L’Allemagne depuis la guerre de 1866/05

L'ALLEMAGNE
DEPUIS LA GUERRE DE 1866

V.
L'AUTRICHE ET SA CONSTITUTION NOUVELLE[1]

Naguère encore les amis de la liberté n’étaient pas ceux de l’Autriche. Elle écrasait du poids de ses baïonnettes deux nations, l’Italie et la Hongrie. Répudiant les réformes libérales de Joseph II, elle avait aliéné entre les mains de Rome, par un concordat fameux, l’indépendance du pouvoir civil. Elle était en Europe le foyer ou plutôt la forteresse de toutes les idées rétrogrades. Ses succès en 1849 avaient été dans toute l’Allemagne le signal d’une réaction, et plus tard chacune de ses défaites était considérée comme une victoire pour la cause du progrès. Cet empire, qui semblait fatalement voué au despotisme, pesait comme une chape de plomb sur l’essor des peuples de l’Europe orientale et méridionale. Aussi que de sympathies s’acquit la France quand en 1859 elle lui porta le coup qui affranchissait l’Italie, et qui devait bientôt précipiter la formation de l’unité germanique ! Les hommes d’état anglais, qui persistaient à croire que l’empire d’Autriche était indispensable à l’équilibre européen, étaient honnis comme les représentans aveugles d’une politique égoïste et surannée. Certes alors des cris de joie eussent salué le jour de la dissolution finale du vaste héritage des Habsbourg ! Aujourd’hui l’opinion publique, non-seulement en France et en Angleterre, mais sur presque tout le continent, s’est complètement modifiée. On est sympathique à l’Autriche ; on désire qu’elle parvienne à surmonter les difficultés qui l’assiègent et à se reconstituer sur la base des principes modernes.

D’où provient ce changement si complet de l’opinion ? Est-ce simplement un sentiment de commisération pour le vaincu ? Non, quand celui-ci a mérité sa défaite, il y en a peu qui le plaignent. Est-ce parce qu’en France quelques-uns espèrent que l’Autriche, après avoir recouvré ses forces, pourra se venger de la Prusse et reconquérir son ancienne suprématie en Allemagne ? Non, car ces sentimens, exclusivement français, n’auraient point trouvé d’écho dans les autres pays. Ce serait d’ailleurs préparer la perte de l’Autriche que de la précipiter dans une nouvelle lutte avec l’Allemagne du nord. La victoire, même la plus complète, pourrait flatter l’orgueil du souverain, elle serait funeste à ses peuples. Les intérêts des populations germaniques du Rhin et de la Baltique sont trop différens de ceux des populations danubiennes pour qu’une même assemblée délibérante puisse les réglera la satisfaction des unes et des autres. Il faudrait donc une autorité despotique, un gouvernement absolu pour maintenir réunis des groupes ayant des aspirations si diverses. Demandez aux Hongrois s’ils souhaitent que celui qu’ils appellent leur roi, replacé à la tête de l’unité allemande, ceigne la couronne de Charlemagne ; tous répondront : non ! car nul d’entre eux n’ignore que la nationalité hongroise serait inévitablement subordonnée aux intérêts allemands. J’ai noté dans un ancien historien des révolutions de la Hongrie le mot suivant : « La Hongrie n’est jamais plus près d’être asservie que lorsque l’empereur est puissant en Allemagne, » et ce mot, résumant l’expérience de deux siècles de lutte, exprime encore la conviction unanime des Hongrois. Tous les Slaves de l’empire, ceux du nord comme ceux du sud, pensent de même. Ils se trompent donc singulièrement, ceux qui s’imaginent que les populations du Danube sont disposées à se jeter sur l’Allemagne pour y rétablir la suprématie de la maison de Habsbourg. Si aujourd’hui l’on désire généralement que l’Autriche sorte rajeunie et reconstituée de la crise redoutable qu’elle traverse, c’est pour des motifs plus conformes à l’intérêt de la civilisation ; c’est parce que l’on croit qu’il lui reste une grande mission à remplir dans l’Europe orientale. Elle y doit faire pénétrer les lumières et la culture de l’Occident, non par l’intermédiaire d’une langue étrangère uniformément imposée ou par l’action de la centralisation administrative, mais par le développement autonome des dialectes nationaux et des institutions locales. Tel est d’ailleurs le programme que semblent avoir adopté les hommes d’état qui dirigent les affaires dans les deux moitiés de l’empire. Seulement il est bon de ne pas se faire d’illusion sur les difficultés qu’ils rencontreront dans l’accomplissement de leur tâche. Ces difficultés, il en faut mesurer toute la gravité, afin de mieux apprécier le mérite de ceux qui parviendront à les vaincre, et aussi afin de provoquer le concours et de réchauffer le zèle de tous les hommes de bonne volonté. C’est en ce sens que parlait récemment M. de Beust avec une franchise dont il faut le louer sans réserve. « Nous gravissons, disait-il, une montagne escarpée : le char est lourd, la route est mauvaise et bordée de précipices. Pour que nous arrivions au sommet, il faut que tout le monde donne son coup d’épaule. »

Qui n’a pas visité les différentes provinces de l’Autriche après la guerre de 1866 ne peut s’imaginer les obstacles sans nombre qui semblaient s’opposer à la reconstitution de l’empire. Tout paraissait annoncer une dissolution prochaine, irrémédiable. Ce n’étaient que conflits de nationalités aigries, chocs de prétentions inconciliables, jalousies invétérées de races diverses cantonnées dans leurs territoires respectifs ou, ce qui est plus fâcheux encore, entremêlées dans le même district, réclamations violentes de vingt dialectes différens exigeant tous des droits égaux, opposition des privilèges héréditaires et des exigences de l’organisation moderne, inextricable mêlée de haines, de rancunes, d’aspirations contradictoires, chaque province enfin agitée par quelque question brûlante, menaçante pour le repos ou l’intégrité de l’empire : — dans le Tyrol italien, le vœu tout au moins très bruyant de s’unir à l’Italie ; dans le Tyrol allemand, une population fanatique surexcitée par les prédications ultramontaines ; à Vienne, la question du concordat mettant aux prises les défenseurs de la domination de l’église et les partisans des idées modernes ; à Trieste, un groupe italianissime décrié, mais remuant, saisissant toutes les occasions de faire des manifestations anti-autrichiennes ; à Fiume, la guerre civile déclarée entre le parti national croate et les amis de la Hongrie ; à Agram, les Slaves exaspérés contre l’union avec la Hongrie et maudissant l’Autriche, qui les abandonne à leurs anciens ennemis ; dans le Banat, les Serbes tournant les yeux vers Belgrade et rêvant le rétablissement de l’empire de Douchan sous la protection de la Russie ; en Transylvanie, les Roumains humiliés, parlant de Bucharest et se comptant en silence, eux les plus nombreux ; les Saxons inquiets se méfiant des Magyars et n’acceptant qu’à regret l’organisation nouvelle ; en Hongrie, les populations appauvries par les mauvaises récoltes, presqu’en proie à la famine, incapables de payer les contributions en retard, ruminant leur vieille haine contre les Allemands et aspirant à l’indépendance absolue ; en Galicie, lutte des Polonais et des Ruthènes, les premiers désirant de tous leurs vœux la résurrection de la Pologne, les seconds criant à l’oppression et appelant le secours des bandes moscovites ; en Bohême, Tchèques et Allemands aux prises à propos de tout, l’agitation nationale prête à dégénérer en une guerre de race et arborant hardiment le drapeau du panslavisme ; au centre, l’empereur animé des meilleures intentions, mais élevé dans des idées d’un autre âge, et complètement jeté hors de sa voie par les coups répétés que lui portent d’anciens alliés qui invoquent hautement les principes révolutionnaires ; un premier ministre étranger, protestant au sein d’une cour ultra-catholique, récemment échappé du naufrage de son pays, qu’il n’a pas su conduire à bon port, et encore tout meurtri des catastrophes de la veille ; l’armée elle-même, le dernier lien de ce faisceau d’états qui va se briser, l’armée sombre, humiliée, irritée des défaites subies malgré sa valeur, parce qu’on ne lui a pas fourni à temps les armes et les moyens de concentration qui lui eussent assuré la victoire ; puis le gouffre sans fond du déficit engloutissant le produit d’emprunts contractés chaque année ; la banqueroute imminente ; dans tout l’empire, pas un écu métallique en circulation, la monnaie de papier dépréciée d’un quart, l’industrie aux abois, les recettes des chemins de fer et le total des exportations diminuant sans cesse, les impôts déjà si exorbitans qu’une partie n’en rentre plus ; enfin partout la détresse, le mécontement, l’irritation ou le découragement, et entre tant de populations diverses rien de commun, sauf le désir de sortir d’un état qui les opprime, les ruine et les humilie ! Ce tableau n’a rien d’exagéré. A mesure que je passais d’une province dans une autre, il se déroulait devant moi avec ses mille détails, tous également affligeans. C’était comme un cauchemar. Il me semblait descendre dans ce cercle de l’enfer où Dante a dépeint la mêlée des désespérés dans leur nuit sans étoiles :

Quivi sospiri, pianti ed alti guai
Risonavan per l’aer senza stelle,
Diverse lingue, orribili favelle,
Parole di dolore, accenti d’ira
Voci alte e fioche e suon di man con elle.

Supposez qu’en France les anciennes provinces, — Bretagne, Flandre, Alsace, Franche-Comté, Provence, Languedoc, Guienne, — sortent de leurs tombeaux, sanglantes et mutilées, reprochant au pouvoir central les crimes ou les fautes de l’ancien régime depuis la croisade des albigeois jusqu’aux dragonnades, la violation de leurs privilèges, la misère de leurs campagnes, la mort de tout esprit public, réclamant leur autonomie et l’emploi exclusif de leur dialecte local, prétendant relever au besoin les douanes intérieures afin de mieux établir leur indépendance absolue, demandant chacune un ministère responsable et des milices provinciales, indignées de ne pas obtenir aussitôt la satisfaction qu’elles réclament, aspirant à s’unir, celle-ci à l’Espagne, celle-là à l’Italie, une autre à l’Allemagne, une autre enfin à la Belgique ou à l’Angleterre ; représentez-vous ce déchirement de l’ancien royaume constitué au prix de tant d’efforts et de luttes, rappelez-vous les fureurs sanguinaires qu’inspirait à la génération de 89 l’idée seule du fédéralisme, et vous ne parviendrez pas encore à vous représenter l’effroyable confusion qui, en 1866, menaçait de dissoudre l’Autriche, la moderne Babel. La fresque allégorique où Kaulbach a représenté, sur l’escalier du musée de Berlin, la confusion des langues et la dispersion des peuples semblait l’image du dramatique spectacle qui s’offrait à ma vue. Dieu dans sa colère foudroie le despotisme qui a voulu élever jusqu’aux nues le monument de son orgueil. L’heure de la délivrance sonne, et les différentes races, ivres d’allégresse d’échapper à un joug détesté, se dispersent vers les quatre points cardinaux. L’empire des Habsbourg allait-il donc s’écrouler ainsi ? De toutes parts et en toute langue, on me l’affirmait et avec joie. Ce mot sinistre, finit Austriœ, retentissait sans cesse à mon oreille. Pourtant je me rassurais en songeant que l’Autriche, déjà plus d’une fois à la veille de périr, s’était toujours relevée, parce que la cause qui l’avait fait naître continuait à rendre son existence nécessaire. Il fallait jadis sur le Danube un état assez fort pour résister aux Turcs ; or aujourd’hui n’en faut-il pas un encore pour leur succéder ? Mais comment arrêter l’œuvre de la dislocation imminente et retenir ensemble des nationalités hostiles qui n’aspiraient qu’à se séparer ? Pour y parvenir, la compression la plus dure, la plus inexorable, paraissait nécessaire, M. de Beust et l’empereur eurent la glorieuse inspiration d’essayer un moyen qu’on eût été tenté d’appeler une héroïque folie. A ces populations si profondément ulcérées, ils ont osé accorder le régime parlementaire avec toutes ses prérogatives et toutes ses libertés, y compris la liberté de réunion et d’association. Ils lui ont donné même la liberté de la presse et le jury, refusés à la France, plus de trois quarts de siècle après 89, par un gouvernement fort des millions de suffrages dont il est issu, du dévouement sans réserve de l’armée et de la magistrature qui le soutiennent, dans un pays complètement unifié, où un même sentiment d’ardent patriotisme a depuis longtemps effacé les animosités de race et les diversités d’origine. Aujourd’hui il sera permis, j’espère, sans risquer la prison, de souhaiter la liberté comme en Autriche. Partout, non-seulement à Vienne, mais dans toutes les provinces et dans tous les idiomes, à côté de journaux où les idées libérales sont défendues avec autant d’éloquence que de mesure, paraissent des feuilles où se font jour, dans un langage acerbe et violent, les ressentimens et les aspirations des partis extrêmes. Chose qui doit surprendre les défenseurs du régime absolu, la tolérance produit l’innocuité des attaques, et ce qui devait perdre l’empire le raffermit. Il y a dans les principes modernes une telle force curative que l’état qui semblait le moins pouvoir en supporter l’application se relève de ses désastres rien que pour les avoir proclamés. Après chacune de ses défaites, l’Autriche retrouve ses forces, parce qu’en perdant une province elle conquiert une liberté, — après Solferino le régime parlementaire, après Sadowa tous les droits des peuples affranchis. Ne dirait-on pas la réalisation du mythe d’Antée ? Chaque fois qu’elle est jetée à terre, sa chute lui communique une vigueur nouvelle. On est vraiment tenté de souscrire au paradoxe si brillamment développé par M. Eugène Pelletan dans ces pages piquantes qu’il a intitulées : Qui perd gagne. Après l’expérience commencée maintenant en Autriche, nul pays, si prudent qu’il soit, ne pourra se refuser à suivre son exemple, car nul ne s’est trouvé exposé à de si nombreuses et de si redoutables difficultés. Des différentes questions que le choc de l’ancien et du nouveau régime a fait surgir, les autres nations n’en ont guère qu’une seule à résoudre ; toutes assiègent l’Autriche au même moment. Rapports de l’église et de l’état, réorganisation politique de l’empire, formes du régime constitutionnel, conflit des races et des langues, relations des nationalités, réformes économiques et douanières, équilibre budgétaire, voilà les points qu’il s’agit de régler, les problèmes dont le sphinx inexorable réclame sous peine de mort la solution. Nous essaierons d’exposer chacune de ces questions, en commençant par celle qui se rapporte à la réorganisation politique de l’empire[2].


