Librairie Beauchemin, Limitée (p. img-40).


Là aussi, se dressait un totem.

V

L’Aigle du Rocher


Le lendemain, le soleil se leva radieux et le grand explorateur sortit fort matin de son abri rustique :

« Quel pays enchanteur ! murmura-t-il à demi-voix, c’est encore l’avril et c’est chaud comme juillet en France ! »

Il regarda autour de lui avec admiration ; ces rives verdoyantes que baignent les ondes salines du golfe, cette terre couverte de verdure semi-tropicale, ces vastes champs où le maïs pourrait blondir, et là-bas, à l’horizon, ces grands caps rocheux, à cimes inégales, taillés dans le roc, et qui, dans le lointain, donnent l’illusion de vieilles tours à bords crénelés… à travers le brouillard matinal, les huttes et les wigwams[1] des villages indiens dessinent le pittoresque de leurs formes coniques ou arrondies. Partout, dans la sauvage verdure naissent des fleurs à couleurs vives ; au pied des palmiers et des cocotiers des touffes de chèvrefeuille étalent leur floraison rose ; un parfum grisant remplit l’air ; des oiseaux à plumage éclatant volent çà et là, parmi les branches… quel éden que ce coin de l’immense et merveilleux domaine dont vient d’être dotée la Couronne de France !

La Louisiane d’aujourd’hui n’est que l’un des États-Unis d’Amérique, mais la Louisiane de Cavelier de La Salle « s’étendait des Alléghanys aux Rocheuses, du Lac Érié au golfe du Mexique ; elle comprenait de vastes pays à sol et à climat différents, des déserts, des savanes, des prairies, des monts neigeux, des centaines de rivières, des fleuves splendides et une nombreuse population indienne de tribus diverses. »

Accompagné de Nika, La Salle partit en tournée d’exploration dans les villages. Les tribus de ce pays s’éloignaient d’ordinaire dès l’automne et émigraient plus au nord, à cause des grandes chasses ; au bout de quelques mois, elles revenaient et s’installaient de nouveau pour le printemps et l’été.

Nika et son chef passèrent à travers des bourgades dont les demeures ne ressemblaient guère à celles des Hurons et des Montagnais ; c’était des huttes de bois rond, assez grandes, contenant parfois deux ou trois feux : plusieurs familles y habitaient ensemble. Quelques wigwams se voyaient cependant parmi les autres logis.

« Qu’est-ce donc que ces poteaux, plantés çà et là, dans divers cantonnements ? demanda La Salle, désignant un pilier assez élevé, et orné de dessins bizarres sculptés dans le bois.

— Ce sont des totems, répondit Nika ; l’animal de ce nom qui les surmonte est le fétiche de ces tribus ; quelques familles de chefs, cependant, y mettent, au-dessus du totem, leur propre emblème. »

À une assez grande distance du camp français, ils s’engagèrent dans un sentier étroit longeant la base d’un cap pierreux ; là aussi se dressait un totem, surmonté, cette fois, par l’effigie d’un aigle aux ailes déployées. La Salle s’arrêta pour en considérer les rustiques sculptures où figuraient des manitous, des animaux, des lances, des flèches.

« Ce totem indique l’entrée du petit domaine de l’Aigle du Rocher, dit le Chaouanon ; cette hutte là-bas est celle de mon ami ; il s’est isolé à cause de sa grande fierté.

— Le père du jeune athlète d’hier ?

— Lui-même ; allons lui faire visite !

— Je veux bien », dit l’explorateur.

Ils gravirent une petite montée, passèrent à travers une double haie de hautes fougères, puis sous d’énormes cocotiers ; ils furent alors en vue de la hutte.

« Nika ! » s’écria une voix joyeuse… et un jeune garçon, sautant d’une haute branche, se trouva soudain devant eux.

« Hé, petit Aiglon, tu te perches toujours comme les oiseaux ! N’aimes-tu pas à fouler la terre ?

— Sans doute, mais ça va si vite en passant par les branches !

— Tu es agile, mon garçon », fit La Salle en langue huronne.

L’Aiglon ne comprenant pas, Nika dut servir d’interprète :

« Le Visage-Pâle me fait honneur répondit l’Aiglon, regardant La Salle sans méfiance, je gage que ses fils peuvent en faire autant ! »

Cavelier sourit sans répondre.

« Comment va l’Aigle du Rocher, ce matin ? » dit Nika.

Comme la veille, la figure de l’adolescent s’assombrit :

« Le loki[2] est venu deux fois, dit-il ; la morsure du serpent a causé des ravages.

— Pouvons-nous le voir ?

— Hé[3], il t’attend ; le Visage-Pâle sera aussi le bienvenu.

— Va nous annoncer, mon gars », fit le chasseur.

L’Aiglon partit en courant et revint presque aussitôt :

« Venez », dit-il.

Suivi de Nika, Cavelier de La Salle pénétra à l’intérieur du logis : sur un grand lit de branches, un Indien reposait, à demi couché ; près de lui se tenait une squaw[4], immobile et attentive.

« Étranger, je te salue, fit le malade, portant la main à son front, et toi Nika, mon ami ; soyez tous deux les bienvenus chez l’Aigle du Rocher qui ne peut se lever pour vous accueillir !

— Tu connais donc la langue huronne, Grand Aigle, tu t’es douté que je la connaissais aussi !

