Hachette (p. 205-232).


XIII



Dieu sait à quelle heure Fritz s’endormit cette nuit-là ; mais il faisait grand jour lorsque Katel entra dans sa chambre et qu’elle vit les persiennes fermées.

« C’est toi, Katel ? dit-il en se détirant les bras, qu’est-ce qui se passe ?

— Le père Christel vient vous voir, monsieur ; il attend depuis une demi-heure.

— Ah ! le père Christel est là ; eh bien ! qu’il entre ; entrez donc, Christel. — Katel, pousse les volets. — Eh ! bonjour, bonjour, père Christel, tiens ! tiens, c’est vous ! » fit-il en serrant les deux mains du vieil anabaptiste, debout devant son lit, avec sa barbe grisonnante et son grand feutre noir.

Il le regardait, la face épanouie ; Christel était tout étonné d’un accueil si enthousiaste.

« Oui, monsieur Kobus, dit-il en souriant, j’arrive de la ferme, pour vous apporter un petit panier de cerises… Vous savez, de ces cerises croquantes du cerisier derrière le hangar, que vous avez planté vous-même, il y a douze ans. »

Alors Fritz vit sur la table une corbeille de cerises, rangées et serrées avec soin dans de grandes feuilles de fraisier qui pendaient tout autour ; elles étaient si fraîches, si appétissantes et si belles, qu’il en fut émerveillé :

« Ah ! c’est bon, c’est bon ! oui, j’aime beaucoup ces cerises-là ! s’écria-t-il. Comment ! vous avez pensé à moi, père Christel ?

— C’est la petite Sûzel, répondit le fermier ; elle n’avait pas de cesse et pas de repos. Tous les jours elle allait voir le cerisier, et disait : « Quand vous irez à Hunebourg, mon père, les cerises sont mûres ; vous savez que M. Kobus les aime ! » Enfin, hier soir, je lui ai dit : « J’irai demain ! » et, ce matin, au petit jour, elle a pris l’échelle et elle est allée les cueillir. »

Fritz, à chaque parole du père Christel, sentait comme un baume rafraîchissant s’étendre dans tout son corps. Il aurait voulu embrasser le brave homme, mais il se contint, et s’écria :

« Katel, apporte donc ces cerises par ici, que je les goûte ! »

Et Katel les ayant apportées, il les admira d’abord ; il lui semblait voir Sûzel étendre ces feuilles vertes au fond de la corbeille, puis déposer les cerises dessus, ce qui lui procurait une satisfaction intérieure, et même un attendrissement qu’on ne pourrait croire. Enfin, il les goûta, les savourant lentement et avalant les noyaux.

« Comme c’est frais ! disait-il, comme c’est ferme, ces cerises qui viennent de l’arbre ! On n’en trouve pas de pareilles sur le marché ; c’est encore plein de rosée, et ça conserve tout son goût naturel, toute sa force et toute sa vie. »

Christel le regardait d’un air joyeux.

« Vous aimez bien les cerises ? fit-il.

— Oui, c’est mon bonheur. Mais asseyez-vous donc, asseyez-vous. »

Il posa la corbeille sur le lit, entre ses genoux, et tout en causant, il prenait de temps en temps une cerise et la savourait, les yeux comme troubles de plaisir.

« Ainsi, père Christel, reprit-il, tout le monde se porte bien chez vous, la mère Orchel ?

— Très-bien, monsieur Kobus.

— Et Sûzel aussi ?

— Oui, Dieu merci, tout va bien. Depuis quelques jours, Sûzel paraît seulement un peu triste ; je la croyais malade, mais c’est l’âge qui fait cela, monsieur Kobus, les enfants deviennent rêveurs à cet âge. »

Fritz, se rappelant la scène du clavecin, devint tout rouge et dit en toussant :

« C’est bon… oui… oui… Tiens, Katel, mets ces cerises dans l’armoire, je serais capable de les manger toutes avant le dîner. Faites excuse, père Christel, il faut que je m’habille.

— Ne vous gênez pas, monsieur Kobus, ne vous gênez pas. »

Tout en s’habillant, Fritz reprit :

« Mais vous n’arrivez pas de Meisenthâl seulement pour m’apporter des cerises ?

