Hachette (p. 41-60).


IV



Est-il rien de plus agréable en ce bas monde que de s’asseoir, avec trois ou quatre vieux camarades, devant une table bien servie, dans l’antique salle à manger de ses pères ; et là, de s’attacher gravement la serviette au menton, de plonger la cuiller dans une bonne soupe aux queues d’écrevisses, qui embaume, et de passer les assiettes en disant : « Goûtez-moi cela, mes amis, vous m’en donnerez des nouvelles. »

Qu’on est heureux de commencer un pareil dîner, les fenêtres ouvertes sur le ciel bleu du printemps ou de l’automne.

Et quand vous prenez le grand couteau à manche de corne pour découper des tranches de gigot fondantes, ou la truelle d’argent pour diviser tout du long avec délicatesse un magnifique brochet à la gelée, la gueule pleine de persil, avec quel air de recueillement les autres vous regardent !

Puis quand vous saisissez derrière votre chaise, dans la cuvette, une autre bouteille et que vous la placez entre vos genoux pour en tirer le bouchon sans secousse, comme ils rient en pensant : « Qu’est-ce qui va venir à cette heure ? »

Ah ! je vous le dis, c’est un grand plaisir de traiter ses vieux amis, et de penser : « Cela recommencera de la sorte d’année en année, jusqu’à ce que le Seigneur Dieu nous fasse signe de venir, et que nous dormions en paix dans le sein d’Abraham. »

Et quand, à la cinquième ou sixième bouteille, les figures s’animent, quand les uns éprouvent tout à coup le besoin de louer le Seigneur, qui nous comble de ses bénédictions, et les autres de célébrer la gloire de la vieille Allemagne, ses jambons, ses pâtés et ses nobles vins ; quand Kasper s’attendrit et demande pardon à Michel de lui avoir gardé rancune, sans que Michel s’en soit jamais douté ; et que Christian, la tête penchée sur l’épaule, rit tout bas en songeant au père Bischoff, mort depuis dix ans, et qu’il avait oublié ; quand d’autres parlent de chasse, d’autres de musique, tous ensemble, en s’arrêtant de temps en temps pour éclater de rire : c’est alors que la chose devient tout à fait réjouissante, et que le paradis, le vrai paradis, est sur la terre.

Eh bien ! tel était précisément l’état des choses chez Fritz Kobus, vers une heure de l’après-midi : le vieux vin avait produit son effet.

Le grand Frédéric Schoultz, ancien secrétaire du père Kobus, et ancien sergent de la landwehr, en 1814, avec sa grande redingote bleue, sa perruque ficelée en queue de rat, ses longs bras et ses longues jambes, son dos plat et son nez pointu, se démenait d’une façon étrange, pour raconter comment il était réchappé de la campagne de France, dans certain village d’Alsace où il avait fait le mort, pendant que deux paysans lui retiraient ses bottes. Il serrait les lèvres, écarquillait les yeux, et criait, en ouvrant les mains comme s’il avait encore été dans la même position critique : « Je ne bougeais pas ! » Je pensais : « Si tu bouges, ils sont capables de te planter leur fourche dans le dos ! »

Il racontait cet événement au gros percepteur Hâan, qui semblait l’écouter, son ventre arrondi comme un bouvreuil, la face pourpre, la cravate lâchée, ses gros yeux voilés de douces larmes, et qui riait en songeant à la prochaine ouverture de la chasse. De temps en temps il se rengorgeait, comme pour dire quelque chose ; mais il se recouchait lentement au dos de son fauteuil, sa main grasse, chargée de bagues, sur la table à côté de son verre.

Iôsef avait l’air grave, sa figure cuivrée exprimait la contemplation intérieure ; il avait rejeté ses grands cheveux laineux loin de ses tempes, et son œil noir se perdait dans l’azur du ciel, au haut des grandes fenêtres.

Kobus, lui, riait tellement en écoutant le grand Frédéric, que son nez épaté couvrait la moitié de sa figure, mais il n’éclatait pas, quoique ses joues relevées eussent l’apparence d’un masque de comédie.

