Librairie Beauchemin, Limitée (p. img-32).


« Le plus bel Illinois de sa tribu, je gage ! »

IV

La découverte


L’indomptable énergie de Cavelier de La Salle ne s’était jamais amoindrie, malgré les périls, les défections, les misères et les obstacles incroyables qu’il avait rencontrés ; la pénurie d’argent avait causé bien des retards, et de nombreuses injustices étaient venues accroître les difficultés qui se dressaient sur ses pas, mais jamais l’explorateur n’avait senti faiblir son courage, il surmontait obstinément toutes les difficultés. Fort de sa conviction, il était parti des Chutes Saint-Antoine, avec une quinzaine de compagnons, et devait en rejoindre d’autres, Français et Indiens, à son arrivée au fort Miami. Le voyage, commencé à l’automne, se poursuivit à travers des cours d’eaux immobilisés par la glace, la terre était partout blanche de neige, mais rien ne décourageait les hardis explorateurs. Chaussés de raquettes, ils marchaient bravement, tirant après eux des traîneaux improvisés sur lesquels ils avaient entassé provisions et bagages, et placé les canots dont ils espéraient bientôt se servir.

Ils atteignirent le fort Miami en décembre, y trouvèrent les compagnons convenus et un guide de la nation des Chaouanons. Après quelques jours de repos, ils se mirent de nouveau en route ; traversant la rivière Chicago, ils descendirent en longue caravane un des bras congelés de la rivière Illinois, arrivant au bourg dévasté des Indiens de ce nom. Ce village, jadis populeux, était désert, portant les traces de la dévastation iroquoise… pas un wigwam intact, pas un Indien à perte de vue… À partir de cet endroit, les voyageurs purent prendre les canots et ils suivirent le cours de la grande rivière Illinois, libérée de glaces. Au début de février, ils avaient atteint le Mississipi.

Là, encore, il fallut s’arrêter à cause des glaces mouvantes qui encombraient l’immense fleuve ; mais, au bout d’une semaine les eaux fougueuses coulaient librement et sous les ordres de La Salle, la petite flottille en commença la périlleuse descente.

Les explorateurs côtoyèrent des régions inexplorées, où broutaient des troupeaux de buffles, qui en paraissaient les seuls occupants ; ils firent escale et durent camper en plusieurs endroits, puis s’arrêtèrent chez les Natchez, adorateurs du soleil. Le chef de cette nation les reçut en grande cérémonie ; cet Indien se disait le frère du dieu Soleil ; La Salle et ses hommes furent conduits à un temple rustique où brûlait le feu sacré, gardé par deux anciens. Les nombreuses femmes du chef se tenaient auprès de lui, soulignant chacune de ses phrases de hurlements d’admiration ; ces cris étaient répétés par les guerriers, ce qui causait un tintamarre extraordinaire… c’était la manière un peu bizarre, de ce peuple, de témoigner de ses intentions pacifiques !

Plusieurs autres peuplades furent moins hospitalières, quelques-unes même, hostiles, mais rien ne troublait les explorateurs ; après un temps d’arrêt, ils reprenaient les canots et continuaient leur dangereuse exploration du fleuve géant.

Alors que les voyageurs étaient campés pour un jour ou deux sur les rives du pays des Chaouanons, environ un mois après leur départ de chez les Illinois, un des membres de l’expédition disparut ; il se nommait Pierre Prudhomme. La Salle ordonna des recherches et on finit par retrouver le malheureux, à demi-mort de faim et de misère ; il s’était égaré dans les immenses forêts qui entouraient le camp… La Salle fit construire un abri sommaire, on y soigna le malade, qui reprit ses forces, mais cet incident causa un retard de deux semaines dans le voyage. L’abri fut entouré de palissades élevées à la hâte et on lui donna le nom de « fort Prudhomme » en souvenir de cette aventure.

Les canots s’étaient remis en route ; depuis deux mois, Cavelier de La Salle conduisait son expédition vers un but incertain, mais il avait foi en son étoile… Avril était venu ; la température glaciale du départ s’était muée graduellement en un air tiède et printanier… mais toujours les voyageurs ne voyaient devant eux que ce fleuve… ce fleuve qui semblait sans issue, lorsque, soudain, par une matinée claire et douce, les rives s’élargirent, une fraîcheur saline remplit l’atmosphère… La Salle jeta un cri de triomphe ! Ils avaient atteint l’eau salée… la mer ! C’était l’immense golfe du Mexique qui baignait les rives fertiles d’un pays inconnu jusqu’alors aux Européens.

