avec sa canne ; aussitôt l’oiseau partit, jetant un miaulement sauvage dans la vallée, et tous les pigeons, à ce cri de guerre, se replièrent comme un éventail dans le colombier.

Alors Kobus, riant en lui-même, repartit en trottant dans le sentier, jusqu’à ce qu’une petite voix claire se mit à crier :

« M. Kobus !… voici M. Kobus ! »

C’était Sûzel qui venait de l’apercevoir, et qui s’élançait sous le hangar pour appeler son père.

Il atteignait à peine le chemin des voitures, au pied de la côte, que le vieux fermier anabaptiste, avec son large collier de barbe, son chapeau de crin, sa camisole de laine grise garnie d’agrafes de laiton, venait à sa rencontre, la figure épanouie, et s’écriait d’un ton joyeux :

« Soyez le bienvenu, monsieur Kobus, soyez le bienvenu. Vous nous faites un grand plaisir en ce jour ; nous n’espérions pas vous voir sitôt. Que le ciel soit loué de vous avoir décidé pour aujourd’hui.

— Oui, Christel, c’est moi, dit Fritz en donnant une poignée de main au brave homme ; l’idée de venir m’a pris tout à coup, et me voilà. Hé ! hé ! hé ! je vois avec satisfaction que vous avez toujours bonne mine, père Christel.

— Oui, le ciel nous a conservé la santé, monsieur Kobus ; c’est le plus grand bien que nous puissions souhaiter ; qu’il en soit béni ! Mais tenez, voici ma femme, que la petite est allée prévenir. »

En effet, la bonne mère Orchel, grosse et grasse, avec sa coiffe de taffetas noir, son tablier blanc et ses gros bras ronds sortant des manches de chemise, accourait aussi, la petite Sûzel derrière elle.

« Ah ! Seigneur Dieu ! c’est vous, monsieur Kobus, disait la bonne femme toute riante ; de si bonne heure ? Ah ! quelle bonne surprise vous nous faites.

— Oui, mère Orchel. Tout ce que je vois me réjouit. J’ai donné un coup d’œil sur les vergers, tout pousse à souhait ; et j’ai vu tout à l’heure le bétail qui rentrait de l’abreuvoir, il m’a paru en bon état.

— Oui, oui, tout est bien, » dit la grosse fermière.

On voyait qu’elle avait envie d’embrasser Kobus, et la petite Sûzel paraissait aussi bien heureuse.

Deux garçons de labour, en blouse, sortaient alors avec la charrue attelée ; ils levèrent leur bonnet en criant :

« Bonjour, monsieur Kobus !

— Bonjour Johann, bonjour Kasper, » dit-il tout joyeux.

Il s’approchait de la vieille ferme, dont la façade était couverte d’un lattis, où grimpaient jusque sous le toit six ou sept gros ceps de vigne noueux ; mais les bourgeons se montraient à peine.

À droite de la petite porte ronde se trouvait un banc de pierre. Plus loin, sous le toit du hangar, qui s’avançait en auvent jusqu’à douze pieds du sol, étaient entassés pêle-mêle les herses, les charrues, le hache-paille, les scies et les échelles. On voyait aussi, contre la porte de la grange, une grande trouble à pêcher ; et au-dessus, entre les poutres du hangar, pendaient des bottes de paille, où des nichées de pierrots avaient élu domicile. Le chien Mopsel, un petit chien de berger à poils gris de fer, grosse moustache et queue traînante, venait se frotter à la jambe de Fritz, qui lui passait la main sur la tête.

C’est ainsi qu’au milieu des éclats de rire et des joyeux propos qu’inspirait à tous l’arrivée de ce bon Kobus, ils entrèrent ensemble dans l’allée, puis dans la chambre commune de la ferme, une grande salle blanchie à la chaux, haute de huit à neuf pieds, et le plafond rayé de poutres brunes. Trois fenêtres, à vitres octogones, s’ouvraient sur la vallée ; une autre petite, derrière, prenait jour sur la côte ; le long des fenêtres s’étendait une longue table de hêtre, les jambes en X, avec un banc de chaque côté ; derrière la porte, à gauche, se dressait le fourneau de fonte en pyramide, et sur la table se trouvaient cinq ou six petits gobelets et la cruche de grès à fleurs bleues ; de vieilles images de saints, enluminées de vermillon et encadrées de noir, complétaient l’ameublement de cette pièce.

