L’Algèbre d’Al-Khârizmi et les méthodes indienne et grecque/Introduction

L’ALGÈBRE D’AL-KHÂRIZMI

ET
LES MÉTHODES INDIENNE ET GRECQUE.


Il est admis à peu près universellement parmi les historiens des mathématiques que Mohammed ben Mouça Al-Khârizmi, chargé par le khalife Al-Mâmoun d’initier les Arabes à la science mathématique telle que la possédaient les Hindous, a fidèlement rempli sa mission et consigné dans ses écrits les principes et les méthodes de cette science, et c’est persuadés de la légitimité de cette croyance que les savants qui se sont le plus occupés de l’histoire du développement des mathématiques sous l’influence des Orientaux, Woepcke, Sédillot, MM. Cantor, Th. Henri Martin et autres[1], se sont crus autorisés à apprécie les méthodes indiennes d’après les ouvrages d’Al-Khârizmi qui sont parvenus jusqu’à nous.

Ces savants, du reste, avaient été confirmes dans leur opinion par les notes dont Rosen a accompagné son édition, faite à Londres en 1831, de l’Algèbre de Mohammed ben Mouça. Dans ces notes en effet, il cite parfois, en sanscrit, des passages empruntés à l’Atchârya[2] Bhâskara, lesquels sont assez bien d’accord, ou du moins paraissent l’être[3], avec les doctrines et les procédés de l’auteur arabe. Ils ont cru sans doute, en voyant ces citations faites dans le langage original par Rosen, celui-ci au courant du système des Indiens, et ils ont accepté de confiance toutes ses assertions, qui se trouvaient d’accord, du reste, avec la tradition musulmane.

Il n’eût pourtant pas été difficile aux écrivains dont je parle de se faire une idée exacte des méthodes indiennes en se reportant tout simplement au bel ouvrage de Colebrooke : Indian Algebra with mensuration, où se trouvent traduits avec une très-grande exactitude scientifique, et expliqués au moyen d’emprunts fort judicieux faits aux commentateurs indigènes, les traités authentiques de Bhâskara (xiie siècle) et de Brahmagoupta (viiie siècle), ce dernier un peu antérieur par conséquent à Al-Khârizmi. Ils n’auraient pu manquer de reconnaître, comme je l’ai fait moi-même, que les citations de Rosen, et en particulier celle qui concerne la résolution de l’équation trinôme du second degré, sont empruntées non pas au Traité d’Algèbre (Vîjagaṇita) de Bhâskara, mais à la Lîlâvatî, c’est-à-dire au Traité d’Arithmétique dédié à une femme[4] par cet auteur, traité qui ne devait, par conséquent, fournir qu’un procédé rapide, empirique, mécanique même si l’on veut, pour atteindre rapidement, arithmétiquement, à la solution de problèmes dont l’énoncé donnait lui-même l’équation à résoudre[5]. Dans le Vîja-gaṇita ils auraient rencontré, expliqués dans le plus grand détail, des procédés de préparation et de résolution de l’équation du second degré entièrement différents des procédés suivis par les Arabes et particulièrement par Al-Khârizmi, leur maître à tous ; et en voyant ces mêmes procédés et les méthodes qui y conduisent se retrouver au moins en germe (le laconisme du texte ne permet pas d’y voir davantage, mais ce germe porte bien déjà tous les caractères spécifiques propres à le faire reconnaître) chez Brahmagoupta, ils auraient, je n’en doute pas, été convaincus comme moi que Mohammed ben Mouça Al-Khârizmi n’a nullement consigné dans son Traité d’algèbre le principe de la science mathématique telle que la possédaient ses contemporains de l’Inde, et nous pouvons même ajouter ses prédécesseurs, aujourd’hui que la publication par M. Kem d’un ouvrage d’Âryabhata (vie siècle)[6] nous donne le moyen de vérifier que déjà ce patriarche des mathématiciens indiens possédait les mêmes notions, et sur bien des points pratiquait les mêmes procédés que nous voyons développés et expliqués de plus en plus clairement par ses successeurs et disciples.