— Mon fils m’a dit que tu étais un Français ; dans mes voyages avec mon ami huron Kondiaronk, j’ai jadis rencontré Ononthio Frontenac !

— L’Aiglon a bien grandi depuis ma dernière visite, dit Nika, s’adressant à l’Indienne dans l’idiome du pays.

— Hé, fit celle-ci, avec orgueil, il sera grand comme son père et leste comme son parrain le Génie des airs !

— C’est vrai, son agilité est extraordinaire », dit le Chaouanon.

Tandis que La Salle conversait avec l’Aigle, dans le langage imagé des Hurons, il observait avec intérêt l’intérieur de la hutte. Celle-ci contenait deux feux, mais la famille de l’Aigle l’occupait seule. L’entrée était l’unique voie par laquelle pouvaient pénétrer l’air et la lumière ; de solides perches de bois soutenaient la toiture ; des peaux de buffle couvraient le plancher de terre durcie ; des armes rustiques : lances, harpons, arcs, haches, ornaient les murs ; au-dessus du lit de l’Indien, une toute petite sculpture de bois représentait, comme au totem, un aigle aux ailes ouvertes. L’Illinois, lui-même était un colosse : son air un peu hautain, ses traits accentués, sa longue chevelure toute blanche, lui conféraient un air de noblesse, un aspect vraiment patriarcal : il semblait heureux de causer avec le Français, rappelant le souvenir de ses voyages passés… mais, soudain, sa figure cuivrée pâlit, il cessa subitement de parler et une contraction violente agita ses membres… la convulsion passée, son visage devint un peu déformé, ses yeux, fixes d’abord, se fermèrent… tout ceci n’avait duré que quelques moments.

« Vois donc, dit en français, Cavelier au chasseur, il semble rigide et inconscient ! »

Mais l’Indienne, saisissant le changement survenu chez le malade, se précipita vers lui… il ouvrit les yeux :

« Aiglon Blanc, » murmura-t-il.

Déjà Nika avait appelé l’enfant et celui-ci arrivait surpris, désolé.

La Salle s’était retiré un peu, ne voulant pas troubler par sa présence, cette scène de famille ; sortant de sa poche une petite gourde d’eau-de-vie, il dit au chasseur :

« Ceci pourrait peut-être le ranimer ; donne-le à la femme.

— Veux-tu essayer l’eau-de-feu ? dit Nika, se rapprochant de l’Indienne.

— Je n’en ai pas !

— En voici ; essaie de lui en faire avaler quelques gouttes. »

La femme prit la gourde et la porta aux lèvres du moribond, elle réussit à lui en faire prendre une gorgée. Il se redressa soudain, galvanisé par l’effet de l’alcool :

« Femme, dit-il, femme fidèle, l’Aigle va te quitter !

— Ho ! Non ! Non ! gémit celle-ci.

— Aiglon Blanc, continua l’Indien, dont la voix faiblissait, tu seras toujours brave, fier,… jamais perfide… jure-le !

— L’Aiglon le jure, ô père, dit gravement l’adolescent, les yeux pleins de larmes.

— Je meurs, femme… je meurs… le serpent… ho… »

Un spasme convulsif le secoua… il retomba lourdement, il était mort !

Les deux visiteurs ne savaient trop que faire ; La Salle voulut dire à l’Indienne quelques mots de sympathie mais elle ne l’entendit même pas ; elle s’était jetée sur le cadavre de son mari et gémissait avec désespoir, tandis que l’Aiglon, accablé par son chagrin filial, se tenait droit et immobile au chevet de son père.

Nika s’approcha de l’adolescent et passa son bras autour de ses épaules :

« Tu étais son ami, fit l’Aiglon, tu sais combien il était bon !

— C’est un grand chef qui disparaît, dit gravement le chasseur ; je pleure avec toi le fier Aquipanetin[5] l’Aigle du Rocher, le plus valeureux des Illinois ! »

Le surlendemain avaient lieu les funérailles et La Salle y assista. Toutes les tribus voisines étaient venues rendre hommage au chef de la nation illinoise.

Les cérémonies se déroulèrent suivant les rites anciens, puis, d’après l’usage établi dans le pays, on procéda à la disposition du cercueil ; celui-ci, au lieu d’être mis en terre, fut placé sur de solides échafaudages, à une trentaine de pieds de hauteur. — Cette coutume avait été adoptée à cause des loups qui ravageaient souvent les cimetières. — Lorsque vint le moment suprême, la tombe rustique étant solidement placée et recouverte de gravier et de roches qui devaient lui servir de lest et de protection, la famille et les amis, au moyen d’une sorte de pontage temporaire, devaient monter, tour à tour, pour un dernier adieu au chef défunt. Les amis défilèrent d’abord, puis les cousins, puis le fils et enfin la veuve. Celle-ci, folle de douleur, chercha vainement à se cramponner au cercueil recouvert, puis, la voix rauque, elle s’écria :

« Grand Aigle, Grand Aigle ! Me voici ! Je viens ! » Se redressant tout à coup, elle tendit les bras et se précipita du haut de l’échafaudage… elle s’écrasa sur le sol pierreux… la mort fut instantanée.

« Pauvre jeune Aiglon Blanc, murmura La Salle, impressionné, le voilà doublement orphelin ! »


  1. Huttes indiennes.
  2. Loki ou saki : médecin, sorcier.
  3. Oui.
  4. Indienne.
  5. Un chef sioux a aussi porté ce nom.