« Allons, buvons, disait-il, encore un coup ! la bouteille est encore à moitié pleine. »

Et les autres buvaient, la bouteille passait de main en main.

C’est en ce moment que le vieux David Sichel entra, et l’on peut s’imaginer les cris d’enthousiasme qui l’accueillirent :

« Hé ! David !… Voici David !… À la bonne heure !… il arrive ! »

Le vieux rabbin promenant un regard sardonique sur les tartes découpées, sur les pâtés effondrés et les bouteilles vides, comprit aussitôt à quel diapason était montée la fête ; il sourit dans sa barbiche.

« Hé ! David, il était temps, s’écria Kobus tout joyeux, encore dix minutes, et je t’envoyais chercher par les gendarmes ; nous t’attendons depuis une demi-heure.

— Dans tous les cas, ce n’est pas au milieu des gémissements de Babylone, fit le vieux rebbe d’un ton moqueur.

— Il ne manquerait que cela ! dit Kobus en lui faisant place. Allons, prends une chaise, vieux, assieds-toi. Quel dommage que tu ne puisses pas goûter de ce pâté, il est délicieux !

— Oui, s’écria le grand Frédéric, mais c’est treife[1], il n’y a pas moyen ; le Seigneur a fait les jambons, les andouilles et les saucisses pour nous autres.

— Et les indigestions aussi, dit David en riant tout bas. Combien de fois ton père, Johann Schoultz, ne m’a-t-il pas répété la même chose : c’est une plaisanterie de ta famille, qui passe de père en fils, comme la perruque à queue de rat et la culotte de velours à deux boucles. Tout cela n’empêche pas que si ton père avait moins aimé le jambon, les saucisses et les andouilles, il serait encore frais et solide comme moi. Mais vous autres, schaude, vous ne voulez rien entendre, et tantôt l’un, tantôt l’autre se fait prendre comme les rats dans les ratières, par amour du lard.

— Voyez-vous, le vieux posché-isroel qui prétend avoir peur des indigestions, s’écria Kobus, comme si ce n’était pas la loi de Moïse qui lui défende la chose.

— Tais-toi, interrompit David en nasillant, je dis cela pour ceux qui ne comprendraient pas de meilleures raisons ; mais celle-là doit vous suffire ; elle est très-bonne pour un sergent de landwehr qui se laisse tirer les bottes dans une mare d’Alsace ; les indigestions sont aussi dangereuses que les coups de fourche. »

Alors un immense éclat de rire s’éleva de tous côtés, et le grand Frédéric levant le doigt, dit :

« David, je te rattraperai plus tard ! »

Mais il ne savait que répondre, et le vieux rabbin riait de bon cœur avec les autres.

La grande Frentzel, de l’auberge du Bœuf-Rouge, après avoir débarrassé la table, arrivait alors de la cuisine avec un plateau chargé de tasses, et Katel suivait, portant sur un autre plateau la cafetière et les liqueurs.

Le vieux rebbe prit place entre Kobus et Iôsef. Frédéric Schoultz tira gravement de la poche de sa redingote une grosse pipe d’Ulm, et Fritz alla chercher dans l’armoire une boîte de cigares.

Mais Katel venait à peine de sortir, et la porte restait encore ouverte, qu’une petite voix fraîche et gaie s’écriait dans la cuisine :

« Hé ! bonjour mademoiselle Katel ; mon Dieu, que vous avez donc un grand dîner ! toute la ville en parle.

— Chut ! » fit la vieille servante.

Et la porte se referma.

Toutes les oreilles s’étaient dressées dans la salle, et le gros percepteur Hâan dit :

« Tiens ! quelle jolie voix ! Avez-vous entendu ? Hé ! hé ! hé ! ce gueux de Kobus, voyez-vous ça !

— Katel ! Katel ! » s’écria Kobus en se retournant tout étonné.

La porte de la cuisine se rouvrit.

« Est-ce qu’on a oublié quelque chose, monsieur ? demanda Katel.

— Non, mais qui donc est dehors ?