I

M. de Metternich se plaisait à dire que l’Italie n’était qu’une expression géographique. C’est à l’empire qu’il gouvernait que ce mot pouvait s’appliquer dans toute sa rigueur. L’Autriche n’était ni un état unifié comme la France ou l’Espagne, ni un état fédératif comme la Suisse ou les États-Unis. Son nom même n’avait un sens précis qu’en tant qu’il s’appliquait à l’archiduché d’Autriche. Quand Français Ier, déposant la couronne impériale élective, prit en 1804 le titre d’empereur d’Autriche, il ne constitua point par ce fait un état autrichien, car il s’engagea au contraire à respecter l’existence indépendante et les droits historiques des différens pays dont il était le souverain. Naguère encore, quand on parlait de l’Autriche, on se servait d’un mot auquel rien de réel ne correspondait, mais qui signifiait l’ensemble des nationalités distinctes réunies sous le sceptre de la maison de Habsbourg. Aucun lien organique ne les rattachait les unes aux autres. Chacune d’elles avait sa constitution à part, ses chartes, ses privilèges, ses lois. Elles ne semblaient former un tout que parce qu’elles appartenaient à la même dynastie, à peu près comme des domaines séparés, n’ayant de commun que d’être tous la propriété de la même famille qui les a acquis à des époques et à des titres divers, et qui peut les céder, les hypothéquer ou les donner en dot à son gré. Un pareil droit politique est tellement opposé à nos idées actuelles que, quoiqu’il s’offre à nous partout dans le passé, nous avons beaucoup de peine à nous le figurer comme une réalité contemporaine. Pourtant c’est cet ordre de choses qu’il faut bien se représenter, si l’on veut comprendre les difficultés que rencontre la réorganisation politique de l’Autriche. Les titres que porte l’empereur suffisent pour nous avertir que nous sommes encore en présence d’une situation qui remonte au moyen âge[3]. Ces titres, les voici tels qu’ils figurent en tête des actes publics : « Nous, par la grâce de Dieu, empereur d’Autriche, roi apostolique de Hongrie, roi de Bohême, de Dalmatie, de Croatie, de Slavonie, de Galicie, de Lodomérie, de Rama, de Serbie, de Roumanie et de Bulgarie, roi aussi de Lombardie, d’Illyrie et de Jérusalem ; archiduc d’Autriche, archiduc de Toscane, duc de Lorraine, Salzbourg, Styrie, Carinthie et Carniole ; grand-prince de Transylvanie, suprême comte des Szeklers, margrave de Moravie, duc de Silésie, Modène, Parme, Plaisance, Guastalla, Frioul, Raguse, Zara, etc ; comte de Habsbourg, Tyrol, Kybourg, Goritz et Gradisca ; prince de Trente et de Brixen, marquis de Lusace et d’Istrie, seigneur de Trieste, de Cattaro et de la Marche wende, etc. » Ce n’est point ici, qu’on le remarque bien, un vain étalage de titres pompeux. Tandis que le souverain qui règne sur un état unifié s’appellera roi de Prusse ou roi de France, l’empereur d’Autriche devra énumérer toutes ses possessions, car c’est en vertu d’un droit différent qu’il gouverne chacune d’elles.

La situation actuelle tient par des liens si intimes au passé, qu’il ne sera pas inutile de voir comment tant de pays divers, étrangers les uns aux autres par leur origine, leurs mœurs, leurs lois, leur langue, se sont trouvés réunis sous le sceptre des descendans d’un burgrave suisse. En Autriche, les souvenirs historiques sont encore des réalités vivantes : ils émeuvent les âmes ; en leur nom, on prend les armes, et ils tiennent en échec ceux qui tentent de les méconnaître. En France, un abîme sépare les générations présentes de l’époque antérieure à 1789. S’agit-il de réclamer un droit, jamais ce n’est l’histoire qu’on invoquera, c’est la justice abstraite, l’intérêt général, le bon sens. Ici on en appelle à la nature et à la raison, là-bas à la tradition et à des chartes écrites. Rien n’est plus éloigné de nos habitudes d’esprit que les débats des grands partis nationaux en Autriche. Lisez les manifestes où la Hongrie, la Bohême, la Croatie, ont exposé tour à tour leurs griefs et leurs prétentions : tous résument des procès politiques dont les pièces remontent au moyen âge, tous s’appuient sur des parchemins que recouvre la poussière de plusieurs siècles. Ce qui naguère a mis aux prises les Hongrois et les Croates en faisant couler des flots de sang, c’est qu’ils n’ont pu s’entendre sur le sens qu’il fallait donner aux mots partes adnexœ inscrits dans de vieilles constitutions. Donc, puisque nous ne pouvons nous passer de l’histoire, rappelons aussi brièvement que possible comment s’est formé l’empire, des Habsbourg.

Tandis que la Prusse a grandi lentement, obscurément, grâce à l’esprit d’ordre des Hohenzollern, comme s’accroît l’aisance d’un propriétaire économe qui entasse écu sur écu et joint arpent à arpent, l’Autriche s’est édifiée rapidement, brillamment, comme la fortune d’un fils de. grande maison qui épouse une femme riche et hérite de plusieurs oncles d’Amérique. Après avoir servi dans les armées du roi de Bohême, Rodolphe de Habsbourg était revenu habiter son château héréditaire en Argovie, et les cantons suisses venaient de lui confier le commandement de leurs milices, quand les électeurs réunis à Francfort en 1273 le proclamèrent empereur parce qu’ils ne voulaient plus se trouver sous la main d’un prince plus fort qu’eux, comme sous les Hohenstaufen. Ainsi que l’écrivait au pape l’évêque d’Olmutz, volunt imperatorem, sed potentiam abhorrent. À cette époque, le souverain le plus puissant de l’Europe était Ottocar, roi de Bohême, dont les états s’étendaient depuis la Baltique jusqu’à l’Adriatique. Occupant ainsi tout le centre de notre continent, il s’était aussi emparé du duché d’Autriche, qui était vacant depuis que le dernier héritier de la maison de Bamberg avait péri à Naples sur l’échafaud de Conradin. Rodolphe, à la tête des forces allemandes, bat les Tchèques à Marckfeld, sur la Morava ; Ottocar est tué, et en 1282 la diète d’Augsbourg délègue la possession de l’Autriche, de la Styrie et de la Carniole aux deux fils de l’empereur, Albert et Rodolphe. Albert est élevé à la dignité impériale en 1298. Il essaie de soumettre les Suisses, mais il est repoussé, puis assassiné en 1303, au passage de la Reuss, par l’un de ses neveux. Pendant un siècle, les Habsbourg n’arrivent plus à la couronne impériale ; néanmoins les possessions de la famille s’étendent sans cesse. En 1335, à la mort de Henri. duc de Carinthie, ils acquièrent ce fief important. En 1360, Rodolphe d’Autriche obtient de Marguerite Maultasch la cession du Tyrol, et une convention conclue avec Henri, duc de Goritz, lui vaut ce comté avec Gradisca. Il réunit aussi aux domaines de sa maison l’Istrie et la partie de la Carniole qui ne lui appartenait pas encore. Il se croit alors assez puissant pour prendre le titre d’archiduc, confirmé par l’empereur Frédéric III un siècle plus tard. Trois choses encore existantes rappellent la mémoire de ce prince, bon administrateur et ami des lettres, — la cathédrale et l’université de Vienne, le pont de Raperschwyl, sur le lac de Zurich. Léopold, par l’occupation de Trieste, obtint accès à la mer ; mais, faute de voies de communication, les pays de l’intérieur en tirèrent peu de profit. Pendant qu’ils s’avançaient ainsi vers l’Orient, les Habsbourg perdaient leurs domaines en Suisse, pays qui semblait destiné à devenir leur patrimoine héréditaire, puisqu’ils en étaient originaires et qu’ils exerçaient une sorte de protectorat sur les cantons. On sait par quels miracles de bravoure les héroïques montagnards écrasèrent à Morgarten et à Sempach les chevaliers bardés de fer, et parvinrent à fonder ainsi au milieu de l’Europe féodale le premier état démocratique. La lutte dura près de deux siècles. Sous Sigismond, les Habsbourg perdirent tout ce qu’ils possédaient encore en Suisse, et après les défaites de Charles le Téméraire à Granson et à Morat la fédération inspirait assez de respect pour n’avoir plus rien à craindre des princes autrichiens.

Comme le droit de primogéniture n’existait pas dans la maison des Habsbourg, leurs provinces se divisaient et se subdivisaient, puis se réunissaient de nouveau, suivant les vicissitudes des mariages, des partages et des luttes à main armée. C’était l’anarchie féodale, dont aucune force organique ne semblait devoir faire sortir un état. Albert d’Autriche s’éleva tout à coup à une grandeur inattendue en réunissant sur sa tête trois couronnes électives (1412), celles de l’empire, de la Hongrie et de la Bohême. Les Turcs, victorieux a Nicopolis et à Semendria, occupant déjà les bords du Danube, on comprit la nécessité de constituer une force assez puissante pour leur résister ; mais au moment où Albert s’avançait pour défendre la Hongrie, il mourut, laissant un fils posthume, Ladislas, proclamé roi de Hongrie à sa naissance et roi de Bohême en 1454. Après lui, une autre branche, celle des Habsbourg de Styrie, arriva au trône impérial avec Frédéric. C’est de la mère de ce prince, Cimburgis, fille du duc Ziemovitz de Masovie, que la maison d’Autriche a hérité de cette lèvre inférieure proéminente qui, transmise de génération en génération, distingue encore tous ses représentans. Cette princesse polonaise était d’une force prodigieuse ; elle enfonçait à coups de poing, dit la tradition, des clous dans les murs, et son mari, le duc Ernest, tué à Sempach, était tellement vigoureux qu’on l’avait nommé le duc de fer. Le titre d’empereur n’apportait à Frédéric aucune puissance réelle. Quand il alla se faire couronner à Rome par le pape Nicolas V, il y arriva presque nu, dépouillé de tout par une bande de voleurs. Avec la couronne impériale, il y reçut aussi celle de Lombardie ; mais il se garda bien de passer par Milan, dont François Sforza ne l’aurait point laissé sortir. La Bohême et la Hongrie lui échappèrent : l’une élit Podiébrad, l’autre Mathias Corvin. Il ne disposait même pas d’assez de forces pour conserver l’archiduché d’Autriche, qu’il se vit contraint de partager avec son frère et un cousin. Il nous est bien difficile de nous représenter cette situation d’un empereur sans états, sans troupes, sans argent, sans autorité effective. Aujourd’hui il n’y a peut-être que celle du mikado, au Japon, qui puisse nous en donner une idée. C’est du mariage de l’archiduc Maximilien, fils de l’empereur Frédéric, avec Marguerite, l’unique héritière des ducs de Bourgogne, que datent la grandeur de la maison d’Autriche et sa longue rivalité avec la France. Le roi de Hongrie, Mathias Corvin, fit à ce sujet ce distique fameux :

Bella gerant alii ; tu, felix Austria, nube,
Nam quæ Mars aliis dat tibi régna Venus.

