VII

LA MOMIE REPREND SON BIEN


On a beaucoup blâmé M. Smith d’avoir dépouillé la momie de ses bijoux, de ses bandelettes et de tout ce qui lui appartenait. Il est certain que la nudité de Nefert-thi n’avait rien de choquant, étant donnés son âge et son apparence ; mais elle était beaucoup plus pittoresque avec ses bandelettes blanches et ses bijoux. L’effet qu’elle produisait était supérieur esthétiquement.

Peut-être aurait-il été prudent de ne rien modifier dans l’équipement de la princesse. On peut se demander si les libertés prises par John Smith n’ont pas mécontenté Nefert-thi et provoqué sa mauvaise humeur.

C’est une opinion que beaucoup d’occultistes professent, je les cite à titre d’exemple et sans garantir l’exactitude de leurs théories, car chacun sait combien les occultistes sont gens faciles à tromper.

Toujours est-il que plusieurs personnes critiquèrent le goût de M. Smith et déplorèrent que la momie fût dans une vitrine et ses bijoux répartis et classés dans d’autres.

Rogers manifesta ostensiblement sa désapprobation. Dès le lendemain de son installation officielle, il alla voir la momie de sa chère Nefert-thi. Son attitude excita l’étonnement du surveillant Jeremiah Duncan et ensuite sa juste indignation.

Dès qu’il eut aperçu la momie étendue sans voiles dans le cercueil devenu trop grand pour son corps ratatiné, Rogers dit à haute voix qu’il était scandaleux de voir, dans un musée respectable comme le British Muséum, un objet aussi inconvenant.

— L’administration du musée n’a aucun respect pour les visiteurs !… Elle ne respecte pas davantage la pudeur des morts.

Il prononça plusieurs phrases du même genre et ameuta le public, qui se groupa autour de lui et l’approuva, sans comprendre d’ailleurs ce qu’il disait ; mais sa conviction suffisait à lui concilier ses auditeurs.

— Qu’a-t-on fait des bijoux ? continua le précepteur, abordant un autre ordre d’idées. Pourquoi a-t-on dépouillé cette jeune fille de sa légitime propriété ? A-t-elle fait un testament pour donner ses biens au Museum ? Non, n’est-ce pas ?

Et il prenait le public à témoin de son affirmation. Le public approuvait ; il était clair que la momie n’avait pris aucune disposition testamentaire en faveur du British Museum.

— Oui, reprit une vieille dame, où sont les bijoux de la momie ?

— Où sont les bijoux ? clamèrent d’autres vieilles dames.

Jeremiah Duncan suivait d’un œil attentif les mouvements du groupe : il crut devoir intervenir, jugeant le moment opportun.

— Les bijoux sont à leur place, dans les vitrines réservées aux bijoux.

— De quel droit les a-t-on mis là ? demanda Rogers.

— Ma foi, monsieur, c’est le directeur qui l’a fait.

— Comment s’est-il cru autorisé à le faire ?

— Je n’en sais rien, adressez-vous à lui. D’ailleurs, messieurs et dames, veuillez circuler.

Rogers resta cependant près de la momie, la regardant fixement. Cette insistance motiva une nouvelle intervention de Jeremiah Duncan.

— Circulez, monsieur, circulez !

Rogers ne répondait rien. Duncan lui frappa sur l’épaule en renouvelant son injonction. À son contact, Rogers tressaillit, sembla sortir d’un rêve et répondit poliment en s’en allant :

— Bien, garde, bien, je m’en vais.

Cet incident passa inaperçu ; plus tard seulement Jeremiah Duncan en comprit l’importance.

La nuit suivante, Patrick Sullivan remplaçait Ebenezer Phipps ; Lawrence Brown accompagnait Sullivan. Ils commençaient leur ronde et se trouvaient encore au bas de l’escalier lorsqu’ils entendirent des cris épouvantables provenant des salles égyptiennes ; on eût juré qu’on égorgeait quelqu’un.

Sullivan et Brown s’arrêtèrent.