— C’est la petite Sûzel, vous savez, la fille de Christel, votre fermier de Meisenthâl ? elle apporte des œufs et du beurre frais.

— Ah ! c’est la petite Sûzel, tiens ! tiens !… Eh bien, qu’elle entre ; voilà plus de cinq mois que je ne l’ai vue. »

Katel se retourna :

« Sûzel, monsieur demande que tu entres.

— Ah ! mon Dieu, mademoiselle Katel, moi qui ne suis pas habillée ?

— Sûzel, cria Kobus, arrive ! »

Alors une petite fille blonde et rose, de seize à dix-sept ans, fraîche comme un bouton d’églantine, les yeux bleus, le petit nez droit aux narines délicates, les lèvres gracieusement arrondies, en petite jupe de laine blanche et casaquin de toile bleue, parut sur le seuil, la tête baissée, toute honteuse.

Tous les amis la regardaient d’un air d’admiration, et Kobus parut comme surpris de la voir.

« Que te voilà devenue grande, Sûzel ! dit-il. Mais avance donc, n’aie pas peur, on ne veut pas te manger.

— Ah ! je sais bien, fit la petite ; mais c’est que je ne suis pas habillée, monsieur Kobus.

— Habillée ! s’écria Hâan, est-ce que les jolies filles ne sont pas toujours assez bien habillées ! »

Alors Fritz, se retournant, dit en hochant la tête et haussant les épaules :

« Hâan ! Hâan ! une enfant… une véritable enfant ! Allons, Sûzel, viens prendre le café avec nous ; Katel, apporte une tasse pour la petite.

— Ah ! monsieur Kobus, je n’oserai jamais !

— Bah ! bah ! Katel, dépêche-toi. »

Lorsque la vieille servante revint avec une tasse, Sûzel, rouge jusqu’aux oreilles, était assise, toute droite sur le bord de sa chaise, entre Kobus et le vieux rebbe.

« Eh bien, qu’est-ce qu’on fait à la ferme, Sûzel ? le père Christel va toujours bien ?

— Oh ! oui, monsieur, Dieu merci, fit la petite, il va toujours bien ; il m’a chargée de bien des compliments pour vous, et la mère aussi.

— À la bonne heure, ça me fait plaisir. Vous avez eu beaucoup de neige cette année ?

— Deux pieds autour de la ferme pendant trois mois, et il n’a fallu que huit jours pour la fondre.

— Alors les semailles ont été bien couvertes.

— Oui, monsieur Kobus. Tout pousse, la terre est déjà verte jusqu’au creux des sillons.

— C’est bien. Mais bois donc, Sûzel, tu n’aimes peut-être pas le café ? Si tu veux un verre de vin ?

— Oh non ! j’aime bien le café, monsieur Kobus. »

Le vieux rebbe regardait la petite d’un air tendre et paternel ; il voulut sucrer lui-même son café, disant :

« Ça, c’est une bonne petite fille, oui, une bonne petite fille, mais elle est un peu trop craintive. Allons, Sûzel, bois un petit coup, cela te donnera du courage.

— Merci, monsieur David, » répondit la petite à voix basse.

Et le vieux rebbe se redressa content, la regardant d’un air tendre tremper ses lèvres roses dans la tasse.

Tous regardaient avec un véritable plaisir cette jolie fille, si douce et si timide ; Iôsef lui-même souriait. Il y avait en elle comme un parfum des champs ; une bonne odeur de printemps et de grand air, quelque chose de riant et de doux, comme le babillement de l’alouette au-dessus des blés ; en la regardant, il vous semblait être en pleine campagne, dans la vieille ferme, après la fonte des neiges.

« Alors, tout reverdit là-bas, reprit Fritz ; est-ce qu’on a commencé le jardinage ?

— Oui, monsieur Kobus ; la terre est encore un peu fraîche, mais, depuis ces huit jours de soleil, tout vient ; dans une quinzaine nous aurons de petits radis. Ah ! le père voudrait bien vous voir ; nous avons tous le temps long après vous, nous attendons tous les jours ; le père aurait bien des choses à vous dire. La Blanchette a fait veau la semaine dernière, et le petit vient bien ; c’est une génisse blanche.