— Ah non ! j’ai d’autres affaires en ville. Vous savez, quand vous êtes venu la dernière fois à la ferme, je vous ai montré deux bœufs à l’engrais. Quelques jours après votre départ, Schmoûle les a achetés ; nous sommes tombés d’accord à trois cent cinquante florins. Il devait les prendre le 1er  juin, ou me payer un florin pour chaque jour de retard. Mais voilà bientôt trois semaines qu’il me laisse ces bêtes à l’écurie. Sûzel est allée lui dire que cela m’ennuyait beaucoup ; et comme il ne répondait pas, je l’ai fait assigner devant le juge de paix. Il n’a pas nié d’avoir acheté les bœufs ; mais il a dit que rien n’était convenu pour la livraison, ni sur le prix des jours de retard ; et comme le juge n’avait pas d’autre preuve, il a déféré le serment à Schmoûle, qui doit le prêter aujourd’hui à dix heures, entre les mains du vieux rebbe David Sichel, car les juifs ont leur manière de prêter serment.

— Ah bon ! fit Kobus, qui venait de mettre sa capote et décrochait son feutre ; voici bientôt dix heures, je vous accompagne chez David, et aussitôt après, nous reviendrons dîner ; vous dînez avec moi ?

— Oh ! monsieur Kobus, j’ai mes chevaux à l’auberge du Bœuf-Rouge.

— Bah ! bah ! vous dînerez avec moi. Katel, tu nous feras un bon dîner. J’ai du plaisir à vous voir, Christel. »

Ils sortirent.

Tout en marchant, Fritz se disait en lui-même :

« N’est-ce pas étonnant ! Ce matin, je rêvais de Sûzel, et voilà que son père m’apporte des cerises qu’elle a cueillies pour moi ; c’est merveilleux, merveilleux ! »

Et la joie intérieure rayonnait sur sa figure, il reconnaissait en ces choses le doigt de Dieu.

Quelques instants après, ils arrivèrent dans la cour de l’antique synagogue. Le vieux mendiant Frantzôze était là, sa sébile de bois sur les genoux ; Kobus, dans son ravissement, y jeta un florin, et le père Christel pensa qu’il était généreux et bon.

Frantzôze leva sur lui des yeux tout surpris ; mais il ne le regardait pas, il marchait la tête haute et riante, et s’abandonnait au bonheur d’avoir près de lui le père de la petite Sûzel : c’était comme un souffle du Meisenthâl dans ces hautes bâtisses sombres, un vrai rayon du ciel.

Comme pourtant les hommes ont des idées étranges ; ce vieil anabaptiste, qui, deux ou trois mois avant, lui produisait l’effet d’un honnête paysan, et rien de plus, à cette heure, il l’aimait, il lui trouvait de l’esprit et bien d’autres qualités qu’il n’avait pas reconnues jusqu’alors ; il prenait fait et cause pour lui et s’indignait contre Schmoûle.

Cependant le vieux rebbe David, debout à sa fenêtre ouverte, attendait déjà Christel, Schmoûle et le greffier de la justice de paix. La vue de Kobus lui fit plaisir.

« Hé ! te voilà, schaude, s’écria-t-il de loin ; depuis huit jours on ne te voit plus.

— Oui, David, c’est moi, dit Fritz en s’arrêtant à la fenêtre ; je t’amène Christel mon fermier, un brave homme, et dont je réponds comme de moi-même ; il est incapable d’avancer ce qui n’est pas…

— Bon, bon, interrompit David, je le connais depuis longtemps. Entrez, entrez, les autres ne peuvent tarder à venir : voici dix heures qui sonnent. »

Le vieux David était dans sa grande capote brune, luisante aux coudes ; une calotte de velours noir coiffait le derrière de son crâne chauve, quelques cheveux gris voltigeaient autour ; sa figure maigre et jaune, plissée de petites rides innombrables, avait un caractère rêveur, comme au jour du Kipour[1].

« Tu ne t’habilles donc pas ? lui demanda Fritz.

— Non, c’est inutile. Asseyez-vous. »

Ils s’assirent.

La vieille Sourlé regarda par la porte de la cuisine entr’ouverte, et dit :

— Bonjour, monsieur Kobus.

— Bonjour, Sourlé, bonjour. Vous n’entrez pas ?

— Tout à l’heure, fit-elle, je viendrai.