— Brown, fit Sullivan, vous entendez ces cris ?

— Pour sûr ! Il y a de quoi réveiller un mort.

— Chut ! chut ! ne parlez pas de morts en ce moment, j’ai trop peur !

Les cris recommencèrent pendant les deux nuits suivantes. On signala le fait à John Smith, qui déclara vouloir assister à la ronde. À peine arrivés aux abords des salles égyptiennes, Smith et ses hommes eurent le tympan brisé par le tapage qui provenait de la salle III. Smith, de tempérament fougueux et impulsif, gravit l’escalier quatre à quatre, suivi des gardiens ; il ouvrit la porte de son domaine, et constata que la pièce paraissait illuminée. Il s’y précipita, mais la lumière disparut. Aux rayons des lampes électriques que portaient les veilleurs, Smith parcourut la salle ; rien n’était dérangé, tout restait silencieux et comme endormi dans la nuit.

À peine atteignaient-ils l’escalier que le tapage recommença de plus belle : Smith courut encore à la salle III. Le silence y régnait.

Il renouvela cette expérience à plusieurs reprises ; elle donna chaque fois le même résultat.

— C’est bizarre ! dit le savant, qui commençait à avoir froid dans le dos. Brown et Green, vous n’avez pas peur ? Non, eh bien ! retournez à la salle III, et dites-moi si vous entendez quelque chose.

Brown et Green n’entendirent rien, alors qu’au même moment le tapage semblait infernal à ceux qui se trouvaient dans l’escalier.

— Par les cornes d’Ammon ! Qu’est-ce que cela signifie ?

Le lendemain, Smith en référa à sir Septimus.

Le conservateur regarda son collaborateur avec inquiétude.

— Êtes-vous certain, mon cher Smith, de n’avoir pas trop bien dîné hier ?

— Certain, sir Septimus. J’ai dîné chez moi très légèrement.

— Et vous n’avez pas pris de punch ?

— Non !

— C’est phénoménal ! Si tout autre que vous me le disait… Je ne puis pourtant pas signaler aux autorités une aventure aussi… aussi anormale. On se moquerait de nous, mon cher Smith.

— Venez voir vous-même, sir Septimus.

— Moi ? Pensez-vous que cela soit bien utile ?

— Je pense que cela serait convenable, vous vous rendrez compte de cette chose extraordinaire ; peut-être en trouverez-vous la cause.

— Bien, mon cher Smith. J’irai certainement.

— Viendrez-vous ce soir ?

— Pas ce soir ! Pas ce soir ! Je dîne chez… chez un ami. Mais un de ces jours… un de ces jours, mon cher Smith.

Ce dernier se fût volontiers mis en colère à cause de l’indifférence de sir Septimus, qu’il traitait in petto de poltron, mais il n’osa pas ; au surplus il faut être indulgent pour un homme d’âge, qui a un gros ventre et des habitudes.

Malheureusement pour les digestions de sir Septimus Long, les choses se gâtèrent de la façon la moins confortable.

La nuit suivante les veilleurs entendirent le bruit habituel, ils pénétrèrent dans la salle III, mais cette fois le vacarme continua, et leurs lampes électriques furent brisées. Ils se retirèrent, dans un grand désordre, et revinrent avec des renforts d’hommes et de luminaires ; ils inspectèrent la salle sans y rien constater d’anormal. Mais tout à coup la vitrine qui contenait les colliers de la momie sembla faire explosion. Les glaces volèrent en éclats, les bijoux furent jetés sur le plancher.

Le cas était grave ; avisé à la première heure, John Smith s’habilla en toute hâte et vint me rendre compte de la situation ; aucune pièce ne manquait et les pertes étaient facilement réparables : il fit remplacer la vitrine, classa de nouveau les bijoux exposés, et à l’heure de la visite du public le mal était réparé.

La nuit suivante, les mêmes faits se produisirent, mais avec plus d’intensité.

Cette fois, on ne retrouva pas les bijoux de la momie, malgré les plus minutieuses recherches. La disparition de ces pièces, uniques au monde, plongea Smith dans la consternation ; il passa la matinée à fouiller tous les coins de la salle III. Ce fut inutile.

