L’Allemagne depuis la guerre de 1866/06

L’Allemagne depuis la guerre de 1866
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 75 (p. 521-556).
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L'ALLEMAGNE
DEPUIS LA GUERRE DE 1866

VI.
LA HONGRIE, SES INSTITUTION ET SON AVENIR[1].

Pour constituer avec des populations d’origine et de langue différentes un état capable de résister aux causes intérieures et extérieures de dislocation, il y a deux moyens. Le premier consiste à plier ces populations sous la main du pouvoir central, à leur ôter leurs institutions anciennes, à détruire jusqu’au souvenir de leur passé, à les déshabituer de l’emploi de leur idiome particulier, à effacer enfin tout ce qui les distingue les unes des autres, et à leur imposer au contraire les mêmes lois, les mêmes idées, les mêmes usages et jusqu’aux mêmes goûts, à les faire surtout participer aux bienfaits des mêmes progrès en leur inspirant ainsi l’amour et l’orgueil de la patrie commune. Tel est le procédé qui a réussi en France d’une façon plus complète que partout ailleurs, l’ancien régime ayant fondé l’unité, et la révolution l’ayant fait chérir, adorer, peut-on dire, jusqu’au fanatisme. Le second procédé est tout l’opposé du premier : il consiste, à respecter les traits distinctifs des faces diverses, leurs lois. leurs coutumes, à leur laisser le droit de se gouverner elles-mêmes en toute liberté et de suivre la voie où les porte leur génie, à favoriser le plein épanouissement de leurs facultés, de leur langue, de leur littérature, de leur richesse, afin que, se sentant sous ce régime plus heureuses qu’elles ne le seraient ailleurs, toutes soient portées à rester unies et à défendre avec dévouement un état qui leur prête de la force sans rien enlever à leur indépendance. C’est de cette façon que s’est constituée en Suisse, par l’union de trois groupes d’hommes parlant l’allemand, le français et l’italien, une fédération à laquelle le patriotisme de tous ses habitans donne une force de cohésion et de résistance extraordinaire.

Dans le premier cas, les élémens de la nation qu’il s’agit de fonder sont, pour ainsi dire, broyés d’abord pour être jetés ensuite dans le même moule ; dans le second, ils sont conservés, fortifiés, afin que de leur union volontaire se forme un faisceau d’autant plus solide que chacun des associés est plus puissant et plus satisfait. Le premier procédé a toujours été employé par les monarques absolus, le second est le seul qui convienne aux peuples libres ; mais jusqu’à présent ni l’un ni l’autre n’a réussi en Autriche. Quand le pouvoir central a voulu autrefois fusionner les différentes races de l’empire, il a échoué, parce qu’au lieu du progrès il leur apportait un régime plus dur, plus intolérant, plus despotique, plus ruineux et moins glorieux que celui des anciennes institutions provinciales. Lorsque récemment il a voulu essayer d’un autre système en rattachant les différens groupes de populations par le lien peu serré d’une fédération qui aurait laissé à chaque race la liberté de se gouverner elle-même, il a encore échoué, parce que la plus puissante de ces nationalités, la Hongrie, n’a pas voulu accepter l’union fédérale. C’est ainsi, nous l’avons vu, qu’on a été réduit à subir une organisation politique très imparfaite appelée dualisme, et à prendre parmi les différentes formes que le dualisme peut offrir la plus incommode, la moins maniable, la plus exposée aux difficultés et aux conflits, c’est-à-dire à choisir la plus imparfaite des solutions, et à établir ce mauvais mécanisme de la pire façon.

Tous les autres peuples de l’empire et même la plupart des étrangers qui se sont occupés des affaires autrichiennes ont vivement reproché aux Hongrois leur résistance obstinée, qui a mené à un résultat dont personne n’est satisfait, pas même ceux qui l’ont imposé. Il est possible que les Hongrois aient eu tort de repousser la constitution libérale que leur offrait M. de Schmerling. Ils auraient probablement mieux fait encore de se rallier au fédéralisme que proposait le ministère Belcredi. En tout cas, il paraît certain, et nous essaierons de le prouver, que le plus pressant intérêt de la Hongrie est de s’unir aux autres parties de l’Autriche par un lien plus intime que celui qui existe maintenant. Il n’en est pas moins vrai cependant que c’est à l’indomptable opposition des Hongrois que les autres races de l’empire autrichien, les Allemands comme les Slaves, doivent la liberté dont ils jouissent aujourd’hui. Si les Magyars n’avaient pas réclamé avec une fermeté que rien n’a lassée leur constitution et les lois de 1848 ; s’il ne s’était pas rencontré un homme, unissant à l’ardent patriotisme de ses concitoyens les plus hautes qualités du légiste et de l’homme d’état, pour donner à cette revendication d’un peuple ulcéré et belliqueux le caractère irréprochable d’une poursuite judiciaire, la Bohême, la Croatie, la Galicie, tous les pays cisleithans, seraient encore courbés sous un régime despotique qui ne trouverait que trop d’excuses dans les inextricables difficultés où l’empire, est engagé. Voilà ce que ne devraient pas oublier ceux qui poursuivent les Hongrois de leur haine[2] et de leurs malédictions.

Une statue sera, dit-on, élevée à M. Deak sur la place du Couronnement, à Pesth, comme pendant à celle de Széchenyi[3]. Tous les peuples de l’empire devraient y apporter leur obole, car, si l’ancien régime est tombé en Autriche, c’est à M. Deak et à son parti qu’on le doit, et si jamais le despotisme pouvait renaître, ce ne serait que le jour où la Hongrie aurait succombé sous la force des armes, car elle a stipulé dans l’Ausgleich que les pays cisleithans seraient dotés du régime constitutionnel, et que son union avec eux était à ce prix. Mais pourquoi, dira-t-on, les Hongrois n’ont-ils pas voulu accepter un régime politique plus conforme aux vœux de tous, aux exigences de la raison et aux maximes de l’expérience ? C’est parce que les Hongrois n’aimaient pas les Allemands d’au-delà de la Leitha, et qu’ils se défiaient d’eux. Tous les voyageurs de notre temps et du siècle dernier ont constaté cette défiance et cette hostilité. C’est ce sentiment très enraciné, très fort et universel qui a fait échouer toute tentative de fusion ou d’union intime. Soit, pourrait-on ajouter, mais ce sentiment lui-même d’où provient-il ? Est-il raisonnable, est-il du moins justifié ? À ces questions, l’étude du caractère et de l’histoire des Magyars peut seule répondre. Nous en présenterons donc une rapide esquisse. Qui ne connaît pas ces faits ne peut rien comprendre à ce qui se passe maintenant en Autriche, ni rien prévoir de ce qui suivra. Je crois d’ailleurs qu’il n’y a pas d’histoire qui montre mieux que celle de la Hongrie l’héroïsme que peut inspirer l’amour de la patrie et de l’indépendance. Elle mériterait d’être enseignée partout, afin d’apprendre à la jeunesse combien la conquête de la liberté coûte d’efforts persévérans, de sanglans sacrifices, et de quelles grandes choses est capable une nation faite pour en jouir. Tandis que tous les autres pays, sans excepter même l’Angleterre, ont subi pendant un temps le joug du despotisme, jamais les Hongrois ne s’y sont résignés. Toujours ils ont eu l’âme assez haute pour aimer la liberté plus que le repos, l’aisance, la vie même, et le bras assez fort pour repousser ceux qui prétendaient la leur ravir. Dès le jour où ils ont décerné la couronne de Saint-Étienne aux Habsbourg, ceux-ci ont tout fait pour les soumettre à leur pouvoir arbitraire. Plus d’une fois dans cette lutte, qui a duré deux siècles, les Hongrois ont été défaits, ils n’ont jamais été domptés. Soit par la force des armes, soit par la résistance légale, ils ont toujours fini par imposer au souverain le respect de leurs droits héréditaires. La plupart des autres états n’ont point su préserver leur liberté des entreprises de leurs rois, appuyés seulement sur une partie de la nation, l’armée et les fonctionnaires ; les Magyars ont défendu la leur contre une dynastie entourée du prestige de la dignité impériale et disposant des forces de dix royaumes. Dans un temps où certains peuples semblent prêts à se soumettre au pouvoir absolu comme on se courbe sous l’inéluctable nécessité d’une loi physique, il est salutaire de rappeler l’exemple de ceux qui ont cru que le pire des maux était la servitude. A cet effet je ne connais rien qui vaille les annales de la Hongrie, sauf celles des Pays-Bas à l’époque où ils s’affranchirent de l’inquisition romaine et du despotisme espagnol. La résistance des Hollandais a été peut-être plus héroïque dans ses actes, plus pure dans ses motifs, plus glorieuse dans ses résultats ; celle des Hongrois a duré plus longtemps et n’a pas été moins persévérante. Voulez-vous inspirer aux hommes l’amour de la liberté, parlez-leur sans cesse des peuples qui ont su la conquérir ou la garder, et cessez de leur vanter les capitaines fameux, les grands conquérans et les rois-soleils, César, Napoléon et Louis XIV.


I

N’est-il pas étrange que l’équilibre des peuples européens, si fiers de leur origine aryenne, dépende des résolutions d’une petite tribu de race jaune dont les plus proches parens sont les hommes les plus grossiers de notre continent, les Lapons ? Rien n’est plus vrai pourtant, car, sans le concours des Hongrois, l’Autriche ne peut ni faire la guerre, ni contracter une alliance, ni même continuer à subsister, et le démembrement de l’empire des Habsbourg amènerait sans doute tout un remaniement de la carte de l’Europe. Les Magyars appartiennent, nul ne le conteste, au groupe des peuples tartares ou touraniens qui, bien des siècles avant notre ère, habitaient les plateaux de l’Asie centrale et étaient engagés contre les populations de l’Iran dans des guerres perpétuelles dont les antiques traditions mazdéennes ont conservé le souvenir. Ils sortent de la même souche que les Finnois, les Turcs et les nomades de la Tartarie indépendante. Par ses racines, par sa syntaxe, par son génie, leur langue n’a aucun rapport avec les dialectes indo-germaniques. Elle fait partie des idiomes que les linguistes ont appelés agglutinaitifs et qui sont parlés par la race jaune. On croit déjà la reconnaître dans les inscriptions cunéiformes trilingues de la Médie ; mais, si les Hongrois ont conservé dans leur langage la marque irrécusable de leur descendance touranienne, ils ont perdu presque complètement les caractères physiques du type tartare. Ils ne ressemblent pas du tout au portrait que les historiens anciens ont tracé de leurs ancêtres, les Huns. Ils n’ont plus la pommette saillante et les yeux relevés vers les tempes, traits distinctifs de la race jaune. C’est à peine si leurs cheveux noirs, leurs yeux bruns pleins d’éclairs et leur teint un peu basané rappellent encore une origine asiatique. Ils ressemblent aux Basques, ce peuple mystérieux qu’on ne sait à quel groupe rattacher, et qui, par l’intermédiaire des Finnois, aurait peut-être quelque lien de famille éloigné avec les Magyars. Pour expliquer le type que ceux-ci nous offrent aujourd’hui, il faut admettre que dans leurs veines coule une forte proportion de sang aryen emprunté aux populations slaves qui occupaient avant eux le territoire qu’ils ont conquis. Les Russes aussi proviennent incontestablement d’un croisement de Touraniens et de Slaves, mais chez eux il a produit des résultats différens. Ils ont les cheveux blonds, la peau blanche et les yeux clairs des Slaves, le nez un peu aplati et la pommette saillante des Tartares, tandis que les Hongrois tiennent de ceux-ci leur idiome et leur teint, de ceux-là la coupe du visage.

