VIII

LE CULTE DE LA MOMIE


Les spirites furent les premiers à s’occuper activement de Nefert-thi. Les articles de Rimpley avaient excité leur curiosité et plusieurs des adhérents les plus notables de la secte écrivirent au journaliste pour lui demander des détails plus précis. Les directeurs du Daily Mail eurent alors une idée vraiment géniale : ils ouvrirent leurs colonnes à tous les correspondants bénévoles qui seraient disposés à faire connaître un avis raisonnable sur les faits signalés par le reporter. Ce fut le point de départ d’une véritable campagne de presse.

Le Light, journal spiritualiste, hebdomadaire, respectable et digne, s’empara de la question. Son éditeur, sollicité par les nombreuses demandes qui lui étaient adressées, se décida à faire lui-même une enquête. Il se donna la peine de visiter Rimpley, Smith, sir Septimus Long, les veilleurs, Leslie, les ouvriers et les gardiens, il interviewa lord Charing, les révérends Ezechiel Symonds et Amos Dermott, et recueillit assez de renseignements pour rédiger un long article intitulé : « La momie qui hante » (The haunting mummy). Il concluait à l’authenticité des phénomènes observés soit à Charing-Abbey, soit au Muséum, et déclarait qu’il appartenait aux spirites, seuls outillés pour mener à bien leurs recherches auprès des incarnés aussi bien qu’auprès des désincarnés, de faire une lumière complète sur le cas de la princesse égyptienne ; elle était évidemment mécontente de son sort, et avait des observations à présenter aux hommes du vingtième siècle.

L’article du Light inspira Rimpley. Le journaliste imagina de consulter un bureau de renseignements récemment établi à Londres par un spiritualiste célèbre ; un certain nombre de médiums étaient chargés d’évoquer l’esprit des personnes dont on fournissait le nom et l’état civil. Les réponses n’étaient pas données immédiatement, car les esprits ne sont pas obligés de répondre au premier appel téléphonique ou télépathique, mais, en général au bout de peu de temps les intéressés recevaient des renseignements qui pouvaient être vrais.

Donc, Rimpley alla rendre visite au génial inventeur du bureau des correspondances entre les vivants et les morts, et lui exposa son cas ; l’organisateur du bureau s’intéressa à la recherche, et confia l’évocation de Nefert-thi à son meilleur médium.

Ce sujet était une dame d’environ trente ans, aux traits réguliers, aux yeux bleus, à la figure pâle. Elle procédait de la manière suivante : assise devant une table à écrire, elle plaçait sa main, tenant un crayon, sur des feuilles de papier blanc. Elle adressait une courte prière à la divinité, implorait le secours de son guide, Peau-Rouge, décédé depuis le dix-septième siècle, et qui répondait au nom de l’Ours-Gris ; elle le priait instamment de rechercher la personne dont on demandait des nouvelles, et de l’amener, si les circonstances le permettaient. L’Ours-Gris, ayant appris dans l’autre monde à écrire ainsi qu’à parler anglais, servait ordinairement de truchement, et écrivait au lieu et place de l’esprit convoqué, c’est-à-dire qu’il dirigeait ou était censé diriger la main du médium.

Rimpley obtint l’autorisation d’assister à la séance. Le sujet, son invocation terminée, sembla s’endormir ; sa main s’agita légèrement et se mit à courir, avec une extrême rapidité, sur le papier. Elle écrivait en caractères assez gros, pas très bien formés, mais cependant lisibles.

La « communication » que la princesse égyptienne consentit à donner sur la demande de l’Ours-Gris est des plus curieuses. Avant de la commenter, il convient que je la résume, car elle semble avoir joué, dans le développement ultérieur des faits, un rôle considérable ; c’est du moins l’opinion du docteur Martins.

— J’étais, raconta Nefert-thi, la fille du roi Khounaten (Aménophis IV) et de la reine Tadukipa. Mon père, irrité contre les prêtres d’Ammon, qui avaient usurpé un pouvoir immense et étaient gorgés de richesses, voulut ramener les Égyptiens au culte du vrai Dieu, notre créateur le Soleil, dont nous voyons le disque lumineux, source de vie et de force.

