L’Algonquine/Chapitre 15

La Compagnie de Publication de La Patrie (p. 56-60).

XV

HÉROÏSME DE L’AMOUR.

Dans le calme enveloppant de ce soir d’octobre, sur la nappe limpide du grand fleuve, le canot de Daim-Léger allait avec la vitesse d’un coursier des déserts.

L’embarcation était à quelques arpents du rivage.

Ni l’Indien ni Johanne ne disaient mot.

Voici que la quiétude de la nature est troublée par des hurlements et des vociférations qui se répercutent dans les bois et sur les eaux.

Johanne et Daim-Léger ont tressailli.

Ils portent vivement leurs regards vers l’endroit d’où partent ces cris.

Cinq ou six Iroquois entourent un Français qui défend sa vie avec le désespoir de la mort.

À cette vue, Daim-Léger a sorti son aviron de l’eau.

— Mon frère le visage-pâle, dit-il, ne laissera point ces loups immoler ce malheureux, un Français comme lui.

Johanne ne répond pas.

Courir au secours de cet homme apportera un nouveau retard dans sa poursuite de Giovanni, un retard irréparable peut-être.

Mais cette pensée égoïste, alors qu’un des siens court un danger imminent, n’a fait que naître, elle n’est déjà plus.

Son sang de fille des Croisés bout dans ses veines.

Elle répond avec assurance :

— À terre, Daim-Léger.

Les yeux de l’Indien brillent de joie.

Le canot vole sur l’eau.

Soudain, Johanne pousse un cri déchirant de douleur et d’épouvante, le cri du cœur qui agonise.

Au risque de faire chavirer l’embarcation, elle se lève à demi et jette ces paroles à Daim-Léger :

— Daim-Léger, au nom de tout ce que tu as de sacré, plus vite, plus vite !… Mon Dieu ! mon Dieu ! il va être trop tard !…

Et folle de douleur, tirant son épée du fourreau, elle dit avec transport :

— Giovanni !… tu ne vois donc pas que c’est Giovanni !…

Daim-Léger ne connaît pas ce Giovanni. Mais il sait, cœur noble et fier, qu’un des amis de sa race est en danger, et qu’il faut le sauver.

Courage !… courage !… s’écrie la vaillante fille du baron de Castelnay, nous arrivons !…

Giovanni frappait et d’estoc et de taille avec une valeur admirable. Sa longue épée, décrivait autour de sa tête des moulinets terribles. Chaque coup allait droit au but.

Un Iroquois, le ventre ouvert, par où pendaient les entrailles, se tordait sur le sol dans les affres de l’agonie, un autre combattait à genoux le flanc béant.

Mais Giovanni vient d’être atteint à l’épaule droite par un formidable coup de tomahawk qui lui casse la clavicule.

Il pâlit sous la force de la souffrance, mais continue à frapper de la main gauche.

L’un des Iroquois, qui s’est éloigné de quelques pas, lui lance une flèche qui l’atteint à l’épaule droite. Le sang coule rouge et abondant sous la chemise en lambeaux.

Maintenant le cercle tragique se resserre autour du blessé qui faiblit à vue d’œil.

Épuisé par la fatigue et la perte de son sang, Giovanni ne porte plus que des coups mal assurés.

Et Johanne hors d’elle-même, tête nue, son manteau à ses pieds, superbe de beauté, transfigurée par la douleur et l’héroïsme, crie :

— Nous n’avançons pas ! Daim-Léger, nous n’avançons pas !…

Qu’as-tu fait de la force de ton bras dont tu te vantais ?…

À ce moment même Giovanni plongeait son épée jusqu’à la garde dans la poitrine d’un Iroquois géant.

Il ne peut retirer à temps son épée, et le cadavre s’écroulant, brise la lame.

Il va ramasser le tomahawk de celui qu’il vient de tuer quand il est saisi dans un étau humain.

Un ennemi qui veut le prendre vivant l’enlace de ses bras de fer.

Les deux hommes roulent sur le sol. Leurs corps s’enlacent comme deux serpents.

Le Français saisit à la gorge l’Indien qui râle sous les doigts qui se referment.

Mais Giovanni est renversé lui-même en arrière par un jeune Iroquois souple et nerveux.

C’en est fait du Français…

Un des ennemis lui tient la tête, clouée au sol par sa longue chevelure noire, un autre, celui qui l’a renversé, furieux de la résistance et voulant en finir, lui broie la poitrine sous le poids de son corps et s’arme d’un couteau qui pend à sa ceinture.

Il décrit dans le ciel un cercle rapide. L’arme va s’abattre sur le front, et la peau du crâne, après avoir été entaillée d’un seul coup, va être arrachée avec la chevelure.

