L’Algonquine/Chapitre 16

La Compagnie de Publication de La Patrie (p. 60-65).

XVI

LA CAVERNE

À l’aube, le père Déziel et ses deux Hurons firent leurs adieux à Giovanni et à Daim-Léger.

Ce dernier insista pour conduire aux Trois-Rivières le jeune Français qui voulait à tout prix retrouver Oroboa.

La blessure de Giovanni le faisait moins souffrir, après que Daim-Léger y eût appliqué une compresse de feuilles de saule écrasées et largement abreuvées d’eau.

Ils partirent au lever de l’aurore, bien que le ciel chargé de nuages menaçants donnât des signes précurseurs d’orage.

Le canot, poussé par les bras musculeux et exercés de l’Indien, allait avec la rapidité du vent. L’embarcation d’écorce semblait, parfois, sortir complètement de l’eau.

Ils étaient arrivés à deux milles au nord du Cap-de-la-Madeleine, quand tout à coup la tempête, longtemps suspendue au-dessus de leurs têtes, se déchaîna avec une violence formidable. Les sifflements aigus du vent dans les airs faisaient penser à une bataille d’hyènes et de chacals dans le désert. Dans le ciel terne, de grosses nuées de grisaille qui noircissaient couraient comme un troupeau de bêtes affolées qui fuient devant la tempête !

Quelques instants plus tard, la pluie tombait glaciale et serrée.

Daim-Léger dit à son compagnon :

— Que mon frère le visage-pâle sache que le Grand-Manitou ne veut pas que nous allions plus loin. Nous allons tirer sur le rivage.

Giovanni n’avait pas l’expérience de la vie des bois. C’était la première fois qu’il montait ces canots dont la légèreté est si avantageuse, mais si dangereuse.

Il répondit :

— Que mon frère Daim-Léger agisse comme il l’entend.

Malgré les recommandations que lui avait faites le Huron, Giovanni se retourna brusquement dans le canot qui chavira.

À ce moment, la tempête déployait toute son horrifique violence. La foudre, tantôt grondait sourde et contenue comme si, dans les airs eussent galopé des millions de cavaliers ; tantôt elle éclatait stridente, avec des éclats secs et retentissants. On eût dit que les cieux allaient se fendre et les flots s’entr’ouvrir.

Les rives du fleuve n’apparaissaient plus que comme deux lignes bleuâtres presque imperceptibles qui s’estompaient avec le gris du ciel.

Les éclairs fulguraient nets et tranchés, ou bien ils embrasaient le ciel dans une lueur aveuglante.

La première pensée de Daim-Léger, dès que le canot eût chaviré, fut pour Giovanni.

Admirable de dévouement pour les alliés de sa nation, pas un instant il ne songea à se sauver seul. Dès que Giovanni, blessé, reparut à la surface de l’eau, il l’empoigna par la taille, et se mit à nager d’une main vers le rivage, à une distance d’un demi-mille.

Le brave Indien vient de toucher au rivage. Il est temps. Ses membres sont ankylosés par le froid et l’épuisement.

Giovanni dans ses bras, il cherche, dans l’épaisseur de la forêt, une retraite que les torrents qui tombent du ciel n’ont pas atteinte.

Le plus important pour l’heure, c’est de faire du feu pour se faire sécher et se réchauffer.

Mais comment le pourra-t-il ? Il n’a pas de fusil et tout est imbibé d’eau.

Soudain, au-dessus d’une anfractuosité de rocher, dans un ravin, il découvre une fumée bleuâtre, qui, poussée par le vent, s’élève en rampant dans les airs.

Cette caverne, sans aucun doute, est habitée.

Il ne veut pas s’aventurer à l’intérieur sans armes et avec Giovanni dans ses bras.

Avec la prudence toujours en éveil du sauvage, il craint de tomber dans une embuscade.

Alors, il fait entendre trois cris d’alouette.

Un éclair de joie déride son front et allume ses noires prunelles, quand, des profondeurs de la caverne, retentissent trois cris semblables à ceux qu’il a poussés.