Pour mieux prouver sans doute que Mars ne favorisait pas l’Autriche, Corvin chassa Frédéric de Vienne et s’y établit. Le pauvre empereur, sans asile, errant de couvent en couvent sans que personne prît garde à son infortune, mourut en 1493 après cinquante-trois années de règne. Maximilien joua également le rôle de chevalier errant, mais avec infiniment plus d’éclat. C’était un grand chasseur de chamois, et le Tyrol chante encore ses exploits. Sa force, son adresse dans les tournois étaient renommées par toute l’Europe. Un gentilhomme français, Claude de Battré, s’étant rendu à Worms pour défier les plus vaillans champions de l’Allemagne, l’empereur ne dédaigna pas de se mesurer avec lui en champ clos, et il le renversa dans l’arène. Quel contraste entre les litres pompeux dont Maximilien est revêtu et sa puissance réelle ! Quand il arrive à Gand pour épouser Marguerite, la riche héritière de Bourgogne doit commencer par donner à son futur les vêtemens de noces. Comme il voulait introduire en Flandre des soldats allemands, contrairement aux privilèges des communes, les Brugeois le retinrent prisonnier dans une maison qui subsiste encore, jusqu’à ce qu’il promît de retirer les troupes étrangères. Plus tard il guerroya contre la France, mais en servant comme volontaire dans l’armée anglaise avec une solde de cent écus par jour. Prodigue, remuant, romanesque, mêlé à toutes les grandes affaires de son temps, il se précipite sans cesse d’une extrémité à l’autre de l’Europe sans arriver à aucun résultat, parce qu’il poursuit sans suite et sans moyens d’action la chimère de l’empire universel. Il bat les Français à Guinegate et les Turcs dans la Carniole ; mais il ne parvient pas à arrêter les progrès du croissant, et il ne peut arracher la Bourgogne à la France. Battu en huit combats par les Suisses, il est obligé de signer la paix ; vaincu par les Vénitiens que commandait l’Alviane, il perd l’Istrie et le Frioul ; enfin, pour mettre quelques écus dans sa bourse toujours vide, il consent à épouser la nièce de Ludovic le More, de Milan, l’empoisonneur, qui lui donne une dot de 500,000 florins. Malgré ses défauts, son nom est resté populaire en Allemagne, parce qu’il est le dernier représentant de sa maison qui ait eu les qualités de la race germanique. Ses descendans sont plutôt des Espagnols fanatiques ou fantasques, gâtés par l’éducation et l’étiquette castillanes. Charles-Quint, son petit-fils, héritier par sa mère de l’Espagne et de l’Amérique, et par son père des splendides provinces des Pays-Bas, abandonne sans regret à son frère Ferdinand les fiefs allemands qui appartenaient alors à sa famille, c’est-à-dire, outre l’archiduché d’Autriche, le Tyrol, la Styrie, la Carinthie, la Carniole et ses dépendances, et les possessions situées en Alsace et en Souabe. C’était un bien petit territoire en comparaison de ses immenses états, sur lesquels jamais ne se couchait le soleil. Bientôt l’élection, apportant à Ferdinand les couronnes de Bohême et de Hongrie, vint constituer cette puissance que nous connaissons maintenant sous le nom d’Autriche. Maximilien II fut, comme son père, proclamé roi de Hongrie à Presbourg, roi de Bohème à Prague et empereur. Ces trois couronnes devenaient héréditaires dans la maison d’Autriche sans cesser, en principe, d’être électives. Son fils, Rodolphe II, établit la primogéniture dans l’archiduché d’Autriche, qui avait été presque toujours subdivisé. Après Mathias, son cousin Ferdinand II monta sur le trône, et avec lui s’ouvrit l’ère des persécutions sanglantes. Jusqu’alors les princes autrichiens, mieux inspirés que Charles-Quint, avaient pratiqué la tolérance en matière de religion. « Ce n’est pas, disait Maximilien II, en rougissant les autels de sang hérétique qu’on honore le père commun des hommes. » Élevé par les jésuites d’Ingolstadt sous les yeux du fanatique Guillaume de Bavière, pénétré des maximes de Philippe II d’Espagne, Ferdinand s’était promis d’extirper de ses domaines le protestantisme, qui y avait fait de grands progrès. Ce fut une faute qui décida de l’avenir de la maison d’Autriche en Allemagne. Non-seulement il ruina ses états, qui perdirent dans des luttes atroces plus de la moitié de leur population, mais, à la suite de la guerre de trente ans, tout le nord lui échappa, prêt à constituer un grand état réformé, rival de l’Autriche. Si au lieu de vouloir imposer par le fer et le feu à la race germanique, toute pénétrée du sentiment de l’individualisme et de la liberté, le joug de l’orthodoxie ultramontaine et de l’absolutisme espagnol, il avait adopté les idées nouvelles, et s’était placé franchement à la tête du mouvement émancipateur jailli du cœur de l’Allemagne, l’empire, depuis les rives de l’Adriatique jusqu’à celles de la Mer du Nord, lui eût appartenu. Toujours on a vu ceux qui s’attachent au progrès grandir et triompher, et ceux qui s’obstinent à défendre les institutions du passé, malgré un succès apparent, s’affaiblir et tomber avec elles. Léopold, que l’on a appelé le grand, parce qu’il tenta d’imiter Louis XIV, organisa le despotisme, dont son père avait jeté les bases. Nous avons peine à comprendre comment les princes qui ont précédé Ferdinand II, l’empereur Maximilien, par exemple, qui possédait le riche héritage des ducs de Bourgogne, se trouvaient si complètement dépourvus de toute puissance effective. C’est que le souverain manquait d’organes pour imposer ses volontés. Il n’existait rien de semblable au pouvoir central actuel avec sa légion de fonctionnaires répandue sur toute la surface du pays. Les villes, à l’abri de leurs privilèges et de leurs murailles, les seigneurs féodaux, fiers de leur indépendance, ne payaient des subsides que quand ils le jugeaient convenable. L’autorité royale rencontrait de toutes parts des limites qu’elle s’était en vain efforcée de renverser. La centralisation administrative, édifiée par la royauté en France avec un grand esprit de suite, était déjà ébauchée à la mort de Louis XI. Elle ne s’établit en Autriche qu’au XVIIe siècle, après que Ferdinand II eut chassé et exterminé les hérétiques et enlevé à la Bohême son autonomie. Léopold, appuyé sur une armée permanente de 74,000 hommes, essaya de transformer l’Autriche en un état unitaire comme la France : il créa une police régulière, fit régner l’ordre, réforma les abus et publia un code civil. L’idéal qu’il poursuivait était celui qu’on voyait si admirablement réalisé en Espagne : uniformité, régularité en toutes choses, le pouvoir du souverain absolu et sans contrôle, nulle dissidence en matière de foi, l’initiative individuelle remplacée par l’obéissance passive, les citoyens dépouillés de toute action sur la marche des affaires, la liberté traquée, punie comme un délit non moins que l’hérésie, l’ordre enfin, mais l’ordre à la façon d’un couvent ou d’une caserne. Léopold ne réussit pas aussi complètement que Louis XIV. Il ne put venir à bout de vaincre les Hongrois, qui, grâce à une indomptable énergie qu’un siècle de luttes ne découragea point, conservèrent leur antique constitution et leurs libertés. Dès lors s’ébaucha ce dualisme qu’une convention récente vient d’établir en Autriche : d’un côté les pays de la couronne de saint Etienne formant une espèce de république féodale, de l’autre les états héréditaires gouvernés despotiquement par le souverain. Le travail d’unification par lequel des élémens les plus divers les Bourbons formèrent la nationalité française, les Habsbourg n’arrivèrent point à l’accomplir dans leurs états. Pour y parvenir, il aurait fallu assurer pendant très longtemps à l’une des races une prédominance complète. C’est à la race allemande que ce rôle aurait dû revenir, puisque c’était celle de la dynastie et de ses principaux fonctionnaires. Pour différens motifs, la germanisation échoua : d’abord les Allemands n’étaient pas assez nombreux, la Hongrie et ses partes adnexœ leur demeurèrent fermées, puis la race slave, vaincue avec les hussites, conserva obscurément, presqu’à l’insu d’elle-même, mais obstinément sa langue, ses traditions, son génie propre ; enfin la dynastie représentait, non le sentiment et les principes germaniques, mais les idées de l’unité latine empruntées au midi et peu applicables à des populations qui avaient joui jusqu’au XVIIe siècle d’une grande liberté et d’un développement individuel. C’est ainsi que les trois grandes nationalités de l’Autriche actuelle, Allemands, Magyares et Slaves, restèrent unies par un lien nominal, mais sans se fusionner, et que le problème de la constitution d’un état viable, résolu ailleurs à la sortie du moyen âge, ne l’est pas encore maintenant dans l’empire danubien.

Après Léopold, Joseph Ier, monarque intelligent, brave, tolérant, donna à ses états quelques années de prospérité et y ajouta le duché de Mantoue. Sous Charles VI, de 1713 à 1735, des accroissemens considérables semblèrent porter la maison d’Autriche à un degré de puissance qu’elle n’avait pas encore atteint. A la suite des guerres de la succession d’Espagne, la descendance de Charles-Quint venant à s’éteindre, elle obtint les provinces belgiques, Naples, Milan, la Sardaigne, Parme, Plaisance, la Sicile, et elle arracha aux Turcs la Servie et la Bosnie ; mais il ne suffisait pas de réunir sous un même sceptre de vastes possessions, il fallait les attacher les unes aux autres par un lien solide. Ce fut la constante pensée des Habsbourg depuis Charles-Quint. Le testament de Ferdinand II de 1621 et le codicille de 1635 avaient établi l’indivisibilité des états autrichiens et la succession par ordre de primogéniture. Charles VI n’ayant pour héritière qu’une fille, Marie-Thérèse, il fallait lui assurer la transmission de toutes ses couronnes. Tel fut le but de cet acte fameux, la pragmatique sanction, que l’empereur parvint à faire ratifier successivement par les diètes de ses différents états et par tous les gouvernemens étrangers, y compris la France et la Prusse. Cet acte est encore aujourd’hui le fondement sur lequel repose cet édifice du moyen âge, composé de tant de matériaux disparates, que nous appelons l’empire autrichien. A peine Charles VI avait-il fermé les yeux, que, violant les traités récens, la France, la Bavière, le roi de Pologne et Frédéric II se jetèrent sur ses états pour les arracher à sa fille et se les partager. La dissolution de l’Autriche semblait inévitable : on sait comment le dévouement des Hongrois prévint la catastrophe. Marie-Thérèse ne perdit que la Silésie, cédée à la Prusse grandissante ; malgré ses remords, elle accepta plus tard la Galicie dans le premier partage de la Pologne. Joseph II à son tour s’efforça de constituer l’unité de ses vastes domaines. Sentant sa faiblesse au milieu des autres nations, plus centralisées, il voulait construire de toutes pièces un état moderne, sans tenir compte des anciens privilèges de ses divers pays, qu’il considérait comme vieillis et nuisibles à l’intérêt général. Joseph II est un des meilleurs monarques qui aient paru sur le trône. Aucun juge impartial ne contestera la vérité de ces belles paroles qu’il adressait à Dieu avant de mourir : « oui, toutes mes entreprises n’ont eu d’autre but que l’avantage et le bien des sujets que tu m’avais confiés. » Imbu, comme Frédéric II, des idées de réforme que les philosophes anglais et français avaient rendues si populaires au XVIIIe siècle, il voulait, comme lui, la tolérance, l’égalité devant la loi, la suppression de tous les anciens abus, l’abolition du servage, de la torture, l’amélioration de la condition du peuple ; seulement, en se dévouant à leur bonheur, il aimait les hommes, que le roi de Prusse méprisait. Dur pour lui-même, plein de bonté pour les autres, il ne sut jamais rien refuser aux malheureux, ni rien accorder à ses plaisirs. D’une intelligence supérieure, travailleur infatigable, il tenta de résoudre les deux questions qui aujourd’hui encore menacent le repos de l’Autriche, celle des rapports de l’état et de l’église et celle de l’organisation politique de l’empire. Malgré ses brillantes qualités, il ne réussit à rien, et mourut de douleur d’avoir échoué. L’impatience de bien faire le perdit : il manquait de ce sens pratique qui fait mesurer exactement les moyens au but. Comme le disait Frédéric II, il voulait avancer le pied droit quand le pied gauche n’était pas encore posé à terre. Il aspirait à imiter ces législateurs antiques qui, comme Minos ou Numa, instituent une nation ; il ne savait pas que les peuples modernes ne supportent que les lois qu’ils se donnent à eux-mêmes. Tout pour le peuple était sa devise ; tout par le peuple est celle des temps démocratiques. Il laissa les Pays-Bas soulevés et la Hongrie à demi insurgée. Il avait refusé de se faire couronner à Presbourg pour ne pas jurer de respecter les libertés hongroises, qu’il jugeait incompatibles avec une bonne administration et avec la puissance de l’état ; mais il fut obligé de céder, et la veille de sa mort il mettait à néant toutes les mesures qu’il avait imposées à la Hongrie. Le problème de l’organisation politique de l’état autrichien restait donc à résoudre.

Quand les victoires de Napoléon eurent jeté bas l’édifice vermoulu de l’empire germanique, François Ier, par des lettres patentes du 1er août 1804, créa le nom nouveau d’empire d’Autriche ; il déclara en même temps que ses royaumes et pays héréditaires conserveraient leurs constitutions, titres et privilèges, et que le couronnement des souverains comme rois de Hongrie et de Bohême devrait avoir lieu dans les mêmes formes que par le passé. L’autonomie, l’existence individuelle de chaque pays, étant ainsi conservées et le droit historique respecté, aucun lien nouveau ne vint fondre en un tout organique les nationalités distinctes que contenait le nouvel empire. C’est en qualité de propriétaire que François Ier abandonna à Napoléon les diverses contrées que lui arrachait la victoire, et c’est encore en la même qualité, exactement comme aux siècles passés, que l’empereur François-Joseph a cédé à Napoléon III la Lombardie et la Vénétie, sans consulter le peuple autrichien sur un démembrement territorial qui, d’après les principes modernes, ne peut se faire que du consentement de la nation.

