L’Algonquine/Chapitre 4

La Compagnie de Publication de La Patrie (p. 19-23).

IV

OROBOA

Remontons à trois mois antérieurement à l’arrivée de Giovanni à Québec, et transportons-nous aux Trois-Rivières.

Deux Hurons étaient allés à quatre ou cinq milles au nord de cette ville, pour en rapporter la chair d’un élan tué la veille. Malheureusement ils tombèrent dans une embuscade d’Iroquois, de la redoutable tribu des Anniehronnons, qui les firent prisonniers. Ces derniers, dans l’espoir d’échapper aux tourments qui les attendaient, dévoilèrent la situation des Français aux Trois-Rivières et la direction prise par les Algonquins, partis depuis quelques jours pour la grande chasse.

C’était le samedi saint. La plupart des Français étaient réunis en prières à l’église. Les Iroquois, payant d’audace, vont piller trois ou quatre maisons écartées de quelques arpents des bastions et des courtines de la ville naissante. Ils font main basse sur tout ce qu’ils peuvent trouver : couvertures, vêtements, plomb, poudre, arquebuses, et autres choses semblables.

Après cet exploit, ils se retirent en toute hâte dans l’épaisseur de la forêt, où ils cachent le fruit de leur pillage.

Mais cet acte de brigandage ne satisfait pas l’Iroquois, chasseur d’hommes, qui regarde ce butin comme une bien maigre pitance.

Ils se divisèrent donc en deux bandes pour s’élancer à la poursuite des Algonquins qui faisaient la chasse, les uns du côté nord, les autres, du côté sud du fleuve Saint-Laurent.

La bande de la rive nord trouva facilement les chasseurs, en suivant leurs pistes sur la neige qui n’était pas encore toute fondue, à cause de l’épaisseur du bois qui interceptait les rayons du soleil.

Ils tombèrent comme un coup de foudre sur les tentes des Algonquins. Ils n’y trouvèrent que des femmes et des enfants. Tous les hommes étaient partis pour la chasse. Pas une femme, pas un enfant n’a le temps ni de se reconnaître, ni de s’enfuir. L’ennemi ne laisse aucun d’eux s’échapper. Trois Iroquois sont préposés à leur garde, et quinze autres partent à la recherche des hommes.

Jérôme Tessouehat, chef des Algonquins des Trois-Rivières, s’en revenait sans défiance, l’arc passé en bandoulière en travers de son corps huileux à demi-nu et son carquois vide de flèches. Sa fille Oroboa, âgée de dix-sept printemps, marchait à ses côtés, gracieuse et légère comme une biche.

La réputation de bravoure et de farouche audace de Tessouehat était reconnue au loin. Ses ennemis avaient laissé entre ses mains quantités de chevelures. Son carquois ne contenait plus de flèches, mais à sa ceinture pendaient un long couteau à la lame étincelante et un tomahawk en pierre. De toute nécessité, il fallait s’emparer sans combat du chef algonquin, car une lutte ouverte avec Tessouehat signifiait la mort certaine de plusieurs d’entre eux.

Ils s’avancent donc vers lui avec de grandes manifestations de joie, sans porter la main à leurs armes. Tessouehat, assuré que ces Indiens venaient à lui en amis, entonna sa chanson de paix.

Il chantait encore, qu’un Iroquois, s’étant glissé en arrière, lui plongea traîtreusement son épée dans les reins. La chanson commencée se termina dans un râle d’agonie. Transpercé, il battit l’air de ses bras, et tomba la face contre le sol.

Tous aussitôt poussèrent des hurlements de joie et leur cri de guerre. Oroboa se jette éperdue sur le corps sanglant de son père, tandis qu’un Indien scalpe le cadavre.

Un autre allait faire subir le même sort à Oroboa, quand un jeune Iroquois, l’œil enflammé par la passion, arrête le bras armé du couteau fatal.

D’une voix colère, il commande qu’on épargne la jeune squaw. Il réclame l’Algonquine pour son esclave et déclare qu’il en fera l’ornement de son wigwam. Oroboa demande la mort à grands cris.

— Lâches, s’écrie-t-elle, lâches, vous tous dont le cœur n’est pas digne d’être donné en pâture aux chiens, tuez-moi donc ! Vous, les rejetons horribles d’okadi, vous dont les pères captifs ont dû supplier avec larmes leurs vainqueurs de leur épargner les tortures du bûcher, tuez-moi ! Vous, qui frappez un homme en arrière, par crainte de le combattre en face, vous ne chanterez jamais la chanson de mort. Pas un de vous n’est digne de chausser les mocassins de la plus dégradée de vos squaws. Vous n’êtes bon qu’à charroyer l’eau et à faire le feu de vos wigwams !…

Et au comble de la douleur et du désespoir, la jeune Indienne ajouta :

— Sales chiens, je vous crache à la face !