Redoublant le pas, il contourne l’entrée de la grotte, et voici le spectacle qui s’offre à sa vue.

Sur un lit de feuilles sèches, est étendu le comte d’Yville, un bras en écharpe et le front ceint d’un bandeau. L’Algonquine est assise à ses côtés sur un siège formé de deux grosses roches. À l’entrée brûle un feu de broussailles qui jette une lueur vive et une chaleur réconfortante. Les vêtements du comte d’Yville et ceux d’Oroboa sont en lambeaux. À la ceinture de cette dernière brille la lame d’un poignard, tandis qu’à ses pieds sont couchés l’arc et une couple de flèches qui restent du carquois du malheureux Plume-de-Faucon.

À la vue de Daim-Léger qui porte dans ses bras le Français inanimé, l’Algonquine s’élance en avant et pousse un cri de douleur !

L’Indien s’est mépris sur le sens de cette exclamation de désespoir qu’il a prise pour de la terreur. Il dit :

— Que la belle Fleur-des-Bois, fleur plus ravissante, au sein de cette tempête, que n’a jamais contemplée Daim-Léger, soit sans crainte : je suis son ami, de même que celui de ce visage-pâle que je viens de sauver du fleuve en furie. Daim-Léger demande à sa sœur de faire une place à son frère dans son wigwam, à côté de son feu.

Mais Oroboa, les yeux rivés sur la forme inerte de Giovanni, n’écoutait pas.

Lui, lui, qu’elle n’espérait plus revoir, il lui était rendu, mais dans quel état !…

Elle dit enfin :

— Que mon frère Daim-Léger ne se trompe pas : je ne crains rien. Je suis ravie de partager ma retraite avec lui. Mais que mon frère parle vite : le visage-pâle vit-il encore ?

En prononçant ces paroles, une anxiété fébrile est peinte sur ses traits et des larmes abondantes coulent de ses yeux.

Le vaillant fils du sagamo Noël Tecouerimat ne répond pas.

Il dépose sur les feuilles sèches, Giovanni, dont il entr’ouvre la chemise et il applique son oreille sur son cœur.

— Il vit, dit-il, en se relevant.

Un cri de bonheur s’échappe de la poitrine oppressée de l’Algonquine.

Le comte d’Yville qui vient de reconnaître les traits du jeune Français l’appuie sur son coude, tandis qu’un sourire de joie erre sur ses lèvres pâles.

Tout à coup, le comte fait entendre, à son tour, un cri déchirant. Oubliant qu’il est blessé, il sort son bras de son écharpe et se jette éperdument sur le corps de Giovanni qu’il couvre de baisers.

— Mon fils !… mon fils !… enfin, j’ai retrouvé mon Gaston… mon petit Gaston !… répète-t-il sans cesse.

L’Algonquine et Daim-Léger croient le comte atteint de délire.

Tous deux échangent un regard attristé.

— Mon fils !… mon fils !… enfin, je te retrouve !… reprend-il.

Et en retombant sur sa couche, épuisé :

— Ne te retrouverais-je que dans la mort ?

À ce moment même, Giovanni ouvrait les yeux.

Cette fois encore, comme chez le baron de Castelnay, ce fut la figure enchanteresse de l’Algonquine qui s’offrit la première à ses regards.

À cette vue, ce fut comme un fluide magnétique qui se glissa dans ses membres.

Il se leva fébrilement, et, sans faire attention aux témoins de cette scène attendrissante, il prit Oroboa dans ses bras.

Il répétait en l’embrassant avec transport :

— Oh ! dis, Oroboa, est-ce bien toi que je revois dans toute la grâce enivrante de ton irrésistible beauté, ou bien si ce n’est que ton âme plus pure que le rayon de soleil qui brille sur le lys immaculé des vallées ? Oh ! c’est toi, oui toi, puisque je te retiens dans mes bras et que tu ne t’enfuis pas ; puisque je sens battre contre le mien ton cœur généreux ; puisque je vois tes admirables yeux noirs me sourire avec la candeur d’un ange du bon Dieu.