» Mon père avait comme femme préférée ma mère, Tadukipa ; elle avait été élevée par sa nourrice, esclave khêta, habile aux enchantements. D’elle, ma mère apprit l’art divin de la magie. Elle savait rendre la santé aux malades par le moyen des herbes cueillies selon le rite ; elle savait guérir en posant les mains sur ceux qui souffraient, et en prononçant les paroles sacrées ; elle savait aussi les secrets qui soulèvent la tempête, qui amassent les nuages gonflés de pluie, qui appellent le vent brûlant du sud, destructeur des moissons.

» Mais le secret principal que sa nourrice lui avait révélé, elle le cachait avec soin, car c’était le moyen de rendre une vie nouvelle à ceux que la mort avait ôtés du nombre des vivants, et si elle m’apprit tous ses secrets, elle ne me révéla pas ce dernier, le plus grand de tous.

» Je fus élevée jusqu’à quinze ans dans le palais de mon père, le roi Khounaten, mais j’avais été vouée au Dieu, au père, le roi lumineux, à Aten, et Meryra, le grand-prêtre, me réclamait

» Je rejoignis mes compagnes, les prêtresses d’Aten, les épouses du Soleil. Il me fallait garder ma virginité et renoncer à être la mère de nombreux enfants, car les prêtresses du dieu de la lumière devaient rester pures comme son disque étincelant.

» Ma mère m’avait donné en partant un écrit, que je devais lire et méditer quand j’aurais atteint l’âge de vingt ans ; et, dans ce papyrus était le secret qui rend la vie aux mortels dont l’âme a quitté le corps.

» Je fus bientôt la prêtresse la plus célèbre du temple, car je savais comment rendre la vue aux aveugles, le mouvement aux paralytiques, la santé à tous les malades, et je guérissais aussi le bétail et les animaux sacrés.

» Ma réputation s’étendit sur les deux Égyptes, et les habitants de la vallée et des villes, ceux de Memphis et ceux de Thèbes accouraient auprès de moi chercher la santé et la vie.

» J’habitais depuis deux ans le temple, quand la grande-prêtresse mourut, et Meryra s’étant retiré dans le sanctuaire revint en disant qu’Aten me voulait comme son épouse préférée et je revêtis le manteau blanc des grandes-prêtresses.

» Hélas ! hélas ! hélas ! j’ai trahi mes serments et Aten m’a cruellement punie, et je souffre encore de sa colère légitime.

» À la droite de mon père était Améni, le guerrier redoutable, le conducteur du char royal. Et voilà qu’en allant à la chasse il sentit ses yeux se voiler de rouge, et une brûlure horrible lui fit souffrir mille tourments, comme si le vent du désert eut soufflé sous sa paupière des grains de sable échauffés par le soleil d’août.

» Il appela les médecins du temple d’Ammon Râ et ceux-ci le soignèrent pendant plusieurs lunes, mais le mal ne diminuait pas, et la lumière se retirait peu à peu des yeux d’Améni. En vain avait-il promis à Râ des offrandes splendides ; le dieu de Thèbes ne pouvait le guérir.

» Il prit alors le chemin de Khounaten, se souvenant de la puissance du dieu et de mon art, de cet art qui a été la cause de mon malheur. Qu’Aten soit miséricordieux !

» Il monta sur sa barque, soutenu par ses esclaves, car il ne pouvait supporter la lumière du jour et avait un bandeau sur les yeux ; il descendit le Nil et se rendit au temple.

» Je parus, je posai ma main sur son front, je frottai ses yeux avec mes doigts imbibés d’une eau magique et aussitôt Améni put revoir la lueur brillante du soleil.

» Alors il me regarda, et le feu qui brûlait ses yeux se précipita sur mon cœur : il me regarda encore et je ne vis plus que lui au monde. J’oubliai mon père et ma mère, j’oubliai Aten lui-même, le puissant, l’unique !

» Et je ne jouais plus de la harpe, et je ne chantais plus pour le dieu auquel j’étais vouée, mes doigts ne savaient plus trouver les accords qui réjouissent l’oreille d’Aten, ma voix ne connaissait plus les hymnes qui touchent son cœur… Cependant quand j’étais seule, les chants d’amour me venaient naturellement aux lèvres, comme je les avais entendus le soir, lorsque les courtisanes se promènent en bateau sur la fraîcheur du Nil, avec leurs amoureux et leurs esclaves ioniennes aux voix mélodieuses, aux doigts habiles à faire vibrer la harpe à sept cordes.