Rien n’est plus difficile que de décrire les qualités intellectuelles et morales d’un peuple. Je ne l’essaierai pas pour les Hongrois. Il y a cependant quelques traits de leur caractère qu’il est bon de noter, parce qu’ils peuvent avoir une grande influence sur la marche des événemens aux bords du Danube. Ce qui frappe chez les Magyars, c’est la force de la volonté. Dans leurs poursuites, ils déploient une persistance que rien ne lasse, une passion que les obstacles même enflamment. La politique, c’est-à-dire tout ce qui intéresse la grandeur et l’avenir de leur race, voilà l’objet constant de leurs pensées. Depuis le magnat dans son château jusqu’au pâtre de la Puszta et au chasseur des Karpathes, j’ai trouvé en Hongrie les hommes de toutes les classes vivement, ardemment occupés de l’intérêt public. Comme tous les gens passionnés, ils ne voient les choses que par un côté, ils poussent leurs opinions jusqu’à leurs dernières conséquences. Ils sont exclusifs, einseitig, comme disent les Allemands, très différens en cela de ces derniers, qui, à force de considérer les objets sous toutes leurs faces, voient en tout le bien et le mal, et restent immobiles, ne sachant quel parti prendre. Les Hongrois n’aperçoivent guère que ce qui est conforme à leurs désirs ; pour ce qui les contrarie, ils sont aveugles. De cette manière de voir étroite, mais vigoureuse, dérive la chaleur de leur éloquence, remarquable non moins par la rigueur des déductions que par l’éclat tout oriental des images. Leur patriotisme est plus exalté que celui des peuples occidentaux, ce qui ne serait pas un mal, s’ils ne poussaient l’orgueil national jusqu’à considérer avec un dédain peu justifié les autres races avec lesquelles ils vivent, les Allemands, les Slaves et les Valaques. A leurs yeux, nul ne vaut un Magyar, et nul pays n’est comparable à la Hongrie. Extra Hungariam non est vita, disait leur ancien proverbe latin. « Si la terre est la coiffure du bon Dieu, ajoute un dicton populaire, la Hongrie en est le plumet. »

Il y a peut-être des peuples qui entendent mieux la liberté et qui en font un meilleur usage ; je ne pense pas qu’il s’en trouve qui l’aiment davantage. Le Hongrois a une telle horreur de la sujétion qu’il supporte à peine la règle. La vue seule d’un fonctionnaire, d’un représentant de la police qu’il n’aurait pas contribué à élire, l’irrite. Tandis que l’Américain ne s’insurge que contre l’arbitraire et s’incline devant la loi, l’ombre seule de l’autorité suffit pour effaroucher le Magyar. La liberté est plutôt pour lui l’indépendance du moyen âge, qui consiste à faire tout ce qu’on veut, que le droit de participer à la confection des lois et de n’obéir qu’à elles ; mais, si les Hongrois comprennent moins bien que les Anglo-Saxons quelles sont les limites de la liberté, ils sont aussi disposés qu’eux à tout sacrifier pour la défendre ou la reconquérir. En cela, ils diffèrent beaucoup du bourgeois contemporain, résigné à tout subir, pourvu qu’on lui laisse ses écus, ses plaisirs et le repos. Comme les chevaliers d’autrefois, qu’il s’agisse de satisfaire une vanité puérile ou de servir une grande cause, ils donneront sans compter, tantôt comme Esterhazy, afin de l’emporter à un congrès sur tous les autres diplomates par le luxe extravagant de ses costumes, tantôt comme Széchenyi, pour encourager les travaux utiles qui doivent enrichir la patrie. Singulier composé, ils tiennent à la fois des Anglais et des Orientaux, des derniers sans doute par l’influence de la race, des premiers par celle des institutions. « Nation fière et généreuse, a dit très bien Voltaire, l’appui de ses souverains et le fléau de ses tyrans ! »

Dans leurs luttes de partis, ils observent une discipline qui étonne chez un peuple aussi ardent. Tous ceux d’une opinion s’imprègnent des mêmes idées, parlent de la même façon[4] et marchent dans le même sens. Il en résulte une force immense qu’on ne peut ni assez louer quand elle est consacrée à la défense d’une juste cause, ni assez redouter quand elle est mise au service d’une idée fausse. De même que l’unanimité de la résistance à l’arbitraire a sauvé la Hongrie, de même l’unanimité des efforts pour assujettir les autres races l’a exposée et l’expose encore aux plus sérieux périls.

Le Hongrois a horreur du travail, dit-on. J’ai entendu répéter la même accusation contre bien des peuples, et néanmoins j’ai toujours vu que l’homme était laborieux dès qu’il était assuré de recueillir le fruit de ses sueurs. En Hongrie, la corvée, la dîme, les charges féodales et surtout la manière de cultiver le sol devaient nécessairement produire des habitudes de nonchalance et d’oisiveté. Nul ne songeait à amasser des richesses par l’épargne, parce que chacun dans sa position vivait joyeusement au milieu de l’abondance de toutes choses, sans se préoccuper du lendemain et sans viser à s’élever dans l’échelle sociale. La poursuite de l’argent, la chasse au dollar, qui enfièvre l’Américain, ce type par excellence de l’homme moderne, était inconnue aux bords du Danube et de la Theiss, où L’on continuait à mener l’existence insouciante de l’ancien temps. Tout cela change déjà : le chemin de fer aura bientôt converti le magnat en homme d’affaires et le pâtre de l’Alfôld en ouvrier européen.

En somme, les Hongrois sont une fière race[5] au physique et au moral, belle, vigoureuse, bien nourrie de graisse et de bon froment, buvant du vin sans en abuser, vivant sous un climat extrême, dans un air sec qui donne à la chair la dureté du marbre, aux membres l’élégance et la force, et qui les préserve de ces humeurs lymphatiques qu’engendrent les brouillards du nord. Ils sont pleins d’orgueil, avides de domination, dévoués à leur pays jusqu’à la mort, prodigues, braves, enthousiastes, très susceptibles, ombrageux même, et avec cela très fins politiques, admirablement préparés à vivre libres, et par leurs institutions et par leur histoire, comme nous allons le faire voir. Quels que soient au reste ses défauts, un peuple qui a produit un type de patricien comme Széchenyi, un type de parlementaire libéral comme Deak, un type de tribun révolutionnaire comme Kossuth, n’est certes inférieur à aucun autre, car je n’en vois guère qui, dans chacune de ces catégories, puisse se vanter d’avoir des représentans, des representive men, comme dirait Emerson, supérieurs à ceux que je viens de nommer.

Jetons maintenant un rapide coup d’œil sur le passé de la Hongrie ; nous verrons ainsi comment s’est formé ce caractère si remarquable du Magyar, d’où proviennent ses antipathies contre les Autrichiens, son orgueil national, ses désirs de domination et de grandeur. La Pannonie, c’est-à-dire la Hongrie actuelle, fut primitivement occupée par les Illyriens, peuplade thraco-slave à laquelle se mêlèrent plus tard les débris des bandes gauloises et celtes de Sigovèse et de Bellovèse. Les Jazigues, Slaves purs, habitaient les Karpathes. Les tribus germaniques des Goths et des Gépides avaient conquis le pays, quand apparut la race jaune, les Huns d’abord, ensuite, après la mort d’Attila, les Avares, qui, de 550 à 800, firent trembler toute l’Europe, et dont la domination, sous le khan Bayan, s’étendit jusqu’en Thuringe et en Italie. Charlemagne les vainquit, les soumit et fit de leur territoire un margraviat. Vers 620, des peuplades slaves, les Croates et les Serbes, descendues des Karpathes, s’étaient emparées de la région qu’occupent maintenant la Croatie, la Dalmatie, la Serbie et la Bosnie. Les Bulgares, tribu hunnique, habitaient, aux bords de la Mer-Noire, la province qui porte encore leur nom.

Un prince slave, Swatopluk, était parvenu à grouper sous son autorité ces populations si mêlées et à fonder une sorte d’empire connu sous le nom de Grande-Moravie, lorsque arriva de l’Orient un nouvel essaim de race jaune. C’étaient les Magyars, dont Constantin Porphyrogénète avait déjà parlé en les nommant Mαζαροί et en disant qu’ils étaient fixés au nord du Palus-Mœotides. Avant de commencer leurs migrations, ils avaient habité jusqu’au VIIe siècle les environs de l’Altaï, à côté des Turcs, autre branche de la famille touranienne qu’ils devaient rencontrer mille ans plus tard aux bords du Danube, mais le sabre à la main, chacun de ces deux peuples représentant deux cultes différens, empruntés l’un aux Juifs, l’autre aux Arabes, c’est-à-dire à deux rameaux de la race sémitique. Vers la fin du IXe siècle, Arpad, élevé sur le bouclier, conduit d’abord ses bandes en Transylvanie ; ensuite, à la tête de 200,000 guerriers, il bat Swatopluk et s’empare du territoire qui fut appelé Hongrie, soit du nom de la ville de Hunvàr ou Ungvàr, forteresse des Huns, soit directement de Hunnie, pays des Huns[6]. Les Magyars nous sont représentés avec les mêmes caractères physiques que les Huns, petits de taille, bruns de peau, l’aspect effrayant, les yeux noirs et enfoncés, les cheveux rasés devant, braves, tirant fort bien de l’arc, féroces, mangeant le cœur de l’ennemi tué dans le combat et toujours à cheval.

Pendant un siècle, sous les successeurs d’Arpad, ils continuent à mener l’existence de barbares à moitié nomades, ravageant toute l’Allemagne, où ils tuent Léopold, duc de Bavière en 906, pénétrant jusqu’en Italie, où ils battent Bérenger, et rentrait dans leurs vastes plaines tout fiers de leurs exploits et chargés de butin. Étienne, leur premier roi (997), les convertit au christianisme, et reçut du pape Sylvestre II, en reconnaissance des services rendus à la foi, la fameuse couronne et le titre d’apostolique, porté encore aujourd’hui par l’empereur d’Autriche en sa qualité de roi de Hongrie. Étienne donna au pays des lois excellentes toujours invoquées, fit régner l’ordre et favorisa les progrès de la civilisation. Sous ses successeurs immédiats, la division du pays en comitats indépendans les uns des autres, les droits des villes qui se fondent, l’intervention législative des diètes, les lois civiles et ecclésiastiques, en un mot toute l’organisation politique du pays se fixa telle à peu près qu’elle est restée jusqu’à nos jours. Avec Coloman recommencent les conquêtes (1095) ; ce roi, dont le souvenir est cher aux Hongrois et dont ils aiment à porter le nom, Kalmán, réunit définitivement à ses états la Croatie, puis la Dalmatîe en en chassant les Normands, qu’il poursuivit en Italie jusque dans la Pouille. Il se fit couronner roi de Croatie et de Dalmatie à Zara-Vecchia. Étienne II (1114-1131) repousse les attaques de l’empire grec, chasse les Vénitiens de Zara et soumet les Russes, qui reconnaissent la suzeraineté de la Hongrie. Déjà un fils de saint Étienne prenait le titre de dux Russiorum, et au couronnement de Bela IV Daniel Romanowitz menait même le cheval du roi en signe de vasselage. Bela II, successeur d’Étienne II (1131-1141), conquit la Bosnie. Sous Bela IV (1173-1196), la Galicie invoqua une intervention hongroise, et depuis lors les rois de Hongrie ont pris le titre de roi de Galicie et de Lodomérie. C’est même en invoquant ces droits que l’Autriche coopéra au partage de la Pologne. André II (1205) fit la guerre aux Russes, puis prit part à la croisade, et rapporta de Palestine le titre de roi de Jérusalem, qu’ont porté ses successeurs, et qui figure encore parmi ceux de l’empereur d’Autriche. André avait mécontenté les nobles par ses prodigalités et par ses mesures arbitraires. Ils le forcèrent à reconnaître leurs anciens privilèges et lui arrachèrent des concessions nouvelles. Ratifiées à la diète de 1231 et rédigées en trente-un articles, elles constituèrent le pacte fondamental, la Bulla aurea, qui donnait à la Hongrie la constitution la plus libre du continent. Elle n’est pas sans rapport avec la grande-charte que les Anglais imposèrent à Jean-sans-Terre vers la même époque ; mais elle assurait aux nobles des prérogatives bien plus étendues. Elle les autorisait, pour le cas où celles-ci seraient violées, à résister, même par la force, c’est-à-dire à recourir à ce que la constitution française de 1793 appelait le premier des droits et le plus sacré des devoirs, l’insurrection. Sous Bela IV, une nouvelle invasion de la race jaune pénétra en Europe, aussi terrible, mais plus passagère que celle des Huns. C’étaient les Tartares de Gengis-Khan. Ils écrasèrent l’armée hongroise, qui les attendait à la descente des Karpathes, puis se répandirent dans le pays, qu’ils transformèrent en désert, car ils saccageaient, pillaient et brûlaient tout sur leur passage. Bela IV parvint néanmoins à organiser une forte armée, qu’il employa d’abord à soumettre la Bosnie, la Galicie, la Bulgarie et même la Styrie, enlevée à Frédéric d’Autriche, qui perdit la vie dans la bataille. Quand les Mongols reparurent, les Hongrois étaient prêts à les recevoir ; ils leur tuèrent, dit-on, 30,000 hommes et les rejetèrent dans les steppes de la Mer-Noire. Il est remarquable que ce soit à un peuple de race touranienne qu’il ait été réservé de repousser les invasions des deux essaims du même sang qui menaçaient l’Europe, les Mongols et les Turcs. Avec André III, en 1301, s’éteignit la dynastie d’Arpad. André III est le premier roi qui, avant son couronnement, ait été obligé de prêter serment à la constitution hongroise, et depuis lors tous ses successeurs ont été tenus d’accomplir la même cérémonie.

