Librairie Beauchemin, Limitée (p. 118-124).


L’Aiglon s’agenouilla auprès de sa mère…

ÉPILOGUE


Nicolas détacha lui-même la ceinture du jeune homme. Ce n’était plus celle du gamin de quatorze ans où l’enveloppe avait jadis été fixée, mais une large bande de cuir d’où pendait un fétiche, petite sculpture en bois représentant un aigle ; cousu à l’intérieur de la ceinture, on découvrit un pli, en peau de chamois, solidement cacheté, que Nicolas ouvrit d’une main tremblante. Il y trouva deux feuilles de papier jauni, couvertes d’une écriture fine et soignée.

Ce fut Marilou qui lut, à haute voix, le récit du chasseur chaouanon, que le père Membré y avait relaté presque mot à mot. Ce document établissait, sans le moindre doute, pour Nicolas et pour sa femme, l’identité de l’Aiglon Blanc : c’était bien là leur enfant, le frère jumeau de Pierre, enlevé de son berceau par un Iroquois, à l’âge de six mois !

Marguerite s’agenouilla en pleurant auprès de son fils retrouvé ; elle saisit sa main et la couvrit de baisers et de larmes, et, dans un cri du cœur, remercia Dieu de lui avoir rendu son enfant. Nicolas, tremblant d’émotion, Pierre et Marilou, stupéfaits et attendris, se rapprochèrent du lit de l’Aiglon, toujours inconscient.

« Maman, n’as-tu pas du vin, ou quelque stimulant ? Ça le ramènerait peut-être plus vite ! »

Marchant comme dans un rêve, Marguerite sortit de la chambre et revint au bout d’un moment avec un verre d’eau-de-vie. On en fit avaler quelques gouttes au blessé. L’effet fut instantané… il ouvrit les yeux, vit les regards anxieux de ceux qui l’entouraient, et sourit… Ce sourire, c’était le sourire de Pierre Barbier ! La ressemblance commençait à se faire voir !

Pierre, prenant le verre, y ajouta un peu d’eau et s’approchant, souleva le patient et lui dit :

« Bois ! »

L’Aiglon but tout le contenu du verre et en ressentit un renouveau de vie.

Doucement, à cause de sa faiblesse, Marguerite l’entoura de ses bras maternels et l’embrassa avec une tendresse indicible. L’Aiglon, étonné, la regarda :

« Nicol ! Nicol ! dit-elle, tu es mon fils !

— Et le mien, dit Nicolas, l’embrassant à son tour.

— Tu es mon frère, fit Pierre, lui serrant la main.

— Mon frère à moi aussi, ajouta Marilou. »

L’Aiglon, retrouvant enfin sa voix, leur dit :

« L’Aiglon est fier de tes paroles, famille de Visages-Pâles, il voudrait…

— Tu n’es pas l’Aiglon ! s’écria la mère, tu es notre fils, volé par un Iroquois, quand tu étais bébé ! »

L’Aiglon, galvanisé par ces paroles, se dressa sur son séant :

« Qui a dit cela ? fit-il gravement.

— Ce papier écrit par le père Membré que tu nous as fait trouver dans ta ceinture… Tu savais, n’est-ce pas, ce que le père y avait écrit ? demanda Nicolas.

— Il m’avait dit : « C’est l’histoire de ta petite enfance » ; mais cette histoire, je la sais : c’est le Génie des airs qui…

— Mais non, mais non ! interrompit Pierre ; ce récit, veux-tu le lire ?

— Je ne sais pas lire, dit l’Aiglon.

— Alors, écoute, dit Marilou, tu vas entendre ce qui est écrit sur ces feuilles » :

D’une voix claire, bien que coupée par l’émotion, la jeune fille lut jusqu’au bout, nomma les signataires : « Nika (sa croix), Cavelier de La Salle, Henri de Tonty, Zénobe Membré, prêtre, franciscain », puis la date : « juin 1683, au fort Saint-Louis des Illinois »…

L’Aiglon avait écouté comme en extase… Il jeta un cri de ravissement ! Tout s’éclairait dans son passé obscur ! Il tendit les bras à ses parents, et ce fut un moment de bonheur ineffable.