— Je n’ai pas besoin de te dire, David, reprit Fritz, que pour moi Christel a raison, et que j’en répondrais sur ma propre tête.

— Bon ! je sais tout cela, dit le vieux rebbe, et je sais aussi que Schmoûle est fin, très-fin, trop fin même. Mais ne causons pas de ces choses ; j’ai reçu la signification depuis trois jours, j’ai réfléchi sur cette affaire, et… tenez, les voici ! »

Schmoûle, avec son grand nez en bec de vautour, ses cheveux d’un roux ardent, la petite blouse serrée aux reins par une corde, et la casquette plate sur les yeux, traversait alors la cour d’un air insouciant. Derrière lui marchait le secrétaire Schwân, le chapeau en tuyau de poêle tout droit sur sa grosse figure bourgeonnée, et le registre sous le bras. Une minute après, ils entrèrent dans la salle. David leur dit gravement :

« Asseyez-vous, messieurs. »

Puis il alla lui-même rouvrir la porte, que Schwân avait fermée par mégarde, et dit :

« Les prestations de serment doivent être publiques. »

Il prit dans un placard une grosse Bible, à couvercle de bois, les tranches rouges, et les pages usées par le pouce. Il l’ouvrit sur la table et s’assit dans son grand fauteuil de cuir. Il y avait alors quelque chose de grave dans toute sa personne, et de méditatif. Les autres attendaient. Pendant qu’il feuilletait le livre, Sourlé entra, et se tint debout derrière le fauteuil. Un ou deux passants, arrêtés sur l’escalier sombre de la rue des Juifs, regardaient d’un air curieux.

Le silence durait depuis quelques minutes, et chacun avait eu le temps de réfléchir, lorsque David, levant la tête et posant la main sur le livre, dit :

« M. le juge de paix Richter a déféré le serment à Isaac Schmoûle, marchand de bétail, sur cette question : « Est-il vrai qu’il a été convenu entre Isaac Schmoûle et Hans Christel, que Schmoûle viendrait prendre, dans la huitaine, une paire de bœufs achetés par lui le 22 mai dernier, et que, faute de venir, il payerait à Christel, pour chaque jour de retard, un florin comme dédommagement de la nourriture des bœufs. » Est-ce cela ?

— C’est cela, dirent Schmoûle et l’anabaptiste ensemble.

— Il ne s’agit donc plus que de savoir si Schmoûle consent à prêter serment.

— Je suis venu pour ça, dit Schmoûle tranquillement, et je suis prêt.

— Un instant, interrompit le vieux rebbe en levant la main, un instant ! Mon devoir, avant de recevoir un acte pareil, l’un des plus saints, des plus sacrés de notre religion, est d’en rappeler l’importance à Schmoûle. »

Alors, d’une voix grave, il se mit à lire :

« Tu ne prendras point le nom de l’Éternel, ton Dieu, en vain. Tu ne diras point de faux témoignage ! »

Puis, plus loin, il lut encore du même ton solennel :

« Quand il sera question de quelque chose où il y ait doute, touchant un bœuf, ou un âne, ou un menu bétail, ou un habit, ou toute autre chose, la cause des deux parties sera portée devant le juge, et le serment de l’Éternel interviendra entre les deux parties. »

Schmoûle, en cet instant, voulut parler ; mais, pour la seconde fois, David lui fit signe de se taire, et dit :

« Tu ne prendras point le nom de l’Éternel, ton Dieu, en vain ; tu ne porteras point de faux témoignage ! » Ce sont deux commandements de Dieu, que tout le peuple d’Israël entendit parmi les tonnerres et les éclairs, tremblant et se tenant au loin dans le désert de Sinaï.

« Et voici maintenant ce que l’Éternel dit à celui qui viole ses commandements :

« Si tu n’obéis pas à la voix de l’Éternel ton Dieu, pour prendre garde à ce que je te prescris aujourd’hui, les cieux qui sont sur ta tête seront d’airain, et la terre qui est sous tes pieds sera de fer.

« L’Éternel te donnera, au lieu de pluie, de la poussière et de la cendre ; l’Éternel te frappera, toi et ta postérité, de plaies étranges, de plaies grandes et de durée, de maladies malignes et de durée.

« L’étranger montera au-dessus de toi fort haut, et tu descendras fort bas ; il te prêtera, et tu ne lui prêteras point.