Cette fois, dix bras se levèrent pour frapper.

Arrêtez ! cria Bec-de-Vautour, d’une voix terrible. Cette squaw m’appartient. Le premier d’entre vous qui touchera à un cheveu de sa tête paiera cette audace de sa vie.

Tous, sur-le-champ, laissèrent retomber leurs armes, tandis qu’Oroboa, couchée sur le cadavre de son père, versait des torrents de larmes.

Les Iroquois se mettent, alors, à la poursuite du gros de la bande des Algonquins qu’ils ont bientôt rencontrés et surpris.

Comme la panthère bondit sur sa proie sans lui donner le temps de se reconnaître, ainsi l’Iroquois, avec un cri sinistre et retentissant, dont l’écho est répercuté dans la profondeur des bois et sur la nappe du Saint-Laurent, s’élance sur l’Algonquin.

Ceux qui font mine de se défendre sont impitoyablement massacrés, les autres chargés de liens.

Vers le même temps, les Anniehronnons qui marchaient au sud surprirent l’autre parti de chasseurs algonquins. Ces derniers, qui étaient pris dans un attirail de femmes, d’enfants, de bagages, de provisions de toutes sortes, étaient mal en état de se défendre.

Marie Taoutskaron, femme de Jean-Baptiste Tessouehat, le frère d’Oroboa, marchait une des dernières avec son enfant emmailloté sur son dos. Ayant tourné la tête, elle aperçut avec épouvante les Iroquois qui, bien qu’en nombre, allaient en silence sur la neige fondante et parmi les broussailles et les branchages, avec la légèreté de jeunes daims.

Un Algonquin, qui fermait l’arrière-garde, tombe sans un râle, sans une plainte, comme foudroyé. Il a reçu entre les deux épaules un coup de couteau qui a pénétré dans les chairs en brisant la colonne vertébrale.

— Vite ! vite ! courez prévenir nos gens de se mettre en défense, crie Marie Taoutskaron à Jean-Baptiste Tessouehat.

N’occupez-vous pas de moi.

Mais le valeureux Algonquin, qui était de la race fière d’Oroboa, fait face à l’ennemi. Protégeant sa femme et son enfant de son corps, il arme son bras d’un tomahawk, et attend l’attaque de l’Iroquois de pied ferme. Pas un muscle de son visage ne tressaillit. Son front est calme.

Son âme guerrière se reflète dans son regard.

D’un coup rapide et violent de son tomahawk, il ouvre le crâne du premier ennemi qui se présente à lui.

Mais il n’a pas encore retiré l’arme fumante de sang de la cervelle qu’il est enveloppé, assailli, terrassé.

Il tombe en attachant sur sa femme et son enfant des yeux lamentablement tristes que la mort a bientôt vitrés.

La mort de Jean-Baptiste Tessouehat laisse Oroboa seule survivante de sa famille. Personne ne la protégera désormais contre la barbarie ou les convoitises du vainqueur.

L’Iroquois, maintenant qu’il se voit découvert, a lancé son cri de guerre. L’Algonquin, qui a eu le temps de se mettre sur la défensive, grâce à l’héroïque dévouement de Jean-Baptiste Tessouehat, se bat avec toute la bravoure et la rage du désespoir.

L’ennemi est bien armé ; l’Algonquin est paralysé par l’embarras de femmes et d’enfants qui l’entourent. Plaintes et râles des blessés et des mourants, hurlements des combattants, pleurs et cris des femmes et des enfants, menaces et lamentations se confondent en une épouvantable cacophonie.

De part et d’autre, mais surtout du côté des Algonquins, il y a des tués et des blessés.

Et comme le soleil disparaît à l’horizon, derrière la ligne sombre des pins, ensanglantant de son disque le bleu fade du ciel, le combat cesse.

Les guerriers qui conservent encore assez de forces pour s’enfuir sont étroitement garrottés. Vieillards, femmes, enfants, incapables de marcher, sont achevés avec barbarie.

On broie, taille, brûle. Le plus doux des supplices est l’extraction des ongles.

Une pauvre mère voit son fils blessé à la cuisse d’un coup de poignard. Comme le jeune Indien ne peut marcher, elle l’enveloppe sur un traîneau, et s’attelant à ce traîneau, elle suit les ennemis chargés de prisonniers et de dépouilles. Son fils est peut-être réservé à des tortures inouïes, mais n’importe, il faut lui épargner une mort certaine. Son cœur maternel lui fait espérer que plus tard il échappera au supplice, grâce à des circonstances imprévues.