C’est sous deux rois de la maison d’Anjou de Naples que la Hongrie atteignit l’apogée de sa puissance et de sa prospérité. Le règne de Charles-Robert et de son fils Louis Ier occupe presque tout le XIVe siècle, de 1301 à 1380. Par leurs victoires, dont les populations annexées n’avaient pas à se plaindre, ils soumirent à la couronne de Hongrie, outre tout son territoire actuel, la Valachie, la Serbie, la Bulgarie, la Bosnie, la Dalmatie, de façon à donner au royaume danubien les limites naturelles de la Mer-Noire à l’est, de l’Adriatique à l’ouest, du Balkan au sud et des Karpathes au nord. Les Slaves méridionaux, les Valaques et les Hongrois étaient ainsi réunis et formaient un faisceau assez puissant pour résister à leurs ennemis extérieurs. Les princes angevins comprirent admirablement que, pour développer les richesses de ce magnifique territoire, il fallait favoriser le commerce, l’industrie, l’émancipation des classes laborieuses et la diffusion des lumières. Ils améliorèrent le système monétaire, établirent des marchés libres, accordèrent des privilèges aux marchands. Ils affranchirent les paysans qui s’étaient distingués sur le champ de bataille, les enrôlèrent avec les nobles sous le drapeau des banderi, et reconnurent à tous le droit de s’établir où ils voulaient. Ils bornèrent aux affaires ecclésiastiques l’intervention des papes, qui prétendaient exercer les prérogatives de la suzeraineté sur le royaume de saint Étienne. Partout surgirent comme par enchantement des villes florissantes, gouvernées librement par des magistrats élus. Le commerce des ports de l’Adriatique avec l’Orient prit une grande extension. Louis confirma toutes les libertés inscrites dans la Bulle d’or d’André II, et y ajouta vingt-cinq articles nouveaux. Il réforma les lois civiles et pénales, fit régner l’ordre, mit un terme aux guerres féodales des nobles entre eux. À Grosswardein et dans d’autres villes, des écoles supérieures furent fondées ; une académie fleurit à Funfkirchen. Le château de Vicegrad, où les rois angevins s’étaient fixés, était renommé dans toute l’Europe pour la richesse de sa bibliothèque d’anciens manuscrits, pour la beauté de ses jardins, de ses terrasses, de ses jets d’eau, de ses statues de bronze. La population augmentait rapidement, les besoins de la civilisation naissaient, et l’industrie ou le commerce parvenait à les satisfaire. Le bien-être, la richesse même, se répandaient ; la culture des lettres et des arts faisait de la Hongrie le siège de la première renaissance. Aucun état contemporain n’était aussi étendu, aussi peuplé, aussi redoutable. Voilà l’époque de grandeur et de gloire dont le souvenir ne s’efface pas de l’esprit des Hongrois, et qu’ils voudraient ressusciter aujourd’hui. Ce sont ces réminiscences qui entretiennent leur orgueil et nourrissent leurs vastes ambitions.

Louis Ier, justement surnommé le grand, étant mort sans enfant mâle, sa fille Marie, proclamée reine, apporta la couronne de saint Étienne aux mains de l’empereur Sigismond, prince faible qui, absorbé par les affaires de l’Allemagne, négligea complètement celles de la Hongrie. Plus tard, l’élection de l’archiduc Albert d’Autriche fut l’origine d’une suite de guerres civiles et de dissensions intérieures dont les Vénitiens et les Turcs profitèrent, les uns pour s’emparer de la Dalmatie, les autres pour envahir les provinces situées au sud du Danube. Les deux Hunyadi, par une série d’exploits qui rappellent l’épopée, parvinrent à arrêter pendant quelque temps les progrès des Ottomans. Jean Hunyadi, d’abord ban de Serbie, puis voïvode de Transylvanie, proclamé gouverneur du royaume pendant la minorité du roi Ladislas, fit reculer les Turcs, et, aidé du moine franciscain Capistran, il leur reprit même Belgrade. Mathias, son fils, surnommé Corvinus, parce que la famille Hunyadi portait un corbeau dans ses armes, fut élu roi après la mort de Ladislas, qui avait voulu le faire périr. De 1457 à 1490, le règne de Mathias fut pour la Hongrie une dernière période de force et de splendeur qui rappela les beaux jours des rois angevins[7]. Après lui vinrent le faible Wladislas, roi de Bohême, puis son fils Louis, vaincu et tué dans la funeste bataille de Mohacs, qui ouvrit la Hongrie aux Turcs, et dont la date, 29 août 1526, est encore pour tout bon Hongrois un jour de deuil national. Deux archevêques, cinq évêques, cinq cents magnats et trente mille soldats succombèrent.

C’est après ce désastre que Ferdinand d’Autriche fut investi de la couronne de saint Étienne, qui ne devait plus sortir de sa famille. Il avait épousé Anne, la sœur du roi Louis. Marie d’Autriche, veuve de ce roi et sœur de Ferdinand, employa toute son influence pour faire élire celui-ci. Il fut élu en effet dans une diète réunie à Presbourg ; une autre diète assemblée à Stuhlweissenbourg nomma Zapolya voïvode de Transylvanie. C’était une sage inspiration d’appeler les Habsbourg sur le trône de Hongrie, et, s’ils s’étaient dévoués à leur mission comme les Corvin et les Anjou, ils auraient sauvé ce beau pays de la domination musulmane. Malheureusement, absorbés par les poursuites de leur ambition en Allemagne et champions de l’église romaine, ils employèrent les forces dont ils disposaient pour infliger aux fiers Magyars le despotisme et l’orthodoxie catholique. Entre les Hongrois, jaloux de leur indépendance, et les princes autrichiens, élevés par les jésuites et ne voyant de gouvernement que là où régnait l’unité de la foi et du commandement, c’est-à-dire l’ordre comme dans un couvent ou une caserne, la lutte était inévitable. Pour défendre leurs droits violés, les Hongrois allèrent jusqu’à s’allier à leurs ennemis séculaires, les Turcs. On leur en a fait un reproche, c’est à tort. Cela prouve seulement que la domination des Autrichiens était plus dure que celle des Ottomans. Ceux-ci en effet se contentaient de leur imposer un tribut. Les Autrichiens ou plutôt les Italiens ultramontains, qui représentaient l’empereur, attaquaient leurs libertés, surtout la plus précieuse de toutes, la liberté de conscience. Or il est honorable pour un peuple de tenir plus à ses croyances qu’à ses biens.

Pendant un siècle, la Hongrie offre le plus affligeant spectacle. Elle est ravagée tour à tour par les Allemands et par les Turcs. À chaque nouvelle tentative pour imposer de force le catholicisme et le pouvoir absolu répond une nouvelle et plus formidable insurrection. Chaque fois celle-ci finit par triompher ; mais avec chaque nouvel empereur c’est à recommencer. Ni Ferdinand, ni son successeur Maximilien ne parvinrent à se rendre maîtres de toute la Hongrie. Zapolya, puis son fils Jean-Sigismond, se maintinrent en possession de la Transylvanie et d’une partie des comitats du nord. Les Turcs s’étaient emparés de Bude. Ils occupaient toute la partie méridionale du pays, et allaient assiéger et brûler les villes que se disputaient les Autrichiens et les Hongrois ; en 1525, ils s’avancèrent jusque sous les murs de Vienne. Bientôt les dissensions religieuses vinrent se mêler à la guerre des races. Dès 1526, le protestantisme avait pénétré en Hongrie. Il y fit des progrès rapides. Basé sur l’examen individuel et sur la discussion, ce culte devait convenir à un peuple habitué à se gouverner dans ses libres assemblées et hostile par instinct au joug de l’autorité. Toutes les familles de magnats, sauf trois, adoptèrent, assure-t-on, les idées nouvelles. Depuis lors et aujourd’hui encore la confession helvétique est appelée la religion magyare. Sous l’empereur Rodolphe, les jésuites, précédemment expulsés, reprirent pied dans le pays. En 1586, ils s’établirent dans le monastère de Thurocz. Aussitôt les persécutions commencèrent, dirigées par Pethó, archevêque de Kalocza, et par le comte Belgiojoso, gouverneur de la Hongrie. Les églises furent enlevées aux réformés, leurs pasteurs chassés ou égorgés, leurs écoles fermées, leurs biens confisqués. Pour mettre un terme à ces odieuses violations des franchises nationales, Bocskay lève l’étendard de la révolte, et, sorti de la Transylvanie, entraîne la noblesse de tous les comitats à sa suite. L’empereur est obligé de céder. Par la pacification de Vienne (1606), il accorde aux protestans le libre exercice de leur culte, et reconnaît Bocskay comme prince de Transylvanien Sous l’empereur Mathias, les jésuites revinrent encore. Ils établirent des collèges à Raab, à Presbourg, une université à Turnau. Les persécutions religieuses recommencèrent ; contrairement aux privilèges du pays, des soldats allemands occupaient les forteresses, et des emplois étaient donnés à des étrangers. Quand le sombre et fanatique Ferdinand II arrive au trône en 1619, une nouvelle insurrection. éclate. Bethlen Gabor, prince de Transylvanie, la dirige. Il s’allie avec la Bohême, soulevée pour la défense de ses droits, et s’avance jusque près de Vienne. Les Bohémiens sont écrasés à la bataille de la Montagne-Blanche ; mais l’empereur, ne pouvant vaincre les Hongrois, est obligé de subir leurs conditions à la paix de 1620.

Sous Ferdinand III, nouvelles persécutions et violation constante de tous les privilèges consacrés par la constitution hongroise. C’est encore de la Transylvanie, cette forteresse de l’indépendance nationale, que vient le salut. George Rákóczy pénètre en Hongrie à la tête de 20,000 hommes, et arrache à l’empereur, serré de près par les Suédois, la paix de Linz en 1645. Léopold Ier, élevé par le jésuite Eberhard Neidhard, voulut en finir avec les incessantes rébellions de la Hongrie, et il se promit d’y établir le pouvoir absolu et l’unité de la foi[8]. Ses armées, sous Montecuculli, dirigées contre les Turcs, occupent la Hongrie ; qui, ravagée tour à tour par les Ottomans et par les impériaux, se transformait en désert. Le désespoir et le désir de recouvrer l’indépendance s’emparèrent de tous les cœurs. Une vaste conspiration se prépara ; les magnats les plus illustres et les plus puissans en faisaient partie, le palatin Vesselenyi, Zrinyi, Frangepan, François Rákóczy, Tököli. Elle fut découverte, et ceux dont on put s’emparer furent mis à mort. Profitant du moment où la Hongrie se trouvait privée de ses chefs naturels, Léopold déclara dans la diète de 1671 qu’il la « possédait par droit de conquête, » et « en vertu de sa puissance absolue » il décréta une contribution pour nourrir ses soldats. Il s’efforça aussi d’extirper le protestantisme, qui nourrissait l’esprit d’indépendance des Magyars. Des bandes armées, accompagnées de missionnaires, parcoururent tout le pays. Ceux qui refusaient de rentrer dans le giron de l’église étaient jetés en prison, ou périssaient dans des supplices si horribles que la plume se refuse à les retracer. Aux tortures inventées par l’inquisition et appliquées précédemment par le duc d’Albe aux Pays-Bas, on en ajouta d’autres empruntées aux Turcs. Quand on était fatigué de brûler, on empalait.

En présence de tant d’atrocités, la Hongrie se souleva de nouveau. D’abord des bandes de partisans se forment dans les comitats protestans du nord. Bientôt elles se constituent en armée régulière qui bat les impériaux après qu’un jeune héros de vingt et un ans, Émeric Tököli, est venu se mettre à leur tête. Quand la conspiration de Frangepan fut découverte, le jeune Émeric, déguisé en servante polonaise, se sauva du château où son père venait de mourir les armes à la main. Il était d’une beauté accomplie, grand, robuste, d’une adresse et d’une bravoure merveilleuses, aguerri par les plus dures épreuves, animé du plus violent ressentiment contre les oppresseurs de sa patrie. De 1666 à 1682, il tint la campagne, et finit par rejeter les Autrichiens hors de la Hongrie, puis, allié aux Turcs, il s’avança jusqu’à Vienne lors du fameux siège auquel la victoire de Sobieski mit fin. Les Turcs complètement battus et refoulés au sud du Danube, Tököli se vit peu à peu abandonné des siens, et alla mourir en exil. Sa femme Hélène, célèbre aussi par sa beauté et son courage, fille de Zrinyi et. veuve de Rákóczy Ier, tint longtemps encore dans son château-fort de Munkács, qu’elle ne rendit qu’après une capitulation honorable. Tous ces héroïques personnages semblent vous transporter en pleine épopée.

La Hongrie, vaincue, fut de nouveau livrée aux bourreaux, excités et dirigés par le général Caraffa, un Napolitain, et par deux jésuites, le père Peritzhof et le père Kellio. C’était le moment où en France Louis XIV commençait les dragonnades. Un épisode de cette période de réaction sanglante laissa une impression profonde. À Éperies, Caraffa. avait fait élever un vaste échafaud où l’on pouvait torturer et exécuter plusieurs victimes à la fois. De février jusqu’à la fin d’octobre 1687, chaque jour plusieurs malheureux périrent dans les supplices. C’est ce que l’on a appelé le théâtre d’Eperies. La terreur fut si grande que la diète de 1687 accorda l’indigénat à l’ordre des jésuites, et qu’elle renonça au fameux droit d’insurrection accordé par la charte d’André II.

Le découragement ne dura pas longtemps. Dès 1701, la Hongrie était encore soulevée. Elle mit à sa tête François Rákóczy, fils de cette Hélène Zrinyi qui était maintenant veuve de Tököli. La bravoure, la vigueur, le patriotisme de sa mère et de tous ses ancêtres revivaient dans ce jeune homme, qui pendant son exil à Paris avait étudié la tactique militaire auprès du maréchal de Villars. Élu voïvode de Transylvanie, il réunit une puissante armée qu’il conduit jusque sous les murs de Vienne. Il fait proclamer par la diète la déchéance des Habsbourg ; mais Joseph Ier, qui avait succédé à Léopold, ayant promis de rétablir la Hongrie dans tous ses droits et de respecter la liberté de conscience, la paix de Szathmár fut conclue en 1711. Rákóczy refusa d’accepter l’amnistie, perdit ses immenses propriétés et se réfugia en France, où il rendit populaires le costume et le nom hongrois. On lui attribue la musique de la fameuse marche si longtemps proscrite, la Marseillaise hongroise, qui réveille toujours au cœur du Magyar l’amour des combats et de la liberté.