« L’Éternel enverra sur toi la malédiction et la ruine de toutes les choses où tu mettras la main et que tu feras, jusqu’à ce que tu sois détruit. Tes filles et tes fils seront livrés à l’étranger, et tes yeux le verront et se consumeront tout le jour en regardant vers eux ; et ta main n’aura aucune force pour les délivrer. Ta vie sera comme pendante devant toi, et tu seras dans l’effroi nuit et jour. Tu diras le matin : « Qui me fera voir le soir ? » Et le soir tu diras : « Qui me fera voir le matin ? »

« Et toutes ces malédictions t’arriveront et te poursuivront, et reposeront sur toi, jusqu’à ce que tu sois exterminé, parce que tu n’auras pas obéi à la voix de l’Éternel ton Dieu, pour garder ses commandements et ses statuts qu’il t’a donnés ! »

« Ce sont ici les paroles de l’Éternel ! » reprit David en levant la tête.

Il regardait Schmoûle, qui restait les yeux fixés sur la Bible, et paraissait rêver profondément.

« Maintenant, Schmoûle, poursuivit-il, tu vas prêter serment sur ce livre, en présence de l’Éternel qui t’écoute ; tu vas jurer qu’il n’a rien été convenu entre Christel et toi, ni pour le délai, ni pour les jours de retard, ni pour le prix de la nourriture des bœufs pendant ces jours. Mais garde-toi de prendre des détours dans ton cœur, pour t’autoriser à jurer, si tu n’es pas sûr de la vérité de ton serment ; garde-toi de te dire, par exemple, en toi-même : « Ce Christel m’a fait tort, il m’a causé des pertes, il m’a empêché de gagner dans telle circonstance. » Ou bien : « Il a fait tort à mon père, à mes proches, et je rentre ainsi dans ce qui me serait revenu naturellement. » Ou bien : « Les paroles de notre convention avaient un double sens, il me plaît à moi de les tourner dans le sens qui me convient ; elles n’étaient pas assez claires, et je puis les nier. » Ou bien : « Ce Christel m’a pris trop cher, ses bœufs valent moins que le prix convenu, et je reste de cette façon dans la vraie justice, qui veut que la marchandise et le prix soient égaux, comme les deux côtés d’une balance. » Ou bien encore : « Aujourd’hui, je n’ai pas la somme entière, plus tard je réparerai le dommage, » ou toute autre pensée de ce genre.

« Non, tous ces détours ne trompent point l’œil de l’Éternel ; ce n’est point dans ces pensées, ni dans d’autres semblables que tu dois jurer ; ce n’est pas d’après ton propre esprit, qui peut être entraîné vers le mal par l’intérêt, qu’il faut prêter serment ; ce n’est pas sur ta pensée, c’est sur la mienne qu’il faut te régler ; et tu ne peux rien ajouter ni rien retrancher, par ruse ou autrement, à ce que je pense.

« Donc, moi, David Sichel, j’ai cette pensée simple et claire : — Schmoûle a-t-il promis un florin à Christel pour la nourriture des bœufs qu’il a achetés, et, pour chaque jour de retard après la huitaine, l’a-t-il promis ? S’il ne l’a pas promis à Christel, qu’il pose la main sur le livre de la loi, et qu’il dise : « Je jure non ! je n’ai rien promis ! » Schmoûle, approche, étends la main, et jure ! »

Mais Schmoûle, levant alors les yeux, dit :

« Trente florins ne sont pas une somme pour prêter un serment pareil. Puisque Christel est sûr que j’ai promis, — moi, je ne me le rappelle pas bien, — je les payerai, et j’espère que nous resterons bons amis. Plus tard, il me fera regagner cela, car ses bœufs sont réellement trop chers. Enfin, ce qui est dû est dû, et jamais Schmoûle ne prêtera serment pour une somme encore dix fois plus forte, à moins d’être tout à fait sûr.

Alors David, regardant Kobus d’un œil extrêmement fin, répondit :

« Et tu feras bien, Schmoûle ; dans le doute, il vaut mieux s’abstenir. »

Le greffier avait inscrit le refus du serment ; il se leva, salua l’assemblée et sortit avec Schmoûle, qui, sur le seuil, se retourna et dit d’un ton brusque :

« Je viendrai prendre les bœufs demain à huit heures, et je payerai.

