L’Algonquine/Chapitre 3

La Compagnie de Publication de La Patrie (p. 16-19).

III

AU CHEVET

Giovanni était couché dans un lit dont les quatre colonnades à tresses soutenaient un baldaquin de damas garance.

À quelques pieds du lit, appliquée contre le mur, était une console de bois d’olivier supportant un buste en bronze Louis XIV. Sur la tablette de marbre onyx de la cheminée, dont le chambranle représentait deux nymphes se donnant la main au-dessus du foyer, un chandelier en argent ciselé — un mousquetaire de Louis XIII — jetait une douce clarté dans la pièce.

Giovanni n’avait pas encore repris connaissance. Sa belle et mâle figure d’une blancheur cadavérique faisait un contraste frappant avec les boucles noires qui se déroulaient sur l’oreiller bordé de dentelle fine.

Le crâne, par où le sang avait coulé rapide, était ceint d’un bandeau en toile qui avait remplacé l’écharpe de soie crème de Johanne.

Le silence de la chambre n’était interrompu que par le tic tac grave d’une pendule en bronze repoussé, qui représentait le géant Atlas supportant la terre sur ses épaules.

Mais voici qu’une main fine et blanche comme une aile de colombe entr’ouvre doucement la porte de la chambre, et Johanne, tremblante d’émotion, se glisse comme un rayon de soleil par la porte entre-bâillée.

Ses mules de satin piqué étouffent ses pas.

Elle s’arrête devant le lit.

Et là, comme en présence d’un dieu d’amour, elle contemple, les mains jointes, celui qui spontanément, aveuglément, avait couru au-devant de la mort pour la sauver, elle, pour ne pas laisser faucher dans tout l’éclat de son printemps et de sa beauté, cette fleur qui enivrait de son parfum troublant.

Johanne vivait encore, mais on lui avait pris son cœur.

Elle ne s’appartenait plus.

Au moment même où Giovanni roula blessé sur le sol, Johanne cessa d’être la fière et indomptable enjôleuse qui avait promené le fer et le feu dans un si grand nombre d’âmes subjuguées.

L’amour faisait d’elle une esclave.

Pour être apparu, ceint de la triple auréole de l’inconnu, de la bravoure et de la beauté, Giovanni, inconscient de son triomphe, conquérait sans combat cette âme rebelle qui avait tant fait de victimes.

— Qui que tu sois, bel inconnu, je t’aime et t’aimerai toujours ! murmura-t-elle tout bas, avec un regard débordant de passion.

Elle fut tirée de sa rêverie et de son extase par une jeune Indienne qui, après avoir frappé discrètement à la porte, entra dans la pièce en disant :

— Mademoiselle, le médecin vient d’arriver.

Au son de cette voix, Johanne tressaillit.

Elle fronça les sourcils.

Prise d’un pressentiment extraordinaire, elle crut voir un grand oiseau noir, et de mauvais augure, étendre au-dessus de sa tête blonde ses ailes de malheur.

Elle frissonna.

La vue de la jeune fille lui déplut, à ce moment-là.

Cette Indienne l’arrachait à sa rêverie qui la berçait avec un charme inaccoutumé.

Cette mauvaise messagère la faisait redescendre d’un pays féerique, pour lui rappeler que cet homme en qui elle avait mis toutes ses complaisances était blessé, mourant peut-être.

Et surtout, l’Indienne était belle.

Johanne allait parler, quand Giovanni, avec un soupir, ouvrit les yeux.

C’était le premier signe de vie qu’il donnait depuis l’accident.

Ses regards se portèrent successivement de l’Indienne à Johanne, et de Johanne à l’Indienne.

Il parcourt des yeux toute la chambre, comme un homme qui ne comprend pas.

Puis, il porta la main à son front.

Il ne prononce pas une parole, il n’articule pas un son.

Est-ce un effet de son imagination malade, de sa tête meurtrie, de ses sens abattus, de la fièvre qui le brûle ?

Est-ce une vision de l’au-delà ?

Élevé au hasard des villes et des grandes routes, ballotté par toutes les capricieuses vicissitudes de la vie, pas étranger aux superstitions d’une existence vagabonde, il est plongé, à la vue de cette Indienne superbe, dans un ravissement inexprimable.

D’après ce que lui ont appris, au cours de la traversée, ses compagnons de voyage, il se croit déjà dans le royaume du Grand-Esprit.

Peut-être une divinité indienne est descendue de ce royaume pour qu’il y monte avec elle.

Et même, est-ce une aberration de sa vue fatiguée, il lui semble que cette apparition fascinatrice tient sur lui des regards attendris.

Mais non, c’est une folie.

Il ne peut exister au sein de cette race grossière et nomade, qu’il ne connaît, il est vrai, que très superficiellement pour en avoir entendu dire quelques mots, de femme aussi purement belle.