Je me propose, dans les pages qui vont suivre, d’établir ce fait d’une façon irréfutable en ce qui concerné les principes de l’algèbre. J’aborderai peut-être un jour une démonstration analogue pour l’arithmétique, et particulièrement le calcul des fractions ; mais je n’ai point encore entre les mains les documents nécessaires, entre autres le Traité Algorismi de numéro Yndorum qui contient, dit-on, la doctrine de Mohammed ben Mouça sur cette science. Pour le Traité d’algèbre, nous possédons le texte arabe, en une édition assez imparfaite, il est vrai[7], mais enfin que nous pouvons regarder comme suffisamment authentique pour en conclure les méthodes et les notions scientifiques de l’auteur. Aussi ai-je choisi ce traité pour en faire l’objet de ma première étude critique.

Je passerai successivement en revue les points suivants :

1° Manière de considérer et de traiter les termes affectés des signes + et – qui entrent dans les expressions algébriques ;

2° Moyens employés pour passer de l’équation primitive d’un problème, c’est-à-dire de l’énoncé traduit en langage algébrique, à l’équation finale, celle d’où, par un procédé quasi mécanique, le même pour tous les problèmes, on tire la valeur de i’inconnue ;

3° Mode particulier de résolution de l’équation complète du second degré ;

4° Interprétation de la double solution de cette équation dans le cas où elle en a deux positives.

Je ne m’occuperai que des problèmes à une seule inconnue, puisque Al-Khârizmi n’a pas abordé dans son livre de questions où il en entre plusieurs.

J’exposerai d’abord les doctrines de Mohammed ben Mouça sur chacun de ces points, en citant toujours à l’appui le texte original, et discutant, toutes les fois que la chose me paraîtra nécessaire, la valeur des termes dont il fait usage. Ceci me paraît d’une grande importance : les expressions choisies par un écrivain créateur, comme Âl-Khârizmi, d’un vocabulaire scientifique, permettent souvent d’apercevoir quelle est au fond l’idée qui l’a conduit au choix de ces expressions, et, par conséquent, de se rendre compte, jusque dons les plus intimes détails, de ses notions scientifiques. Je démontrerai ensuite, par des citations empruntées à Bhâskara, que l’École indienne avait, sur les points en question, des manières de voir et des pratiques entièrement opposées à celles de l’auteur arabe. Je montrerai que ces manières de voir et ces pratiques existaient déjà dans l’école du temps de Brahmagoupta, et même d’Âryabhaṭa, et par conséquent qu’Al-Khârizmi eût pu, s’il en avait pris la peine, s’assimiler ces notions. Pour les extraits de Bhâskara et d’Âryabhaṭa, je pourrai donner également le texte original ; j’aurais bien désiré, pour les motifs exposés plus haut, pouvoir en faire autant à l’égard de Brahmagoupta ; mais par malheur le seul manuscrit renfermant l’ouvrage de cet auteur (le Brahma-Siddhânta) que nous possédions à Paris s’arrête à la fin de la seizième section, et c’est dans la dix-huitième seulement que se trouve le Traité d’algèbre. J’ai donc dû me borner à faire mes citations d’après la version anglaise de Colebrooke, dont l’exactitude n’est pas douteuse, ainsi que j’ai pu m’en convaincre d’après les parties dont je possède le texte original, c’est-à-dire tout l’ouvrage de Bhâskara et les chapitres de Brahmagoupta lui-même relatifs à l’arithmétique et à la géométrie. Seulement, comme l’anglais de Colebrooke n’est pas l’œuvre même de l’écrivain indien, je me bornerai à en donner tout de suite la traduction française.

Je dois avertir aussi que dans mes citations d’Al-Khârizmi je me permettrai souvent, pour raccourcir son texte un peu trop prolixe, d’employer la notation des nombres en chiffres, et de faire usage des signes algébriques retrouvés pur Woepcke dans deux manuscrits de l’auteur espagnol Al-Qalçâdi, sur lesquels il a publié une notice étendue dans le Journal asiatique en 1854. Je m’en servirai uniquement parce que ces signes sont adaptés à l’écriture arabe au milieu de laquelle ils ne jurent pas, et qu’ils me fournissent le moyen, je le répète, d’avoir un texte plus court et plus facile à lire.