« Monsieur, dit Christel, vous dînerez ici, n’est-ce pas ?

— Cela va sans dire.

— Bon. Tu sais, Orchel, ce qu’aime M. Kobus ?

— Oui, sois tranquille ; nous avons justement fait la pâte ce matin.

— Alors, asseyons-nous. Êtes-vous fatigué, monsieur Kobus ? Voulez-vous changer de souliers, mettre mes sabots ?

— Vous plaisantez, Christel ; j’ai fait ces deux petites lieues sans m’en apercevoir.

— Allons, tant mieux. Mais tu ne dis rien à M. Kobus, Sûzel ?

— Que veux-tu que je lui dise ? Il voit bien que je suis là, et que nous avons tous du plaisir à le recevoir chez nous.

— Elle a raison, père Christel. Nous avons assez causé hier, nous deux ; elle m’a raconté tout ce qui se passe ici. Je suis content d’elle : c’est une bonne petite fille. Mais puisque nous y sommes, et que la mère Orchel nous apprête des noudels, savez-vous ce que nous allons faire en attendant ? Allons voir un peu les champs, le verger, le jardin ; il y a si longtemps que je n’étais sorti, que cette petite course n’a fait que me dégourdir les jambes.

— Avec plaisir, monsieur Kobus. Sûzel, tu peux aider ta mère ; nous reviendrons dans une heure. »

Alors Fritz et le père Christel sortirent, et comme ils reprenaient le chemin de la cour, Kobus, en passant, vit le reflet de la flamme au fond de la cuisine. La fermière pétrissait déjà la pâte sur l’évier.

« Dans une heure, monsieur Kobus, lui cria-t-elle.

— Oui, mère Orchel, oui, dans une heure. »

Et ils sortirent.

« Nous avons beaucoup pressé de fruits cet hiver, dit Christel ; cela nous fait au moins dix mesures de cidre et vingt de poiré. C’est une boisson plus rafraîchissante que le vin, pendant les moissons.

— Et plus saine que la bière, ajouta Kobus. On n’a pas besoin de la fortifier, ni de l’étendre d’eau, c’est une boisson naturelle. »

Ils longeaient alors le mur de la distillerie ; Fritz jeta les yeux à l’intérieur par une lucarne.

« Et des pommes de terre, Christel, en avez-vous distillé ?

— Non, monsieur, vous savez que l’année dernière elles n’ont pas donné ; il faut attendre une récolte abondante, pour que cela vaille la peine.

— C’est juste.

— Tiens, il me semble que vous avez plus de poules que l’année dernière, et de plus belles ?

— Ah ! ça, monsieur Kobus, ce sont des cochinchinoises. Depuis deux ans, il y en a beaucoup dans le pays ; j’en avais vu chez Daniel Stenger, à la ferme de Lauterbach, et j’ai voulu en avoir. C’est une espèce magnifique, mais il faudra voir si ces cochinchinoises sont bonnes pondeuses. »

Ils étaient devant la grille de la basse-cour, et des quantités de poules grandes et petites, des huppées et des pattues, un coq superbe à l’œil roux, au milieu, se tenaient là dans l’ombre, regardant, écoutant et se peignant du bec. Quelques canards se trouvaient aussi dans le nombre.

« Sûzel ! Sûzel ! » cria le fermier.

La petite parut aussitôt.

« Quoi, mon père ?