Alors, lui qui ne se rappelle que comme dans un songe ceux qui lui avaient prodigué les premières caresses de l’enfance, lui, le paria de la vie, lui qui ne connaissait aucune affection pour réchauffer son cœur, il ferma les yeux pour conserver en son âme l’image bénie de cette vision et ce regard qui s’était abaissé sur lui avec commisération.

Ses yeux se sont reportés sur ceux de l’Indienne et ils y restent rivés avec une fixité étonnante.

Dans la pénombre de cette chambre qu’il ne connaît pas, dans le rayon faiblement lumineux de cette bougie qui prête aux objets des contours de rêve, à l’aspect de cette jeune blonde et altière beauté, et surtout de cette Indienne à la grâce si étrangement captivante, il se croit victime d’une hallucination.

Il a donc quitté la terre, enfin.

Il en a fini avec sa vie de misères, de luttes, de souffrances.

Contre l’espoir même, il espère qu’un Dieu bon, qu’il a prié dans son enfance, l’a pris en compassion, et l’a reçu dans un royaume à lui.

Qu’elle était belle dans cette lumière douce avec la couronne de ses cheveux d’un noir éclatant qui descendaient sur ses reins en deux longues et lourdes tresses !

Dans la demi-clarté de la chambre, l’ovale pur du visage était d’un contour indécis et vaporeux, comme ces têtes exquises que les peintres estompent sur le fond de leurs toiles. Le nez était aquilin. La bouche petite, voluptueuse, rouge comme une fraise sauvage, d’un coloris qui s’harmonisait merveilleusement avec le teint de vieil or, appelait les morsures de l’amour.

Jamais on ne vit d’yeux si candides, si noirs, si bien dessillés. De taille moyenne, elle charmait par la grâce parfaite de ses membres. Drapant ses formes riches, une robe à frange en peau de daim était coupée à la cheville du pied. Pincée à la taille souple et fine, cette robe dérobait mal une poitrine où l’on soupçonnait la vie courir à flots rapides et bouillonnants, et sur laquelle pendait un collier en porcelaine blanche et violette. Ses pieds, les plus délicatement mignons, étaient chaussés de mocassins en peau de castor, ornés de perles aux couleurs les plus variées.

Et entre ces trois êtres, dans cette chambre chaude et éclairée à la façon d’une peinture de Rembrandt, il se dégageait un magnétisme ambiant qui les attirait l’un à l’autre.

Il y avait là l’enfant des villes et l’enfant des bois qui allaient se disputer l’amour d’un homme dont elles ne connaissaient ni le nom, ni le foyer. Toutes deux, cependant, avec le pressentiment inné et aigu de la femme, savaient qu’il exercerait sur leurs destinées une influence à laquelle elles ne pourraient ni ne voudraient se soustraire.

Par quel caprice du sort, Giovanni, quand il rouvrit les yeux après son long évanouissement, fut-il plus charmé par l’Indienne que par la blanche à la chevelure rayonnante comme une échappée de soleil, par une femme d’une race étrangère, que par une femme de sa race qui avait conquis ce nouveau monde si plein de promesses et de dangers ?

Pourquoi un homme laid et sans fortune est-il aimé par une femme belle et riche ; pourquoi un homme spirituel et d’un physique agréable met-il tout ce qu’il a de plus précieux aux pieds d’un avorton de femme sans esprit, voilà de ces fantaisies du sort qui font que la destinée se subit sans qu’on la puisse combattre.

Johanne avait surpris le long regard d’étonnement, d’admiration, d’amour que Giovanni riva sur l’enfant des forêts. Avec un geste de colère et de dépit, elle ordonna à l’Indienne, en se mordant les lèvres au sang :

— Allez prévenir le docteur Grandpré que je l’attends.

Sans mot dire, l’Indienne disparut légère comme une ombre suivie des yeux par le blessé.

Quand cette dernière fut sortie de la chambre, Johanne se dirigea vers la cheminée. Plaçant derrière la flamme de la bougie sa main qui prit une teinte de rose, elle éteignit la lumière.

Puis, allant à la fenêtre, elle écarta les rideaux de velours gris-bleu.

Le soleil, comme impatient d’avoir été retenu si longtemps, fit irruption dans la pièce.

Ce fut une pluie d’or qui se glissa dans les moindres recoins.

L’astre magnifique, qui montait derrière la draperie verdoyante de l’Île d’Orléans, mit un rayon d’espérance et de joie dans le cœur de Johanne, où, tout à l’heure, il y avait de la colère et de la tristesse.

Mais cette réaction fut de courte durée.

En attendant l’arrivée du médecin, qui devait être à causer avec le baron de Castelnay, Johanne, l’âme remplie d’appréhensions dont elle ne pouvait se rendre compte, contempla, tristement, le superbe panorama qui se déroulait devant elle.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

— Oh ! oh ! déjà debout, mademoiselle de Castelnay. Vous êtes matinale comme une jolie fauvette.