Pendant les années de paix de 1815 à 1848, le travail d’unification et de consolidation de l’empire aurait pu s’accomplir lentement et sûrement, non par la main du pouvoir, qui irrite les préjugés et les antipathies de race dès qu’elle y touche, mais par le progrès naturel de la civilisation et par cette diffusion des lumières et cette communauté chaque jour plus intime des intérêts qui, dans toute l’Europe, portent même les nations les plus hostiles jadis à s’unir par des liens de plus en plus étroits. Malheureusement le prince de Metternich employa toutes les forces de l’état et toutes les adresses d’une politique très raffinée à enrayer le mouvement qu’il aurait dû favoriser. Il croyait que l’introduction des principes modernes, tels que la souveraineté du peuple, le régime parlementaire, la liberté de la presse, aurait pour effet inévitable d’amener la dissolution de l’empire, qui ne pouvait subsister que sur la base du pouvoir absolu. Cette conviction ne doit pas nous surprendre, car elle est encore partagée par beaucoup d’Autrichiens des plus dévoués à leur pays. Afin d’empêcher l’entrée des idées révolutionnaires, les frontières étaient gardées par un cordon sanitaire pour qui le livre et le journal étaient des fléaux pires que la peste ou le choléra[4]. Toutes les publications à l’intérieur étaient soumises à la double censure de l’église et de la police. La presse était considérée comme l’ennemi naturel de l’état, et, ne pouvant supprimer la perfide invention de Gutenberg, on s’efforçait de la rendre aussi inoffensive que possible. Les journaux, et il n’y en avait guère, rendus muets par la crainte de la prison et manquant par suite de lecteurs, ne renfermaient guère que les actes officiels et le récit des fêtes de la cour. Dans ce silence universel, nul lien entre les esprits, nulle communauté de sentimens, ne pouvaient s’établir. Personne ne pensait aux intérêts généraux, attendu que s’occuper de politique était un délit, même un crime de lèse-majesté. Chacun, renfermé dans le cercle de l’intérêt individuel, se livrait uniquement à la poursuite de la fortune ou du plaisir. Le pouvoir était débonnaire ; on vantait même les douceurs de ce régime patriarcal, et en effet, sauf pour les vertus civiques et les recherches de la science, il était d’une tolérance parfaite. Le vice élégant était très bien vu et même encouragé. La bourgeoisie et le peuple ne manquaient pas de suivre l’exemple : on ne s’amusait nulle part plus qu’à Vienne. Les voyageurs parlaient de cette nouvelle Cythère comme Bougainville de Tahiti[5], et le nombre des enfans naturels était près de dépasser celui des légitimes. Pour que les diverses nationalités ne parvinssent point à s’entendre dans un commun besoin d’émancipation, on les tenait isolées ; on excitait leurs défiances, leurs haines réciproques, et au moyen des unes on opprimait les autres. L’unité apparente s’établissait. Au fond couvaient ces animosités de race qui ont éclaté depuis et qui font le désespoir des ministres d’aujourd’hui. L’Autriche, ainsi ramenée au moyen âge, privée de tout développement intellectuel, de tout éclat littéraire, perdait son prestige aux yeux de l’Allemagne et préparait sa propre déchéance. C’est la Chine de l’Europe, disait Börne, résumant en un mot le jugement de ses compatriotes. La puissance qui régnait à Vienne, ce n’était ni la bourgeoisie, exclue de toute participation aux affaires publiques, ni la noblesse, qui, ne pouvant remplir le rôle utile de l’aristocratie anglaise, son idéal, s’amusait, jouait et s’endettait, ni même l’empereur, qui remplissait avec la conscience d’un homme honnête et bon ses fonctions de monarque asiatique ; c’était la bureaucratie, ce pouvoir invisible qui, s’il n’est pas contrôlé par la libre expression de l’opinion publique, étouffe toute vie, toute spontanéité sous le niveau de plomb de la routine. Deux maximes résument la politique de ce que l’on a appelé le système. Comme cette politique est celle du moyen âge, ces maximes sont en latin : sinere res vadere ut vadunt, c’est-à-dire la haine du progrès, l’inertie préméditée, l’immobilisme voulu, et divide ut. imperes, comme solution de la question des nationalités. On ne peut assez détester le despotisme quand on songe que c’est lui qui, en retenant les peuples de l’Autriche dans l’ignorance et l’oppression, les a empêchés de s’élever à ce degré de lumière et de raison où ils verraient que leur intérêt est de s’unir et de s’entendre en se faisant des concessions réciproques. On vante parfois un bon despote ; c’est une funeste erreur. Pour les peuples devenus majeurs, le despotisme est toujours un mal. Il semble garantir l’ordre, la paix, et les intérêts alarmés le bénissent. Il ne fait que comprimer les tendances qu’on redoute, et en les refoulant il les aigrit, il en rend l’explosion ultérieure mille fois plus redoutable. Il déshabitue l’individu d’agir par lui-même, de compter sur les autres pour une action commune ; il le rend inerte, timide, prêt, au lendemain de la moindre secousse, à invoquer la protection de l’état, et il tue ainsi la force de résistance nécessaire à la société pour traverser les crises où son existence est en jeu. Le despotisme engendre la corruption des mœurs, comme l’eau stagnante produit la boue ; il étouffe tout esprit de critique, et cependant, comme le remarque M. Mill, ce n’est que par la critique que les nations progressent. C’est faute de cet esprit que les peuples de l’Orient, les Assyriens, les Égyptiens, les Chinois, sont restés stationnaires. Les Grecs et les Juifs ont sauvé l’humanité, parce que l’esprit critique était représenté chez les uns par les philosophes, chez les autres par les prophètes, qui ont jeté dans le monde occidental l’idée révolutionnaire de l’égalité des hommes et de l’émancipation des pauvres. Toute nation qui interdira la critique au sujet des choses qui l’intéressent le plus, — sa religion, son gouvernement, ses lois, — ne pourra, au bout d’un certain temps, échapper à la décadence, quels que soient les avantages exceptionnels dont la nature l’ait favorisée. Je n’en connais pas de preuve plus manifeste que l’exemple de l’Autriche, assiégée aujourd’hui par toutes les difficultés que le despotisme paternel de Metternich a accumulées pendant un règne toujours heureux de quarante ans.

Si les états autrichiens avaient été situés dans une île, sans communication avec le reste de l’univers, le système de Metternich aurait peut-être réussi ; mais le moment devait venir où les idées modernes, longtemps exclues, pénétreraient enfin dans l’empire. Elles commencèrent à l’agiter dès 1846, puis la révolution de février, ébranlant les trônes et soulevant les peuples, appela aux armes toutes les animosités aigries par la compression et avides de représailles. L’Autriche était incapable de résister à un pareil choc. Elle tomba dans le chaos. Allemands, Italiens, Tchèques, Croates, Roumains, Serbes, Hongrois, se ruèrent les uns sur les autres, et cette guerre de races, la plus épouvantable de toutes parce qu’elle aboutit à l’extermination, semblait conduire l’empire des Habsbourg à une inévitable dissolution. Nul n’a oublié avec quelle habileté le prince de Schwarzenberg profita de la haine même de ces nationalités pour les vaincre les unes par les autres et pour restaurer le pouvoir absolu.


II

Nous venons de voir comment s’est formé l’empire autrichien et les circonstances diverses qui ont empêché les différens pays dont il se compose de se fusionner en un état homogène, et unifié. Pour qu’on puisse comprendre la constitution actuelle, il faut rappeler encore les nombreuses tentatives faites depuis 1848 pour trouver une organisation politique qui permît à l’Autriche d’exister comme grande puissance. Ces tentatives peuvent se ramener à trois systèmes qui ont chacun pour partisans très exclusifs l’une des trois grandes races qui peuplent l’empire : le centralisme, que préconisent les Allemands, le fédéralisme, que réclament les Slaves, et le dualisme, que veulent les Hongrois.

Les centralistes viseraient à organiser l’empire sur le modèle de l’Angleterre. Malgré l’épithète qui les caractérise, ils se défendent avec énergie de rien admettre qui ressemble à la centralisation française. Pour tout ce qui est d’intérêt local, ils accordent aux communes et aux provinces les plus larges attributions ; mais d’autre part ils demandent que tout ce qui est d’intérêt général soit réglé par un parlement unique, investi de tous les pouvoirs constitutionnels, et dont les décisions fassent loi dans l’empire entier, qu’il représenterait. C’est le seul moyen, affirment-ils, de conserver à l’Autriche le rang qu’elle a occupé jusqu’à présent et d’empêcher sa dissolution dans l’avenir. Ce système n’a rien qui ne soit conforme aux exigences de la liberté et du progrès, et il est facile de deviner que l’empereur et ses ministres ont essayé par tous les moyens de le faire prévaloir, attendu qu’il donnerait à l’Autriche la cohésion et la force qui lui manquent. C’est à coup sûr l’organisation la plus simple et celle en faveur de laquelle se prononceraient la plupart des étrangers ; mais ce parlement unique se réunirait à Vienne, ville allemande, la langue des débats serait l’allemand, les fonctionnaires représentant le pouvoir seraient Allemands ou imbus de l’esprit allemand ; il en résulterait une prééminence pour l’élément germanique. Or c’est ce que ne veulent à aucun prix ni les Slaves, ni les Hongrois, parce qu’ils ne prétendent pas, disent-ils, se laisser germaniser.

Les fédéralistes respectent l’existence autonome des différens pays qui constituent l’empire. Chacun de ces pays ou groupes de pays aurait sa diète et son gouvernement, qui régleraient toutes les matières, sauf celles en très petit nombre, — armée, finances, relations extérieures, — qui sont incontestablement d’intérêt commun, et dont la décision serait réservée à un parlement national représentant tout l’empire. Ce système diffère du précédent en ce qu’il réduit autant que possible les attributions du pouvoir central, et qu’il anéantit ainsi l’influence des Allemands et de la bureaucratie viennoise. Appliqué, il transformerait l’Autriche en une confédération comme la Suisse, sauf que le pouvoir exécutif se trouverait aux mains d’un empereur héréditaire, dont l’assentiment constitutionnel serait indispensable aux lois votées par les différens états confédérés. Les Tchèques, les Croates, les Slovènes, tous les Slaves, même les Polonais, sont partisans de ce système, parce qu’étant les plus nombreux ils espéreraient pouvoir exercer dans les diètes provinciales une influence proportionnée à leur nombre. C’est aussi la solution en faveur de laquelle ont penché les écrivains qui dans la Revue ont touché à cette question, comme MM. Saint-René Taillandier, Cyprien Robert, Emile de Langsdorff. On est très étonné de trouver dans le même camp ceux que l’on appelle « les féodaux, » à la tête desquels se trouve l’un des hommes les plus en vue de l’Autriche, le comte Léo Thun[6]. Ils réclament énergiquement le fédéralisme parce qu’ils redoutent le parlement central, où dominent les savans, les professeurs et les bourgeois, tous également infectés d’idées révolutionnaires, et qu’ils s’imaginent que dans les diètes provinciales l’influence du clergé, de la haute noblesse et des grands propriétaires l’emporterait. Ce système a pour adversaires d’abord les Allemands, qui sont convaincus qu’en donnant la prédominance aux Slaves il conduirait à la dislocation de l’empire et au triomphe du panslavisme, ensuite l’empereur et ceux qui tiennent avant tout au principe monarchique, parce que cette organisation nouvelle réduirait, pensent-ils, à presque rien l’autorité du souverain et aboutirait à l’établissement d’une république fédérative sous le nom d’empire, enfin les Hongrois, qui ne veulent pas être rangés sur la même ligne que les autres états confédérés, et qui ne consentent point à ce qu’une assemblée commune, où ils ne seraient pas en majorité, dispose de l’argent et des soldats du royaume de saint Etienne. Le troisième système, le dualisme, est plus difficile à bien saisir, parce qu’il n’est pas conforme aux principes sur lesquels reposent les états modernes. L’idéal du dualisme se trouve dans la péninsule Scandinave, où la Suède et la Norvège n’ont rien de commun que le souverain. C’est le type de l’union personnelle. Longtemps l’union personnelle était le seul lien qui rattachât la Hongrie aux autres états de la maison de Habsbourg. Quoique, par une série d’actes que les Magyars appellent des usurpations, l’influence allemande et la chancellerie viennoise eussent créé un mode d’association un peu plus intime, on peut affirmer que, jusqu’en 1848, l’Autriche renfermait deux parties, deux territoires indépendans, d’un côté les pays de la couronne de saint Etienne, Hongrie, Croatie, Slavonie, Transylvanie, jouissant d’institutions constitutionnelles, et de l’autre les états dits héréditaires, soumis au régime absolu, avec des diètes provinciales votant sans opposition, sans débats, des impôts directs réclamés chaque année par le commissaire royal. Le dualisme était donc de droit historique, et tous les Hongrois en demandaient le rétablissement. Seulement les uns, le parti démocratique, le voulaient sous la forme de l’union personnelle dans toute sa rigueur ; les autres, les modérés, considérant que le temps et les circonstances ont fait naître des intérêts communs aux deux moitiés indépendantes, consentaient à soumettre le règlement de ces intérêts à une délibération commune, mais avec des réserves minutieuses dont nous aurons bientôt à exposer le mécanisme compliqué. Pour obtenir le concours de la Hongrie, on a accepté le système de dualisme élaboré par les modérés. Est-il nécessaire de dire qu’il a soulevé l’opposition des autres races et des autres partis ? Les Allemands s’y soumettent, parce qu’ils ne croient pas pouvoir faire autrement ; mais ils ne l’aiment point, parce qu’il enlève toute la partie orientale de l’empire à leur influence et qu’il conduira, pensent-ils, à une séparation complète de la Hongrie. Les Slaves repoussent le dualisme, parce qu’il livre, disent-ils, les Tchèques et les Slovènes à la merci des Allemands, les Croates et les Serbes à la merci des Magyars. L’élément slave est sacrifié : nulle part il ne peut obtenir la mesure d’influence qui lui revient ; nulle part il ne lui est permis de constituer sa nationalité par la culture de sa langue et de sa littérature. Le parti clérical et les féodaux maudissent aussi le dualisme, parce qu’il donne la prééminence aux Hongrois, fortement imbus, même dans l’aristocratie, d’idées libérales et démocratiques. Tous enfin s’accordent pour soutenir que le reichsrath est une institution illégale, sans racines historiques, car elle doit représenter un ensemble de pays sans existence juridique, sans passé, sans nom même, puisque, faute de mieux, on est réduit à l’appeler la « Cisleithanie[7]. » Seuls parmi les Slaves, les Polonais acceptent le système actuel, parce que, détestant la Russie, ils sont prêts à approuver tout ce qui paraît devoir fortifier l’Autriche, et aussi parce qu’ils comptent sortir de l’empire par le rétablissement de la Pologne. Ce simple exposé des trois systèmes de reconstruction de l’Autriche fait déjà entrevoir les difficultés que doivent rencontrer les ministres dirigeans, car il est impossible d’adopter une de ces solutions sans soulever l’opposition violente et souvent factieuse des partisans des deux autres. Un résumé rapide des essais tentés pour sortir de cette impasse, depuis 1848, fera encore mieux apprécier les embarras présens.