Soudain, on entend des cris de joie qui ressemblent plus à des rugissements de bêtes fauves dans les déserts de l’Amérique. Ce sont les barbares qui ont massacré la première bande d’Algonquins et qui reviennent en triomphe avec leurs captifs et Oroboa.

Les Algonquins s’aperçoivent alors que leur malheur est complet. Les femmes et les enfants fendent l’air de leurs gémissements. Mornes et sombres, les guerriers captifs se regardent avec angoisse et désespoir.

Alors Oroboa se lève.

La figure sereine, la contenance noble et fière, elle est belle comme une nuit d’été resplendissante de myriades d’étoiles.

D’une voix qui descend en leurs âmes tristes comme une pluie rafraîchissante sur les sables brûlants des solitudes, elle dit :

— Fils d’une race de guerriers fameux, qui avez remporté autant de victoires qu’il y a d’arbres dans ces bois, qui avez scalpé autant de chevelures que vous avez eu d’ennemis à combattre, ne vous laissez pas abattre parce qu’un lâche ennemi vous a défait par surprise. Allons ! ne vous donnez pas en spectacle à vos vainqueurs. La vie est courte, et le royaume du Grand-Manitou, éternel. Debouts, vaillants guerriers, chantez avec joie et orgueil votre chant de mort. Montrez que la plus humble des squaws des Algonquins a plus de cœur et de courage que le premier des guerriers iroquois. Levez les yeux au ciel et priez le Grand-Manitou de vous pardonner vos fautes. Si vous êtes condamnés aux supplices, que les enfants de vos enfants proclament, en apprenant à lancer la flèche et le tomahawk, que les Algonquins n’ont jamais frémi devant la mort, et qu’ils ont subi les plus grandes tortures en chantant, avec courage le chant de mort !

Tous, alors, se mettent à chanter pour montrer à Oroboa qu’ils ne craignent pas la mort. La cadence de leur chant, désagréable comme tout chant sauvage, finit par les aspirations réitérées de : oh ! oh ! oh ! ah ! ah ! ah ! hem ! hem ! hem !

Il était trop tard, pour que les vainqueurs reprissent le chemin de leur bourgade où les prisonniers devaient subir les derniers supplices. La nuit était descendue sur les bois. Ils allumèrent un grand feu.

Ouvrons ici une parenthèse historique pour rappeler que le fusil des Indiens n’était pas ce morceau d’acier que l’on frappe sur un caillou, pour faire jaillir des étincelles et allumer ainsi un morceau d’amadou.

Ils avaient généralement pour mèche la peau d’une cuisse d’aigle, avec le duvet, qui prend feu facilement. Ils frappaient l’une contre l’autre deux pierres de mines, comme faisaient les Français d’une pierre à fusil, avec un morceau de fer ou d’acier. Le tondre, bois pourri et bien séché, s’étant allumé au jaillissement des étincelles, ils le mettaient dans de l’écorce de cèdre pulvérisée. Enfin, ils soufflaient doucement sur le tondre, et l’écorce s’enflammait aussitôt.

Les Iroquois ne purent remettre au lendemain le plaisir de torturer quelques-uns de leurs prisonniers.

D’abord, tous les ongles furent arrachés. On commençait toujours par ce tourment. Nombre de captifs furent ensuite brûlés à demi. D’autres subirent le supplice du couteau et des bâtons pointus. Des femmes furent exposées toutes nues à la risée du vainqueur.

Détail horrible, un enfant de quatre ans fut crucifié à un gros arbre, ses bourreaux ayant percé ses petits pieds de bâtons pointus, tandis qu’il perdait connaissance, sous la force des douleurs.

Oroboa, seule, n’avait encore reçu le moindre mauvais traitement. La passion que le jeune guerrier Iroquois avait conçue pour elle la protégeait comme un bouclier impénétrable.

Et cependant, si ses grâces merveilleuses et ses paroles éloquentes et téméraires avaient éveillé l’admiration de l’ennemi, l’audace même de ce langage avait fait gronder dans leurs cœurs une rage violente.

C’est en vain que certains d’entre eux, gagnés par la tendresse de son âge et par la beauté de son corps, parlèrent de lui donner la vie.

Bec-de-Vautour lui-même ne put, en dépit de toute son autorité et de toutes les ressources de son éloquence, sauver sa charmante prisonnière.

La fille de Jérôme Tessouehat, chef algonquin, a insulté publiquement la tribu des Anniehronnons.

Elle doit mourir…

Mais elle ne mourra que dans la bourgade du vainqueur.

Toute la tribu doit assister aux tortures d’Oroboa, la dernière survivante du fameux Jérôme Tessouehat, le redoutable chef algonquin qui fit périr tant de guerriers iroquois.