— Une génisse blanche, ah ! tant mieux.

— Oui, les blanches donnent plus de lait, et puis c’est aussi plus joli que les autres. »

Il y eut un silence. Kobus voyant que la petite avait bu son café, et qu’elle était tout embarrassée, lui dit :

« Allons, mon enfant, je suis bien content de t’avoir vue ; mais puisque tu es si gênée avec nous, va voir la vieille Katel qui t’attend ; elle te mettra un bon morceau de pâté dans ton panier, tu m’entends, tu lui diras ça, et une bouteille de bon vin pour le père Christel.

— Merci, monsieur Kobus, » dit la petite en se levant bien vite.

Elle fit une jolie révérence pour se sauver.

« N’oublie pas de dire là-bas que j’arriverai dans la quinzaine au plus tard, lui cria Fritz.

— Non, monsieur, je n’oublierai rien ; on sera bien content. »

Elle s’échappa comme un oiseau de sa cage, et le vieux David, les yeux pétillants de joie, s’écria :

« Voilà ce qu’on peut appeler une jolie petite fille, et qui fera bientôt une bonne petite femme de ménage, je l’espère.

— Une bonne petite femme de ménage, j’en étais sûr, s’écria Kobus en riant aux éclats ; le vieux posché-isroel ne peut voir une fille ou un garçon sans songer aussitôt à les marier. Ha ! ha ! ha !

— Eh bien, oui ! s’écria le vieux rebbe, la barbiche hérissée, oui, j’ai dit et je répète : une bonne petite femme de ménage ! Quel mal y a-t-il à cela ? Dans deux ans, cette petite Sûzel peut être mariée, elle peut même avoir un petit poupon rose dans les bras.

— Allons, tais-toi, tu radotes.

— Je radote… c’est toi qui radotes, épicaures, pour tout le reste, tu parais avoir assez de bon sens, mais sur le chapitre du mariage, tu es un véritable fou.

— Bon, maintenant c’est moi qui suis le fou, et David Sichel l’homme raisonnable. Quelle diable d’idée possède le vieux rebbe, de vouloir marier tout le monde ?

— N’est-ce pas la destination de l’homme et de la femme ? Est-ce que Dieu n’a pas dit dès le commencement : « Allez, croissez et multipliez ! » Est-ce que ce n’est pas une folie que de vouloir aller contre Dieu, de vouloir vivre… »

Mais alors Fritz se mit tellement à rire, que le vieux rebbe en devint tout pâle d’indignation :

« Tu ris, fit-il en se contenant, c’est facile de rire. Quand tu ferais « ha ! ha ! ha ! hé ! hé ! hé ! hi ! hi ! hi ! » jusqu’à la fin des siècles, cela prouverait grand’chose, n’est-ce pas ? Si seulement une fois tu voulais raisonner avec moi, comme je t’aplatirais ! Mais tu ris, tu ouvres ta grande bouche : « ha ! ha ! ha ! » ton nez s’étend sur tes joues comme une tache d’huile, et tu crois m’avoir vaincu. Ce n’est pas cela, Kobus, ce n’est pas ainsi qu’on raisonne. »

En parlant, le vieux rebbe faisait des gestes si comiques, il imitait la façon de rire de Kobus avec des grimaces si grotesques, que toute la salle ne put y tenir, et que Fritz lui-même dut se serrer l’estomac pour ne pas éclater.

« Non, ce n’est pas ça, poursuivit David avec une vivacité singulière. Tu ne penses pas, tu n’as jamais réfléchi.

— Moi, je ne fais que cela, dit Kobus en essuyant ses grosses joues, où serpentaient les larmes ; si je ris, c’est à cause de tes idées étranges. Tu me crois aussi par trop innocent. Voilà quinze ans que je vis tranquille avec ma vieille Katel, que j’ai tout arrangé chez moi pour être à mon aise ; quand je veux me promener, je me promène ; quand je veux m’asseoir et dormir, je m’assois et je dors ; quand je veux prendre une chope, je la prends ; si l’idée me passe par la tête d’inviter trois, quatre, cinq amis, je les invite. Et tu voudrais me faire changer tout cela ! tu voudrais m’amener une femme, qui bouleverserait tout de fond en comble ! Franchement, David, c’est trop fort !