De part et d’autre on expliqua les derniers événements ; puis l’Aiglon raconta un peu sa vie d’enfant, son séjour au fort Saint-Louis, sa capture au moyen d’un lasso et ses années de captivité dans la bourgade du Loup Noir.

Le signe rouge, formant un N, fut de nouveau palpé et examiné.

« Ah ! le brave père Membré ! s’écria Nicolas ; quelle reconnaissance nous lui devons d’avoir eu la pensée d’écrire ces lignes et de te faire promettre de les garder !

— Je m’explique maintenant, dit le jeune homme, la prière qu’il m’avait appris à dire » ; et il la répéta aux siens émus et émerveillés.

Puis, le nouveau Nicolas déclara qu’il se sentait bien mieux, et en état de se lever… Instinctivement, il chercha des yeux sa ceinture et sa parure de plumes blanches… Mais Pierre lui dit :

« Attends, tu n’es plus un Indien, tu es mon frère, Français, comme nous tous. Emmène Marilou, maman ; papa et moi, nous resterons pour la toilette de Nicol ! »

Dès que la porte fut refermée, l’Aiglon se leva ; il chancelait un peu ; Nicolas, croyant avec raison qu’il avait besoin de nourriture, alla vite s’en procurer, et ce fut, pour le convalescent, un excellent tonique.

Il était absolument de la même taille que Pierre. Celui-ci lui fit endosser son costume des dimanches : des bas, des souliers, une chemise, un pantalon et un veston. Restait la tête… Ces longs cheveux huilés, ça jurait avec les habits de civilisé… Pierre partit de la chambre et revint avec une cuvette d’eau chaude et des ciseaux… Nicolas coupa lui-même la chevelure de son fils, donna à sa tête la même forme que celle de Pierre, puis l’Aiglon lava ses cheveux dans la cuvette, les assécha et se regarda dans une petite glace suspendue au mur.

« Ce n’est plus l’Aiglon, dit-il, en riant, c’est toi, Pierre !

— Non, dit le père, dont la joie rendait la voix un peu rauque, ce n’est pas Pierre, c’est Nicolas, mon Nicolas, enfin retrouvé !

— Père, répondit celui-ci, avec une affection émue, père, je suis heureux ! Et maintenant, allons rejoindre maman ! »

Nicolas passa d’abord, puis les deux frères se tenant par le bras, firent leur entrée. Marguerite, délirante de bonheur, ne pouvait que répéter :

« Mon Nicol ! mon Nicol ! Merci, mon Dieu ! »

L’Aiglon s’agenouilla auprès de sa mère, lui baisant les mains, lui demandant pardon d’avoir douté…

« Cher enfant, tu ne savais pas ! dit-elle, mais maintenant, le mystère est éclairci !

— Et moi ? dit Marilou. Mon grand frère ne m’a pas encore embrassée !

— Chère petite sœur ! dit celui-ci avec un baiser.

— Et tu en as une autre, dit la jeune fille, une vraie, celle-là !

— Une autre sœur ?

— Oui, Francine ! L’aînée de la famille ; elle est mariée, elle demeure à Québec, dit Nicolas. Marilou est notre fille adoptive.

— Oui, reprit Marilou, maman Marguerite m’a prise dans ses bras, quand j’étais bambine et seule au monde, et le bon Dieu l’a récompensée en lui rendant son Nicol ! »

L’Aiglon manifestait une joie d’enfant à toutes les nouvelles découvertes qu’il faisait dans sa famille retrouvée, et il s’efforça d’en adopter promptement les coutumes ; ce lui prit tout de même un certain temps pour se faire à l’habitude de porter des vêtements, de s’asseoir sur les chaises, de coucher dans des draps blancs et de manger à table comme les autres civilisés. Il cherchait à se nommer Nicolas au lieu de l’Aiglon, mais ce dernier nom, on l’aimait bien dans la famille et on le lui donnait souvent.