Depuis cette époque, la constitution hongroise fut respectée. Dans son impatience du progrès, Joseph II voulut l’abolir, supprimer l’antique organisation des comitats et remplacer dans l’administration la langue hongroise par l’allemand. La résistance obstinée de toute la Hongrie allait aboutir à une nouvelle insurrection, lorsqu’il jugea prudent de mettre à néant tous ses décrets et de restituer la couronne de saint Étienne, qu’il avait fait transporter à Vienne. Les événemens de 1848 sont trop présens au souvenir de chacun pour que nous ayons besoin de les rappeler. Ils reproduisent exactement la marche des révolutions du XVIIe siècle. La Hongrie veut transformer ses franchises du moyen âge en libertés modernes. La cour de Vienne, prise au dépourvu par les révolutions européennes, consent aux réformes ; mais bientôt, appuyée sur les Slaves du sud, qu’elle jette sur les Magyars, elle retire ses concessions. Comme au temps des Tököli et des Rákóczy, les impériaux sont vaincus ; mais, plutôt que d’accepter la liberté, l’Autriche appelle les Russes à son secours. Aujourd’hui seulement on peut apprécier combien cela était insensé. C’était évidemment désigner aux Slaves comme leur sauveur et leur maître naturel le tsar, qui était, lui, dans son rôle en écrasant les Magyars, seuls capables de maintenir l’Autriche et de faire équilibre à la Russie sur le Danube. L’Europe n’a pas assez compris alors que le cabinet de Vienne se suicidait en compromettant dans l’Orient les intérêts de la civilisation occidentale. La Hongrie fut vaincue ; mais par sa résistance pacifique, par son inébranlable fidélité à son droit héréditaire, elle a reconquis enfin sa constitution, modifiée par les lois de 1848, qui l’ont adaptée aux besoins d’une société du XIXe siècle.

Cette rapide esquisse historique suffit pour expliquer les sentimens qui règnent en Hongrie : l’orgueil national exalté parfois au-delà de toute mesure, la haine farouche du despotisme, de l’ultra-montanisme, l’animosité contre les Autrichiens, qui trop souvent ont représenté ces deux fléaux, et l’opposition exagérée, hargneuse, parfois puérile, à tout ce qui semble, si peu que ce soit, devoir porter atteinte à l’indépendance magyare. Tant que la Hongrie a vécu sous des souverains qui ont respecté ses libertés, elle a été puissante, elle a régné en souveraine dans tout le bassin du Danube. Quand les Habsbourg ont voulu introduire le pouvoir absolu à la façon de l’Espagne et l’unité de la foi suivant le vœu de Rome, les Magyars les ont forcés à reculer par une série de six formidables insurrections toujours victorieuses ; mais ils ne l’ont emporté qu’en perdant la moitié de leurs provinces, enlevées par les Turcs, et la moitié de leur population, tuée par les impériaux sur les échafauds ou sur les champs de bataille. Lorsqu’on voyage en Hongrie, on s’étonne de ne pas rencontrer d’anciens monumens dans des villes d’antique renommée ; c’est que toutes ont été plusieurs fois prises d’assaut et brûlées pendant ces épouvantables luttes. Certes il serait déraisonnable de la part de la Hongrie actuelle de garder à l’Autriche régénérée rancune des griefs d’autrefois ; mais des ressentimens enracinés par des siècles d’hostilités dans le cœur de toute une nation ne s’effacent pas en un jour, et il serait imprudent d’agir comme s’ils n’avaient point laissé de traces. S’il y a des peuples qui oublient les enseignemens de leur histoire, ce ne sont pas les Magyars. Leurs historiens sont très lus, et tous leurs écrivains semblent se faire un devoir de traiter au moins l’une ou l’autre partie de leurs annales. La lutte de la Hongrie contre la maison d’Autriche ressemble beaucoup à celle de la Bretagne contre les rois de France. M. de Carné nous a dépeint ici même les Bretons défendant avec une indomptable constance leur ancienne constitution contre les usurpations sans cesse renouvelées du pouvoir central, invoquant le texte des traités, barricadés derrière leurs privilèges, et repoussant toute innovation comme un attentat à leurs libertés, dévoués au principe monarchique, mais plus dévoués encore aux droits de leur province, pour lesquels au besoin ils prennent les armes. Les Hongrois ont fait de même, mais entre les deux pays il y a une différence qui est capitale et qui a décidé de tout : tandis que les Magyars, dès longtemps ouverts à l’esprit nouveau, ont combattu contre un pouvoir intolérant, les Bretons, ultramontains jusqu’au fond du cœur, n’ont jamais résisté avec plus d’énergie au pouvoir royal que quand il leur apportait les principes modernes. Les uns ont succombé, et aujourd’hui les autres triomphent. Il en est toujours ainsi. Ceux qui s’attachent à des idées dont la sève est épuisée en prennent la contagieuse faiblesse ; ils ne les sauvent pas, et ils se perdent. — Il faut voir maintenant comment les institutions, et non le sang ou la race, ont implanté dans le cœur des Hongrois cet indomptable amour de l’indépendance qui éclate dans leur histoire.


II

C’est le 8 juin de l’an dernier, en assistant au couronnement de l’empereur François-Joseph comme roi de Hongrie, que j’ai cru comprendre pour la première fois la constitution politique de ce pays. Cette cérémonie, dont rien ailleurs ne donne l’idée, résume son histoire et fait défiler sous vos yeux le tableau vivant de toutes ses institutions. Comme l’Angleterre, la Hongrie a cet avantage trop peu apprécié de pouvoir donner pour encadrement aux choses contemporaines un cérémonial qui date de huit siècles, et de rattacher ainsi par un lien symbolique les conquêtes de l’esprit nouveau aux, souvenirs du passé. Quand on assiste à la procession de la reine d’Angleterre allant ouvrir ou fermer le parlement, et qu’on voit cet antique carrosse aux lourdes dorures traîné par huit chevaux et accompagné par des hallebardiers en costume du temps de Henri VIII, si gros, si bien nourris qu’on les appelle beefeaters, on ne peut s’empêcher de trouver ces vieilleries assez puériles ; mais, en y réfléchissant, on comprend qu’elles représentent la tradition. Or la tradition, pour les familles comme pour les peuples, est une force qu’il ne faut point dédaigner. Heureux les peuples qui dans leurs traditions trouvent la liberté, et qui, pour jouir de leurs droits naturels, ne sont pas forcés de s’insurger contre leur droit historique !

Le couronnement n’est ni pour le roi ni pour la Hongrie une vaine cérémonie. C’est seulement par le couronnement que l’héritier du trône est investi de l’autorité royale, en vertu de la maxime non est rex nisi coronatus. Or, avant de recevoir la couronne, il doit jurer de respecter les droits du peuple inscrits dans les anciens traités et capitulations. C’est comme la consécration du pacte conclu entre la nation et le souverain. C’est aussi la preuve que le pouvoir de celui-ci n’est pas absolu et ne peut s’exercer que dans les limites tracées par la constitution. Après la défaite de la Hongrie en 1849, les vainqueurs avaient prétendu la traiter en province conquise, en pays qui par la révolte a perdu ses anciennes franchises ; mais les Magyars, grâce à leur résistance légale, grâce aussi, faut-il le rappeler ? à la journée de Sadowa, avaient obtenu de l’empereur la reconnaissance de leur droit historique. Le couronnement signifiait donc que la Hongrie rentrait en possession de son indépendance, de ses institutions, de ses lois, si longtemps contestées. Elle avait reconquis ses libertés, non plus comme au temps de Bethlen, de Tököli, de Rákóczy, sur les champs de bataille et par les armes, mais dans le sein de son parlement, par l’éloquence de ses hommes d’état et la fermeté de ses députés.

A Bude-Pesth, le 8 juin 1867 dès cinq heures du matin, le canon annonça la solennité, qui commençait de bonne heure parce qu’elle devait durer longtemps. Le soleil s’était levé splendide dans un ciel sans nuages. Des banderoles aux trois couleurs nationales décoraient toutes les maisons. Le drapeau de 1848 flottait de nouveau sur cette cité où le général Haynau l’avait noyé dans le sang. Une foule joyeuse et parée remplissait les rues, se dirigeant vers les quais du Danube : c’était là que devait passer le cortège royal. Dans cette foule, on distinguait sans peine des hommes et des femmes appartenant à ces races diverses qui vivent ici côte à côte sans se mêler depuis mille ans, tous reconnaissables à leur costume et aux traits de leur visage, — les Magyars, vêtus comme des hussards, l’œil brillant, la démarche assurée et l’air conquérant, — les Valaques avec leurs longs cheveux, leurs yeux veloutés, doux et mélancoliques, couverts uniformément d’une épaisse étoffe de laine blanche serrée par des courroies autour de la jambe, ressemblant encore aux statues des prisonniers daces de l’arc de Constantin, — les Slovaques, le visage caché sous d’énormes chapeaux de feutre, habillés d’une sorte de bure brune en lambeaux, — les Serbes au nez d’aigle, au regard intelligent, aux traits anguleux, — les femmes croates avec leur chemise de chanvre brodée de charmans dessins en laine rouge, — les Zingari, laissant voir à travers les trous de leurs haillons la peau lisse et basanée du paria hindou, — puis d’autres enfans de l’Asie, des Juifs en grand nombre appartenant à toutes les classes de la société, mais portant dans leurs traits la marque irrécusable de leur origine orientale, — des paysans allemands, des Saxons, comme on les appelle, avec leurs yeux bleus et leurs cheveux blonds, grands, forts et lourds au milieu de tous ces autres types plus légers et plus fins, — enfin des pâtres de la Puszta, des Czikos, des Ruthènes, des Szeklers, des Hayduques, des Kumans, des variétés de race à n’en pas finir, toutes signalées par quelque particularité.

À l’aspect de ces différences si tranchées, on comprenait combien il est difficile de trouver des institutions qui conviennent également à tant de nationalités séparées par la langue, les mœurs et d’implacables animosités. Quel contraste aussi entre ces hommes primitifs encore vêtus comme leurs ancêtres de l’époque romaine et ces magnats qui, avec les envoyés des pays étrangers, se rendent à Bude dans leurs splendides équipages pour assister aux cérémonies du couronnement ! Celles-ci vont commencer à sept heures dans la cathédrale. Le clergé y joue le rôle principal, car il s’agit de remettre la couronne apostolique de saint Étienne. L’archevêque de Kalocza s’avance vers l’archevêque de Gran, primat de la Hongrie, et dit, en lui présentant le roi : Postulat sancta mater ecclesia catholica ut prœsentem serenissimum Franciscum Josephum ad dignitatem Hungariœ régis sublevetis ; « l’église demande que vous éleviez le sérénissime François-Joseph, ici présent, à la dignité de roi de Hongrie. » Le primat répond : « Savez-vous s’il mérite cette dignité et s’il la remplira utilement ? » scitis illum dignum et utilem esse ad hanc dignitatem ? L’archevêque de Kalocza répond : El novimus et credimus ; « nous le savons et nous le croyons. » Le roi s’étend alors à plat devant l’autel, la face dans la poussière. Le primat lit les litanies, et avec la crosse fait trois fois le signe de la croix sur le dos du souverain prosterné. Après l’avoir relevé et lui avoir oint l’épaule de l’huile consacrée, il le revêt du manteau d’or brodé vers l’an 1000 par la reine Gisèle, et qui ne peut être réparé que par des mains royales. La messe dite, il lui remet le glaive. Le comte Andrássy, qui, comme premier ministre, remplit les fonctions de palatin, pose sur la tête du roi la fameuse couronne de saint Etienne, vénérable relique à laquelle les Hongrois ont voué un culte et dont l’histoire est toute une épopée[9]. Les deux archevêques conduisent enfin le souverain, désormais reconnu, à son trône, qu’entourent les magnats représentant les pays annexes, vartes adnexœ, dont les noms méritent de fixer l’attention. Ce sont : la Bulgarie, la Roumanie, la Serbie, la Lodomérie, la Galicie, la Bosnie, la Croatie, la Slavonie, la Dalmatie et la Transylvanie. L’enthousiasme des assistans éclate en eljen (vivat). L’indépendance de la Hongrie est consacrée, elle a son roi. La reine est couronnée aussi avec le même cérémonial.