La comparaison que j’établirai, comme il vient d’être dit, entre les notions scientifiques d’Al-Khârizmi et celles de l’école indienne démontrera sans peine qu’il n’appartient pas à cette dernière. Mais ce n’est pas là la seule chose que je prétends prouver : je veux faire voir encore qu’il est purement et simplement disciple de l’école grecque ; et à cet effet, à la suite de chacune des questions énumérées ci-dessus, je citerai également des textes empruntés à Diophante, et se rapportant aux mêmes sujets. L’identité absolue des manières de voir et des méthodes de l’algébriste alexandrin et de celles de l’auteur arabe démontrera, je l’espère, la vérité du second côté de la question que je désire établir.

Et à ce propos, qu’on me permette d’exposer ici ma profession de foi sur deux points de l’histoire de la propagation des mathématiques :

1° L’influence des Grecs sur la civilisation indienne postérieure à notre ère est un fait historique tellement bien établi qu’il n’est plus possible de le nier aujourd’hui, et, dans l’état actuel de nos connaissances, on doit penser que des notions importées de la Grèce ont servi de base aux mathématiques comme à l’astronomie telle que nous la voyons traitée par les auteurs indiens dont les ouvrages sont arrivés jusqu’à nous. Mais tandis que les Grecs étaient en géométrie d’une force qui nous étonne tous les jours, et en calcul les ignares que l’on sait, pour qui une simple multiplication était une tâche des plus pénibles, les Indiens, au contraire, ont été peu habiles géomètres, même après les leçons qu’ils ont pu recevoir des Grecs, tandis qu’ils ont eu pour le calcul une disposition naturelle toute particulière, ainsi qu’il ressort des exemples bien connus de calculs compliqués effectués par eux à des époques qui remontent jusqu’à une antiquité quasi légendaire. Les premières notions de l’algèbre leur ont été également, je l’admets jusqu’à plus ample informé, apportées de la Grèce, et je pense en avoir retrouvé un indice dans l’emploi de quelques termes techniques que je relèverai plus loin. Mais tandis que les Grecs ne faisaient rien, même en algèbre, sans le secours de la géométrie, et qu’en particulier ils n’étaient arrivés à la résolution de l’équation du second degré que géométriquement, les Indiens au contraire ont donné, et de très-bonne heure, au côté purement spéculatif et abstrait du calcul un développement des plus remarquable ; il s’est formé une véritable École indienne qui a perfectionné et simplifié les opérations de l’arithmétique, et introduit en algèbre des conceptions d’une généralité et d’une élévation que nous sommes tout étonnés de trouver chez eux à une époque où l’Occident tout entier se traînait encore dans des considérations étroites et absolument terre à terre. Ces idées leur seraient-elles venues, soit directement, soit par l’intermédiaire des Perses, de Babylone où les découvertes modernes, d’accord avec la tradition historique, nous font entrevoir que les connaissances mathématiques avaient atteint déjà un degré de perfectionnement assez remarquable ? La chose est possible ; mais en tout cas les Indiens auraient su s’assimiler ces connaissances et nous les conserver, ce qui constituerait à soi seul un assez beau titre de gloire pour l’école indienne.

2° On a fait valoir en faveur de l’origine indienne de l’algèbre d’Âl-Khârizmi ce fait que Diophante, le seul auteur grec à nous connu qui ait écrit sur cette science, n’a été traduit en arabe que postérieurement, à Mohammed ben Mouça. Mais d’abord, de ce que Diophante n’était pas traduit en arabe, il n’en résulte pas d’une manière absolue qu’il n’ait point été connu dans l’empire des Khalifes, et notre auteur aurait pu lire ce traité soit en syriaque, soit peut-être en pehlevi, soit même en grec. Puis, d’un autre côté, il est bien établi aujourd’hui que Diophante n’est pas l’inventeur de l’algèbre : son livre n’est pas un traité didactique d’un art nouveau, mais simplement une application de cet art à la solution de certains problèmes de la théorie des nombres, et les éléments d’algèbre qui se trouvent dans son introduction ne sont et ne peuvent être qu’un de ces résumés, de ces rappels de la méthode que tous les auteurs, même de nos jours, sont dans l’usage de faire figurer en tête de leur livre pour venir en aide à la mémoire du lecteur. Il n’esf donc pas impossible que les principes de l’algèbre grecque aient été connus des Arabes, et surtout des Persans bactriens au milieu desquels était né, comme son surnom l’indique. Mohammed ben Mouça Al-Khârizmi. Quoiqu’il en soit, sa méthode est purement grecque : c’est un fait qui s’impose avec toute la brutalité ordinaire d’un fait.