» Aten avait décidé sans doute ma perte. Un soir — la lune nouvelle avait mis son voile noir — un esclave, de ceux qui soignaient les jardins, m’apporta un bouquet de fleurs de lotus, il s’agenouilla pour me le présenter, et je laissai mon regard errer sur lui, et je reconnus Améni qui s’était déguisé. Il avait revêtu le costume des jardiniers du temple pour s’approcher de moi.

» Et il me dit :

» — Reine, ton esclave se jette à tes genoux ! Depuis qu’en s’ouvrant à la lumière, sous ta main bénie, mes yeux ont vu ton doux visage, ils ne peuvent voir autre chose. Ton image est sans cesse devant eux, et ils la contemplent, qu’ils soient ouverts par la veille ou fermés par le sommeil.

» — Va-t’en, Améni, va-t’en ! Si tu étais reconnu, ton corps servirait bientôt de nourriture aux crocodiles sacrés du lac.

» — Que m’importe de mourir, Nefert-thi ! Autrefois, j’aimais la vie, et j’aimais à conduire ton père à la guerre ou à la chasse, j’aimais à boire la bière parfumée, j’aimais à entendre le doux chant des esclaves, j’aimais les caresses de leurs lèvres. Maintenant, je n’aime plus que toi.

» — Malheureux ! Je suis consacrée à notre père, au dieu Aten ! Je ne puis t’écouter ! Va-t’en !

» Mais, sans doute, il devinait le mensonge de mes paroles, il s’apercevait que la tendresse de mes regards en démentait la sévérité ; il prit ma main et la baisa, et je ne la retirai pas, moi, parjure, infidèle à mon vœu.

» Depuis lors, chaque fois que la lune était nouvelle, Améni venait dans le jardin me rejoindre ; les prêtres savaient que je passais la nuit à cueillir les herbes sacrées, et Meryra me croyait occupée à les récolter dans les ténèbres ; mais je faisais ma moisson à la hâte, et j’attendais Améni cachée dans les roseaux, et les grands crocodiles s’éloignaient de mon regard qui les fascinait.

» Le Dieu fut irrité, sa main s’appesantit sur moi. Les prêtres d’Ammon avaient placé auprès de nous des espions qui les renseignaient ; ils savaient que la prêtresse Nefert-thi aimait un homme ; ils connaissaient mes entrevues nocturnes avec Améni.

» Une nuit, nous fûmes surpris ; on m’entraîna. Un des assaillants, en qui je reconnus un des prêtres de Râ, me plongea son poignard dans la gorge, puis il s’enfuit, emmenant ses compagnons. Lorsque Améni, qui s’était débarrassé de ses agresseurs, arriva pour me secourir, la vie s’était échappée de mon corps. Il dissimula son désespoir de peur de révéler notre faute. Il fit enlever mon cadavre et, prétextant sa reconnaissance pour la guérison que je lui avais obtenue, il demanda au roi la permission de m’élever un tombeau. Ce tombeau fut creusé dans la vallée perdue des montagnes occidentales, non loin de Thèbes. »

Je fais grâce au lecteur de ce qui suit. La momie vantait sa science, sa puissance, sa force. Elle célébrait, sans fournir de détails précis, la connaissance qu’elle avait des secrets qui rendent la santé aux malades, qui donnent l’amour et font prospérer les biens matériels.

Le docteur Martins a montré dans son mémoire que les scènes vraiment ridicules qui se passèrent bientôt au Muséum, à la consternation indicible de sir Septimus et de John Smith, ont été provoquées par le message médianimique, dont je viens de donner quelques extraits.

Les malades, les amoureux, les spéculateurs et les ambitieux furent ainsi lancés sur la dépouille de l’infortunée fille d’Amen Hotep, à laquelle ils demandaient la réalisation des promesses faites par l’intermédiaire du médium attaché au bureau intermondial.

Le branle fut donné par une vieille dame spirite, qui souffrait d’un catarrhe des bronches ; elle avait épuisé les ressources de l’art médical, vainement fait appel aux magnétiseurs les plus réputés, inutilement consulté les somnambules les plus lucides, et pratiqué les méthodes les plus éprouvées de la « christian science ».

La lecture de la communication fut pour elle une révélation. Les gens crédules ne perdent jamais l’espoir, et il faut convenir en toute sincérité que beaucoup d’incrédules leur ressemblent sur ce point. La vieille dame pensa que la défunte Nefert-thi pourrait réussir là où les vivants avaient échoué. Dans l’après-midi du jour où parut la communication du Bureau intermondial, elle courut au Museum et vint se mettre à genoux devant la vitrine LVII bis. Son acte excita la curiosité des visiteurs, qui se groupèrent autour d’elle.