L’Algonquine, appuyant sa tête sur la poitrine de Giovanni, murmurait avec, dans la voix, des sanglots d’ineffable joie :

— Je t’aime !… je t’aime !…

Le comte d’Yville, s’adressant alors à Giovanni, lui demanda sur un ton de doux reproche, mêlé d’orgueil et d’émotion intense :

— Et ton père, mon fils, tu n’as pas une parole pour ton pauvre père ?

— Mon père ? répliqua Giovanni tout étonné. Que voulez-vous dire ? N’êtes-vous pas le comte d’Yville ?…

— Parfaitement, mais tu es le vicomte d’Yville, mon fils qu’on m’a volé, il y a vingt ans.

— Franchement, monsieur le comte, insista Giovanni, je ne comprends pas.

— Alors, mon enfant, tu vas comprendre.

Le jeune homme s’assit aux pieds d’Oroboa, dont il tint les petites mains pressées dans les siennes. Le comte d’Yville appuya sa tête blanche sur les genoux de son fils, et Daim-Léger, après avoir alimenté le feu de branchages trouvés à l’intérieur de la caverne, prit place sur les feuilles sèches en croisant ses jambes sous lui.

Au dehors, la tempête faisait rage.

Et, c’est interrompu par les éclats de la foudre qui se répercutaient dans la solitude, que le comte d’Yville raconta ce qui suit :

Le 5 août 1652, un enfant de cinq ans, plus beau que le jour avec ses grands yeux noirs qui brillaient dans l’ovale si pur de son frais visage encadré de soyeuses boucles de jais, était assis sur les genoux de son père qui n’avait alors que vingt-huit ans.

Cet enfant, c’était toi, et le père, moi.

Tu me demandais avec force caresses de te conduire au théâtre Tabarin. Faisant taire mes pressentiments, et cédant à tes sollicitations et à celles de ta mère, je te menai, bien à contre-cœur, il est vrai, au Pont-Neuf, où il y avait, ce jour-là, plus grande foule encore que d’habitude.

Nous allions revenir à la maison, quand il se fit une poussée au sein de la foule. Je te pris dans mes bras. À ce moment même, le carrosse de la duchesse d’Elbeuf traversait le pont. En un clin d’œil, cette voiture et d’autres furent mises en pièces et dévalisées par des malfaiteurs.

J’avais réussi presque à me dégager de l’étau humain dans lequel j’étais pressé, lorsque, autour de moi, tout tourna. Je m’affaissai. On venait de m’asséner un coup de bâton sur la tête.

Des figures sympathiques et anxieuses étaient penchées au-dessus de moi lorsque je repris connaissance.

On me bassinait les tempes d’eau froide, et l’on étanchait le sang qui sortait à flots d’une large blessure que je portais à la tête.

Mes premières paroles en rouvrant les yeux furent :

— Mon fils ? où est mon fils ?…

Les bonnes âmes se regardèrent avec consternation. On soupçonnait que les bandits de la Cour des Miracles venaient d’ajouter un nouveau crime à la liste déjà trop longue de leurs forfaits.

Personne ne put me répondre.

Alors, je voulus me lever. Je n’en eus pas la force ; mes jambes refusèrent de me porter.

Je me fis donc transporter à ma maison du quartier Saint-Germain, où, deux jours durant, je fus dans le délire, non pas tant à cause du coup que j’avais reçu, que de la douleur de t’avoir perdu.

Quand je pus me lever et que je fus assez fort pour marcher, je fouillai tout Paris sans succès.

Plusieurs fois, je me rendis à la Cour des Miracles, je ne pus y pénétrer.

Et, cependant, j’avais mille raisons de croire qu’on t’avait séquestré dans un des trous de ce repaire.

J’allai trouver le roi lui-même que je suppliai de m’aider. Il mit à ma disposition une petite troupe bien armée, et nous pénétrâmes enfin dans ce carrefour de damnés.

Hélas ! tes ravisseurs t’avaient bien caché, mon cher enfant, car en dépit de nos recherches les plus habiles, nous ne pûmes te retrouver.

Combien de temps te garda-t-on dans ces lieux sordides, je l’ignore ?