— C’est bon, » répondit Christel en inclinant la tête.

Quand ils furent seuls, le vieux rebbe se mit à sourire.

« Schmoûle est fin, dit-il, mais nos vieux talmudistes étaient encore plus fins que lui ; je savais bien qu’il n’irait pas jusqu’au bout, voilà pourquoi je ne me suis pas habillé.

— Eh ! s’écria Fritz, oui, je le vois, vous avez du bon tout de même dans votre religion.

— Tais-toi, épicaures, répondit David en refermant la porte et reportant la Bible dans l’armoire ; sans nous, vous seriez tous des païens, c’est par nous que vous pensez depuis deux mille ans ; vous n’avez rien inventé, rien découvert. Réfléchis seulement un peu combien de fois vous vous êtes divisés et combattus depuis ces deux mille ans, combien de sectes et de religions vous avez formées ! Nous, nous sommes toujours les mêmes depuis Moïse, nous sommes toujours les fils de l’Éternel ; vous êtes les fils du temps et de l’orgueil, avec le moindre intérêt on vous fait changer d’opinion ; et nous, pauvres misérables, tout l’univers réuni n’a pu nous faire abandonner une seule de nos lois.

— Ces paroles montrent bien l’orgueil de ta race, dit Fritz ; jusqu’à présent je te croyais un homme modeste en ses pensées, mais je vois maintenant que tu respires l’orgueil dans le fond de ton âme.

— Et pourquoi serais-je modeste ? s’écria David en nasillant. Si l’Éternel nous a choisis, n’est-ce point parce que nous valons mieux que vous ?

— Tiens, tais-toi, fit Kobus en riant, cette vanité m’effraye ; je serais capable de me fâcher.

— Fâche-toi donc à ton aise, dit le vieux rebbe, il ne faut pas te gêner.

— Non, j’aime mieux t’inviter à prendre le café chez moi, vers une heure ; nous causerons, nous rirons, et ensuite nous irons goûter la bière de mars ; cela te convient-il ?

— Soit, fit David, j’y consens, le chardon gagne toujours à fréquenter la rose. »

Kobus allait s’écrier : « Ah ! décidément, c’est trop fort ! » mais il s’arrêta et dit avec finesse : « C’est moi qui suis la rose ! »

Alors tous trois ne purent s’empêcher de rire.

Christel et Fritz sortirent bras dessus bras dessous, se disant entre eux :

« Est-il fin, ce rebbe David ! Il a toujours quelque vieux proverbe qui vient à propos pour vous réjouir : c’est un brave homme. »

Tout se passa comme il avait été convenu : Christel et Kobus dînèrent ensemble, David vint au dessert prendre le café, puis ils se rendirent à la brasserie du Grand-Cerf.

Fritz était dans un état de jubilation extraordinaire, non-seulement parce qu’il marchait entre son vieil ami David et le père de Sûzel, mais encore parce qu’il avait une bouteille de steinberg dans la tête, sans parler du bordeaux et du kirschenwasser. Il voyait les choses de ce bas monde comme à travers un rayon de soleil : sa face charnue était pourpre et ses grosses lèvres se retroussaient par un joyeux sourire. Aussi quel enthousiasme éclata, lorsqu’il parut ainsi sous la toile grise en auvent, à la porte du Grand-Cerf.

« Le voilà ! le voilà ! criait-on de tous les côtés, la chope haute, voici Kobus ! »

Et lui, riant, répétait :

« Oui, le voilà ! ha ! ha ! ha ! »

Il entrait dans les bancs et donnait des poignées de main à tous ses vieux camarades.

Durant les huit jours qui venaient de se passer, on se demandait partout :

« Qu’est-il devenu ? quand le reverrons-nous ? »

Et le vieux Krautheimer se désolait, car toutes ses pratiques trouvaient la bière mauvaise.

Enfin il s’assit au milieu de la jubilation universelle, et fit asseoir le père Christel à sa droite. David alla regarder Frédéric Schoultz, le gros Hâan, Speck et cinq ou six autres qui faisaient une partie de rams, à deux kreutzers la marque.

On se mit à boire de cette fameuse bière de mars, qui vous monte au nez comme le vin de Champagne.