Bientôt le cortège royal se forme et descend les rampes qui conduisent aux bords du Danube. Il passe le pont suspendu sous une voûte de drapeaux tricolores, et débouche sur les quais de Pesth. Après avoir juré devant le peuple fidélité à la constitution, le roi s’avance vers la place qui porte son nom. Là s’élève un petit monticule formé avec de la terre apportée des cinquante comitats du royaume : il représente le sol sacré de la patrie. Le tableau qui s’offrait aux regards en ce moment était fait pour remuer le cœur même d’un étranger. La situation de Pesth est admirable. Vers les quais, la jeune capitale a un aspect grandiose, presque théâtral, s’accordant parfaitement avec la cérémonie, qui ressemblait à une magnifique représentation scénique. Le Danube, fleuve immense déjà, auprès duquel la Seine n’est qu’un ruisseau, roule ses flots rapides vers l’orient. Un pont suspendu, qu’on doit à la persévérance de Széchenyi, le franchit avec des piles de granit et des câbles de fer qui ont un caractère de hardiesse et de force que n’atteint, je crois, en Europe, aucune construction de ce genre. Sur l’autre rive s’élève en amphithéâtre Bude, couronné par ses vieux murs et par le palais du roi. Le tombeau du derviche et les dômes surbaissés des bains turcs rappellent le règne du croissant. Le fort du Bloksberg domine de haut les deux cités assises à ses pieds. D’un côté, la montagne se redresse en gradins sur lesquels s’accrochent les petites maisons des vignerons qui cultivent le vin noir et capiteux appelé Sang des Turcs ; de l’autre, elle précipite à pic dans le fleuve ses rochers sombres et déchirés. Au-delà s’ouvre vers l’est la plaine sans limites de l’Alföld, semblable aux steppes asiatiques. Vers l’ouest au contraire, le paysage est riant et animé. Une chaîne bleuâtre ferme l’horizon ; les collines plus voisines sont couvertes de vignobles, et plusieurs îles, disparaissant sous les grands arbres qui les ombragent, ressemblent à des bosquets flottant sur les eaux. Tel est le décor ; voici maintenant la scène qui s’y déroule. Le cortège royal s’avance lentement. Tous ceux qui le composent sont à cheval. D’abord apparaissent les délégués des comitats ; ils portent le costume hongrois dans toute sa grâce et toute sa splendeur, la botte et le pantalon collant, la veste courte, couverte de passementeries, le dolman attaché à l’épaule, la toque de fourrure ou de velours ornée d’une aigrette ou d’une plume d’aigle. Chaque comitat se distingue par une combinaison différente de couleurs. Voici des cavaliers au pantalon gris avec le dolman en velours bleu garni de peau de cygne ; en voilà d’autres en culotte noire avec le manteau en velours grenat bordé de martre ; quelques-uns ont choisi du velours vert et de l’hermine. On ne peut songer à décrire ici tous ces costumes qui auraient ravi un peintre, tant ils présentaient d’harmonie dans les couleurs, d’élégance et de fierté dans la coupe. Après les délégués des comitats arrivent les magnats. Ils ont emprunté aux époques de grandeur de la Hongrie les vêtemens et les armes que portaient leurs vaillans ancêtres. L’un est couvert d’une cotte de mailles en argent, l’autre a fixé à son épaule par une agrafe de diamans une peau de léopard, un troisième brandit la masse d’armes qui jadis assommait les Turcs. Les chevaux disparaissent sous des caparaçons de drap d’or et d’argent ; les manteaux, les armes, les toques, les brides, le harnachement, tout ruisselle de pierreries. Plus d’une famille, dit-on, s’est mise à la gêne pour être dignement représentée en ce jour de fête nationale. Quand la cavalcade débouche du pont, on dirait un fleuve d’or fondu roulant des pierres précieuses, tant tout cela renvoie au soleil de reflets éblouissans. Les noms historiques de la Hongrie défilent sous nos yeux : Palfy, Karoly, Erdödy, Festetics, Maylath, Bethlen, Waldstein, la nombreuse tribu des Zichy, où l’on distingue le comte Edmond avec sa grande barbe fauve en éventail, modèle achevé des preux d’autrefois ; les deux fils du grand comte, Odon et Bela Széchenyi, le dernier, type achevé de la beauté magyare. Les Batthiányi seuls manquent, dit-on ; ils portent encore le deuil du 6 octobre 1849. Ce cortège est comme une vision du moyen âge ressuscité ; il faudrait tout un chant de poème héroïque pour énumérer et décrire ceux qui le composent. En le voyant passer sous mes yeux éblouis, je pensais à la description de l’arrivée des Burgondes à la cour d’Attila dans l’épopée des Nibelungen. Ce sont bien les descendans des Huns que je vois, et le lieu de la scène est le même. Les évêques aussi, avec leurs mitres et leurs chasubles étincelantes, sont à cheval comme à la bataille de Mohacs, où ils mouraient pour la patrie. Enfin paraît le roi François-Joseph, la couronne de saint Etienne au front, le manteau d’or de Gisèle sur les épaules, le glaive de justice à la main, monté sur un magnifique cheval dont la robe merveilleuse a la teinte de la fleur du pêcher. Il s’élance vers le monticule ; en trois bonds, il est au sommet, et là le royal cavalier, faisant dresser quatre fois le fier animal sur ses jarrets, fend l’air de son épée dans la direction du nord, du sud, de l’orient et du couchant, pour montrer que, de quelque côté de l’horizon que l’ennemi arrive, il saura le repousser. Ce jeune souverain sur ce cheval bondissant était bien l’image de la royauté antique et de ce peuple vaillant dont toute l’existence n’a été qu’un long combat. Nous ne sommes plus au XIXe siècle, nous revoilà en l’an 900, et c’est Arpad qui, élu par ses rudes guerriers, s’est élancé sur le mont pannonien. Toute la foule est ivre de joie et d’enthousiasme ; les pleurs coulent, les mouchoirs s’agitent et les cris mille fois répétés d’eljen, auxquels se mêlent les salves de l’artillerie, éclatent et se répondent des deux bords du Danube. Dans les états où aucun lien ne rattache les générations actuelles au passé, cette cérémonie ne serait qu’une splendide mascarade historique. Ici tout ce cérémonial, qui s’est répété depuis mille ans au couronnement de cinquante rois, est la mise en scène symbolique de l’histoire nationale. Remarquez d’ailleurs que bien des choses anciennes répondent ici aux besoins de la société moderne. Si les pays annexes sont représentés, c’est qu’ils ont conservé une existence indépendante qui réclame l’adoption du lien fédéral ; si les comitats ont des délégués portant leurs couleurs, c’est que la centralisation ne les a pas broyés sous la commune uniformité. Les magnats, qui sont les pairs du royaume, au lieu de porter lunettes et béquilles, montent des chevaux fougueux, le sabre au côté, comme les compagnons de Hunyadi et de Corvin. N’est-ce pas l’application la plus complète de ce principe démocratique en vertu duquel tous les citoyens doivent être à la fois législateurs et soldats, exercés à la discussion et au combat, forts du bras et de la tète, capables de parler au forum et de se battre sur le champ de bataille ? Qu’on n’oublie pas ceci : les institutions du moyen âge ne consacraient pas l’égalité ; mais, créées par des conquérans qui jouissaient de l’indépendance des races barbares, elles consacraient la liberté, une liberté si grande qu’elle aboutissait parfois à l’anarchie. Aussi les peuples qui ont su défendre leurs institutions anciennes contre les attaques de la réaction absolutiste et cléricale qui s’est appesantie sur l’Europe au XVIe siècle n’ont qu’à y introduire aujourd’hui l’égalité pour avoir une constitution politique qui réponde aux nécessités de notre temps. Voilà précisément ce qu’a fait la Hongrie, comme nous allons le voir.

Le fondement de l’état en Hongrie est le comitat. Le comitat ressemble bien plus au canton suisse qu’au comté anglais ou au département français. Les comitats, au nombre de cinquante, forment autant de provinces indépendantes s’administrant elles-mêmes, se prétendant complètement autonomes et constituant une sorte de confédération. Leur situation n’a jamais été très nettement définie, soit par les coutumes anciennes, soit par les lois de 1848, qui ne leur ont donné qu’une organisation provisoire. Celle-ci reste en vigueur parce qu’on n’ose toucher à cette matière délicate, qui réveille toutes les susceptibilités de l’instinct d’indépendance des Magyars. La division en comitats remonte, dit-on, à Charlemagne, qui les a introduits après avoir soumis les Avares ; mais c’est seulement à la fin du XIe siècle que le roi Bela leur donna une constitution régulière qui depuis lors n’a plus subi de grands changemens. Toutes les affaires sans exception, travaux publics, finances, administration, justice, étaient réglées par une assemblée qui se réunissait tous les trois mois et qui élisait tous les fonctionnaires pour trois ans, sauf le comte suprême (obergespan en allemand, föispan en hongrois). Le comte suprême, nommé par le souverain, était l’unique représentant du pouvoir central. Il ne pouvait s’opposer à aucune résolution, son autorité légale était presque nulle ; mais son influence personnelle était souvent très grande, parce que le gouvernement choisissait toujours le personnage le plus important de la province. Avaient le droit de paraître à l’assemblée trimestrielle : les nobles, les délégués des petites villes, les ministres des cultes et les personnes exerçant une fonction libérale (honoratiores), enfin les veuves, c’est-à-dire en réalité tous les citoyens, car les roturiers et les paysans n’étaient pas considérés comme citoyens. Les villes royales, comme les bourgs incorporés en Angleterre, ne faisaient point partie du comitat et s’administraient aussi elles-mêmes d’une façon complètement indépendante par leurs magistrats, élus sans aucune intervention du pouvoir royal.

Pour rendre la justice, l’assemblée du comitat nommait, toujours pour trois ans, un juge suprême et des juges ordinaires qui ne pouvaient prononcer aucun jugement, ni au civil ni au criminel, qu’avec le concours des jurés (jurati assessores). Les affaires allaient en appel d’abord à la cour royale, puis à la cour septemvirale. Le fiscal et son substitut remplissaient les fonctions de ministère public. Le notaire suprême et le sous-notaire tenaient les procès-verbaux et les correspondances. C’étaient eux en somme qui, avec leurs employés, expédiaient toute la besogne administrative. La perception des impôts et les dépenses publiques étaient confiées à des receveurs-généraux et à des caissiers élus également par l’assemblée générale. Celle-ci n’avait pas le droit d’opposer son veto à une loi votée par la diète, mais elle en prenait connaissance, et comme il fallait recourir aux magistrats provinciaux pour lui donner force exécutive, si l’opinion était hostile à la loi nouvelle, celle-ci demeurait lettre morte. Quant aux rescrits et ordonnances du souverain, le comitat a toujours exercé le droit d’en discuter la légalité, et quand il les jugeait contraires aux lois, ce qui arrivait inévitablement lorsqu’il ne les approuvait pas, il présentait ses observations au roi, et en attendant se refusait à les appliquer. En réalité, le pouvoir central, n’ayant pas de fonctionnaires à lui dans les provinces, ne parvenait à se faire obéir que quand il était appuyé par la majorité. Les comitats se communiquaient leurs résolutions, leurs projets de réforme, leurs griefs contre le gouvernement, et formaient ainsi une opinion publique toujours en éveil, toujours prête à repousser la moindre atteinte aux droits héréditaires de la nation[10]. Dans les réunions trimestrielles, les nobles paraissaient en costume national, le sabre au côté, et discutaient en latin. Il n’était pas rare, quand le débat excitait les passions, qu’on en vînt à échanger autre chose que des argumens ; mais un banquet terminait la session et apaisait les querelles. Les convives faisaient assaut d’éloquence, cette fois en langue magyare. Les vins généreux coulaient à flots ; c’étaient des fêtes chères au patriotisme et qui faisaient des débats politiques un élément de l’existence journalière. Les voyageurs étrangers qui y étaient invités parlent avec enthousiasme de ces festins où éclataient les qualités séduisantes des Hongrois, leur hospitalité, leur courtoisie, leurs manières chevaleresques et leur brillante élocution.

Au premier abord, on croirait que l’organisation des comitats hongrois ressemble beaucoup à celle des pays d’états en France ; mais l’esprit qui donnait à ces formes politiques force et vie était complètement différent. D’abord la Hongrie n’a point passé par le régime féodal. Tandis qu’ailleurs le souverain et les hauts dignitaires, ducs, comtes, marquis, transformaient ce qui n’était qu’une charge en un titre héréditaire emportant la propriété du territoire dont ils n’étaient d’abord que les administrateurs à vie, en Hongrie la dignité royale et celle de föispan conservaient le caractère de fonction, et ainsi l’unité nationale était maintenue et échappait au morcellement féodal. La souveraineté, au lieu d’être émiettée en mille parcelles aux mains des grands vassaux, continuait d’être exercée directement par les hommes libres, et trouvait dans la diète la représentation et l’organe de son unité indivisible. Pour constituer l’état moderne, il n’a donc pas fallu investir ici la royauté d’un pouvoir absolu, ni sacrifier les libertés antiques afin de briser les résistances de la féodalité. En France, par haine de l’aristocratie et de ses privilèges iniques, la classe moyenne a favorisé longtemps l’établissement graduel du despotisme, et l’égalité ne s’est établie qu’aux dépens de la liberté. Le peuple a permis à Richelieu et à Louis XIV de supprimer les états provinciaux ou de les asservir, parce que ces états ne représentaient que les privilégiés. En Hongrie, toute la classe moyenne faisait partie de l’assemblée du comitat. En effet, on y voyait paraître tous ceux qui avaient fait des études d’un degré supérieur, les ministres du culte et la classe très nombreuse de la petite noblesse ; or celle-ci comprenait non-seulement ceux qui avaient quelque propriété foncière, fût-ce, comme on disait en hongrois, « une maison et quatre pruniers, » mais même des gens fort pauvres qui, ne possédant rien, vivaient de leur travail et formaient la partie remuante du corps électoral. Dans certains districts indépendans, chez les Kumans, les Jazigues et les Hayduques, tous les citoyens sans exception avaient le droit de se rendre à l’assemblée, parce que tous étaient nobles, la race conquise ayant laissé la place libre aux conquérans. Tout ce qu’il y avait d’énergique dans la nation prenait ainsi une part active à l’administration des affaires. De là vient cet esprit démocratique ou républicain, si l’on veut, qui n’a cessé de régner dans ce pays. Même quand la diète centrale ne se réunissait plus, la vie politique était entretenue dans les comitats, qui étaient les forteresses de la liberté, et d’où partait toujours le signal de la résistance aux usurpations des souverains.