L’empereur François-Joseph, arrivé au trône le 2 décembre 1848, mit fin au parlement autrichien qui agonisait à Kremsier, et promulgua le 4 mars 1849, pour tout l’empire, y compris la Hongrie, une constitution fondant un état unitaire moderne, avec un régime représentatif et des institutions libérales. Les nationalités, vaincues sur les champs de bataille, auraient sans doute accueilli avec joie cette constitution qui consacrait les droits essentiels qu’elles réclamaient. Elles avaient applaudi au manifeste d’Olmutz du 2 décembre, où l’empereur disait qu’en mettant sur sa tête « les couronnes » de son empire, il avait l’intention de le rajeunir par les principes de la vraie liberté, de l’égalité des droits pour toutes les nations de ses états, de l’égalité de tous les citoyens devant la loi et de la participation de tous à la confection des lois ; mais la constitution du 4 mars ne fut pas mise en pratique, et une patente impériale du 31 décembre 1851 l’abolit formellement.

En l’absence de tout pacte fondamental et après la mort du prince de Schwarzenberg, M. Bach tenta de rétablir l’ancien absolutisme en s’efforçant de consolider l’unité de l’empire par la germanisation des nationalités récalcitrantes. Pour s’assurer le concours actif et dévoué du clergé et pour extirper les fermens révolutionnaires que Joseph II avait introduits dans la législation autrichienne, il conclut avec Rome le fameux concordat de 1855. La Hongrie, ayant, disait-on, perdu tout droit en s’insurgeant contre l’autorité impériale, fut traitée en pays conquis, ses institutions libres furent anéanties, ses administrateurs électifs remplacés par des fonctionnaires royaux, son territoire ébréché, toutes les races hostiles aux Magyars encouragées dans leur opposition, les patriotes exilés ou emprisonnés[8]. C’est à cette époque que se réveilla, plus envenimée que jamais, l’antique animosité des Hongrois contre les Allemands, qui persiste encore malgré l’entente actuelle. Il suffit en Hongrie de prononcer le nom abhorré de Bach pour que les yeux s’allument et que des paroles de fureur tombent de lèvres frémissantes. La bureaucratie viennoise déploya une fiévreuse activité pour reconstituer sur des bases nouvelles l’empire désormais centralisé ; mais soit incapacité, soit que les difficultés fussent réellement insurmontables, elle échoua misérablement. Ce qui était fait un jour était défait le lendemain ; toutes les instructions étaient inévitablement suivies de contre-instructions, les règlemens pédantesquement élaborés dans la capitale étaient inexécutables aux extrémités de l’empire, où mœurs, langue, religion, sentimens, tout était différent. Un mot connu peut résumer cette époque : ordre, contre-ordre, désordre. Un membre du parlement anglais qui l’a bien étudiée, M. Grant Duff, cite un exemple curieux de cette activité impuissante : de 1849 à 1860, le ministère de la guerre fut réorganisé cinq fois, le service médical quatre fois, le corps des ingénieurs trois fois, l’organisation judiciaire trois fois. Les finances s’embarrassaient chaque année de plus en plus : malgré des impôts triplés, la dette s’était élevée de 1,200 millions de florins à 2,290 millions, et le suicide du ministre Bruck en 1859 vint jeter une désolante lueur sur la moralité de la haute administration. La politique extérieure aboutissait à des résultats non moins désastreux. Les harangues patriotiques de Kossuth enflammaient en Angleterre, en Amérique, sur tout le continent, le sentiment libéral contre « la tyrannie autrichienne. » Lors de la guerre d’Orient, la célèbre ingratitude prédite par Schwarzenberg avait blessé la Russie au cœur. En Allemagne, la Prusse gagnait tout le terrain que perdait sa rivale. Dans le midi de l’Europe, la France s’engageait avec l’Italie, et ainsi l’Autriche se trouva isolée avec Rome pour seul allié.

Après la paix de Villafranca, l’empereur, éclairé par les revers, comprit que, s’il voulait sauver l’empire, il fallait changer de système ; mais lequel adopter ? À la fin de mai 1860, il réunit à Vienne une sorte de parlement consultatif, appelé verstärkte Reichsrath, chargé de chercher une solution. Les tendances fédéralistes dominant dans cette assemblée, l’empereur promulgua, le 20 octobre, un diplôme réorganisant l’empire conformément à ce système. De larges attributions étaient accordées aux diètes provinciales ; les affaires d’intérêt commun étaient seules réservées aux décisions d’un parlement central qui devait être formé d’une centaine de membres choisis par l’empereur au sein des assemblées locales.

Cette constitution venait à peine d’être déclarée « la loi permanente et irrévocable de l’empire, » que déjà, le 26 février 1861, quatre mois après, le comte Goluchowski, fédéraliste, cédant la place à M. de Schmerling, centraliste, une nouvelle loi fondamentale fut publiée, établissant un véritable parlement central, composé de deux chambres et investi de tous les pouvoirs qui appartiennent aux assemblées électives dans les autres pays constitutionnels. Partout ailleurs qu’en Autriche, cette mesure aurait été accueillie avec enthousiasme, car elle avait pour but de consolider l’unité de l’état, tout en le dotant d’institutions vraiment libérales. Malheureusement elle ne tenait pas compte du « droit historique » et des rivalités de race. Elle semblait devoir favoriser les Allemands, et cela suffit pour la faire repousser par les Slaves et par les Hongrois. La diète hongroise réunie à Pesth, ayant réclamé, comme préliminaire à tout accord, le rétablissement de l’ancienne constitution, fut dissoute, et la compression fut rétablie comme au temps de Bach. La Croatie, la Transylvanie, la Galicie, la Vénétie et l’Istrie refusèrent aussi d’envoyer leurs députés, de sorte que, sur 343 sièges, 140 restèrent vacans. Le mécontentement devint bientôt universel ; les Allemands eux-mêmes réclamèrent plus de libertés, et, après un essai qui dura cinq ans, on put croire que le centralisme parlementaire avait échoué aussi complètement que le centralisme absolutiste.

La cause de cet échec n’était autre que l’opposition indomptable de la Hongrie. C’est elle qui avait fait modifier la constitution d’octobre à peine promulguée ; c’est elle encore qui frappait d’impuissance les réformes libérales de M. de Schmerling. C’est donc avec elle qu’il fallait s’entendre pour fortifier l’empire et lui donner une base généralement acceptée ; mais la même question revient toujours : cette base quelle serait-elle, et comment la faire agréer ? L’entente avec la Hongrie fut préparée par des négociations entre les fédéralistes féodaux de Vienne et les magnats hongrois représentant le parti conservateur, Maurice Esterhazy, George Maylath, Paul Sennyeï. Ceux-ci se rapprochèrent de M. Deák, simple avocat de Pesth, mais qui, par la pureté de son caractère, par la vigueur de son bon sens et par son patriotisme aussi éclairé qu’ardent, était devenu l’organe du grand parti libéral hongrois. Vers Pâques 1865, Deák fit paraître dans son journal, à Pesth, un manifeste conciliant, et la feuille de Vienne, die Debatte, publia en trois articles très remarqués le programme d’un accord que la Hongrie pourrait accepter. C’était le système du dualisme mitigé. La parité de droits serait reconnue aux deux moitiés de l’empire ; mais l’armée, les finances, les relations extérieures, seraient considérées comme objet d’intérêt général et se régleraient de commun accord, de façon à conserver à l’état sa force vis-à-vis de l’étranger.

Tout le monde à Vienne sentait que, menacée d’un conflit avec la Prusse à propos de la malheureuse affaire des duchés, qui s’envenimait chaque jour davantage, l’Autriche devait se réconcilier avec la Hongrie. M. de Kaisersfeld, président actuel de la chambre basse, le proclama avec une éloquence entraînante au sein du reichsrath. L’empereur le comprit aussi et fit au mois de juin cette visite royale qui réveilla partout l’espoir et qui a été racontée ici même avec tant de charme et une si parfaite connaissance de la situation[9] ; mais, pour régler l’entente avec la Hongrie, M. de Schmerling n’était pas, croyait-on, l’homme qu’il fallait : il était trop impopulaire de l’autre côté de la Leitha. C’est alors que se constitua le ministère Belcredi. D’origine italienne, grand propriétaire en Moravie, ancien statthalter de Bohême, le comte Belcredi appartenait au parti fédéraliste. Par le manifeste du 20 septembre 1865, il suspendit d’abord la constitution de février 1861, afin sans doute d’arriver à une organisation nouvelle qui pût satisfaire toutes les nationalités. Cette mesure blessa profondément les Allemands, très attachés déjà au nouveau régime parlementaire, qui en effet venait de relever l’Autriche aux yeux de l’Europe. Quand on voulut s’entendre avec la diète hongroise, que l’empereur alla ouvrir en personne au mois de décembre, des difficultés imprévues s’élevèrent. Les Magyars réclamaient avant tout « la continuité du droit, » c’est-à-dire le rétablissement de leur constitution et un ministère hongrois responsable. Citait tout simplement le dualisme. Or ni l’empereur ni le comte Belcredi n’étaient prêts à pousser les concessions jusque-là. Le comte Belcredi aurait voulu faire accepter le fédéralisme sous la forme du gruppen-system. On aurait groupé les pays, d’après-leur langue et leur origine, en plusieurs états assez semblables à ceux qui forment les États-Unis d’Amérique : la Hongrie, — la Bohême et la Moravie, — l’Autriche, — le Tyrol, — la Carinthie, — la Carniole et Trieste ; — la Dalmatie, la Croatie et la Sîavonie. Chacun de ces états aurait joui d’une autonomie complète pour ses affaires intérieures. Les objets que les Hongrois eux-mêmes admettaient comme d’intérêt commun auraient été seuls réservés à la diète centrale. Ce système est certainement le plus équitable, le plus rationnel, le seul qui puisse satisfaire, semble-t-il, toutes les nationalités, sans trop affaiblir l’unité de l’empire ; mais les Allemands le repoussaient, et les Hongrois n’en voulaient à aucun prix. On aboutissait donc de nouveau à un inévitable échec, quand la guerre avec la Prusse vint appeler l’attention sur un autre théâtre.

La paix faite, il était plus urgent que jamais de reconstituer l’Autriche, ébranlée jusque dans ses fondemens. Le ministère Belcredi, entraîné, dit-on, par l’éloquence du comte Andrássy et par l’influence de l’impératrice, crut, non sans raison, que le temps était venu de se réconcilier avec les Hongrois. On leur accorda le ministère responsable qu’ils réclamaient, et il fut entendu que l’autonomie des pays de la couronne de saint Etienne serait reconnue, mais qu’un accord interviendrait pour déterminer comment à l’avenir se régleraient les affaires communes aux deux moitiés de l’empire.