En face, à la brasserie des Deux-Clefs, les hussards de Frédéric Wilhelm buvaient de la bière en cruchons, les bouchons partaient comme des coups de pistolets ; on se saluait d’un côté de la rue à l’autre, car les bourgeois de Hunebourg sont toujours bien avec les militaires, sans frayer pourtant ensemble, ni les recevoir dans leurs familles, chose toujours dangereuse.

À chaque instant le père Christel disait :

« Il est temps que je parte, monsieur Kobus ; faites excuse, je devrais déjà être depuis deux heures à la ferme.

— Bah ! s’écria Fritz en lui posant la main sur l’épaule, ceci n’arrive pas tous les jours, père Christel ; il faut bien de temps en temps s’égayer et se dégourdir l’esprit. Allons, encore une chope !! »

Et le vieil anabaptiste, un peu gris, se rasseyait en pensant : « Cela fera la sixième ! Pourvu que je ne verse pas en route ! »

Puis il disait :

« Mais, monsieur Kobus, qu’est-ce que pensera ma femme, si je rentre à moitié gris ? Jamais elle ne m’aura vu dans cet état !

— Bah ! bah ! le grand air dissipe tout, père Christel, et puis vous n’aurez qu’à dire : « M. Kobus l’a voulu ! » Sûzel prendra votre défense.

— Ça, c’est vrai, s’écriait alors Christel en riant, c’est vrai : tout ce que dit et fait M. Kobus est bien ! Allons, encore une chope ! »

Et la chope arrivait, elle se vidait ; la servante en apportait une autre, ainsi de suite.

Or, sur le coup de trois heures, à l’église Saint-Sylvestre, et comme on ne pensait à rien, une troupe d’enfants tourna le coin de l’auberge du Cygne, en courant vers la porte de Landau ; puis quelques soldats parurent, portant un de leurs camarades sur un brancard ; puis d’autres enfants en foule ; c’était un roulement de pas sur le pavé, qui s’entendait au loin.

Tout le monde se penchait aux fenêtres et sortait des maisons pour voir. Les soldats remontaient la rue de la Forge, du côté de l’hôpital, et devaient passer devant la brasserie du Grand-Cerf.

Aussitôt les parties furent abandonnées ; on se dressa sur les bancs : Hâan, Schoultz, David, Kobus, les servantes, Krautheimer, enfin tous les assistants. D’autres accouraient de la salle, et l’on se disait à voix basse : « C’est un duel ! c’est un duel ! »

Cependant le brancard approchait lentement ; deux hommes le portaient : c’était une civière pour sortir le fumier des écuries de la caserne de cavalerie ; le soldat couché dessus, les jambes pendant entre les bras du brancard, la tête de côté sur sa veste roulée, était extrêmement pâle ; il avait les yeux fermés, les lèvres entr’ouvertes et le devant de la chemise plein de sang. Derrière venaient les témoins, un vieux hussard à sourcils jaunâtres et grosses moustaches rousses en paraphe sur ses joues brunes ; il portait le sabre du blessé sous le bras, le baudrier jeté sur l’épaule, et semblait tout à fait calme. L’autre, plus jeune et tout blond, était comme abattu, il tenait le shako ; puis arrivaient deux sous-officiers, se retournant à chaque pas, comme indignés de voir tout ce monde.

Quelques hussards, devant la brasserie des Deux-Clefs, criaient au vieux qui portait le sabre : « Rappel ! Hé ! Rappel ! » C’était sans doute leur maître d’armes ; mais il ne répondit pas et ne tourna même pas la tête.

Au passage des deux derniers, Frédéric Schoultz, en sa qualité d’ancien sergent de la landwehr, s’écria du haut de sa chaise :

« Hé ! camarades… camarades ! »

Un d’eux s’arrêta.

« Qu’est-ce qui se passe donc, camarade ?

— Ça, mon ancien, c’est un coup de sabre en l’honneur de Mlle Grédel, la cuisinière du Bœuf-Rouge.

— Ah !

— Oui ! un coup de pointe en riposte et sans parade ; elle est venue trop tard.

— Et le coup a porté ?

— À deux lignes au-dessous du teton droit. »

Schoultz allongea la lèvre ; il semblait tout fier de recevoir une réponse. On écoutait, penchés autour d’eux.