La haute aristocratie hongroise ne ressemblait nullement à celle de l’ancien régime en France. Vivant dans ses terres, qu’elle faisait toujours valoir elle-même, son bien-être dépendait de la prospérité générale du pays. Éloignée de la cour, elle n’attendait rien de la faveur royale. Il s’en est suivi qu’elle n’avait qu’à consulter ses propres intérêts pour défendre ceux de la patrie ; aussi sont-ce les plus grandes familles qui ont toujours conduit les insurrections nationales. Pour prendre part à l’administration des affaires dans le comitat, les magnats étaient obligés d’apprendre le latin, de s’occuper d’affaires judiciaires, administratives, financières. Ils prenaient ainsi l’esprit des légistes, qui ailleurs a miné l’aristocratie. Ils n’avaient rien de ces oisifs, modèles d’élégance, de frivolité et de corruption, vivant à Versailles d’aumônes achetées au prix du servilisme devenu un art ; c’étaient des gentilshommes campagnards comme les anciens squires anglais, parfois grossiers, violens, batailleurs, grands chasseurs et grands buveurs, mais capables de conduire une ferme, d’élever du bétail, de siéger dans un tribunal et de discuter les affaires du canton, pointilleux à l’excès sur le droit historique, toujours occupés de politique, habitués à la vie parlementaire et assez résignés à l’égalité, puisqu’ils étaient obligés de discuter avec de pauvres hères vêtus de peau de mouton, mais assis sur les mêmes bancs qu’eux, et dont la voix valait la leur, puisqu’ils étaient nobles. Ils n’étaient pas meilleurs que les seigneurs des autres pays pour leurs paysans attachés à la glèbe ; mais quand l’heure de l’émancipation est venue, ils l’ont acceptée, parce que, comme en Angleterre, le souffle de la liberté pénétrait à tel point tout le corps politique, que le patricien le plus obstiné ne pouvait en méconnaître les exigences.

Une autre circonstance encore a contribué à faire produire de bons résultats aux institutions locales de la Hongrie. Loin de favoriser le despotisme, la religion et ses ministres en ont été ordinairement les adversaires. La réforme, en introduisant les assemblées générales de tous les fidèles, l’élection des pasteurs et la discussion publique des intérêts du troupeau, a fortifié les habitudes de self-govemment, et même le clergé catholique séculier s’est montré souvent indocile aux suggestions des jésuites et de l’esprit ultramontain. Aujourd’hui encore ce n’est qu’en Hongrie qu’on peut voir ce clergé aimer mieux sa patrie que Rome, et se refuser à y jeter le trouble, comme en Autriche, pour venger les griefs du pape. Tandis qu’en France, en Italie, en Portugal, en Belgique, en Hollande, dans le canton de Berne, partout enfin, il est prêt à sacrifier à ses rancunes contre les idées modernes non-seulement les libertés, mais l’indépendance nationale, tandis qu’en Angleterre un laïque, un lord, animé du même esprit, proclame hautement qu’il est papiste avant d’être Anglais, en Hongrie il s’est trouvé un prêtre, Mgr Haynald, maintenant archevêque de Kaiocza, qui a subi l’exil et la défaveur de la cour romaine plutôt que de trahir l’indépendance de sa patrie.

Ces assemblées comitales administrant toutes les affaires par leurs magistrats électifs, gardiennes jalouses des anciens privilèges et en même temps très ouvertes à toutes les idées démocratiques, avec leurs discussions souvent tumultueuses, leurs élections orageuses, leur opposition frondeuse à toute ingérence quelconque de l’autorité royale, pour tout dire en un mot, ces clubs trimestriels prétendant exercer la souveraineté, devaient causer à la cour de Vienne une profonde antipathie. Pour qui ne voit l’ordre que dans l’obéissance passive, c’était évidemment l’image de l’anarchie. Aussi essaya-t-elle par un travail persévérant de restreindre les attributions des comitats et surtout de brider leur goût d’opposition. Ce n’est qu’après 1850 qu’elle y réussit en suspendant leurs réunions et en nommant des receveurs royaux pour percevoir les contributions. Aujourd’hui l’organisation du comitat est réglée par la loi provisoire de 1848. Comme le nombre des électeurs a beaucoup augmenté et que les privilèges de la noblesse ont été abolis, il a fallu remplacer l’ancienne assemblée.par une députation permanente (stabile Ausschuss) très nombreuse, nommée par les électeurs et exerçant tous les droits de l’ancienne assemblée. Le même esprit d’opposition parfois anarchique règne dans ces députations, comme on peut le voir de temps à autre par leurs résolutions[11]. Quand celles-ci sont illégales, le ministère les déclare nulles et procède à la dissolution des députations, qui doivent alors être réélues. On attend une loi nouvelle qui réorganisera toutes les institutions provinciales et communales, et l’on prétend qu’elle accroîtra la part d’action du pouvoir central. Il se peut qu’il soit nécessaire d’étendre celle-ci pour augmenter la force de cohésion du pays. Cependant il faut se garder pour deux motifs de trop sacrifier à l’amour de l’uniformité administrative : d’abord pour un motif de prudence, restreindre les droits des comitats serait jeter dans pays un germe de mécontentement qu’exploiteraient les partisans des révolutions violentes ; en second lieu, qu’on ne l’oublie pas, il faut mesurer l’excellence des institutions non à la régularité avec laquelle elles fonctionnent, mais à l’action qu’elles exercent sur la trempe des caractères. Malo periculosam libertatem quam tranquillam servitutem, disait un magnat, et il n’avait pas tort. Il faut craindre, en poursuivant l’ordre avec une sollicitude pédantesque, de tuer la spontanéité des individus, sans laquelle rien de grand ne se fait. Le régime en vigueur aux États-Unis n’est qu’anarchie pure en comparaison de cette admirable tranquillité que M. de Metternich avait fait régner dans l’empire qu’il administrait, et pourtant ce régime anarchique a produit le peuple le plus vigoureux, le plus puissant, le plus riche de l’univers, tandis que ce repos patriarcal a tellement affaibli l’Autriche qu’il a fallu la plus rare habileté pour la préserver d’une dissolution finale. Que les partisans de la centralisation administrative réfléchissent sur l’enseignement qui ressort de l’histoire de la Hongrie. Si elle a défendu ses libertés pendant deux siècles avec un héroïsme qui n’a pas été surpassé, c’est parce que tous les hommes libres les pratiquaient et en sentaient ainsi les avantages. Des droits inscrits dans une charte, mais dont nul ne fait usage, seront sacrifiés dès la première alarme. Il ne sert de rien de les graver, même avec du sang, sur les tables de la loi, c’est dans les mœurs de chaque jour qu’il faut les faire pénétrer. Voulez-vous former un peuple qui jamais ne se résigne au pouvoir arbitraire, faites que celui-ci ne puisse s’implanter sans troubler toutes les habitudes nationales. En Hongrie, le despotisme, pour s’établir, devait supprimer les institutions du comitat, et toucher à celles-ci, c’était bouleverser toute la vie publique, frapper tous les citoyens au cœur. C’est pourquoi on les a nommées avec raison le boulevard des libertés hongroises. Les villes formaient et forment encore des espèces de républiques démocratiques, indépendantes du pouvoir central et administrant tous leurs intérêts par l’intermédiaire de magistrats élus. Ces municipalités exercent les mêmes droits que les comitats ; les personnes et les biens, dans les limites de leur territoire, sont soumis à leur juridiction civile et pénale. Le bourgmestre, les membres du conseil communal, le représentant du ministère public, l’archiviste, le préposé à l’enregistrement, l’ingénieur, le pharmacien et le médecin, le caissier, en un mot tous les chefs de service sont nommés directement par les électeurs. Les conseils communaux sont très nombreux. Dans les villes de moins de 12,000 habitans, ils comptent au minimum 30 membres. Dès que la population dépasse 1,500 âmes, on ajoute un représentant de plus par chaque fraction de 200 habitans en sus de ce chiffre. Les grandes villes ont 159 représentans pour 30,000 habitans et un représentant en plus pour chaque fraction de 800 habitans. Ainsi une ville de 100,000 âmes aurait 244 conseillers. Avec 200,000 âmes, elle en aurait 344. Ce nombre si considérable d’élus pour gérer les affaires d’une cité choque certainement nos idées. Il provient des anciennes coutumes hongroises, qui accordaient à tout homme libre sa part d’influence dans la gestion des intérêts publics, et il a ses avantages. Plus il y aura d’hommes exerçant des fonctions publiques, plus les aptitudes politiques de la nation se développeront, plus par conséquent elle deviendra capable de se gouverner elle-même. Les lois de 1848, qui déjà visaient à établir une plus grande uniformité, ont néanmoins laissé aux districts des Kumans, des Jazigues et des Hayduques leurs antiques constitutions, fondées sur la participation de tous à l’administration publique. C’est la démocratie comme la Grèce l’a connue, et comme Rousseau l’a rêvée.

Au-dessus des institutions provinciales et municipales, l’unité de la nation est représentée par la diète, à qui seule il appartient de faire, de concert avec le souverain, des lois partout exécutables. Dans les premiers temps, l’assemblée nationale était formée de tous les nobles, réunis dans quelque grande plaine, comme une armée prête à marcher au combat. Des tentes étaient dressées, les seigneurs à cheval, revêtus de leurs armes, discutaient en plein air. C’était dans le champ de courses de Rakós que ces réunions avaient ordinairement lieu. La dernière de ce genre précéda de peu de temps la fatale bataille de Mohacs. Sous Ferdinand Ier, vers 1575, la diète se divisa en deux chambres ou tables, la table des magnats et la table des députés. Ceux-ci représentaient les comitats. L’assemblée comitale donnait à ses délégués des instructions pour voter dans un sens déterminé, c’est-à-dire un mandat impératif, et chaque comitat, non chaque représentant, avait un vote. Au moyen âge, le mandat impératif et révocable était la règle dans tous les états-généraux. Cela était conforme aux idées germaniques ; la province formait un corps politique indépendant, une personne civile. Cette personne civile faisait connaître sa volonté par un mandataire, comme actuellement un état exprime la sienne par ses ambassadeurs. Le principe des constitutions modernes, en vertu duquel le député représente tout le pays et vote conformément à sa conviction en vue du bien général, supprime avec raison ce liberum veto des provinces au profit de l’unité nationale.

La première chambre se compose aujourd’hui des suprêmes comtes ou gouverneurs de comitats, des évêques, des magnats, princes, comtes ou barons et de tous leurs fils majeurs, de façon que le nombre des pairs est illimité. Cela nous paraît bizarre aussi, mais s’explique par le fait qu’autrefois les magnats entraient à la diète de par leur droit individuel. Le nombre des membres de la chambre haute qui se rendent aux séances n’est jamais très considérable, et beaucoup de ceux qui ont droit d’y siéger se font élire à la chambre basse. D’après les lois de 1848, le nombre des députés des villes et des comitats s’élève à 446 pour la Hongrie et les partes adnexœ, Transylvanie, Croatie, Slavonie, etc. Les comitats sont divisés en circonscriptions électorales dont chacune ne nomme qu’un député. Le droit de voter n’appartient pas à tous les citoyens ; mais, pour en jouir, il suffit soit d’être propriétaire d’une maison valant 300 florins ou d’un quart de session, ce qui équivaut à 4 ou 5 hectares de terre, soit d’exercer une industrie ou un métier avec l’aide d’un compagnon, soit d’appartenir aux classes instruites, avocats, médecins, apothicaires, pasteurs, maîtres d’école, artistes, ingénieurs, soit d’avoir été précédemment électeur. Les journaliers sont donc seuls exclus, et le dernier paragraphe de ces lois de 1848 a été adopté pour ne pas repousser du scrutin les nobles sans fortune qui y avaient été admis jusque-là.