— Tu crois donc, Kobus, que tout ira de même jusqu’à la fin ? Détrompe-toi, garçon, l’âge arrive, et, d’après le train que tu mènes, je prévois que ton gros orteil t’avertira bientôt que la plaisanterie a duré trop longtemps. Alors, tu voudras bien avoir une femme !

— J’aurai Katel.

— Ta vieille Katel a fait son temps comme moi. Tu seras forcé de prendre une autre servante qui te grugera, qui te volera, Kobus, pendant que tu seras en train de soupirer dans ton fauteuil, avec la goutte au pied.

— Bah ! interrompit Fritz, si la chose arrive… alors comme alors, il sera temps d’aviser. En attendant, je suis heureux, parfaitement heureux. Si je prenais maintenant une femme, et je me suppose de la chance, je suppose que ma femme soit excellente, bonne ménagère et tout ce qui s’ensuit, eh bien, David, il ne faudrait pas moins la mener promener de temps en temps, la conduire au bal de M. le bourgmestre ou de Mme la sous-préfète ; il faudrait changer mes habitudes, je ne pourrais plus aller le chapeau sur l’oreille, ou sur la nuque, la cravate un peu débraillée, il faudrait renoncer à la pipe… ce serait l’abomination de la désolation, je tremble rien que d’y penser. Tu vois que je raisonne mes petites affaires, aussi bien qu’un vieux rebbe qui prêche à la synagogue. Avant tout, tâchons d’être heureux.

— Tu raisonnes mal, Kobus.

— Comment ! je raisonne mal. Est-ce que le bonheur n’est pas notre but à tous ?

— Non, ce n’est pas notre but, sans cela, nous serions tous heureux : on ne verrait pas tant de misérables ; Dieu nous aurait donné les moyens de remplir notre but, il n’aurait eu qu’à le vouloir. Ainsi, Kobus, il veut que les oiseaux volent, et les oiseaux ont des ailes ; il veut que les poissons nagent, et les poissons ont des nageoires ; il veut que les arbres fruitiers portent des fruits en leur saison, et ils portent des fruits ; chaque être reçoit les moyens d’atteindre son but. Et puisque l’homme n’a pas de moyens pour être heureux, puisque peut-être en ce moment sur toute la terre, il n’y a pas un seul homme heureux, ayant les moyens de rester toujours heureux, cela prouve que Dieu ne le veut pas.

— Et qu’est-ce qu’il veut donc, David ?

— Il veut que nous méritions le bonheur, et cela fait une grande différence, Kobus ; car pour mériter le bonheur, soit dans ce bas monde, soit dans un autre, il faut commencer par remplir ses devoirs, et le premier de ces devoirs, c’est de se créer une famille, d’avoir une femme et des enfants, d’élever d’honnêtes gens, et de transmettre à d’autres le dépôt de la vie qui nous a été confié.

— Il a de drôles d’idées tout de même, ce vieux rebbe, dit alors Frédéric Schoultz en remplissant sa tasse de kirschenwasser, on croirait qu’il pense ce qu’il dit.