Dans le manifeste de septembre, l’empereur avait promis que le projet de constitution qui sortirait des délibérations des diètes hongroises et croates serait soumis aux diètes des pays cisleithans. Ces dix-sept diètes se réunirent le 19 novembre, chacune au centre de la province qu’elle représentait. Celles où dominaient les Slaves, c’est-à-dire celles de la Galicie, de la Bohême, de la Moravie, de la Carniole, auxquelles il faut joindre la diète slave de la Croatie de l’autre côté de la Leitha et celle du Tyrol, se prononcèrent contre le dualisme. Les diètes où les Allemands avaient la prépondérance condamnèrent la suspension du régime constitutionnel et réclamèrent le rétablissement du reichsrath. Le 2 janvier 1867, une nouvelle patente impériale convoqua pour le 25 février un « reichsrath extraordinaire, » c’est-à-dire une sorte d’assemblée constituante qui devait avoir pour mission de discuter le projet d’accord (l’Ausgleich) préparé en ce moment par la diète hongrois. La convocation était signée par le comte Belcredi et par M. de Beust, récemment nommé ministre des affaires étrangères. Cette transaction avait pour but de satisfaire les Slaves, et elle fut favorablement accueillie en Galicie, en Bohême et en Moravie ; mais elle mécontenta les Hongrois d’abord, parce que cette constituante n’aurait jamais accepté leur programme dualiste, et les Allemands ensuite, parce que dans cette assemblée de 203 membres 120 au moins auraient voté pour le fédéralisme. L’opposition devint si vive à Vienne et à Pesth que le comte Belcredi fut obligé de se retirer. Le dualisme l’emportait définitivement ; et M. de Beust devint ministre dirigeant. Il se décida aussitôt à convoquer pour la Cisleithanie le reichsrath ordinaire, établi par la constitution de février, que les Allemands redemandaient, et à accepter complètement le programme Deák pour la Hongrie.

L’exaspération des Slaves et des fédéralistes fut grande. Ils prétendirent qu’on laissait protester la parole de l’empereur, qu’on passait sous les fourches caudines des révolutionnaires de Pesth et qu’on leur sacrifiait la majorité des populations de l’empire. Dans les diètes réunies le 18 février 1867 pour choisir les députés du reichsrath ordinaire, le dualisme fut condamné partout où dominait l’élément slave. La diète de Bohême vota même par 156 voix contre 76 une adresse si vive que le gouvernement crut devoir y répondre par un décret de dissolution. Grâce au concours actif des Allemands habitant les villes et les cantons industriels, grâce aussi à l’influence de la cour, le parti fédéraliste fut vaincu dans les élections, et la nouvelle diète décida qu’elle enverrait des députés au reichsrath. Il en fut de même en Moravie[10]. Les Polonais, satisfaits de la nomination du comte Goluchowski au poste de gouverneur de la Galicie, consentirent également à envoyer leurs députés. à Vienne. Les représentans des diètes de tous les états cisleithans constituèrent ainsi cette assemblée, qui, grâce au sens pratique et à l’esprit de progrès qui caractérisent la majorité de ses membres, est parvenue à régler l’accord avec la Hongrie et à doter la moitié occidentale de l’empire-royaume d’institutions et de libertés que plus d’une nation peut lui envier.

On le voit, jamais pays n’a été soumis à d’aussi nombreuses expériences constitutionnelles. Tous les systèmes avaient été tour à tour essayés, et tous avaient échoué. Résumons ces nombreux changemens par leurs dates : le 25 avril 1848, constitution octroyée par l’empereur Ferdinand ; mêlée générale des races et nouvelle constitution octroyée par l’empereur François-Joseph en mai 1849 : elle est révoquée par la patente du 31 décembre 1851 ; centralisme absolutiste de Bach ; retour au régime constitutionnel par le diplôme du 20 octobre 1860 ; constitution centraliste libérale du 26 février 1861 sous l’inspiration de M. de Schmerling ; l’opposition de la Hongrie l’ayant fait retirer, elle est suspendue par le manifeste du 20 septembre 1865 ; tentatives fédéralistes du comte Belcredi ; les résistances de la Hongrie les font aussi échouer ; en janvier 1867, convocation d’un « reichsrath extraordinaire » par le comte Belcredi en vue d’un règlement fédéraliste ; enfin, en février de la même année, convocation d’un reichsrath ordinaire par M. de Beust pour faire triompher le dualisme. Ces tiraillemens incessans, ces essais infructueux, ces brusques reviremens, cette perpétuelle incertitude, prouvent assez qu’il s’agit ici du problème politique le plus compliqué qui se puisse concevoir.

On a prétendu que M. de Beust s’était hâté d’accepter le dualisme imposé par les Magyars parce qu’il croyait avoir besoin de leurs sabres pour affronter les éventualités de la question d’Orient, et qu’il a concédé aux Allemands toutes les libertés parce qu’il voulait les soustraire aux attractions de l’unité germanique. Quand cela serait vrai, il n’aurait pas eu tort, car un ministre doit certainement, pour régler les affaires intérieures, tenir compte de la situation extérieure ; mais aux résolutions de M. de Beust il y a une raison plus forte : à moins d’être aveugle ou de vouloir la perte de l’Autriche, il n’en pouvait prendre d’autres. La réconciliation avec la Hongrie à tout prix était tellement indispensable, que l’empereur était allé la chercher lui-même à Pesth, et que le comte Belcredi, quoique fédéraliste, acceptait en principe le dualisme. Seulement il voulait soumettre le programme Deák aux discussions d’une assemblée constituante où auraient dominé les Slaves, et qui l’aurait inévitablement rejeté. Après des mois de débats violens et de conflits continuels qui auraient exalté jusqu’à la fureur les animosités nationales comme en 1848, on serait venu se briser contre les résistances des Allemands et des Magyars. Les Slaves sont les plus nombreux dans l’empire, leurs aptitudes naturelles ne sont inférieures à celles d’aucune autre race ; ils seront peut-être la grande force de l’avenir, mais dans le présent, sans les Allemands et les Hongrois, il est absolument impossible de rien fonder[11]. On ne peut donc faire à M. de Beust ni un mérite ni un grief d’avoir adopté la ligne de conduite qu’il a suivie ; elle lui était imposée par les nécessités de la situation. Toute autre était impraticable, comme le démontrent assez les vaines tentatives faites depuis vingt ans. Le vrai mérite de M. de Beust, rare en Autriche, c’est, ayant vu clair dans cette situation, d’avoir agi avec décision, avec promptitude et avec esprit de suite ; c’est d’avoir compris, lui que son passé semblait enchaîner à d’autres idées, toute la force des principes modernes ; c’est d’avoir, par la prudence et l’habileté de sa politique extérieure, assuré à l’Autriche cette trêve, ces perspectives pacifiques dont elle a tant besoin pour sa réorganisation politique et pour l’amélioration de sa condition économique. L’avenir est peut-être encore incertain ; mais, quoi qu’il arrive, l’histoire aura du moins à constater que le premier ministre de François-Joseph est parvenu, en tirant un merveilleux parti des seuls moyens possibles de salut, à suspendre cet effrayant travail de décomposition dont la politique rétrograde de ses prédécesseurs avait semé partout les germes, et qui conduisait rapidement l’empire des Habsbourg à un inévitable écroulement.


III

Maintenant que nous avons vu quelle série de causes remontant au moyen âge ont amené l’adoption du dualisme en Autriche, il nous faut examiner sous quelles formes il a été établi et quelles garanties de durée ou de succès il présente. Le pacte fondamental sur lequel repose l’empire-royaume autrichien a la forme d’un contrat bilatéral désigne communément sous le nom d’Ausgleich. Voté d’abord par la diète de Pesth et tout récemment ratifié par le reichsrath de Vienne, cet acte si important n’est autre chose que le programme développé par M. Deàk dans le journal die Debatte. Voici comment le projet conçu par un avocat de Pesth est devenu la loi de tant de royaumes. Les Hongrois voulaient unanimement l’indépendance du royaume de saint Etienne conformément au droit historique : à aucun prix, ils ne prétendaient être amalgamés dans un empire unitaire ; mais les modérés, inspirés par Deák, admettaient cependant que certains intérêts généraux devaient être réglés en des délibérations communes. Ce programme, la diète de Pesth le fit sien et l’exposa en ces termes dans l’adresse du 24 février 1866 : « nous reconnaissons qu’il y a des choses qui intéressent à la fois la Hongrie et les autres états de votre majesté, et nos efforts tendront, en ce qui concerne le règlement de ces intérêts, à trouver telles combinaisons qui pourront mener au résultat désiré sans porter atteinte à notre autonomie constitutionnelle et à notre indépendance légale. » La diète, sur la proposition de Deàk, nomma en effet une commission de 67 membres, où tous les partis étaient représentés par des hommes éminens, tels que Deák, Eötvös, Andrássy, Trefort, Koloman Ghyczy, Koloman Tisza, Somssich, Gorove, Emerich Mikó, Lónyay, Szentkirályi, Keglevich, Nyári, Jòkai, Apponyi. Après une discussion approfondie, elle soumit à l’approbation de la diète un projet qu’on appela l’élaborat des 67, das siebenundsechziger Elaborat, et qui fut adopté au mois de février 1867. Cet élaborat, qui n’est autre chose que l’Ausgleich, l’empereur, M. de Beust et le reichsrath de Vienne furent obligés de le ratifier sous peine de tout remettre en question. Voyons quelles en sont les dispositions.

Le lien rattachant la Hongrie aux autres états de la maison de Habsbourg dérive de la pragmatique sanction, qui reconnaît l’autonomie législative et administrative de la Hongrie, mais qui proclame en même temps l’indivisibilité de tous les pays appartenant à la maison d’Autriche. Pour garantir la sécurité de cet ensemble d’états, certains objets doivent être réglés de commun accord. La représentation diplomatique et commerciale à l’étranger sera entretenue à frais communs, avec cette condition que tous les traités internationaux seront soumis à l’approbation des deux législatures par les deux ministères. Le commandement de toute l’armée, y compris l’armée hongroise, sera exercé par le souverain commun ; mais le mode de recrutement, le temps du service, le déplacement et l’entretien des troupes seront, conformément aux lois anciennes, du ressort du parlement hongrois. La Hongrie concourra aux dépenses du budget de la guerre et de l’extérieur dans une proportion qui a été fixée depuis à 30 pour 100. A la rigueur, la Hongrie ne devrait pas contribuer au paiement des dettes qui ont été contractées sans son assentiment ; mais, eu égard aux circonstances et dans un esprit de conciliation, elle consent à prendre à sa charge une rente annuelle à déterminer, et qui a été arrêtée ultérieurement à environ 30 millions de florins. Tels sont uniquement les objets d’intérêt commun. Quant aux intérêts qu’il est désirable pour les deux parties de soumettre à une législation identique, comme les douanes, les impôts indirects, la circulation monétaire, ils seront réglés par voie de traités à soumettre aux deux législatures. Si les parties ne peuvent s’entendre, chacune d’elles conserve le droit de régler ces matières à sa convenance. Le budget des recettes et des dépenses de la Hongrie est fixé par sa diète et administré par son ministre des finances.

Pour régler les affaires communes, une combinaison a été adoptée, sans précédens dans l’histoire des constitutions, si riche cependant en essais variés. La Hongrie « et les autres états » formant deux parties qui jouissent de droits égaux, les deux législatures choisiront chacune dans son sein une délégation composée de 60 membres. Le pouvoir de ces deux délégations expire au bout d’une année, et à chaque session nouvelle l’élection doit les reconstituer. Le souverain les convoque au lieu de sa résidence, qui sera autant que possible alternativement Vienne et Pesth. Un ministère des affaires communes est constitué, mais il ne peut « s’occuper des intérêts particuliers de l’une ou l’autre des deux parties, ni exercer sur ceux-ci aucune influence. » Le ministère est responsable vis-à-vis des délégations, qui peuvent le décréter d’accusation. Chaque délégation tient ses séances séparément. Elle communique ses résolutions à l’autre délégation. Jamais elles ne peuvent délibérer en commun. En cas de désaccord, le débat a lieu par l’échange de notes rédigées dans la langue nationale et accompagnées d’une traduction authentique. Quand trois échanges successifs de notes écrites n’ont pas abouti, chaque délégation a le droit de réclamer une séance plénière, mais uniquement pour trancher la question par le vote sans aucune délibération. Afin de ne pas violer le principe de la « parité des droits, » si dans cette séance plénière l’une des délégations compte plus de membres que l’autre, le sort éliminera de la plus nombreuse autant de membres qu’il faudra pour établir l’égalité. Les délégations ne peuvent s’occuper que des intérêts communs. Elles ont le droit d’interpeller les ministres des affaires communes, de les appeler dans leur sein et de proposer des lois ou amendemens. Quand le budget des dépenses est fixé, chaque partie est tenue d’y contribuer pour la proportion arrêtée, qu’elle doit verser dans la caisse du ministre des finances communes mensuellement et par douzièmes. Les décisions prises par les délégations dans les limites de leur compétence et sanctionnées par le souverain deviennent lois générales ; mais chacun des deux ministères doit les faire connaître au parlement de son pays, et il est chargé de l’exécution.

En résumé, voici donc le mécanisme constitutionnel qui doit diriger l’empire-royaume Autriche-Hongrie : à Vienne, un ministère responsable en face du reichsrath, à Pesth, un autre ministère responsable en présence de la diète hongroise ; enfin, alternativement à Vienne et à Pesth, le ministère « des affaires communes, » en tête-à-tête avec les délégations.