Le nombre des paysans qui jouissent du suffrage est très grand, parce que la plupart possèdent une partie du sol jadis soumise à la corvée, aujourd’hui affranchie. Un corps électoral ainsi composé est porté à pousser à l’extrême les traits distinctifs du caractère magyar, l’orgueil national, la haine de l’Autrichien, l’opposition au pouvoir central. Il est héroïque, mais ombrageux. Prêt à tout sacrifier pour la grandeur du pays, plein d’illusions sur sa force réelle, il compromettra à l’occasion sa sécurité par défaut de prudence et de ménagemens. L’esprit républicain est dans son sang ; il est chez lui une tradition historique, et par suite le parti hostile au gouvernement pourra toujours compter sur un assez fort appui. Ce qu’il faut en conclure, c’est que le ministère, quel qu’il soit, doit éviter de blesser, les susceptibilités nationales par des tentatives de compression qui rappelleraient celles qui ont suivi 1850.

La puissance du roi a toujours été en Hongrie strictement limitée par les capitulations qu’on lui imposait lors de son avènement. Ces actes, qui formaient la constitution du pays, ont été recueillis par un jurisconsulte fameux du XVIe siècle, Verböczi, dans un ouvrage encore souvent invoqué aujourd’hui, le Jus tripartitum. La liberté individuelle était garantie : nul ne pouvait être arrêté, sauf le cas de flagrant délit, à moins d’avoir été cité régulièrement et condamné par le juge, nisi primo citatus et ordine judiciario convictus ; c’était exactement le fameux habeas corpus des Anglais. Le droit de paix et de guerre, que la révolution française voulait réserver aux chambres, comme vient de le montrer M. Marc Dufraisse dans un livre écrit avec savoir et talent, le souverain ne pouvait l’exercer en Hongrie que du consentement de la diète ; il est vrai que d’ordinaire les rois parvenaient à s’en passer. Le principe de la responsabilité des agens du pouvoir, cette garantie essentielle des droits du citoyen, auquel en Angleterre on attache tant de prix et dont aucun régime n’a jamais songé à doter la France, était consacré par la loi hongroise. « Sa majesté le roi est tenu de répondre devant la justice ordinaire de tout dommage illégalement occasionné par ses agens. »

Aujourd’hui encore on a vu des ministres contester aux chambres le droit de refuser les subsides et revendiquer pour le souverain celui de lever des impôts non votés. C’est ce que les Hongrois n’ont admis en aucun temps. Jamais ils n’ont consenti à ce que la couronne perçût aucun revenu qui ne fût pas accordé par la diète. Les lois à ce sujet étaient si rigoureuses que quiconque donnait au souverain la moindre somme était déclaré infâme, parjure et déchu de ses droits[12]. Cette sévérité avait pour but de contraindre le roi à s’adresser aux chambres, et de le placer dans la dépendance de celles-ci par ses besoins d’argent. Je ne crois pas que la législation d’aucun peuple contienne un acte de défiance aussi dur envers la royauté.

Comme garantie à toutes ces précautions se trouvait inscrit dans les lois avec une incroyable précision ce droit redoutable, dernière ressource des peuples opprimés, qui a été exercé plus souvent que reconnu, et qui a donné lieu à de si longs débats en Angleterre sous Jacques II, je veux parler du droit d’insurrection, consacré par André Il en des termes qui méritent d’être rapportés. « Si nous ou nos successeurs voulions violer les dispositions de cette constitution, les évêques et les nobles de ce pays, tous et individuellement, auront à jamais la libre faculté de résister à nous et à nos successeurs, sans pouvoir être accusés d’infidélité. » Cet article 31 fut juré par tous les rois jusqu’à Léopold, qui, victorieux en 1687, le fit rayer du recueil des lois ; mais il demeura inscrit au fond des cœurs, et, comme on sait, il n’y resta pas lettre morte.

Ces libres institutions, qui paraîtront peut-être donner trop de pouvoir à la nation et pas assez au gouvernement, n’étaient point particulières à la Hongrie. M. de Tocqueville nous dit dans son livre sur l’Ancien régime et la Révolution que, plus il étudiait le moyen âge, plus il était frappé de la prodigieuse similitude qui existait entre les lois des différens peuples de l’Europe à cette époque. Partout, en France, en Allemagne, dans les Pays-Bas, en Espagne, le souverain ne pouvait introduire de lois nouvelles ni lever des impôts sans le consentement des états, et quand ceux-ci ne parvenaient pas à obtenir le redressement d’un abus contraire à leurs franchises, ils refusaient les subsides. Entre le souverain et la nation, il y avait contrat ; si le premier le violait, l’autre pouvait refuser l’obéissance. On se rappelle le fier serment des Aragonais envers leur roi : « Nous qui, réunis, valons et pouvons plus que vous, jurons d’obéir aux conditions ci-dessus exprimées. Sinon, non. »

Quand, à la fin du moyen âge, la royauté acquit plus de force, elle l’employa à briser les institutions provinciales, qui lui étaient odieuses parce qu’elles entravaient son action. Celles-ci périrent en Espagne sous Charles-Quint, en France sous Richelieu, en Prusse sous le grand-électeur, et, là où elles continuèrent à subsister, elles ne furent plus qu’une vaine ombre, parce que l’armée permanente, aux mains du souverain, lui permettait de les supprimer à son gré : elles ne vivaient donc que par tolérance et à la condition de ne pas offrir de résistances sérieuses. En Hongrie, elles conservèrent et leurs formes et leur puissance, parce que la nation, toujours armée et belliqueuse comme aux temps héroïques, eut le bras assez fort pour repousser toutes les attaques du pouvoir. Par une double exception, ce pays échappa et à la féodalité, qui ailleurs fractionna l’unité nationale, et au despotisme administratif, qui, pour la rétablir, anéantit toutes les libertés locales. Montesquieu, a-t-on dit, a retrouvé les titres que le genre humain avait perdus : les Hongrois ont conservé les leurs. Chez les anciens Germains, ou, pour mieux dire, chez tous les peuples primitifs, on trouve un régime très semblable à celui que réclament aujourd’hui les nations modernes, — assemblées délibérantes de tous les hommes libres, élection des chefs et des magistrats, la paix et la guerre décidées par le peuple lui-même, la liberté individuelle complète, nul ne pouvant être jugé que par ses pairs et nul ne devant un service ou un impôt sans y avoir consenti. C’est précisément ce régime que les compagnons d’Arpad ont établi en leur barbarie native, et qui, à peine modifié par leurs descendans, a été pratiqué sans interruption jusqu’à ce jour. On l’a dit avec raison, c’est la liberté qui est ancienne et le despotisme qui est récent.

Quand on songe à ce brillant passé des Magyars, on est porté à rechercher avec une sympathique curiosité quel sera leur avenir. Or ce redoutable mouvement des peuples qui tendent à se réunir par grandes nationalités les menace, on ne peut se le dissimuler, d’un sérieux danger. Ils ont un grand malheur : ils sont trop peu nombreux. Ils ne sont que 5 millions, et ce petit groupe de Touraniens est enclavé entre deux masses énormes, 50 millions d’Allemands d’un côté, 70 millions de Slaves de l’autre. D’origine, de mœurs, de langue, ils sont très différens les uns des autres et ne peuvent se fondre avec eux. Ils n’aiment point leurs puissans voisins et n’en sont pas aimés. Ils se croient supérieurs aux Allemands et aux Slaves, lesquels à leur tour se croient supérieurs aux Hongrois. De ce conflit de prétentions rivales naissent mille difficultés. En ce moment, les Hongrois triomphent ; ils sont les maîtres de l’empire, on fait tout pour les satisfaire. Les Allemands se résignent, et les Croates sont assez sages pour accepter la main que les Magyars leur offrent pleine de libertés et de concessions : mais le travail profond des nationalités en formation se poursuit sourdement, et avant un quart de siècle il faudra compter avec les Slaves. Qu’adviendra-t-il alors des Hongrois ? Il est certain dès maintenant qu’ils cesseront un jour d’être la race dominante. Il dépend d’eux, je crois, de ne point devenir une race asservie.

Pour échapper à ce péril, il faut qu’ils se décident à faire deux choses que jusqu’à présent ils ont toujours repoussées. Ils doivent d’une part s’appuyer sur les Allemands, s’inspirer de leur civilisation et s’unir plus intimement à ceux de l’Autriche par un lien fédéral ; d’autre part, ils doivent aider, autant qu’ils le peuvent, les Slaves du sud à développer leur langue, leur littérature, tous les élémens de force et de grandeur que ceux-ci possèdent. Il fut un temps où on a pu espérer peut-être les magyariser. Ce temps est passé. L’esprit national est éveillé ; il ne sera plus étoulîe. et il acquerra sans cesse une force plus grande. Les Serbes, les Croates, aspirent à s’unir à leurs frères des provinces turques. Cette espérance, rien ne pourra l’arracher de leur cœur, et elle finira par se réaliser, comme se réalise tout ce qu’un peuple veut avec passion et persévérance. Puisque l’union des Slaves du sud est inévitable, qu’elle s’accomplisse du moins non malgré les Hongrois, mais par leur concours ; que la future nationalité leur soit reconnaissante, non ennemie. Jusqu’à ce jour, les Magyars ont fait précisément le contraire de ce que commande leur évident intérêt : ils se sont elïorcés de se séparer des Allemands et de comprimer les Slaves. C’est manifestement préparer leur ruine.

Il y a en Hongrie trois partis. Ce qui les divise, c’est le point de savoir par quels liens la Hongrie sera unie à l’Autriche. Le parti modéré, guidé par Deák, Eötvös et Andrássy, défend l’union telle qu’elle est établie maintenant. Le parti avancé, qui a pour chefs Tisza et Ghiczy, n’admet que l’union personnelle, mais il déclare qu’il ne poursuivra son but que par la voie constitutionnelle. Enfin le parti extrême, qui se rallie au nom de Kossuth, veut que la Hongrie se sépare complètement de l’Autriche, et que, s’ unissant aux Valaques, aux Serbes et aux Bulgares, elle constitue la confédération danubienne. Le premier de ces partis a pour lui tous les hommes capables d’apprécier la situation actuelle, car il est très clair qu’il est le seul qui puisse sauver la Hongrie d’une nouvelle convulsion où elle aurait tout à perdre et rien à gagner ; mais le parti extrême a pour lui deux sentimens dont il est difficile d’apprécier toute l’énergie, la haine de l’Autrichien et l’instinct démocratique. Aucun de ces partis ne veut ou du moins n’ose dire qu’il veuille d’une union fédérale avec les Allemands. Cependant les Hongrois ont plus besoin des Allemands que les Allemands des Hongrois. Si l’empire venait à se démembrer, les Allemands ont à qui se rattacher ; les Hongrois seraient livrés seuls aux Valaques et aux Slaves avant d’avoir pu faire oublier à ceux-ci d’anciennes et mortelles rancunes.

La seconde partie du programme de Kossuth[13] est juste. Oui, la Hongrie doit se rattacher toutes les provinces qui étaient jadis unies sous le sceptre des d’Anjou et des Hunyade. L’histoire ici est l’expression d’une nécessité géographique et d’un grand intérêt européen ; mais ce n’est point par la conquête qu’elle peut commander aujourd’hui sur le Danube, c’est par la libre adhésion des populations, et pour l’obtenir il n’est qu’un moyen, c’est de satisfaire les Slaves habitant le royaume à tel point qu’ils deviennent un centre d’attraction pour ceux qui ne l’habitent pas. Ici également la forme fédérative serait de rigueur, car des races si diverses ne se soumettraient pas aux règlemens uniformes d’une administration centralisée. Que la Hongrie ne prétende donc pas s’attacher les partes adnexœ, la Transylvanie et la Croatie, par un lien serré ; il aurait trop peu d’élasticité pour embrasser les provinces qu’il s’agit d’attirer. Les Magyars ne doivent pas l’oublier, le jour peut venir où, englobés dans un état en majorité slave, ils seraient les premiers à réclamer une large part d’indépendance. La prudence commande de ne jamais faire pour les autres des lois qu’on n’accepterait pas pour soi-même.

Je suis convaincu qu’il dépend des Hongrois de rendre à leur patrie les limites qu’elle a eues au temps de sa splendeur. Seulement ils ne doivent rien demander aux conquêtes de la force, ni aux violences des révolutions ; ils doivent tout attendre des lentes influences de la civilisation. Ils sont les aînés des peuples du Bas-Danube, ils ont plus d’expérience en politique, plus de discipline, plus de lumières, plus de puissance ; qu’ils ne se fassent pas de ces avantages un titre à une prééminence, qu’au contraire ils y trouvent l’obligation d’élever jusqu’à eux ceux qui sont restés en arrière. S’ils savent la comprendre, leur mission est belle et leur vaudra la reconnaissance de l’Europe. Placés entre les Slaves du sud et les Germains, il faut qu’ils servent d’intermédiaires entre ces deux branches de la famille aryenne, qu’ils tendent une main aux Allemands, l’autre aux Serbes et aux Croates, et qu’ils contribuent à faire pénétrer au-delà de la Drave et du Danube les lumières de l’Occident.

