Librairie Beauchemin, Limitée (p. 114-117).


« Ciel ! Regarde Nicolas ! Regarde ! Sur son bras droit, au-dessus du coude, ce signe rouge… ! »

XVI

L’enveloppe de cuir


Lorsque l’Aiglon ouvrit les yeux, il faisait grand jour ; il était couché sur un lit et plusieurs personnes le regardaient avec anxiété.

Sa tête lui faisait très mal ; il ferma de nouveau les yeux, mais il entendait ce qui se disait autour de lui.

« Bien sûr, il parle français, dit une voix d’homme ; le brave garçon est venu nous mettre en garde, juste à temps ! Grâce à lui, nous avons tous la vie sauve ! Et tu dis, Marilou, qu’il faisait partie des tueurs ?

— Il était avec eux, je crois ; mais quand le démon rouge m’a saisie, celui-ci a sauté dessus et l’a étranglé pour l’empêcher de me tuer ?

— Ce n’est certainement pas un ennemi, fit une voix douce. Comme sa peau est fine et blanche ! Et il n’a pas de bariolages rouges et jaunes sur la figure !

— Et cette petite moustache, reprit une jeune voix masculine, ça semble étrange chez un Indien !

— Va-t-il mourir, papa Nicol ? fit une voix inquiète.

— Je n’en sais rien, je ne crois pas ; mais il a reçu un rude coup à la tête ; il est inconscient depuis près de quarante-huit heures !

— Dame, la bûche était lourde ! Je l’ai lancée à ma force pour arrêter le couteau de l’Iroquois, mais je ne voulais pas frapper celui-ci, qui venait de me sauver ! »

L’Aiglon, dans sa faiblesse, voulait pourtant leur expliquer sa conduite ; il leva le bras, essaya de parler…

« Ciel ! s’écria une voix, regarde, Nicolas ! Regarde ! Sur son bras droit, au-dessus du coude… ce signe rouge…

— Qui es-tu ? fit alors une voix tremblante d’émotion, tandis qu’un homme à cheveux blancs se penchait sur lui, qui es-tu, toi qui es venu nous sauver de la hache de l’Iroquois ? »

L’Aiglon ouvrit les yeux et dit faiblement :

« Je suis l’Aiglon Blanc, fils du Grand Aigle, chef illi… » Mais ses forces le trahirent, il ferma de nouveau les yeux et murmura : « Dans ma ceinture… une enveloppe… » Il ne put continuer, de nouveau il avait perdu connaissance.


Le soir de la sanglante incursion iroquoise, la famille Barbier était restée assez tard dehors, à cause de la chaleur écrasante qui précéda l’orage. Nicolas et Pierre restèrent à fumer même après que Marguerite et Marilou fussent entrées pour regagner leurs chambres. (La maison avait, depuis quelques années, été agrandie et entourée d’une véranda.) Francine manquait maintenant au foyer paternel ; elle avait épousé un militaire et demeurait à Québec.

Pierre et son père étaient entrés depuis environ une heure lorsque l’orage éclata avec des roulements de tonnerre. Nicolas fit le tour des fenêtres, et c’est alors qu’il aperçut celui qui venait l’avertir du danger.

Aux paroles de cet ami inconnu, la famille s’était cachée dans une cave, sous la cuisine ; croyant Marilou avec son père et sa mère (la cave était dans l’obscurité complète), Pierre avait refermé la trappe. En entendant ses cris de détresse, il voulut aller à son secours, mais les assaillants avaient poussé les meubles dans la pièce et la trappe fut impossible à soulever.

Puis le silence fit craindre un malheur… mais il y eut encore des piétinements, puis des meubles repoussés, puis le silence encore, et la trappe de la cave put s’entr’ouvrir sous la main de Pierre…

Il vit Marilou, blanche comme un drap, s’appuyant, défaillante, au mur de la chambre… Deux Indiens, non loin d’elle, gisaient par terre, sans mouvement…

Pierre saisit la jeune fille dans ses bras et la porta dans la cave, refermant complètement la trappe. Longtemps on attendit… Après des heures d’angoisse, on se risqua à sortir… Quelques survivants de l’horrible massacre, venus pour s’informer de leur sort, firent aux Barbier le récit des horreurs de la nuit ; Lachine, dans la lueur sinistre de l’incendie, était devenue silencieuse, les victimes étaient mortes, les Iroquois fuyaient avec des prisonniers, ou s’en allaient vers le nord porter ailleurs leurs tomahawks rougis par le sang des paisibles villageois. La maison Barbier, un peu isolée dans son petit bocage, était une des rares demeures qui se trouvèrent épargnées, grâce à la sagacité et au dévouement de l’Aiglon.

Nicolas et Pierre prirent le corps de l’Iroquois et le jetèrent à la rivière. L’Indien blanc n’était pas mort, et la famille, reconnaissante à cet inconnu de lui avoir sauvé la vie, avait voulu le soigner. Après lui avoir enlevé ses armes, on l’avait couché sur le lit de Pierre, et, depuis la veille, on lui appliquait des compresses froides sur la tête, pour lui faire reprendre connaissance.

C’est alors qu’ils étaient tous les trois auprès de lui que l’Aiglon avait entendu leurs voix et essayé en vain de leur parler.