La question qui se pose aussitôt est celle de savoir si ce mécanisme à triple rouage fera de bonne besogne et contribuera réellement à consolider l’état. Les délégations sont réunies en ce moment à Vienne. Les Hongrois ont été parfaitement accueillis. Les membres cisleithans et transleithans, qui ne peuvent discuter ensemble dans la salle de leurs séances respectives, se rencontrent dans leurs clubs politiques, où ils échangent leurs idées et préparent le travail législatif. Le budget des affaires communes vient d’être voté sans grands tiraillemens. Aussi longtemps que les majorités actuelles se maintiendront au sein de la diète de Pesth et du reichsrath de Vienne, tout ira bien, parce qu’entre ces majorités et le ministère il y a accord, ou du moins parce que de part et d’autre on comprend qu’il est indispensable de se faire des concessions ; mais en serait-il de même si l’opposition arrivait au pouvoir soit à Pesth, soit à Vienne, ou s’il se produisait un différend sérieux entre les deux assemblées ? Il faut qu’une constitution puisse résister à de pareilles épreuves, car c’est pour y parer qu’on l’adopte. Si l’entente devait être perpétuelle, on pourrait s’en passer. Or ce n’est pas sans inquiétude qu’on se demande comment fonctionnerait le mécanisme étrange créé par l’Ausgleich au milieu d’une lutte ardente des partis.

La situation du ministère central est des plus singulières. Il plane sur le pays tout entier ; il en est la plus haute représentation ; il traite en son nom avec l’Europe, et pourtant ses prérogatives ne lui donnent aucune action réelle sur la marche des affaires intérieures. Au sein des délégations presque muettes, son éloquence ne parviendra guère à modifier des résolutions arrêtées d’avance, et il ne pourra exercer aucune influence directe sur les législatures, qui sauront bien imposer leur volonté aux délégués nommés par elles[12]. Je n’ignore pas que l’Ausgleich exclut le mandat impératif ; mais c’est une précaution vaine, elle a toujours été éludée : pour s’en convaincre, on n’a qu’à voir ce qui se passe aux États-Unis. Si les délégués votaient contrairement aux vœux de la diète qui les a choisis, on les appellerait traîtres ou vendus, et au bout de l’année on ne les réélirait plus. Le chancelier de l’empire-royaume sera donc comme paralysé, faute de rapports avec les assemblées, où sera toujours le foyer de la vie politique, et où se décideront en réalité les destinées de l’état[13]. Les fonctions du ministre central des finances se réduisent à celles d’un bon comptable. Il reçoit l’argent des mains des deux ministres particuliers, et il n’a pas à s’inquiéter de la façon dont il est perçu. Le budget est la grande, pour ainsi dire l’unique affaire soumise aux délégations ; mais un budget des dépenses n’a de sens que si l’on peut assurer les moyens d’y pourvoir. Se figure-t-on un ministre proposant au parlement anglais un budget quand tous les impôts devraient être votés par une chambre irlandaise et une chambre écossaise ! L’Ausgleich stipule, je le sais, que les délégations ne doivent rien avoir d’un parlement central, et le but, il faut l’avouer, a été parfaitement atteint. Les dépenses communes sont couvertes au moyen des douzièmes versés par les deux parties ; mais si involontairement l’une d’elles est en retard, si par suite de mauvaises récoltes les impôts ne rentrent pas, que fera l’infortuné ministre qui n’a pas un seul agent sous ses ordres dans aucun des deux pays ? Pour vivre, il devra donc compter sur la bonne volonté des deux ministres transleithan et cisleithan et sur celle de leurs fonctionnaires : que l’une ou l’autre vienne à lui manquer, et tout s’arrête. L’autorité du ministre central de la guerre sera-t-elle plus sérieuse ? Il est chargé de l’armée ; mais le recrutement, le temps du service et l’entretien des troupes, c’est-à-dire toute l’organisation se décide dans les deux assemblées nationales, sur lesquelles l’Ausgleich lui interdit d’exercer aucune influence, et où il ne peut paraître. On ne se figure pas facilement quel peut être son rôle et ce qu’il peut faire d’utile.

Combien la marche des affaires ne sera-t-elle pas lente, difficile, embarrassée, entre ces deux délégations qui ne peuvent discuter qu’au moyen de notes écrites[14] ! Et il faut trois de ces échanges de notes avant que l’une des délégations puisse exiger enfin une réunion où le vote sans débats, le vote muet, brutal, décide en dernier ressort. Entre la coupe et les lèvres, il y a place pour un malheur, dit-on. Entre une proposition et une décision, n’y aurait-il point place pour une révolution ou une défaite ?

Il y a des matières très importantes qui, sans être soumises aux délégations, devront être réglées par voie de traités : ainsi le système militaire, les impôts indirects, les banques, le régime douanier. Or, pour arriver à une entente, il faudra obtenir l’assentiment de quatre assemblées, les deux sénats et les deux chambres basses. Si l’on échoue au sein de l’une d’elles, il faudra rétablir entre les deux moitiés de l’empire la ligne de douane qui les séparait avant 1848. S’agit-il d’un emprunt à contracter, les délégations pourront bien en déterminer l’emploi et les conditions ; mais le point capital de savoir si l’emprunt sera conclu ne peut être décidé que par les parlemens cisleithan et transleithan, où aucun des ministres communs ne pourra venir défendre son projet ni par lui-même, ni par un commissaire.

Ce n’est point parce qu’il permet de poursuivre les ministres en certains cas, qui ne se présentent presque jamais, que le principe de la responsabilité ministérielle est essentiel au régime constitutionnel ; c’est parce qu’il les force à gouverner le pays conformément aux vœux du parlement, qui lui-même représente la nation. Le gouvernement des majorités librement élues, voilà ce qui constitue le régime représentatif et le self-government. Or comment ce principe qui domine tout pourra-t-il s’appliquer dans le système de l’Ausgleich ? Conserver et diriger une majorité dans une seule assemblée est déjà bien difficile, même avec tout le prestige de l’autorité personnelle et de l’éloquence, et ici le ministère central devra s’appuyer sur deux majorités, l’une à Pesth, l’autre à Vienne, qu’il ne pourra contribuer ni à former, ni à convaincre, ni à guider. Que fera-t-il, si l’une le soutient tandis que l’autre veut le renverser par la délégation qu’elle nomme ?

Tout ce que nous venons d’indiquer ne constitue que des difficultés. Voici d’où pourrait naître le péril. Supposons une question grave sur laquelle les deux parties ne soient point d’accord. Il s’agit, par exemple d’une guerre avec la Prusse ou avec la France commandée par l’intérêt allemand, acceptée par la délégation cisleithanienne. La Hongrie, elle veut la paix. Néanmoins, quelques membres de la délégation hongroise votant avec ceux de l’autre assemblée, les crédits nécessaires aux arméniens sont accordés. Croit-on que les troupes et les finances hongroises se prêteraient à l’exécution d’une décision prise contrairement à la volonté de la majorité de la nation, et s’imagine-t-on que le mécanisme de lai constitution centrale résisterait à cette épreuve ? Le moment peut donc venir où les délégations deviendront une occasion de conflits et d’animosités de race, parce qu’une nation supportera difficilement de se voir liée ou entraînée par une résolution émanant de représentans qu’elle n’a pas élus. Elle se croira asservie à l’étranger ; elle le croira surtout, s’il règne entre les deux parties une de ces rivalités séculaires comme celle qui existe entre Magyars et Allemands. Elle se méfiera des influences de toute nature qu’on pourrait mettre en œuvre pour séduire ses délégués, influences de cour, d’argent ou de places ; elle sera prête à condamner tout entraînement, même le plus patriotique ; elle se hérissera de susceptibilités nationales et se barricadera derrière ses privilèges : il n’y a pas jusqu’à la question de la langue à employer qui ne puisse donner matière à de sérieuses difficultés[15]

Le lien qui réunit les états de la confédération du nord de l’Allemagne est bien plus intime et surtout beaucoup mieux constitué que celui qui attache la Hongrie à l’Autriche. Comme nous l’avons indiqué, et comme M. Bancroft, l’illustre historien américain, l’a constaté, les principes qui servent de base à cette confédération ont été empruntés en grande partie à la constitution des États-Unis. Pour régler les intérêts communs, il y a délibération commune, et la décision prise lie tous les états confédérés. La Bavière, le Wurtemberg et Bade ont compris qu’il fallait maintenir l’union douanière avec le nord, et ils ont sagement admis que les lois douanières seraient votées par un parlement unique, aux résolutions duquel ils ne pourraient pas opposer leur veto. Tant que le veto est conservé, il n’y a pas d’union véritable, et le lien qui portera ce nom ne sera qu’une cause d’antagonisme, de déchirement, d’incurable faiblesse. Or les deux moitiés de l’empire-royaume Autriche-Hongrie ont conservé chacune ce veto pour presque toutes les matières, et pour les affaires dites communes le résultat est à peu près le même, car les décisions prises par les délégations pourront toujours être annulées dans la pratique.

En résumé, le dualisme établi par l’Ausgleich rappelle ces organisations imparfaites du moyen âge, semblables à celle du saint-empire romain ou de la défunte confédération germanique, que l’Allemagne vient de secouer avec un si vif sentiment de délivrance. C’est un lien fictif : il n’unit point l’Autriche et la Hongrie d’une façon vivante, conforme aux besoins des états modernes ; il les attache toutes deux à un mécanisme mal conçu, qui ne leur apporte aucune force et qui les conduira peut-être à de nouveaux conflits, qui en un mot peut faire très peu de bien et beaucoup de mal.

Mais ces défauts si graves de l’Ausgleich n’ont-ils donc pas été aperçus par ceux qui l’ont fait adopter ? Ils n’ont, je crois, complètement échappé à personne. M. de Beust est loin d’être convaincu de l’excellence du mécanisme politique dont il doit diriger la marche ; souvent déjà il l’a laissé entendre. Au sein de la commission des 67, la gauche a vivement combattu les délégations, et par de très bonnes raisons. M. Deák lui-même, en défendant une conception qui est sienne, n’en a point dissimulé les imperfections. D’où vient donc qu’on ait adopté une combinaison dont personne au fond n’est satisfait ? Par la même raison qui a conduit au dualisme, parce que dans la situation où l’on se trouvait cette combinaison était encore la moins mauvaise. La Hongrie prétendait conserver son indépendance absolue, et elle n’aurait jamais consenti à se soumettre aux décisions d’un parlement central ; d’un autre côté, l’empereur, dans l’intérêt de l’unité de ses états, ne croyait pas pouvoir admettre le système de l’union personnelle, et il désirait, chose bien raisonnable, que les intérêts évidemment communs fussent réglés par des décisions communes, exécutoires dans les deux parties du royaume-empire. La volonté de l’empereur et celle de la Hongrie étant en opposition complète, et aucun des deux ne consentant à céder, la transaction à laquelle on s’est arrêté a dû être nécessairement illusoire et pleine de contradictions. Elle ne pouvait guère être meilleure, et elle fait même honneur à l’esprit d’invention de ceux qui l’ont conçue ; seulement on poursuivait une chimère. On voulait une union qui fût plus que l’union personnelle et moins que l’union réelle, c’est-à-dire une chose sans nom, parce qu’elle ne peut exister. Ce que la Hongrie cédait d’une main, elle le retirait de l’autre ; elle n’acceptait les délégations qu’à la condition que l’exécution de leurs décisions lui appartînt, et si elle se soumettait au ministère central, c’est parce qu’il n’avait pas un seul fonctionnaire sous ses ordres.

L’Autriche ne sera définitivement constituée, n’existera comme état moderne que quand le lien qui joint ses différentes parties sera devenu aussi serré que celui qui unit les états de la confédération de l’Allemagne du nord. Lorsque les Hongrois verront que le régime constitutionnel est définitivement établi dans la Cisleithanie, il est possible qu’ils acceptent un semblable régime ; mais, en attendant que ce moment vienne, l’union personnelle offrirait, je crois, moins d’inconvéniens que le système de l’Ausgletch. Voici pourquoi. D’abord ce genre d’union a pour lui l’expérience historique. Il existe entre la Suède et la Norvège, entre la Russie et la Finlande, entre la Hollande et le Luxembourg ; il a longtemps existé entre l’Autriche et la Hongrie. Il répond donc aux nécessités de certaines situations, puisque celles-ci le font naître naturellement. Les combinaisons politiques nouvelles, créées de toutes pièces, inventées par un homme, quelque ingénieux qu’il soit, ont peu de chances de durée parce qu’elles n’ont pas de racines dans les sentimens des peuples qu’elles doivent gouverner. En fait de constitutions, qui peut se vanter d’avoir eu un génie plus subtil que Sieyès, et cependant combien de temps a vécu celle qu’il avait donnée à la France ?

Avec l’union personnelle disparaissent ces occasions de conflit que le système des délégations peut faire naître à chaque instant. Maintenant, si la Hongrie se croit mal gouvernée, lésée, elle s’en prendra au ministère central, aux « Allemands, » et l’antique animosité, momentanément assoupie, se réveillera plus violente que jamais. Laissez-la se gouverner elle-même, et elle ne pourra accuser que ses propres défaillances, si elle ne l’est pas bien. Rien n’est plus dangereux que d’accorder à une commission émanée d’un parlement étranger le moindre droit d’ingérence dans la gestion des intérêts d’un peuple fier, susceptible, ombrageux, ulcéré par les souvenirs du passé. Ou de ce droit il ne sera pas fait usage, et alors autant ne pas l’accorder, ou l’on s’en servira, et en ce cas il est à craindre qu’il ne produise un antagonisme qui menacera jusqu’à l’union elle-même.