Ta mère infortunée ne survécut pas longtemps à son désespoir. Le soir même de ton rapt, elle s’alita. Chaque fois que je revenais seul auprès d’elle, c’était un nouveau poignard que j’enfonçais dans l’âme de celle qui t’aimait tant.

Un soir, il y avait un mois que tu étais disparu, j’arrive chez moi rompu de fatigue et de douleur.

Je me rends au chevet de ta pauvre mère… je lui parle… Elle ne répond pas… Je lui prends la main… Cette main est froide… J’applique mon oreille contre son cœur… Il a cessé de battre…

Alors, je pousse un cri déchirant, et je m’évanouis en travers du corps de la morte…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Gaston d’Yville laisse couler librement ses larmes, et son père, baissant la tête, garde quelques instants un religieux silence.

La grotte se refroidit, la pluie tombe toujours avec force, et les ténèbres du soir commencent à envelopper la terre.

Daim-Léger se lève pour ranimer les flammes presque éteintes, qui, sous l’entassement de broussailles sèches, s’élèvent en crépitant.

Un formidable coup de tonnerre secoue la forêt, et un pin géant, à quelques pieds de la caverne, est fendu de haut en bas par une ligne de feu.

Le comte d’Yville et son fils, non habitués à ces tempêtes grandioses au sein des forêts épaisses de l’Amérique, ont tressailli. Daim-Léger et l’Algonquine ont retourné simplement la tête sans manifester aucun signe de frayeur.

Le comte d’Yville reprend son récit :

Dégoûté de la vie, ne prenant plus d’intérêt à rien, n’ayant plus qu’une idée fixe : retrouver mon fils, je poursuivis mes recherches durant un an.

Peine inutile. Alors, désespérant de ne jamais te revoir, je pris la résolution de quitter cette terre qui m’avait vu heureux un jour, et je ne songeai plus qu’à me défaire d’une vie qui m’était devenue odieuse et insupportable.

Je ne voulus pas, toutefois, mourir en lâche, mais en vrai fils de la France.

Je sollicitai une commission du roi pour les guerres de la Nouvelle-France, où j’espérais tomber les armes à la main pour le triomphe de la foi et de la patrie.

La mort, bien que j’aie reçu de dangereuses blessures qui m’ont maintes fois mis aux portes du tombeau, n’a pas voulu de moi.

J’en rends grâce aujourd’hui à la Providence, dont les desseins sont impénétrables, puisque, après tant d’années de souffrances, elle te jette dans mes bras !…

À ces mots, le comte d’Yville attira vers lui la tête de Gaston, et déposa sur son front un long baiser.

— Mais, demanda Gaston, d’une voix émue, comment se fait-il, monsieur le comte, que vous soyez si sûr aujourd’hui, d’avoir retrouvé votre fils, puisque vous ne m’avez pas reconnu la première fois que vous me vîtes à Québec ?

— Il est vrai, mon cher enfant, que je ne t’ai pas reconnu ce jour-là, bien que mon cœur m’eût crié que tu étais de mon sang.

Aujourd’hui, j’en ai une preuve irrécusable. Cet Indien, en entr’ouvrant ta chemise pour s’assurer s’il y avait dans ta poitrine un reste de vie, m’a laissé voir la cicatrice d’une blessure que tu t’es faite enfant.

Un jour que tu trottinais avec des ciseaux dont tu t’étais emparé à notre insu, tu tombas, et la pointe de l’instrument pénétra dans les chairs tendres, t’infligeant une blessure cruelle. Nous craignîmes pour tes jours, mais grâce à Dieu, tu guéris. C’est cette cicatrice que tu portes au sein gauche qui m’a confirmé dans ce que mon amour de père m’avait crié : que tu es mon fils adoré.

Mais, voyons ! continua le comte haletant, réunis bien tes souvenirs. Ne te rappelles-tu pas qu’un jour tu es allé sur un grand pont avec un homme qui te tenait par la main, et qui te prit dans ses bras, la foule s’étant ameutée.