— Mes idées ne sont pas drôles, répondit David gravement, elles sont justes. Si ton père le boulanger avait raisonné comme toi, s’il avait voulu se débarrasser de tous les tracas et mener une vie inutile aux autres, et si le père Zacharias Kobus avait eu la même façon de voir, vous ne seriez pas là, le nez rouge et le ventre à table, à vous goberger aux dépens de leur travail. Vous pouvez rire du vieux rebbe, mais il a la satisfaction de vous dire au moins ce qu’il pense. Ces anciens-là plaisantaient aussi quelquefois ; seulement pour les choses sérieuses ils raisonnaient sérieusement, et je vous dis qu’ils se connaissaient mieux en bonheur que vous. Te rappelles-tu, Kobus, ton père, le vieux Zacharias, si grave à son tribunal, te rappelles-tu quand il revenait à la maison entre onze heures et midi, son grand carton sous le bras, et qu’il te voyait de loin jouer sur la porte, comme sa figure changeait, comme il se mettait à sourire en lui-même, on aurait dit qu’un rayon de soleil descendait sur lui. Et quand, dans cette même chambre où nous sommes, il te faisait sauter sur ses genoux, et que tu disais mille sottises, comme à l’ordinaire, était-il heureux le pauvre homme ! Va donc chercher dans ta cave ta meilleure bouteille de vin, et pose-la devant toi, nous verrons si tu ris comme lui, si ton cœur saute de plaisir, si tes yeux brillent, et si tu te mets à chanter l’air des Trois houzards, comme il le chantait pour te réjouir !

— David, s’écria Fritz tout attendri, parlons d’autre chose !

— Non ! tous vos plaisirs de garçon, tout votre vieux vin que vous buvez entre vous, toutes vos plaisanteries, tout cela n’est rien… c’est de la misère auprès du bonheur de la famille ; c’est là que vous êtes vraiment heureux, parce que vous êtes aimé ; c’est là que vous louez le Seigneur de ses bénédictions. Mais vous ne comprenez pas ces choses ; je vous dis ce que je pense de plus vrai, de plus juste, et vous ne m’écoutez pas. »

En parlant ainsi, le vieux rebbe semblait tout ému ; le gros percepteur Hâan le regardait, les yeux écarquillés, et Iôsef, de temps en temps murmurait des paroles confuses.

« Que penses-tu de cela, Iôsef ? dit à la fin Kobus au bohémien.

— Je pense comme le rebbe David, dit-il, mais je ne peux pas me marier, puisque j’aime le grand air, et que mes petits pourraient mourir sur la route. »

Fritz était devenu rêveur.

« Oui, il ne parle pas mal, pour un vieux posché-isroel, fit-il en riant ; mais je m’en tiens à mon idée, je suis garçon et je resterai garçon.

— Toi ! s’écria David. Eh bien ! écoute ceci, Kobus ; je n’ai jamais fait le prophète, mais, aujourd’hui je te prédis que tu te marieras.

— Que je me marierai, ha ! ha ! ha ! David, tu ne me connais pas encore.

— Tu te marieras ! s’écria le vieux rebbe, en nasillant d’un air ironique, tu te marieras !

— Je parierais que non.

— Ne parie pas, Kobus, tu perdrais.

— Eh bien, si !… je te parie… voyons… je te parie mon coin de vigne de Sonneberg ; tu sais, ce petit clos qui produit de si bon vin blanc, mon meilleur vin, et que tu connais, rebbe, je te le parie…

— Contre quoi ?

— Contre rien du tout.

— Et moi j’accepte, fit David, ceux-ci sont témoins que j’accepte ! Je boirai de bon vin qui ne me coûtera rien, et, après moi, mes deux garçons en boiront aussi : hé ! hé ! hé !

— Sois tranquille, David, fit Kobus en se levant, ce vin-là ne vous montera jamais à la tête.

— C’est bon, c’est bon, j’accepte ; voici ma main, Fritz.

— Et voici la mienne, rebbe.

Kobus alors, se tournant, demanda :

« Est-ce que nous n’irons pas nous rafraîchir au Grand-Cerf ?

— Oui, allons à la brasserie, s’écrièrent les autres, cela finira bien notre journée. Dieu de Dieu ! quel dîner nous venons de faire. »

Tous se levèrent et prirent leurs chapeaux ; le gros percepteur Hâan et le grand Frédéric Schoultz marchaient en avant, Kobus et Iôsef ensuite, et le vieux David Sichel tout joyeux derrière. Ils remontèrent bras dessus, bras dessous, la rue des Capucins, et entrèrent à la brasserie du Grand-Cerf, en face des vieilles halles.


  1. Déclaré impur par la loi de Moïse.