Le système actuel offre, je crois, moins de garanties à l’unité que l’union personnelle. Toute mesure, pour acquérir force exécutoire, doit être acceptée par les deux délégations, c’est-à-dire en réalité par le parlement de Vienne et par celui de Pesth. Autant vaudrait donc la faire voter directement par ces deux assemblées. De cette façon l’exécution en serait bien plus assurée, car ceux qui en seraient chargés seraient les ministres mêmes qui l’auraient fait passer ; elle serait appuyée d’ailleurs par toute la majorité qui l’aurait défendue par ses discours et consacrée par ses votes, au grand jour de la tribune, au sein même du pays, et l’on ne pourrait plus soupçonner qu’elle a été adoptée à Vienne par suite d’influences inavouables agissant dans l’ombre. Dans le cas, par exemple, d’un armement extraordinaire que réclamerait la sécurité de l’empire, l’élan national ne serait-il pas tout autrement général, si cette prise d’armes était décidée à Pesth et à Vienne, après de brillans débats et de chaleureux appels au patriotisme, que si elle était votée en silence par les délégations, toujours suspectées et bientôt impopulaires ? Qu’on se rappelle comment l’Autriche fut sauvée en 1741, qu’on se retrace la séance de la diète de Presbourg du 11 septembre, Marie-Thérèse en deuil, portant son nouveau-né dans ses bras, réclamant le secours de la Hongrie parce qu’elle est abandonnée de tous, et ces députés, la veille encore si hostiles à « l’Autrichienne, » vaincus en cet instant par sa parole, transportés d’enthousiasme, pleurant, tirant leur sabre et se précipitant aux pieds de la reine en répétant le cri fameux : moriamur pro rege nostro ; qu’on songe à ce jour mémorable, et qu’on se demande après si avec le système des délégations une scène pareille pourrait se reproduire et l’empire échapper à la ruine de la même façon. Le but de ceux qui ont voulu faire décider « les affaires communes » par un vote commun a été de consolider l’unité de l’état en obligeant la Hongrie à se lever pour la défense des autres parties de l’empire ; mais, qu’on se le persuade bien, et l’histoire le démontre, ce n’est pas en liant la Hongrie par un vote muet, dans un conciliabule silencieux, qu’on pourra compter sur elle. C’est, comme l’a fait Marie-Thérèse, en faisant appel directement, ouvertement, éloquemment à sa loyauté, à sa générosité, à son patriotisme ardent et éclairé.

Concluons. Le dualisme ne donne à l’Autriche qu’une base peu solide ; seulement il était impossible, dans les circonstances données, d’en faire agréer aucune autre. L’Ausgleich, loin de diminuer les vices du dualisme, les aggrave ; malheureusement les prétentions opposées des deux parties contractantes ont empêché qu’on adoptât un mode de transaction plus rationnel. Sous tous les rapports, l’union personnelle serait préférable au système des délégations. Ce qui vaudrait bien mieux encore, ce serait une union fédérale comme celle de la Suisse ou de la confédération du nord de l’Allemagne, qui, assurant l’unité dans les choses indispensables à l’existence de l’état, laisserait à toutes les nationalités la pleine liberté d’un développement autonome. Nous aurons à expliquer pourquoi les résistances de la Hongrie ont toujours fait échouer cette solution, qui seule peut donner à l’Autriche une assiette solide, parce que, seule, elle satisferait toutes les races en respectant leurs droits et en favorisant leurs intérêts.


EMILE DE LAVELEYE.

  1. Voyez la série sur la Prusse dans la Revue des 15 février, 15 juin, 1er septembre et 1er novembre 1867.
  2. Ayant été accueilli avec une égale cordialité par les représentans des différens partis, je serais désolé de froisser de justes susceptibilités, mais je crois devoir dire nettement ce qui me parait la vérité. Un étranger est nécessairement moins bien renseigné que les habitans du pays. Le seul avantage qu’il peut avoir, c’est celui de les juger avec moins de passion, et de formuler ses jugemens avec plus de franchise. Cet avantage, je ne pense pas que la crainte de déplaire doive m’y faire renoncer.
  3. L’opposition entre le droit politique ancien et celui qui tend à triompher partout aujourd’hui, a été parfaitement démontrée par M. Albert de Broglie dans un article récent sur la Diplomatie et les principes de la Révolution (voyez la Revue du 1er février 1868). L’Autriche, obstinément maintenue par ses gouvernans dans le droit ancien, doit entrer brusquement dans la pratique des principes modernes ; de là l’origine de la crise qu’elle traverse.
  4. Ce qui se passe maintenant aux frontières françaises peut donner une idée de l’esprit qui animait alors les douaniers autrichiens. On est très indulgent pour tout ce qui est fabriqué, mais très sévère pour tout ce qui est imprimé : rien de ce qui est lettre moulée n’échappe à l’œil impitoyable des agens. La condamnation de M. Greppo par le tribunal de Lille en est un exemple récent presque invraisemblable. Son crime était d’avoir eu en main un journal étranger, nullement révolutionnaire, très bien fait, et que tout le monde lit en Belgique, l’Etoile belge.
  5. , Les contemporains vous racontent encore à l’oreille ce qui se passait aux bals des adamites que présidait Kutechera, le personnage le plus important de la cour, dans un costume qui dispense de toute description. Pour saisir la physionomie de cette époque, on peut lire l’Histoire du dix-neuvième siècle, par Gervinus, Studies in European politics, par M. Grant Duff, et un livre anonyme qui fit grande sensation quand il parut en 1846, OEsterreich und dessen Zukunft (l’Autriche et son avenir).
  6. M. le comte Léo Thun vient d’adresser, il y a quelques jours, au président de la chambre des seigneurs du reichsrath, en son nom et au nom de ses collègues féodaux, les princes de Salm, de Lobkowitz et les comtes Harrach, Nostitz, Czernin et Bucquoi, une lettre pour l’informer qu’ils renoncent à leur siège dans cette assemblée, « qui à l’époque où ils y furent appelés était une institution bien différente de ce qu’elle est maintenant. » Le comte Thun avait déjà déclaré précédemment qu’il ne se rendait au sein du reichsrath que pour obéir à l’appel de l’empereur et pour exprimer son opinion sur la situation, mais qu’il ne reconnaissait pas l’existence légale de cette assemblée. Il est toutefois impossible de ne pas appliquer à la retraite du comte Thun et des féodaux l’épithète de factieuse dans le sens que les Anglais attachent à cette expression parlementaire. Le système appliqué maintenant n’est certes pas le meilleur ; mais, comme il est le seul possible pour le moment, s’efforcer de le renverser, c’est travailler au bouleversement de l’empire. Ceux qui voudront connaître les idées des fédéralistes peuvent lire un remarquable discours du comte Thun publié sous le titre de Die staatsrechtliche Zweispaltung OEsterreichs, pour la nuance féodale, — le discours de M. Rieger publié en français sous le titre le Royaume de Bohême et l’état autrichien, pour la nuance tchèque, — et enfin deux articles parus dans le Westminster Review, Situation in Austria (avril 1866), et Dualism in Austria (octobre 1867), émanant d’un écrivain parfaitement renseigné, mais trop dominé, je crois, par les opinions fédéralistes qu’il a adoptées.
  7. La situation de l’Autriche est en effet si extraordinaire, si engagée encore dans les formes du moyen âge, qu’il est impossible de trouver des mots justes, même pour en parler. Si je parle de la nation autrichienne, dix nationalités au moins riront de ma naïveté. Si je dis l’empire, la Hongrie réclamera en invoquant son nom historique de royaume de saint Etienne, lequel n’a jamais fait partie de l’empire. Si je me sers du terme les « états héréditaires » ou la « Cisleithanie, » la Bohème se refusera à être confondue avec les autres pays à qui d’ordinaire ce nom s’applique. Si je hasarde ce mot « les provinces autrichiennes, » aussitôt, en vingt dialectes différens, éclatent les plus furieuses réclamations : « nous sommes des états indépendans ayant notre existence autonome, notre histoire, nos droits, et gare à qui les méconnaît ! » Voilà le chaos qu’a préparé le despotisme.
  8. La plupart des membres du cabinet hongrois sont d’anciens exilés, ainsi qu’un grand nombre de représentans. On rapporte à ce sujet un mot piquant du comte Jules Andrassy, en ce moment président du conseil. Lors de sa visite à Bude, en 1865, l’empereur, l’apercevant, lui dit : « Eh bien ! comte, où avez-vous été depuis tant d’années qu’on ne vous a plus vu ? — En exil, sire, » répondit le magnat.
  9. Voyez, dans la Revue du 1er août 1865, l’article intitulé Deux visites royales.
  10. Les diètes, conformément à la constitution de février 1861, sont obligées de choisir dans leur sein leurs députés par districts, de manière à représenter les localités et les intérêts divers du pays. En Bohême, onze membres appartenant au parti tchèque furent ainsi nommés et refusèrent de se rendre à Vienne. Il y en eut également trois en Moravie.
  11. On peut consulter sur ce point une très intéressante étude publiée récemment à Paris, De l’avenir de l’Autriche, sans nom d’auteur, mais écrite évidemment par une personne qui connaît à fond le pays et les hommes.
  12. Dans le choix de leurs délégués, les Hongrois, que l’on accuse souvent d’être exagérés en tout, ont montré au contraire un grand esprit de modération et d’équité. La diète de Pesth a voulu que les différens partis qui la divisent fussent représentés autant que possible en proportion de leur force relative. Les membres de la gauche ont songé un moment à refuser le mandat, parce qu’ils désapprouvaient le système des délégations ; mais comme leur décision aurait impliqué une opposition factieuse, n’ayant d’autre issue qu’un appel à la révolution, ils se sont décidés à se rendre au sein de la délégation, se réservant, bien entendu, de faire triompher leurs idées par tous les moyens constitutionnels. La majorité et la minorité ont donc fait prouve toutes deux de sens politique et de vrai patriotisme ; mais si une question très grave était posée, la majorité serait obligée de choisir les délégués uniquement dans son sein, sous peine devoir peut-être la minorité de la délégation transleithanienne voter avec la majorité de la Cisleithanie, et imposer ainsi à la Hongrie une décision qu’elle ne consentirait pas à ratifier. Toute concession à la minorité serait dans ce cas bien plus nuisible qu’utile.
  13. En fait d’administration, agir directement ou agir indirectement sur les affaires sont deux choses très différentes. M. Guizot raconte dans ses mémoires qu’il accepta le portefeuille de l’instruction publique, croyant exercer autant d’influence que s’il avait été ministre de l’intérieur. Il s’aperçut bientôt de son erreur, et il en conclut que, pour diriger les affaires, il faut réellement les avoir dans sa main.
  14. Nul, dit-on, n’est plus sensible à l’éloquence et plus éloquent lui-même que le Hongrois. Comment donc se fait-il que, dans les séances décisives où les destinées du royaume-empire sont en jeu, les Hongrois aient proscrit jusqu’à l’usage de la parole ? Cette contradiction s’explique. Dans les séances plénières, les Allemands se seraient naturellement servis de leur langue, et les Hongrois auraient été obligés d’en faire autant, sous peine de n’être pas compris par la moitié de l’assemblée. La lutte oratoire des lors n’aurait pas eu lieu à armes égales, los uns employant leur langue maternelle, les autres un idiome étranger. Voilà du moins la crainte qui a dicté cette étrange disposition de l’Ausgleich.
  15. Les délégués hongrois ont eu parfaitement conscience de la méfiance qu’ils pourraient inspirera leurs compatriotes, s’ils n’agissaient point avec une extrême prudence. A leur arrivée à Vienne, les délégués autrichiens ont voulu leur offrir un banquet. Ils ont cru devoir le refuser, non par manque de courtoisie, ils l’ont bien prouvé, mais parce qu’ils craignaient, et avec raison, je pense, de faire croire à la Hongrie qu’ils se laisseraient gagner par les gracieusetés des Allemands. Dans la délégation transleithanienne, on discute naturellement en hongrois ; mais comment feront MM. de Beust et Becke, qui ne connaissent pas cette langue difficile ? Quand M. Becke a déposé le budget, il a prononcé trois mots hongrois qui ont été accueillis par le cri d’eljen (vivat). M. de Beust pourra parler allemand, mais il ne comprendra pas ce qu’on lui répondra. Quand il se fait représenter par des commissaires, toute influence personnelle disparaît, et ces commissaires peuvent commettre des fautes, des maladresses extrêmement regrettables, comme on l’a vu ces jours derniers à propos de la question militaire. Les délégués hongrois savent parfaitement l’allemand, mieux même que le magyar, dit-on, et certes ils n’obligeraient point, par une puérilité de mauvais goût, leur interlocuteur à parler leur propre langue, si toute une question de principe n’était ici enjeu. Il s’agit de la parité des droits : le hongrois ne doit pas céder devant l’allemand, et si les délégués magyars consentaient à délibérer en allemand, ils seraient perdus aux yeux de leurs électeurs, qui les considéreraient comme ayant trahi la cause de leur glorieuse nationalité. Cet exemple suffit pour montrer la situation extraordinairement délicate où se trouvent placées les délégations.