— Mais ouvre donc aux poules, qu’elles prennent l’air et que les canards aillent à l’eau ; il sera temps de les enfermer quand il y aura de l’herbe, et qu’elles iront tout déterrer au jardin. »

Sûzel s’empressa d’ouvrir, et Christel se mit à descendre la prairie, Fritz derrière lui. À cent pas de la rivière, et comme le terrain devenait humide, l’anabaptiste fit halte, et dit :

« Voyez, monsieur Kobus, depuis dix ans cette pente ne produisait que des osiers et des flèches d’eau, il y avait à peine de quoi paître une vache ; eh bien ! cet hiver, nous nous sommes mis à niveler, et maintenant toute l’eau suit sa pente à la rivière. Que le soleil donne quinze jours, ce sera sec, et nous sèmerons là ce que nous voudrons : du trèfle, du sainfoin, de la luzerne ; je vous réponds que le fourrage sera bon.

— Voilà ce que j’appelle une fameuse idée, dit Fritz.

— Oui, monsieur, mais il faut que je vous parle d’une autre chose ; quand nous reviendrons à la ferme, et que nous serons à l’endroit où la rivière fait un coude, je vous expliquerai cela, vous le comprendrez mieux. »

Ils continuèrent à se promener ainsi autour de la vallée, jusque vers midi. Christel exposait à Kobus ses intentions.

« Ici, disait-il, je planterai des pommes de terre ; là, nous sèmerons du blé ; après le trèfle c’est un bon assolement. »

Fritz n’y comprenait rien ; mais il avait l’air de s’y entendre, et le vieux fermier était heureux de parler des choses qui l’intéressaient le plus.

La chaleur devenait grande. À force de marcher dans ces terres grasses, labourées profondément, et qui vous laissaient à chaque pas une motte au talon, Kobus avait fini par sentir la sueur lui couler le long du dos ; et comme ils étaient au haut de la côte, en train de reprendre haleine, cet immense bourdonnement des insectes, qui sortent de terre aux premiers beaux jours, se fit entendre pour la première fois à ses oreilles.

« Écoutez, Christel, dit-il, quelle musique… hein ! C’est tout de même étonnant, cette vie qui sort de terre sous la forme de chenilles, de hannetons, de mouches, et qui remplit l’air du jour au lendemain ; c’est quelque chose de grand !

— Oui, c’est même trop grand, dit l’anabaptiste. Si nous n’avions pas le bonheur d’avoir des moineaux, des pinsons, des hirondelles et des centaines d’autres petits oiseaux, comme les chardonnerets et les fauvettes, pour exterminer toute cette vermine, nous serions perdus, monsieur Kobus : les hannetons, les chenilles et les sauterelles nous mangeraient tout ! Heureusement le Seigneur vient à notre aide. On devrait défendre la chasse des petits oiseaux ; moi j’ai toujours défendu de dénicher les moineaux de la ferme : ça nous pille beaucoup de grain, mais ça nous en sauve encore plus.

— Oui reprit Fritz, voilà comment tout marche dans ce bas monde : les insectes dévorent les plantes, les oiseaux dévorent les insectes, et nous mangeons les oiseaux avec le reste. Depuis le commencement, les choses ont été arrangées pour que nous mangions tout : nous avons trente-deux dents pour cela ; les unes pointues, les autres tranchantes, et les autres, ce qu’on appelle les grosses dents, pour écraser. Cela prouve que nous sommes les rois de la terre. — Mais écoutez, Christel !… qu’est-ce que c’est ?

— Ça, c’est la grosse cloche de Hunebourg qui sonne midi, le son entre là-bas dans la vallée, près de la roche des Tourterelles. »

Ils se mirent à redescendre, et, sur le bord de la rivière, à cent pas de la ferme, l’anabaptiste, s’arrêtant de nouveau dit :

« Monsieur Kobus, voici l’idée dont je vous parlais tout à l’heure. Voyez comme la rivière est basse ici ; tous les ans, à la fonte des neiges, ou quand il tombe une grande averse en été, la rivière déborde ; elle avance de cent pas au moins dans ce coin ; si vous étiez arrivé la semaine dernière, vous l’auriez vu plein d’écume ; maintenant encore la terre est très-humide.