Alors Giovanni recommanda son âme à Dieu.

Toute sa vie malheureuse se résuma dans son esprit avec la mystérieuse rapidité des derniers instants qui précèdent la mort.

Il eut un souvenir suprême pour l’Algonquine et attendit le coup fatal.

Mais il respire plus librement. L’Iroquois qui lui oppressait la poitrine est tombé à la renverse, tenant encore dans ses doigts crispés la lame menaçante.

Johanne, au paroxysme de la terreur à la vue de la mort suspendue au-dessus de la tête de son Giovanni, n’avait pas attendu que le canot eût touché terre. Elle s’était jetée dans le fleuve, ayant de l’eau jusqu’à la taille.

Et, au moment même où l’Indien au couteau allait scalper son adversaire terrassé, Johanne d’un bras que l’amour rendait ferme et sûr, lui avait passé son épée entre les épaules.

Elle n’avait pas encore retiré son arme qu’elle s’affaissait sans prononcer une parole, mortellement atteinte en pleine poitrine d’un coup de poignard.

Ses beaux yeux se fermèrent à la lumière et ses lèvres exquises faites pour aimer et charmer répandirent des flots de sang.

Pour toute arme, Daim-Léger, qui n’avait que des flèches, s’empara d’une de ces flèches et en transperça le cœur de celui qui retenait Giovanni cloué sur le sol.

D’un bon le jeune homme fut sur pied. Ramassant le couteau qui devait le scalper, il ouvrit la poitrine d’un des Iroquois qui restaient tandis que Daim-Léger, d’un coup de tomahawk, mit à nu la cervelle du dernier des ennemis, qui avaient attaqué la petite troupe du comte d’Yville et rattrapé Giovanni dans sa fuite.

Daim-Léger transporta Johanne dans ses bras, à quelque distance du théâtre du combat.

Après avoir coupé trois ou quatre brassées de fougère, il en fit une couche sur laquelle il étendit la blessée qui n’avait pas encore rouvert les yeux.

La pâleur de la mort recouvrait ses traits. Le poignard était resté dans la blessure.

Giovanni, lui-même, arracha le fer de la plaie.

Et pour se rendre compte de la gravité de la blessure, et arrêter l’effusion du sang, il dégrafa le pourpoint…

Soudain, il pousse un cri…

Il se penche au-dessus du visage du blessé pour mieux en reconnaître les traits, à la flamme fumeuse et pétillante d’une torche résineuse que vient d’allumer Daim-Léger avec son fusil qu’il porte à sa ceinture dans une espèce de sachet en peau de castor.

— Johanne !… s’écrie-t-il… Mon Dieu ! ne suis-je donc né que pour faire le malheur de ceux qui me veulent du bien !…

La jeune fille rouvre les yeux, ses incomparables yeux profonds comme la mer, lesquels, en rencontrant ceux de Giovanni, ont un dernier resplendissement d’étoiles.

Un sourire divin de mélancolie entr’ouvre ses lèvres exsangues.

Elle s’empare d’une des mains du jeune homme qu’elle presse dans les siennes :

— Mon Giovanni, soupire-t-elle, je t’ai trop aimé !… Dieu me punit… j’ai chassé l’Algonquine de chez moi… Elle est digne de toi…

Maintenant Giovanni pleurait…

Daim-Léger, debout, immobile, éclairant ce spectacle lugubre de sa torche, ressemblait à une statue.

— Johanne, sanglota Giovanni, taisez-vous, de grâce, nous vous guérirons.

— Non, mon aimé, c’est la fin !… Mais, puisque tu me refuses ton amour, je meurs contente, ayant reçu dans mon sein cette arme qui t’eût donné la mort !…

Si vous revoyez mon père, priez-le qu’il me pardonne… et dites-lui que Johanne de Castelnay est morte en fille de preux.

La moribonde, à présent, parlait avec une extrême difficulté.

— Ensevelissez mon corps sur cette éminence, continua-t-elle. Vous planterez une croix sur ma fosse… afin que le passant chrétien… y laisse tomber une prière… pour le repos de l’âme de celle qui a trop aimé…

Réunissant tout ce qui lui restait de vie dans ce geste, elle étendit ses deux bras pour attirer vers ses lèvres assoiffées d’amour la tête de Giovanni à qui elle donna un de ces longs baisers qui contiennent toute une éternité de bonheur et de fidélité.

À ce moment, comme si le Ciel lui-même l’eût envoyé, le Père Déziel passa près du groupe, en compagnie de deux Hurons. Il venait de Montréal et se rendait à Québec en canot. Le missionnaire et les Indiens étaient descendus à terre pour se reposer.