Affolé, il courut chez son chef en criant :

— On a volé les bijoux de la momie !

Sir Septimus se leva avec autant de précipitation que le permettait son obésité ; l’émotion le congestionnait, il pariait en respirant avec peine.

— Que m’apprenez-vous là, Smith ?

— Les bijoux de la momie LVII bis ont disparu.

— Terrible ! mon cher Smith, terrible…

— Sir Septimus, il faut venir tout de suite pour votre enquête.

Grognant, soufflant, suant, sir Septimus suivit Smith.

Mais les bijoux demeurèrent introuvables. Je n’ai pas besoin de dire combien le personnel était inquiet ; les gens préposés à la garde d’objets qui disparaissent, craignent toujours d’être soupçonnés, et cette crainte agit sur leurs dispositions comme une atmosphère de tempête sur celle des individus nerveux. Smith voulut à toute force que le pauvre Septimus passât avec lui et quelques gardiens de choix la nuit au Museum.

On avait mobilisé Leslie, le préparateur, qui, avec sir Septimus et Smith, prit position dans la salle III ; le centre, constitué par Brown, Ebenezer et Abraham, se plaça à la porte d’entrée ; l’arrière-garde campa au bord de l’escalier.

À 11 heures 30, une lumière fit son apparition ; sir Septimus, qui par une étrange ironie du destin, s’appelait Long, bien qu’il fût court et gros, ne la vit pas tout de suite, et ne s’en aperçut que sur les indications de ses compagnons.

— Voici une lumière, sir Septimus, la voyez-vous ?

— Non, mon cher Smith ; j’ai seulement très chaud. Ce calorifère est bien inconfortable. Vous voyez de la lumière, Leslie ?

— Oui, sir Septimus. Regardez bien la vitrine de la momie, c’est là qu’elle brille avec le plus d’intensité.

— Oui… c’est vrai… on dirait. J’ai moins chaud, Smith. Cette lueur est bien étrange,

— Voici les sanglots et les hurlements qui commencent. Entendez-vous ?

— Non… c’est-à-dire… oui, je les entends, maintenant… Quel vacarme ! Et cela est bien étrange… bien étrange. Il fait froid, Smith. Nous allons nous enrhumer. Dieu ! c’est assourdissant ! Ah ! au secours ! On tire mon fauteuil ! Smith ! Leslie !

Et au milieu d’un fracas épouvantable, sir Septimus fut renversé de son fauteuil ; il poussait des cris comparables à ceux de la momie, et, en même temps, Leslie crut voir plusieurs éclairs illuminer la vitrine où reposait le corps de Nefert-thi.

Smith avait donné l’alarme. Brown et les deux Phipps accoururent, les lampes qu’ils portaient furent brisées dans leurs mains. Ebenezer se mit à genoux et pria, mêlant ses invocations à Dieu d’objurgations destinées au prince des ténèbres ; il fut renversé et piétiné.

L’arrivée de l’arrière-garde, suivie de Sullivan qui avait à son cou deux scapulaires, l’un brun, l’autre bleu et un gros chapelet, mit fin à la scène pénible dont sir Septimus et Ebenezer Phipps étaient les principales victimes ; le directeur gémissait sous son fauteuil ; Ebenezer, étendu sur le dos, continuait ses prières. Ni l’un ni l’autre n’étaient blessés ; sir Septimus voulut ordonner la retraite ; une exclamation de Smith arrêta sur ses lèvres la parole qu’il allait prononcer.

— Par Osiris ! Les bijoux sont sur la momie !

— C’est vrai ! s’écria Leslie.

Sir Septimus s’approcha d’un pas mal assuré, il n’en put croire le témoignage de ses yeux ! La momie avait autour du cou ses colliers ; sur sa poitrine, le gorgerin, aux doigts ses bagues, aux bras ses bracelets, aux jambes ses anneaux d’or !