« Un vilain coup, fit-il, j’ai vu ça dans la campagne de France. »

Mais le hussard, voyant ses camarades entrer dans la ruelle de l’hôpital, porta la main à son oreille et dit :

« Faites excuse ! »

Alors il rejoignit sa troupe, et Schoultz promenant un regard satisfait sur l’assistance, se rassit en disant :

« Quand on est soldat, il faut tirer le sabre ; ce n’est pas comme les bourgeois qui s’assomment à coups de poings. »

Il avait l’air de dire : « Voilà ce que j’ai fait cent fois ! »

Et plus d’un l’admirait.

Mais d’autres, en grand nombre, gens raisonnables et pacifiques, murmuraient entre eux :

« Est-il possible que des hommes se tuent pour une cuisinière ! C’est tout à fait contre nature. Cette Grédel mériterait d’être chassée de la ville, à cause des passions funestes qu’elle excite entre les hussards. »

Fritz ne disait rien, il semblait méditatif, et ses yeux brillaient d’un éclat singulier. Mais le vieux rebbe, à son tour, s’étant mis à dire : « Voilà comment des êtres créés par Dieu se massacrent pour des choses de rien ! » Tout à coup il s’emporta d’une façon étrange.

« Qu’appelles-tu des choses de rien, David ? s’écria-t-il d’une voix retentissante. L’amour n’a-t-il pas inspiré, dans tous les temps et dans tous les lieux, les plus belles actions et les plus hautes pensées ? N’est-il pas le souffle de l’Éternel lui-même, le principe de la vie, de l’enthousiasme, du courage et du dévouement ? Il t’appartient bien de profaner ainsi la source de notre bonheur et de la gloire du genre humain. Ôte l’amour à l’homme, que lui reste-t-il ? l’égoïsme, l’avarice, l’ivrognerie, l’ennui et les plus misérables instincts ; que fera-t-il de grand, que dira-t-il de beau ? Rien ; il ne songera qu’à se remplir la panse ! »

Tous les assistants s’étaient retournés ébahis de son emportement ; Hâan le regardait de ses gros yeux par-dessus l’épaule de Schoultz, qui lui-même se tordait le cou pour voir si c’était bien Kobus qui parlait, car il ne pouvait en croire ses oreilles.

Mais Fritz ne faisait nulle attention à ces choses.

« Voyons, David, reprit-il en s’animant de plus en plus, quand le grand Homérus, le poëte des poëtes, nous montre les héros de la Grèce qui s’en vont par centaines sur leurs petits bateaux — pour réclamer une belle femme qui s’est sauvée de chez eux, — traversent les mers et s’exterminent pendant dix ans avec ceux d’Asie pour la ravoir, crois-tu qu’il ait inventé cela ? Crois-tu que ce n’était pas la vérité qu’il disait ? Et s’il est le plus grand des poëtes, n’est-ce pas parce qu’il a célébré la plus grande chose et la plus sublime qui soit sous le ciel : l’amour ! Et si l’on appelle le chant de votre roi Salomon, le Cantique des cantiques, n’est-ce pas aussi parce qu’il chante l’amour, plus noble, plus grand, plus profond que tout le reste dans le cœur de l’homme ? Quand il dit dans ce Cantique des cantiques : « Ma bien-aimée, tu es belle comme la voûte des étoiles, agréable comme Jérusalem, redoutable comme des armées qui marchent, leurs enseignes déployées ! » est-ce qu’il ne veut pas dire que rien n’est plus beau, plus invincible et plus doux que l’amour ? Et tous vos prophètes n’ont-ils pas dit la même chose ? Et depuis le Christ, l’amour n’a-t-il pas converti les peuples barbares ? n’est-ce pas avec un simple ruban rose, qu’il faisait d’une espèce sauvage, un chevalier ?

« Si de nos jours tout est moins grand, moins beau, moins noble qu’autrefois, n’est-ce pas parce que les hommes ne connaissent plus l’amour véritable, et qu’ils se marient pour de l’argent ? Eh bien ! moi, David, entends-tu, je dis et je soutiens que l’amour vrai, l’amour pur est la seule chose qui change le cœur de l’homme, la seule qui l’élève et qui mérite qu’on donne sa vie pour elle : je trouve que ces hommes ont bien fait de se battre, puisque chacun ne pouvait renoncer à son amour, sans s’en reconnaître lui-même indigne.