Johanne se retourna vivement.

Le docteur Grandpré, célibataire, bien qu’il comptât aujourd’hui plus de soixante-cinq ans, n’en avait pas moins conservé cette délicieuse galanterie qui a fait de la France le pays le plus policé du monde.

Il portait une redingote et des culottes de drap noir, des bas en soie de même couleur, et des souliers à larges boucles d’argent. Un gilet de satin blanc, parsemé de petites fleurs myosotis, corrigeait avec la cravate blanche la note trop sombre de ce costume.

Bien qu’il eût la bouche large, comme fendue accidentellement d’un violent coup de couteau, les yeux larmoyants et verrons, le nez camard, les oreilles en contrevent, les cheveux rasés et lisses, et les jambes grêles, le docteur Grandpré, par un prodige de la nature, portait beau son âge et sa laideur.

— Ah, docteur, répondit Johanne, en tirant sa plus gracieuse révérence, pourquoi n’êtes-vous pas médecin de Versailles, vous y feriez fureur par votre galanterie.

— Vous croyez, reprit-il flatté. Mais je ne pourrais servir d’aussi belle dame que vous. Et permettez-moi de vous féliciter de tout mon cœur d’avoir échappé à ce danger.

— Vous êtes bien bon, et je vous suis reconnaissante de votre témoignage de sympathie. Mais voici le gentilhomme qu’il faut féliciter, car sans lui…

Le bon et galant médecin, qui allait continuer ses protestations d’estime, se rappela l’objet de sa visite.

— Ah oui ! dit-il avec vivacité, en approchant du lit, voyons le blessé. Vous me l’aviez fait oublier par votre présence.

Johanne suivit le médecin jusqu’au chevet.

Penchée au-dessus du lit, retenant sa respiration, elle cherchait avec anxiété, à lire dans les yeux de l’homme de la science un arrêt de vie ou de mort.

Maintenant, le sourire du galant avait disparu des lèvres du docteur Grandpré pour faire place à un pli soucieux qui s’était dessiné sur son front.

Il enlève délicatement le bandage et demande de l’eau chaude pour laver le sang caillé qui s’est mêlé aux cheveux.

— J’y vais moi-même, dit Johanne avec un empressement qui laisse le docteur Grandpré tout perplexe.

Pourquoi ne sonne-t-elle pas Oroboa, se demande-t-il, tout en examinant avec soin la blessure de Giovanni.

Mais le médecin eut beau se creuser la tête, il ne trouva pas la solution à sa demande.

C’est qu’il était plus fort en science médicale qu’en psychologie. Il diagnostiquait mieux le mal physique qu’il ne démêlait les fils si mêlés de l’âme humaine.

Johanne remonta tout essoufflée, rouge comme un coquelicot.

Elle portait à la main une bassine aussi polie qu’un miroir, qui laissait échapper des nuages de vapeur. À son bras pendait une grande serviette de toile fine qui sentait bon, encore tout imprégnée de l’herbe fraîche où elle avait séché.

Le blessé, les yeux fiévreux tout grands ouverts et les joues pâles, se laissait panser sans mot dire.

Le médecin, après avoir examiné la plaie béante et baigné les cheveux sanglants, fit une grimace rien moins que rassurante.

Johanne, les sourcils arqués, le regard navré, suivait les moindres mouvements du docteur Grandpré.

Elle cherchait à surprendre les expressions successives qui se reflétaient sur la physionomie de celui qui représentait, à cette heure, le salut de l’homme qu’elle aimait.

Enfin, la figure du médecin s’éclaira d’un sourire qui ouvrait tout un ciel de bonheur à la jeune fille.

— Eh bien ! monsieur le docteur ? demanda-t-elle sans qu’elle osât achever.

— Soyez sans crainte, ma chère damoiselle, répondit-il avec assurance. L’intéressant malade vivra. Mais il lui faudra beaucoup de soins, de grands ménagements, et surtout, ajouta-t-il, avec un sourire significatif, pas d’émotions, pas d’émotions !…

Johanne ne dit rien, mais elle attacha sur Giovanni un de ces regards de femme qui sont tout un monde de bonheur pour l’homme dont le cœur n’appartient pas à une autre.

Comme ils allaient sortir de la chambre, tous deux s’aperçurent que le jeune homme s’était rendormi. Son pansement, sans doute, lui avait fait du bien.

Sa respiration était plus calme et il reposait avec tranquillité.

— Dans une heure, dit le docteur Grandpré, je vous enverrai des pilules. Vous en ferez prendre au blessé deux à toutes les trois heures. Je compte sur votre dévouement pour avoir bien soin de lui.

— Oh ! pour cela, s’écria Johanne avec transport, soyez sans inquiétude.

Une flamme intraductible avait lui dans ses yeux qui resplendirent comme un beau ciel de printemps.