— Puisque les objets sont retrouvés, Smith, il faut fermer la salle et nous retirer. Nous remettrons la chose en ordre demain, dit sir Septimus.

Il abandonna le champ de bataille, rentra chez lui en toute hâte. Il prit un bain de pieds chaud, une tasse de tilleul avec du rhum, et dormit mal ; des rêves affreux troublèrent son sommeil agité. La momie était dans sa chambre ; elle hurlait des menaces épouvantables contre l’Angleterre en général, contre le British Museum et contre lui, sir Septimus, en particulier. Le pauvre directeur transpira au point que son gilet de flanelle semblait avoir été trempé dans la Tamise.

Comment la presse a-t-elle eu vent de ces faits ? Il n’a pas été possible de le savoir ; on a supposé que Leslie, cousin d’un rédacteur du Truth, a eu la langue trop longue ; mais il s’en est énergiquement défendu. D’ailleurs ce n’est pas le Truth qui a attaché le grelot, mais bien le Daily Mail.

La presse est une institution bien gênante pour les administrations, sir Septimus en est le triste exemple ; l’existence calme et pacifique de ce digne vieillard a été profondément troublée, et ses digestions aggravées au point qu’il a dû faire deux saisons à Vichy avant de pouvoir manger, sans suites fâcheuses, du pâté de foie gras. La première intrusion de la presse fut en effet une sorte d’agression personnelle contre le directeur du Museum.

Par une coïncidence fâcheuse, sir Septimus ne lisait pas le Daily Mail, qui est un journal à deux sous et ne convient par conséquent pas à l’aristocratie. Il n’apprit l’existence de l’article qu’à son club, où il allait jouer au bridge entre six et huit heures du soir.

Tout d’abord l’accueil qu’il reçut de ses partenaires habituels lui parut anormal ; ils manifestèrent une gaieté inaccoutumée, et s’enquirent de la manière dont il avait dormi, avec une sollicitude inusitée.

— Comment avez-vous passé la nuit, sir Septimus ?

— Mais très bien, très bien. Je vous remercie. Et vous-mêmes ?

— Très bien aussi, merci ! Nous pensions que votre sommeil avait été troublé.

— Troublé ?

Sir Septimus eût pâli si la chose lui eût été possible.

— Troublé ? Pourquoi voulez-vous que mon sommeil… ?

Un rayon de lumière pénétra dans l’esprit du directeur. Y avait-il une allusion dans ces propos d’apparence bienveillante ? Il fut bientôt fixé.

— Nous pensions que la momie vous avait dérangé ?

— La momie ? Messieurs, je ne comprends pas…

— Vous n’avez donc pas lu l’article du Daily Mail ?

— Non. De quoi parle-t-il ?

— Mais de vous, sir Septimus, et de votre momie turbulente.

Sir Septimus Long s’épongea le front, il sonna le valet de pied, et se fit apporter le malencontreux journal ; on lui montra en quatrième page un article intitulé :

« Le Directeur et la momie récalcitrante. »

Le maudit rédacteur racontait à sa manière les faits de la nuit. Il le faisait en raillant la simplicité de l’administration du Museum qui se laissait rouler par des mystificateurs hardis, et croyait à la puissance occulte d’une pauvre momie bien tranquille dans son cercueil depuis trois mille ans. Il terminait son méchant article en insinuant que le temps était venu d’appeler la police à l’aide, sans quoi les bijoux dont la collection nationale s’était enrichie passeraient de la poche du pays dans celle de particuliers peu scrupuleux.

Sir Septimus suffoquait. L’envie de jouer au bridge lui passait complètement. Il s’excusa, alla d’un pas pesant au téléphone du club, et appela John Smith.

— Allo ! Monsieur Smith. Est-ce vous ?

— Oui. Avec qui suis-je en communication ?

— Avec moi, sir Septimus Long.

— Ah ! bon ! c’est vous, sir Septimus. Quoi de neuf ?

— De terribles choses, mon cher Smith, de bien terribles choses.

Le téléphone était bon, et transmettait l’accent lugubre de la voix. Smith en fut impressionné.