Gaston réfléchit. Ses sourcils se sont arqués et son front s’est plissé avec la tension d’esprit d’un homme qui cherche à rassembler ses souvenirs.

Il s’écrie :

— Oui, oui, je me souviens, à présent… Nous sommes assis devant une cheminée… Même, je me rappelle que couchée aux pieds d’une belle dame, qui devait être ma mère, est une grande levrette grise.

— C’est cela, c’est cela, appuie le comte rayonnant de joie. C’était Diane, tu sais Diane, avec laquelle tu jouais si souvent…

Gaston reprend :

— Je veux à tout prix aller voir les amusements… je marche aux côtés d’un homme qui me tient étroitement par la main… Tout à coup, j’entends des cris… je vois la foule fuir de tous côtés… Celui qui me conduisait me prend dans ses bras. Puis, un homme m’enlève et se sauve sous l’averse dans des rues sales et étroites… Il me semble que je fais une longue, longue route, tandis qu’une grosse main s’est appliquée sur ma bouche pour étouffer mes cris…

— C’était toi ! c’était toi !… mon Gaston !… mon fils ! mon enfant !… Ô Dieu ! soyez béni de m’avoir rendu mon fils ! s’écrie le comte les yeux au ciel.

Cette fois, Gaston d’Yville ne doute plus.

Son cœur, plus encore que tout le reste, a parlé.

Il s’agenouille près de son père. Il le soulève, le serre contre sa poitrine, et l’embrasse en s’écriant, les yeux pleins de larmes de joie :

— Mon père !… mon bien-aimé père !…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le comte d’Yville après s’être dégagé doucement de cette étreinte, demanda :

— Et ensuite, qu’advint-il ?

— Des années durant, reprit Gaston, on me force à courir les rues de Paris, à demi-vêtu, pour mendier. Le soir, quand je ne rapporte pas suffisamment, on me laboure de coups. Mes ravisseurs m’initient à l’école du vol et du vice, mais ma conscience se révolte ; je ne puis me faire à cette existence démoralisante, et un jour je ne reviens pas à la Cour des Miracles.

Alors, je gagne ma vie le moins mal que je puis ; je suis tour à tour décrotteur, commissionnaire, valet, saltimbanque, et enfin, je marche à la suite de Turenne dans ses victoires.

Un soir, à Paris, j’entends des cris de détresse, j’accours et, à la lumière blafarde d’une lanterne se balançant à une porte cochère, je surprends un homme qui tente d’enlever une jeune fille. Je veux intervenir, le ravisseur m’ordonne de passer outre. Je m’arme de mon poignard, il dégaine son épée. La jeune fille me remercie avec un regard que je n’oublierai jamais et s’enfuit. Bref, je reçois deux pouces de fer dans un bras, et je plonge mon poignard dans la poitrine du malfaiteur.

Et je me cache à bord d’un navire en partance pour l’Amérique.

Quand Gaston d’Yville eut fini le résumé de sa vie, son père, d’une voix grave et tremblante d’émotion demanda :

— Et tu n’as jamais failli aux lois de l’honneur ?

Le vicomte d’Yville, droit, le front haut et rayonnant, le regard clair et franc, répondit :

— Jamais, je vous le jure, par la mémoire de ma mère.

— Oh ! mon Dieu ! merci !… merci !… sanglota le comte en attirant son fils dans ses bras.

L’abattement avait succédé à la joie sur la physionomie mobile de l’Algonquine.

C’était un cri de joie débordante qu’avait poussé la délicieuse petite Indienne, quand Gaston d’Yville avait paru dans la caverne.

Mais maintenant, accablée sous le poids d’une violente douleur, elle gardait la tête basse.

Elle avait le cœur bien gros, l’Algonquine, et faisait de grands efforts pour ne pas pleurer.

Surpris de cet accablement, Gaston en demanda la cause à la jeune fille.