Ces préliminaires établis, j’aborde l’étude des différentes questions que j’ai énumérées plus haut.

  1. Je ne nomme point ici M. Chasles, bien que ses travaux sur l’histoire des mathématiques soient sans conteste les plus justement estimés, parce que, comme il ne possède pas les langues orientales, ni même quelques-unes des langues modernes de l’Europe dans lesquelles ont été écrits plusieurs ouvrages contenant les documents originaux de la question, il a dû s’en rapporter au témoignage d’autrui, et les reproches que j’adresse à ses conseillers ne sauraient lui être adressés personnellement.
  2. On nomme habituellement cet auteur Bhâskarâtchârya, et c’est ainsi que Colebrooke le désigne dans son Algebra of the Hindoos. Mais âçârya आचार्य n’est qu’un titre honorifique qui signifie quelque chose comme « docteur », et il convient de débarrasser de cette finale encombrante le nom de notre personnage, qui devient bien plus coulant sous sa forme simple भास्कर Bhâskara.
  3. Je reprends plus loin une des citations de Rosen, celle qui concerne la résolution de l’équation trinôme du second degré, et je fais voir que, même dans le texte dont il s’agit, l’auteur emploie certaines expressions qui sont purement indiennes, nullement arabes.
  4. Lîlâvatî, qui sert de titre au traité d’arithmétique de Bhâskara, veut dire « charmante ». Les énoncés de problèmes donnés dans cet ouvrage sont adressés tous à une femme à qui l’auteur prodigue les plus gracieuses épithètes dont le vocabulaire de la galanterie orientale est si riche.
  5. Tout ceci sera démontré plus loin lorsque j’étudierai ce procédé de résolution, afin de faire ressortir les notions d’une généralité étonnante que possédaient les mathématiciens indiens.
  6. Nous connaissons aujourd’hui très-exactement l’âge d’Âryabhata par le distique suivant inséré au chapitre iii de l’Âryabhaṭîyam.

    षष्ट्यब्दानां षष्टिर्यदा व्यतीतास्त्रय ? युगपादाः ।
    त्र्यधिका विंशतिरब्दास्तदेह मम जन्मनी ऽतीताः ॥१०॥


    Shasty-abdânâm shastir yadâ vyatîtâs trayaç ca yuga-pâdâh,
    Try-adhikâ vinçatir abdâs, tadé-ika mama janmano tîtâs.

    Quand soixante fois soixante ans
    Et trois yougas ont sonné, sans doutance
    J’ai pu compter vingt et trois ans
    xxxxDe ma propre existence.

    L’auteur était donc né en l’an 3600 — 23 = 3577 kali-youga. Or l’ère actuelle des Indiens, qui répond à l’an 78 de notre ère, a commencé, suivant Brahmagoupta cité par Colebrooke ( Introduction, p. xliij), en l’an 3179 du kali-youga, dont la première année tombe donc en 3101 ou 3102 avant J.C. ; par suite, Âryabhata est né en 3577 — 3102 ou 475 de notre ère, et a pu commencer à écrire à partir de l’an 500. Le journal de l’École polytechnique contiendra, dans son prochain numéro, un essai de traduction du chapitre ii de l’Âryrabhatîya où sont exposés les principes d’arithmétique, de géométrie et d’algèbre rédigés par cet antique auteur.

  7. On sait que cette édition a été faite par Rosen d’après un seul manuscrit tellement peu soigné qu’il ne portait même pas les points diacritiques, c’est-à-dire (j’ajoute ceci pour la satisfaction des lecteurs qui ne connaissent point l’écriture arabe) les points à l’aide desquels on distingue, par exemple, un b d’un t, d’un th, d’un n ou d’un y, un r d’un x, un f d’un q, etc. J’aurai plus loin à tirer argument de cette imperfection du texte.