— Quelles choses, sir Septimus ?

— La presse ! mon cher Smith, la presse ! Ces damnés journaux !… Le Daily Mail

— Mais quoi encore ? je ne comprends pas.

— Le Daily Mail raconte l’aventure de cette nuit.

— Cornes d’Apis ! Est-ce possible ?

— Tout à fait vrai, mon cher Smith. J’en suis très affligé, très affligé. Comment ce journal a-t-il pu savoir ?

— Il faudra nous renseigner. Mais que faire ?

— Que conseillez-vous, Smith ?

— Je vais venir vous prendre au club et nous aviserons.

Le résultat de l’entrevue des deux dignitaires du Museum fut une gaffe, due principalement à l’impétuosité de Smith. Sir Septimus, par amour exagéré de sa tranquillité, n’osa pas contrecarrer son subordonné dont l’indignation était extrême. John Smith voulait d’abord tirer les oreilles à toute la rédaction du Daily Mail, et c’est à titre transactionnel qu’il consentit à envoyer une simple rectification au journal. Malheureusement, sa vivacité l’emporta au delà des limites raisonnables et provoqua des incidents éminemment fâcheux. Le ton de sa note était si vif que sir Septimus ne put se décider à la signer et pensa qu’il valait mieux en laisser la responsabilité à Smith seul.

Celui-ci déclarait que la disparition de certains objets avait été effectivement constatée, mais qu’une surveillance intelligente avait permis à l’administration de retrouver les objets égarés. Jamais les autorités chargées de conserver les collections n’avaient songé à la ridicule interprétation qu’imaginait le rédacteur malveillant et facétieux du Daily Mail.

Smith avait écrit « malveillant et imbécile » ; mais le journal atténua ses expressions.

Ce démenti piqua au vif le rédacteur anonyme qui n’était autre que M. Douglas Rimpley, cousin de Leslie ; il alla trouver ce dernier, qui, craignant de se compromettre, refusa tout nouveau renseignement. Le journaliste ne se tint pas pour battu ; il s’enquit des habitudes du personnel, apprit que le veilleur de nuit Patrick Sullivan aimait à boire, et employa la tactique ordinairement usitée avec des ivrognes. Il emmena Patrick, le fit luncher avec lui dans un bon restaurant, et lui servit copieusement du whisky, ce qui rendit Patrick confiant, sensible et communicatif.

Ainsi le journaliste obtint le récit complet de ce qui s’était passé à la salle III. Cela lui permit de répondre à la note de Smith par un nouvel article, dans lequel il maintint ses premières affirmations ; il alla jusqu’à prétendre que si les bijoux avaient été retrouvés, l’administration n’y était pour rien.

Rimpley alla au musée le lendemain ; il constata avec plaisir que beaucoup de visiteurs entouraient la momie. Au milieu d’eux un beau jeune homme qui avait l’air d’un toqué se plaignait amèrement du manque de pudeur de l’administration. C’était Rogers ; mais personne encore ne connaissait son nom.

— Il est scandaleux, répétait le beau jeune homme, que l’on expose dans de pareilles conditions le corps de cette princesse.

Rimpley voulut interviewer l’inconnu, mais celui-ci ne semblait pas comprendre les questions du journaliste, et continuait son discours, en suivant le fil de ses idées.

— Oui, c’est scandaleux ! Cette jeune fille avait le corps entouré de bandelettes de lin ; pourquoi l’en avoir dépouillée ? C’était son vêtement.

» Que diriez-vous, monsieur — et Rogers s’adressait à un père de famille entouré de sa femme et de ses enfants — que diriez-vous si l’administration de ce musée vous exposait dans une vitrine, avec votre pantalon dans une autre vitrine ? »

Le père de famille se retira, effrayé d’une possibilité semblable.

Le verbiage de Rogers amusait Rimpley ; il en prit prétexte pour son article du soir, et rédigea une des plus amusantes charges de ce temps. Il accusait John Smith d’immoralité, et lui reprochait d’avoir enlevé à la momie ses bandelettes, seul vêtement qui lui fût resté.