— Ô vierge des bois, dit-il, plus belle que le soleil qui se lève radieux en mêlant ses rayons d’or à l’argent du Saint-Laurent, plus enchanteresse que la lune qui resplendit au sein des myriades d’étoiles par une calme nuit d’été, dis-moi, quelle est la cause de ton silence et de ton chagrin ? Toi, dont l’âme est plus blanche que l’aile du cygne, ne devrais-tu pas te réjouir avec nous de ce qu’un père et un fils se retrouvent après de si longues et si cruelles années de séparation ?…

Alors l’Algonquine releva lentement la tête, et fixa sur Gaston ses grandes prunelles noires pleines de tristesse et d’amour. Elle répondit :

— Comment l’Indienne n’aurait-elle pas la mort dans l’âme, puisque maintenant le visage-pâle ne l’aimera plus, et la dédaignera pour quelque belle et noble femme de sa race.

— Que veux-tu dire, demanda Gaston, avec surprise ?

— Inconnu, pauvre errant ne vous connaissant ni père ni mère, vous avez aimé, peut-être, l’humble Oroboa errante elle-même et loin des siens. Mais comment le vicomte d’Yville pourra-t-il jamais unir sa vie à celle d’une Indienne ?

— Mon père, répondit Gaston, je remets le sort de ma vie entre vos mains. Écoutez la prière de votre fils. C’est la première faveur que je vous demande après de si douloureuses années de séparation.

J’aime Oroboa. Son âme et sa beauté m’ont irrésistiblement attiré vers elle, comme l’étoile brillante qui, dans l’immensité du désert, guide le voyageur. Je crois même l’avoir aimée avant que nos regards se fussent rencontrés. Quand je me pensais seul au monde, seul responsable de mes actes, je lui ai juré mon amour et ma foi. Elle m’aime.

De grâce, mon père, ne défaites pas le lien qu’une tendresse et une confiance mutuelles ont si bien noué. Le cœur d’Oroboa est aussi pur que la source qui coule dans le creux du rocher le plus reculé de la forêt. Son dévouement et sa bonté sans bornes ressemblent au lierre qui s’enroule au tronc du chêne que ne peuvent abattre les tempêtes.

Le comte d’Yville, les pressant tous deux sur son cœur, répondit simplement :

— Mon fils, sois heureux. Cette enfant m’a sauvé la vie. Au risque de ses jours, elle m’a tiré des mains de mes ennemis. Avant même qu’elle devînt ma fille, elle m’aimait déjà comme un père.

Et, levant les yeux au ciel, il étendit les mains au-dessus d’eux en ajoutant :

— Que la bénédiction de Dieu descende sur vos jeunes têtes !…

Gaston prit l’Algonquine dans ses bras et déposa sur ses lèvres ardentes le baiser le plus enivrant et le plus impatient que jamais amants se soient donné.

Maintenant, les ténèbres de la nuit couvraient la terre.

À la lueur du feu, les voyageurs s’entretinrent longuement.

Puis Gaston et Daim-Léger ayant convenu de monter la garde chacun la moitié de la nuit, le comte d’Yville, son fils et Oroboa s’étendirent sur les feuilles sèches pour se reposer de leurs fatigues.

Le fils du sagamo de Sillery fit une nouvelle flambée, s’enveloppa d’une couverte, et se tint à l’entrée de la caverne.

On n’entendit plus bientôt que la respiration des dormeurs, le crépitement des branches sèches qui flambaient, la pluie qui tombait, le vent qui sifflait, le craquement des branches, et de loin en loin le roulement du tonnerre.

Daim-Léger, quand il se fut assuré que ses trois compagnons dormaient, enleva sa couverte de son torse nu, et il la jeta sur l’Algonquine en disant :

— Si cette fleur des bois eût été libre, si elle n’était pas devenue la squaw heureuse du visage-pâle, Daim-Léger en eût fait le plus bel ornement de son wigwam.

Mais il est trop tard. Le fils de Noël Tecouerimat se laissera arracher le cœur de la poitrine avant que l’on sache qu’il aime Oroboa, qu’il ne l’oubliera jamais.

Et Daim-Léger, la peau cuivrée mordue par la bise glaciale, reprit son poste de sentinelle, tandis que sur son masque aux traits accentués reparut l’impassibilité qu’il gardait depuis le moment où il avait aperçu l’Algonquine.

FIN