Les Magyars ont raison de chercher dans leur histoire un idéal de grandeur. Ce n’est qu’en poursuivant un grand dessein que les peuples comme les individus s’élèvent, parce que c’est ainsi seulement qu’ils cherchent à fortifier leurs bonnes qualités et à corriger leurs mauvaises ; mais les Hongrois ont tort de vouloir l’atteindre par les moyens qui ont réussi autrefois. Notre temps en réclame d’autres. Il faut qu’ils fondent un état si libre et si prospère qu’il soit à la fois glorieux et avantageux d’en faire partie. Cela leur serait facile. Pour devenir riches, ils n’ont qu’à travailler et à épargner, car ils possèdent le plus fertile territoire de l’Europe. Pour rester libres, ils n’ont qu’à se préserver des révolutions violentes. Sous ce rapport, ils ont, nous l’avons vu, des avantages que leur envient la plupart des peuples du continent. Tandis que ceux-ci ne trouvent dans leur passé que la servitude, ils y trouvent, eux, la liberté, de sorte que le droit historique et le droit rationnel, qui ailleurs se combattent, ici s’accordent et se prêtent mutuellement des forces. Quand les idées modernes, longtemps écartées, pénétrèrent enfin en France au XVIIIe siècle, la nation, enflammée par les gens de lettres et les philosophes, ne trouva dans ses institutions religieuses et politiques que privilèges et despotisme, et elle voulut tout raser pour tout rebâtir sur le plan que traçait la raison ; or l’édifice ne s’achève point, parce que les fondations, à peine commencées, sont à chaque moment renversées et déplacées. La Hongrie, plus heureuse, a hérité d’une constitution séculaire, vénérée par chacun et qui garantit tous les droits. La pratique ininterrompue depuis mille ans du régime parlementaire a créé chez elle des traditions précieuses que rien ne remplace. La noblesse, qui presque partout alliée au clergé, est un puissant obstacle au progrès, se montre ici plutôt favorable, comme en Angleterre, et ne forme pas du moins de parti rétrograde. Les hommes des champs et de l’atelier sont vigoureux, bien nourris, belliqueux, habiles, à manier le sabre et à guider un cheval ; il s’ensuit que nulle part le système des milices et de l’armement général comme en Suisse ne donnerait une armée plus redoutable à moindres frais. L’instinct démocratique est très général ; mais il est tempéré par un grand tact politique, et l’habitude d’invoquer en tout les précédens historiques fait contre-poids au goût des chimères et au besoin d’aventures. A côté de domaines immenses, que du reste le partage égal entre les enfans divise sans cesse, se trouvent un grand nombre de petites propriétés que le paysan possède et cultive. Les oisifs sont rares, parce que les magnats font eux-mêmes valoir leurs terres. Il n’y a guère de populations qui ne vivent que de l’industrie, et, si le pays est encore pauvre, faute de richesses accumulées, la misère y est au moins très rare. les élémens d’une révolution sociale prochaine, si nombreux dans l’Occident, n’existent donc pas ici. En résumé, la condition politique et sociale de la Hongrie est plus saine que celle de la France ou de l’Angleterre, car, comme l’Angleterre, elle a les habitudes de la liberté, en même temps elle a évité cette effrayante concentration de la propriété en quelques mains dont les Anglais commencent à entrevoir le péril, et comme la France, elle a le bonheur d’être un peuple de propriétaires tout en étant mieux préparée à se gouverner elle-même. Les Magyars pourraient par conséquent compter sur un glorieux avenir, continuation des époques de splendeur dont ils ont joui au moyen âge, sans le danger qui résulte de l’hostilité des races. Cette question est si grave qu’elle réclame une étude spéciale.


EMILE DE LAVELEYE.

  1. Voyez la Revue du 1er avril 1868.
  2. Il est difficile d’imaginer à quel degré la plupart des Slaves et des féodaux portent ce sentiment. Il faudrait pour cela lire les journaux qui se publient à Agram et à Prague, ou mieux encore causer avec quelque partisan des idées panslavistes, féodales ou ultramontaines. Discutant un jour avec un écrivain renommé, d’esprit très fin, nullement violent, que l’âge et l’habitude du professorat semblaient devoir conduire à la modération, j’en vins à parler du courage des Hongrois comme d’une qualité qu’au moins on ne leur contesterait pas ; ses yeux s’allumèrent, sa bouche frémit, il se leva indigné, et, se promenant dans sa chambre, s’écria : « Du courage ! les Magyars n’en ont jamais eu que pour attaquer l’Autriche, et encore c’est qu’ils étaient soutenus par les Turcs. Ce sont des Turcs d’ailleurs, des Mongols de la pire espèce, et nous n’aurons de repos que quand ils seront renvoyés en Asie avec leurs cousins du Bosphore. » Il poursuivit longtemps encore cette philippique où l’histoire, invoquée avec plus de passion encore que d’érudition, fournissait les faits d’un acte d’accusation accablant. Rien n’aveugle autant que les animosités de race, parce qu’elles viennent du sang et tiennent de l’instinct animal.
  3. Voyez, dans la Revue du 1er août et du 15 octobre 1867, une étude de M. Saint-René Taillandier sur le comte Stéphan Széchenyi.
  4. C’est ce que remarque entre autres un voyageur anglais, Judicieux observateur, M. Charles Boner, auteur d’un livre très bien fait, Transylvania, que nous aurons plus d’une fois encore à citer.
  5. J’ai toujours été frappé de l’air de fierté et de noblesse des Magyars de toutes les conditions. Ils se sentent faits pour le commandement. Les paysans mêmes, quand ils embrassent la main de leur seigneur, suivant l’ancienne coutume féodale, le font sans bassesse et avec une certaine grâce cavalière. Les maîtres d’école n’ont pas cet air humble, fatigué, ce visage pâli, cette démarche incertaine, qui les caractérisent ailleurs. Avec leur barbe noire, leurs yeux brillans, leurs redingotes à brandebourgs, leurs pantalons collans et leurs bottes hautes, ils ont un aspect martial qui impose. On dirait des hussards prêts à se remettre en selle.
  6. Les Hongrois appellent leur pays Magyarorszâg, c’est-à-dire Magyarie.
  7. Le peuple même se souvient encore qu’avec Mathias ont fini les temps heureux de la Hongrie. Un proverbe souvent répété dit : Meghalt Mátyás király, oda van az igasság ; « le roi Mathias mort, la justice a disparu. »
  8. On attribue souvent à Léopold ce mot atroce : faciam Hungariam captivam, postea mendicam, deinde catholicam. C’est le cardinal-archevêque de Gran, Kolanitz, qui l’a prononcé dans une réunion de grands dignitaires hongrois tenue au Burg, a Vienne, où ils devaient proclamer solennellement que la Hongrie renonçait à ses privilèges, reconnus anarchiques et incompatibles avec un bon gouvernement. Tous les Hongrois, même le palatin Esterhazy, avaient été séduits par les promesses de la cour et par l’éloquence des révérends pères Gabriel et Palm. Le succès semblait assuré ; mais Széchenyi, archevêque de Kalocza, osa résister au nom des droits héréditaires de son pays. Le sentiment national se réveilla soudain jusque chez ces magnats gagnés d’avance. Nul n’osa répondre aux patriotiques paroles de Széchenyi, et le complot si habilement ourdi échoua. Cet exemple montre une fois de plus que chez les Magyars l’amour de la patrie l’emporte même sur les calculs de l’ambition ou de la cupidité. (Voyez Histoire des révolutions de la Hongrie, par l’abbé Brenner, La Haye, 1739.)
  9. Ce précieux insigne est formé de deux couronnes. La première fut envoyée de Rome par le pape Sylvestre II au premier roi Etienne. La seconde fut donnée au roi Geysa en 1072 par l’empereur d’Orient Phokas, en reconnaissance de la magnanimité avec laquelle le prince hongrois avait traité les Grecs après la prise de Belgrade. Sur la couronne byzantine se trouvent deux inscriptions ; l’une porte ! Michael in Christo fidelis, rex Romanorum, l’autre : Geobitz fldelis rex Turkias, ce qui prouve qu’à cette époque on considérait encore les Hongrois comme un peuple d’origine turque. Nous ne pouvons rappeler ici les épisodes extraordinaires qui signalent l’histoire de la couronne de saint Etienne. L’un des plus remarquables est la façon vraiment merveilleuse dont elle a été retrouvée en 1853. En 1848, Kossuth, connaissant tout le prestige qui y était attaché, l’avait fait transporter à Debreczin. Après la capitulation de Világos, elle disparut, et nul ne savait ce qu’elle était devenue. M. de Karger, major de l’armée autrichienne, apprit que Kossuth l’avait emportée avec lui jusqu’à Orsova, et il s’imagina qu’elle devait être cachée dans les environs. Il les visita pendant des mois avec l’attention d’un Indien des prairies cherchant la trace d’un ennemi. Enfin, au bord du ruisseau la Czerna, non loin de la frontière valaque, il remarqua certains arbres qui avaient été taillés d’une manière inusitée. Il fit creuser le sol, et dans une prairie marécageuse il trouva un coffre de fer renfermant en effet tous les insignes royaux auxquels les Magyars rattachent la grandeur de leur patrie.
  10. Je citerai comme exemple des remontrances que ces assemblées provinciales adressaient au souverain un extrait de celles qui furent adoptées en 1793 par les comitats d’Abaujvár et de Bihár lorsque le gouvernement voulut entraver la liberté de la presse. Ces considérations, rédigées en latin, il y a près d’un siècle, au pied des Karpathes, forment un piquant contraste avec les discours que l’on entend aujourd’hui. « Oui, sire, dit la congrégation d’Abaujvár, nous voyons dans l’édit récent une atteinte à la liberté de la presse, que nous considérons, avec la grande majorité de notre nation et avec les hommes les plus éclairés de l’Europe, comme la seule garantie de la liberté politique et civile ; mais, puisqu’il faut démontrer une fois de plus que cette liberté fait partie intégrante de notre constitution, qu’il nous soit permis de rappeler que récemment les états du royaume ont chargé une commission de faire un travail pour perfectionner le système de l’éducation nationale et de la publicité. Comment se peut-il qu’aujourd’hui encore, à la fin du XVIIIe siècle, il nous faille élever la voix pour défendre cette précieuse liberté ? Les raisons qu’on peut faire valoir en sa faveur ne sont-elles pas connues de tout le monde ? Si l’on veut savoir ce que le genre humain doit à l’imprimerie et à la liberté de la presse, que l’on considère ce que furent les peuples jadis et ce qu’ils sont aujourd’hui. Si l’Angleterre peut encore se glorifier de sa liberté, si le Danemark et la Suède renaissent et marchent à pas rapides dans la voie de la civilisation, si l’Allemagne est devenue le foyer de la philosophie, des sciences et des arts, si la Saxe prospère, si les états de l’Amérique du Nord offrent le modèle de la meilleure organisation civile et politique, et si d’un autre côté les Orientaux, nos voisins, sont encore livrés à une barbarie indigne de l’humanité, si, privés des bienfaits de la civilisation, ils rampent sous un despotisme avilissant, c’est que les uns ont joui de la liberté de la presse et des lumières qui en résultent, tandis, que les autres, en la repoussant, ont amené la triste situation où ils se trouvent. » La congrégation de Bihár, après des observations du même genre, invoque, comme toujours en Hongrie, le droit historique. « Non-seulement on ne voit dans nos lois aucune trace du droit que pourrait avoir l’autorité royale de réglementer ce qui concerne l’imprimerie, mais au contraire l’article 24 de l’année 1553 porte clairement que le roi doit recourir aux états pour soumettre l’imprimerie à certaines règles, et que les états du royaume doivent eux-mêmes maintenir la liberté de la presse. » Il faut avouer qu’un pays qui peut invoquer en faveur de cette liberté tant contestée une loi du XVIe siècle jouit d’un avantage peu commun. Les extraits que nous venons de citer suffisent pour faire connaître cet esprit politique de la Hongrie, où l’amour de la liberté et le goût de l’opposition s’appuient sur le culte des précédens.
  11. En voici un exemple récent. Le comitat de Comorn a résolu de ne pas obéir au rescrit « illégal » du ministère hongrois concernant les travaux préliminaires pour le recrutement, mais en se décidant, pour des motifs d’opportunité, à dresser la liste des jeunes gens qui font partie de la levée de cette année.
  12. Le voyageur anglais Townson, qui parcourait la Hongrie en 1793 et qui a écrit ses observations en trois volumes des plus intéressans, cite un exemple vraiment incroyable de l’application de ces lois. Dans les pressans besoins de la guerre de 1794, deux nobles avaient ouvert une souscription pour venir en aide a leur souverain l’empereur et roi. Ils furent dégradés et déclarés infâmes en vertu d’un article de la loi de 1504 reproduisant une autre loi de 1222 qui portait : « Quiconque offre au roi, sous quelque prétexte que ce soit, une contribution ou subside, contrairement aux antiques libertés du royaume, sera déchu de la noblesse en punition de son parjure. »
  13. Kossuth, ayant été élu à Funfkirchen, a refusé d’occuper son siège, quoique la diète ait validé son élection. Dans les circonstances difficiles où se trouve la Hongrie, à peine échappée d’un long asservissement, l’attitude factieuse de l’ancien dictateur est très regrettable. Quand on a la liberté pour faire prévaloir ses opinions, tout appel à la force est coupable.