Est-ce encore une coïncidence ? Dans la nuit, le vacarme fut terrible : les veilleurs n’en avaient jamais entendu de semblable. Dès le matin, en même temps que paraissait l’article du Daily Mail, des gardiens du musée prévenaient John Smith que la momie avait remis ses bandelettes !

Le chef des antiquités égyptiennes se contenta de lever les bras au ciel ; le sort lui était contraire.

— Qu’elle garde ses bandelettes, par le ventre d’Horus ! et qu’elle nous fiche la paix !

Rimpley fut enchanté. Il allait rédiger une nouvelle histoire, quand les discours incohérents de Rogers, encore présent, donnèrent à ses pensées une autre direction.

Le jeune homme, toujours dans cet état extraordinaire qui semblait l’isoler du monde extérieur et l’emprisonner dans un cercle étroit d’idées fixes, discourait de nouveau :

— Vous le voyez ! Elle a repris ses bijoux et son costume, la pauvre chère demoiselle. Mais il lui manque ses livres. Il faut les lui rendre, sinon elle se fâchera pour de bon.

— Vous avez raison, monsieur, dit Rimpley et vous parlez d’or. Puis-je vous demander votre nom ?

— Je m’appelle Améni, monsieur, répondit Rogers.

— C’est un nom étranger, sans doute. Vous êtes Anglais ?

— Non, je suis Égyptien.

— Au service du khédive ?

— Non, je suis conducteur du char royal du pharaon Amen-Hotep. À lui, vie, santé, force !

— Vraiment ? Et où demeurez-vous ?

— À Khoutaten, ma maison est bâtie sur le Nil, à gauche des jardins du palais royal.

Rimpley se retira, ignorant si le jeune homme était fou ou s’il s’était moqué de lui ; mais les journalistes sont comme les chats : ils retombent toujours sur leurs pattes, et il trouva dans son aventure l’occasion de lancer de nouveaux traits contre l’infortuné Smith. Il intitula son article du soir : « Interview sensationnelle » et raconta sérieusement sa conversation avec Rogers, qu’il affectait de prendre pour l’aide de camp d’Aménophis.

Il représentait ce monarque comme fort indigné des traitements que subissait sa fille au Museum. Il adjurait le gouvernement de mettre fin aux abus despotiques de Smith, qui avait dépouillé la fille du puissant pharaon d’une partie de ses propriétés mobilières. Il annonçait une guerre anglo-égyptienne, si satisfaction n’était pas donnée à S. M. Amen-Hotep IV.

Chose singulière ! La nuit suivante fut encore terrible. Les phénomènes s’étendirent cette fois au bureau de John Smith, qui fut trouvé le lendemain matin, dans le plus grand désordre. Les tiroirs avaient été ouverts et fouillés. Tous les objets pris à la momie entre autres un papyrus avec son étui d’or, et le livre des morts avaient été enlevés.

Furieux, mais instruit par l’expérience, Smith voulut visiter immédiatement Nefert-thi ; il retrouva, cachés dans les bandelettes qui avaient entouré la poitrine et les bras, les deux objets manquants. Mais à peine y avait-il touché pour les reprendre que sa main échappa au contrôle de sa volonté, et retomba inerte sur les bandes de lin qu’il touchait.

Très effrayé, Smith se retira, il avait le bras droit paralysé. Il conserva cette paralysie pendant quatre heures. De plus en plus inquiet, il donna l’ordre de laisser les choses en l’état, et Nefert-thi, ayant repris possession de ses biens, demeura quelque temps tranquille.

Je n’ai pas besoin de rappeler le retentissement considérable qu’eurent les articles du Daily Mail ; ils firent de la momie une véritable actualité. Non seulement les grands quotidiens lui consacrèrent des notices détaillées, presque toutes empruntées aux articles très documentés de Rimpley, mais encore les journaux spirites, théosophes, occultistes en parlèrent, chacun suivant son point de vue. Les choses prirent pour sir Septimus et John Smith l’aspect le plus triste.