La nouvelle de la fin tragique, survenue deux ans auparavant, de Cavelier de La Salle et des autres membres de l’expédition du Mississipi, était parvenue aux habitants de Lachine. L’Aiglon fut désolé d’apprendre que ces amis et protecteurs de son adolescence avaient été assassinés au Texas. Henri de Tonty seul avait pu retourner en France.

Les jours n’étaient pas assez longs pour la famille réunie. De part et d’autre on avait tant de choses à raconter. Francine, ravie de la grande nouvelle, annonçait son arrivée prochaine.

« Que de travaux je vais pouvoir entreprendre, maintenant, avec deux grands garçons pour m’aider ! disait Nicolas.

— Plus d’obstacles insurmontables, non plus, déclarait Pierre, en riant, à cause de l’agilité du Génie des airs ! »

« Maman, dit l’Aiglon un jour, est-ce que ça te chagrine que je garde un si bon souvenir de mon père adoptif, le Grand Aigle ?

— Non, bien sûr, cher enfant ; c’est l’Iroquois qui t’a enlevé que nous avons lieu de honnir !

— Ce chef illinois, dit le père, je respecte sa mémoire ; il t’a sauvé d’un sort infiniment plus triste et plus misérable ; il t’a aimé, protégé, sa femme te croyait vraiment son fils… Et Nika, le chasseur chaouanon, n’a fait que te prendre à ton second ravisseur pour te donner à de bons parents adoptifs… Je serai toujours reconnaissant à ce chef indien pour la manière dont il a pris soin de toi !

— Oui, dit Pierre, il t’a élevé à être franc et intrépide.

— Et à défendre les pauvres filles attaquées par les Iroquois, fit Marilou.

— De toute cette épopée merveilleuse de notre cher fils, dit Marguerite, il reste un fait saillant : il ne faut jamais perdre confiance en la bonté de Dieu !

— C’est vrai, dit gravement Nicolas, ne l’oublions jamais ! »


C’est l’hiver à Lachine ; le pauvre village dévasté commence à renaître de ses cendres. Voici le matin du premier janvier, le premier Jour de l’An de l’Aiglon dans sa famille française. À table, tous les membres sont réunis : Francine, venue de Québec avec son mari, un sergent du régiment de Carignan ; Marilou, joyeuse et jolie comme un rayon de soleil ; les deux jumeaux, assis l’un près de l’autre, se ressemblant extraordinairement… Marguerite et Nicolas, vieillis et un peu courbés, mais si heureux, regardent leurs enfants avec une émotion contenue. À la fin du repas, rendu gai par les saillies de tout ce jeune monde, Nicolas se leva :

« Mes enfants, dit-il, je suis un défricheur, je ne sais pas faire des discours ; mais ce bienheureux Jour de l’An nous trouve enfin tous réunis ! Je demande à Dieu de vous bénir, ainsi que votre mère ; et pour toi, mon fils Nicolas, jeune Aiglon revenu au nid, que cette bénédiction s’étende aux dix-neuf longues années pendant lesquelles nous avons pleuré ton absence ! »

Levant alors sa main rugueuse de travailleur et courbant sa tête blanche, Nicolas esquissa un geste de bénédiction que tous reçurent avec respect.

Marilou se leva, prit la carafe et remplit les verres. Pierre s’écria joyeusement :

« Vive l’année nouvelle ! Vivent le meilleur des pères, la plus adorée des mères ! Vive Francine et son brave militaire, vive Marilou aux yeux bleus ! Mais, surtout, aujourd’hui, buvons à la santé de mon frère jumeau, jadis l’Aiglon Blanc des Illinois, mais redevenu Nicolas Barbier, de Lachine, un véritable Canadien français ! »

F I N


La Maisonnette,

 Lac des Pins, août 1938.