Le père Déziel, de la Compagnie de Jésus, qui comptait quarante ans d’apostolat dans les forêts de la Nouvelle-France, était un noble vieillard à longue barbe blanche. On l’avait attaché deux fois au poteau de torture. Son corps était couvert de cicatrices, ses doigts étaient mutilés. Une large balafre traversait sa joue droite. À la place de ses cheveux, on voyait une espèce de casque en métal ; il avait subi le supplice du scalp.

Giovanni quand il aperçut le missionnaire alla au-devant de lui :

— Mon révérend père, dit-il, c’est Dieu qui vous envoie. Cette jeune fille n’attend plus que l’absolution du prêtre pour quitter la terre.

Après que le père Déziel eût entendu l’aveu des fautes de la chrétienne repentante, il sortit une hostie d’une custode en argent qu’il portait sur son cœur. Daim-Léger et les deux autres Indiens s’agenouillèrent.

Giovanni soutint contre sa poitrine la tête blonde de Johanne, et le missionnaire donna la communion de l’Homme-Dieu à celle qui dans quelques instants allait mourir à la vie du monde, à ses illusions, à ses souffrances.

Le vent qui s’élevait éteignit le flambeau de Daim-Léger.

Alors cette scène grandiose dans sa tristesse ne fut plus éclairée que par les reflets de la lune et des multitudes d’étoiles dont la clarté tombant en plein sur les traits de Johanne faisait ressortir étrangement la beauté, rayonnante encore dans l’agonie, de la fille des Croisés.

Soudain Johanne ouvrit tout grands les yeux ; ses lèvres esquissèrent un sourire qui finit par un bâillement.

Elle n’était plus.

Tandis que l’apôtre de la foi récitait les oraisons suprêmes, Giovanni ferma les yeux de la morte et joignit ses mains sur sa poitrine.

Les prières finies, Daim-Léger chargea le corps sur ses épaules.

Précédé du père Déziel, suivi de Giovanni et des deux Indiens, il se rendit à l’éminence qui dominait le fleuve où Johanne avait demandé de dormir de son dernier sommeil.

Les Indiens creusaient une fosse avec des hachettes qu’ils portaient à leur ceinture.

Le missionnaire, imposant avec sa haute taille, ses cicatrices et sa barbe patriarcale, priait, tout droit, le visage tourné vers les flots noirs striés d’une raie d’argent.

Giovanni était assis, adossé à un chêne immense dont la ramure s’étendait en dôme protecteur au-dessus de la fosse.

Il tenait appuyée contre sa poitrine la dépouille de celle qui l’avait aimé jusqu’à lui sacrifier sa jeunesse et sa beauté.

De loin, on eût dit deux amants pressés l’un contre l’autre, laissant chanter leurs cœurs extasiés, et redisant, au sein de cette nature sauvage et enchanteresse, l’éternel et toujours nouveau refrain d’amour.

En face, le fleuve-roi aux flots calmes, dans la nuit claire semblait garder le silence religieux de la mort, et sur toute la rive, les arbres courbaient leurs fronts majestueux devant ce spectacle imposant.

Johanne et Giovanni n’étaient pas des amants qui échangent, ravis, des verbes d’enivrement et d’espérance dans les trésors que la vie fallacieuse promet à la jeunesse enthousiaste.

Non, il n’y avait là qu’un jeune homme, qui, malgré ses tendres années, avait souffert toute une vie, et une morte que les joies et les promesses d’un bonheur apparent n’avaient pas empêchée de s’élancer à la poursuite d’une affection insaisissable. Impuissante à vaincre la cruauté du destin, elle avait été fauchée dans tout l’épanouissement de ses grâces et de sa jouvence.

Ah ! le bonheur n’est-il donc qu’un leurre, qu’une ombre fugace et trompeuse après laquelle nous courons sans cesse, sans que nous la puissions jamais atteindre ?

Ou bien le mortel est-il un être insatiable pour qui le bonheur n’existe pas, pour qui un désir assouvi est aussitôt remplacé par un autre ?

Heureux les peuples qui n’ont pas d’histoire ; heureux les hommes qui n’ont ni amour ni ambition !

Aimer, c’est souffrir ; être ambitieux, c’est souffrir, puisque l’homme n’est qu’une bête affamée que la mort seule peut rassasier et délivrer de ses souffrances !…

La fosse était prête.

Les Indiens y descendirent le cadavre enveloppé dans une couverte.

Avec un tremblement dans la voix le père Déziel dit : « Repose en paix, âme chrétienne ! »

Et la terre tomba, tomba, sur la dépouille de celle qui avait été la brillante Johanne, le dernier rejeton des Castelnay.

Après que la fosse eût été comblée, Giovanni coupa deux branches de bouleau qu’il lia avec une courroie. Il en fit une croix qu’il planta sur le tombeau.