La vieille dame fit une oraison de dix minutes, se leva et allait partir ; mais parmi les assistants se trouvait une jeune fille nerveuse qui était atteinte de mutisme hystérique depuis six mois et que l’on traitait électriquement sans la moindre amélioration. Elle était accompagnée de sa mère, qui interrogea la vieille dame quand celle-ci voulut se retirer. La dame n’hésita pas à répondre.

— Je suis ici pour demander à la momie la guérison de mon catarrhe.

— Vous pensez qu’elle peut guérir les malades ?

— Assurément, puisqu’elle les guérissait de son vivant.

— En vérité ? Mais cependant, si elle est morte, comment ?…

— La mort est la véritable vie ; les désincarnés sont plus puissants que les incarnés, esclaves de la matière qui emprisonne leur âme.

— Vous croyez donc que la momie guérirait ma fille, qui ne peut plus parler depuis six mois ?

— Je n’en doute pas, madame. Qu’elle vienne prier avec moi.

La vieille dame prit la jeune fille par le bras et la fit agenouiller devant Nefert-thi, tandis que la foule faisait cercle. Jeremiah Duncan crut devoir intervenir.

— Circulez, mesdames, vous n’êtes pas à l’église.

— Dieu est partout, gardien. Si nous voulons prier ici, y a-t-il un article du règlement qui l’interdise ?

Duncan se gratta la tête. Il n’y avait en effet aucun article semblable dans le règlement

— Non, convint-il donc.

— Alors !! reprit triomphalement la vieille dame, qui récita aussitôt une prière improvisée :

« Esprit de la momie, toi qui guérissais les malades, nous te supplions de nous guérir. Fais que je ne tousse plus. Fais que cette demoiselle puisse parler comme autrefois. Nous t’en supplions, cher Esprit, et nous supplions le Seigneur tout-puissant de te permettre de manifester tes vertus en répandant le bien autour de toi. Amen ! »

» Dites Amen ! ordonna d’un ton sévère la vieille dame à la jeune fille, oubliant que la pauvre petite était muette.

— Amen ! répéta celle-ci d’une voix claire. Mais je parle, maman ! Je parle ! s’écria-t-elle avec transport

— Elle parle ! Elle parle ! balbutia sa mère, les larmes aux yeux.

— Elle parle ! redit la foule qui ne comprenait pas encore ce qu’il y avait d’extraordinaire à entendre parler une femme.

La maman, joyeuse, expliqua dans un discours abondant la maladie de sa fille, ses causes probables, sa durée, les soins médicaux reçus et les honoraires payés au médecin : elle termina en se jetant au cou de la vieille dame pour la remercier.

— Il faut remercier Dieu et la momie ! dit la catarrheuse avec conviction.

Elle se remit à genoux avec la demoiselle et sa mère. À cette vue, la plupart des assistants s’agenouillèrent aussi, par esprit d’imitation.

— Nous te remercions, Seigneur, et nous te remercions aussi, ô momie, de ta bienfaisante intervention. Sois bénie dans les siècles des siècles. Amen !

— Amen ! répéta la foule, sous les yeux ahuris de Jeremiah Duncan, qui n’avait jamais vu pareille scène de sa vie.

La guérison de la demoiselle fut immédiatement rapportée à Rimpley, qui s’était institué l’informateur général des faits et gestes de la momie. Il rédigea le soir même un grand article intitulé : « La momie guérisseuse ». Le lendemain dans l’après-midi, deux cents malades étaient à genoux devant la vitrine ; le surlendemain, la salle III avait l’aspect d’une antichambre d’hôpital ou des alentours de la grotte de Lourdes.

Tout le monde priait à haute voix la momie. La vieille dame garda la direction des dévots. Je dois avouer qu’elle garda également son catarrhe. Il est néanmoins certain qu’un grand nombre de malades se déclarèrent guéris. Tous souffraient de maladies nerveuses, et on ne signale aucun cas dans lequel une jambe coupée ait repoussé.

À partir de ce jour, l’administration dut faire enlever les ex-voto que la reconnaissance exagérée des malades commençait à déposer auprès de la bienfaisante momie, qui reçut en l’espace de quinze jours la valeur de quatre mille guinées en or, argent et bijoux.