— Hé ! s’écria Hâan à l’autre table, comment peux-tu parler de cela, toi ? Tu n’as jamais été amoureux ; tu raisonnes de ces choses comme un aveugle des couleurs. »

Fritz, à cette apostrophe, resta tout interdit ; il regarda Hâan d’un œil terne, ayant l’air de vouloir lui répondre, et bredouilla quelques mots confus en avalant sa chope.

Plusieurs alors se mirent à rire. Mais aussitôt Kobus, relevant sa grosse tête, dont les cheveux s’ébouriffaient comme s’ils eussent été vivants, s’écria d’un air étrange :

« C’est vrai, je n’ai jamais été amoureux ! Mais si j’avais eu le bonheur de l’être, je me serais fait massacrer, plutôt que de renoncer à mon amoureuse, ou j’aurais exterminé l’autre.

— Oh ! oh ! fit Hâan d’un ton un peu moqueur, en battant les cartes, oh ! Kobus, tu n’aurais pas été si féroce.

— Pas si féroce ! dit-il les deux mains écarquillées. Nous sommes deux vieux amis, n’est-ce pas, Hâan ? Eh bien ! si j’étais amoureux, et si tu me paraissais seulement convoiter par la pensée celle que j’aurais choisie… je t’étranglerais ! »

En disant cela, ses yeux étaient rouges, il n’avait pas l’air de plaisanter ; les autres non plus ne riaient pas.

« Et, ajouta-t-il en levant le doigt, je voudrais que toute la ville et le pays à la ronde eussent un grand respect pour mon amoureuse ; quand même elle ne serait pas de mon rang, de ma condition et de ma fortune : le moindre blâme sur elle deviendrait la cause d’une terrible bataille.

— Alors, dit Hâan, Dieu fasse que tu ne tombes jamais amoureux, car tous les hussards de Frédéric-Wilhelm ne sont pas morts, plus d’un courrait la chance de mourir, si ton amoureuse était jolie. »

Les sourcils de Fritz tressaillirent.

« C’est possible, fit-il en se rasseyant, car il s’était dressé. Moi je serais fier, je serais glorieux de me battre pour une si belle cause ! N’ai-je pas raison, Christel ?

— Tout à fait, monsieur Kobus, dit l’anabaptiste un peu gris ; notre religion est une religion de paix, mais dans le temps, lorsque j’étais amoureux d’Orchel, oui, Dieu me le pardonne ! j’aurais été capable de me battre à coups de faux pour l’avoir. Grâce au ciel, il n’a pas fallu répandre de sang, j’aime bien mieux n’avoir rien à me reprocher. »

Fritz, voyant que tout le monde l’observait, comprit l’imprudence qu’il venait de commettre. Le vieux rebbe David surtout ne le quittait pas de l’œil, et semblait vouloir lire au fond de son âme. Quelques instants après, le père Christel s’étant écrié pour la vingtième fois :

« Mais, monsieur Kobus, il se fait tard, on m’attend ; Orchel et Sûzel doivent être inquiètes. »

Il lui répondit enfin :

« Oui, maintenant il est temps ; je vais vous reconduire à la voiture. »

C’était un prétexte qu’il prenait pour se retirer.

L’anabaptiste se leva donc, disant :

« Oh ! si vous aimez mieux rester, je trouverai bien le chemin de l’auberge tout seul.

— Non, je vous accompagne. »

Ils sortirent du banc et traversèrent la place. Le vieux David partit presque aussitôt qu’eux. Fritz, ayant mis le père Christel en route, rentra chez lui prudemment.

Ce jour-là, au moment de se coucher, Sourlé, voyant le vieux rebbe murmurer des paroles confuses, cela lui parut étrange.

« Qu’as-tu donc, David, lui demanda-t-elle, je te vois parler tout bas depuis le souper, à quoi penses-tu ?

— C’est bon, c’est bon, fit-il en se tirant la couverture sur la barbiche, je rêve à ces paroles du prophète : « J’ai été jaloux pour Héva d’une grande jalousie ! » et à celles-ci : « En ces temps arriveront des choses extraordinaires, des choses nouvelles et heureuses ! »

— Pourvu que ce soit à nous qu’il ait songé en disant cela, répliqua Sourlé.

Amen ! fit le vieux rebbe ; tout vient à point à qui sait attendre. Dormons en paix ! »


  1. Journée de jeûne et d’expiation chez les juifs.