« Eh bien ! j’ai pensé que si l’on creusait de cinq ou six pieds dans ce tournant, ça nous donnerait d’abord deux ou trois cents tombereaux de terre grasse, qui formeraient un bon engrais pour la côte ; car il n’y a rien de mieux que de mêler la terre glaise à la terre de chaux. Ensuite, en bâtissant un petit mur bien solide du côté de la rivière, nous aurions le meilleur réservoir qu’on puisse souhaiter pour tenir de la truite, du barbeau, de la tanche, et toutes les espèces de la Lauter. L’eau entrerait par une écluse grillée, et sortirait par une claie bien serrée de l’autre côté : les poissons seraient là dans l’eau vive comme chez eux, et l’on n’aurait qu’à jeter le filet pour en prendre ce qu’on voudrait.

« Au lieu que maintenant, surtout depuis que l’horloger de Hunebourg et ses deux fils viennent pêcher toute la sainte journée, et qu’ils emportent tous les soirs des truites plein leurs sacs, il n’y a plus moyen d’en avoir. Que pensez-vous de cela, monsieur Kobus, vous qui aimez le poisson d’eau courante ? Toutes les semaines Sûzel vous en porterait avec le beurre, les œufs et le reste.

— Ça, dit Fritz, la bouche pleine d’admiration, c’est une idée magnifique. Christel, vous êtes un homme rempli de bon sens. Depuis longtemps j’aurais dû penser à ce réservoir, car j’aime beaucoup la truite. Oui, vous avez raison. Tiens, tiens, c’est tout à fait juste ! Pas plus tard que demain nous commencerons, entendez-vous, Christel ? Ce soir, je vais à Hunebourg chercher des ouvriers, des tombereaux et des brouettes. Il faut que l’architecte Lang arrive, pour que la chose soit faite en règle. Et, l’affaire terminée, nous sèmerons là dedans des truites, des perches, des barbeaux, comme on sème des choux, des raves et des carottes dans son jardin. »

Kobus partit alors d’un grand éclat de rire, et le vieil anabaptiste parut heureux de le voir approuver son plan.

Tout en regagnant la ferme, Fritz disait :

« Je vais m’établir chez vous, Christel, huit, dix, quinze jours, pour surveiller et pousser ce travail. Je veux tout voir de mes propres yeux. Il faudra, du côté de la rivière, un mur solide, de bonne chaux et de bonnes fondations ; nous aurons aussi besoin de sable et de gravier pour le fond du réservoir, car les poissons d’eau courante veulent du gravier. Enfin nous établirons cela pour durer longtemps. »

Ils entraient alors dans la grande cour en face du hangar ; Sûzel se trouvait sur la porte.

« Est-ce que ta mère nous attend ? lui demanda le vieil anabaptiste.

— Pas encore ; elle est seulement en train de dresser la table.

— Bon ! nous avons le temps de voir les écuries. »

Il traversa la cour et ouvrit la lucarne. Kobus regarda l’étable blanchie à la chaux et pavée de moellons, une rigole au milieu en pente douce, les bœufs et les vaches à la file dans l’ombre. Comme tous ces bons animaux tournaient la tête vers la lumière, le père Christel dit :

« Ces deux grands bœufs, sur le devant, sont à l’engrais depuis trois mois ; le boucher juif, Isaac Schmoûle, en a envie ; il est déjà venu deux ou trois fois. Les six autres nous suffiront cette année pour le labour. Mais voyez ce petit noir, monsieur, il est magnifique, et c’est bien dommage que nous n’ayons pas la paire. J’ai déjà couru tout le pays pour en trouver un pareil. Quant aux vaches, ce sont les mêmes que l’année dernière ; Rœsel est fraîche à lait ; je veux lui laisser nourrir sa petite génisse blanche.

— C’est bon, fit Kobus, je vois que tout est bien. Maintenant, allons dîner, je me sens une pointe d’appétit. »


  1. Fouet.