On atterrit ; à peu de distance de l’embouchure de la rivière, on planta une colonne marquée aux armes de la France et sur laquelle furent inscrites les paroles suivantes :

« Louis le Grand, roi de France et de Navarre,
« règne, le neuvième avril 1682. »

Des vivats et des salves de mousqueterie saluèrent cet événement ; puis on planta une croix, et un drapeau fleurdelisé, et on entonna le « Te Deum » et le « Domine salvum fac Regem ». La Salle prit solennellement possession du pays au nom de la France, et il lui donna le nom de « La Louisiane » en honneur du grand Louis XIV.

Sitôt le camp installé, l’explorateur dut se renseigner sur les habitants de la région.

Les Indiens qui peuplaient cette vaste contrée étaient de races différentes, mais vivaient assez paisiblement ensemble. Ils ne semblèrent pas hostiles aux Français, mais plutôt curieux de voir ces hommes blancs dont les bâtons lançaient le tonnerre. Ils s’assemblèrent en grand nombre pour venir les regarder.

La Salle les accueillit, leur offrit le calumet et chercha à les convaincre de ses intentions pacifiques. Il s’intéressa à leurs villages et promit d’aller les visiter. Leur langage était différent de ceux des autres races que La Salle connaissait assez bien.

Le guide chaouanon que La Salle avait avec lui depuis le départ du fort Miami, était un chasseur du nom de Nika. Cet homme, d’une rare intelligence, avait été en maintes circonstances, un auxiliaire précieux pour les membres de l’expédition ; il connaissait presque tous les dialectes des diverses nations indigènes et il était un voyageur extraordinaire. Chose étrange pour un Indien, il avait toujours voyagé par terre, surtout dans les pays au sud du sien, car les Chaouanons, fort superstitieux, refusaient de descendre le Mississipi dans leurs canots, parce que cette partie de la rivière était hantée, disaient-ils, par des monstres et des génies malfaisants. Mais dans cette région, nouvelle pour les Français, Nika était déjà venu par voie de son pays et de celui des Chickasas ; il fut surpris d’y arriver par eau, et sans avoir rencontré de monstres effroyables, comme le disait la légende indienne. Dans ses conversations avec La Salle, il avait parlé de ce pays, sans se douter que le Mississipi y conduisait, mais ses paroles avaient confirmé, dans l’esprit de l’explorateur, la conviction de ce débouché, et les événements venaient de lui donner raison.

La Salle se fit accompagner par lui dans les visites qu’il fit aux différentes bourgades.

Dans un centre illinois, où ils arrivèrent avec plusieurs de leurs compagnons, leur passage suscita une animation inaccoutumée parmi les habitants de ce bourg. Les Indiens se massèrent devant eux, examinant avec curiosité ces hommes barbus, à peau blanche, vêtus étrangement, parlant une langue inconnue et portant des armes bizarres, armes dangereuses dont ils faisaient sortir à volonté la foudre et la mort… Les gamins d’alors, comme ceux d’aujourd’hui, s’esquivaient du logis paternel, grimpant sur les huttes et dans les arbres pour dominer la foule des curieux. Leur agilité était remarquable ; l’un d’eux, surtout, s’élançait de branche en branche, avec une légèreté extraordinaire et atteignait presque la cime des arbres pour s’y percher.

« Vois donc ce gamin, Nika, fit La Salle, on dirait qu’il vole !

— Je le connais, celui-là, dit le chasseur, regardant le grimpeur. Attends, chef, je vais l’appeler ; il descendra sans doute nous parler.

— Hé, Aiglon Blanc ! continua-t-il, faisant un porte-voix de ses deux mains, tu ne viens donc plus voir tes amis ? »

L’adolescent prêta l’oreille, regarda à ses pieds l’homme qui lui parlait et le reconnut soudain. Il descendit lestement plusieurs branches, puis sauta d’une telle hauteur que La Salle croyait qu’il allait se rompre le cou… mais les jambes nerveuses du jeune Indien fléchirent à peine lorsqu’il toucha le sol.

« Nika ! Nika ! » s’écria-t-il joyeusement s’élançant vers le guide et portant la main à son front en guise de salut.

« Hé, jeune Aiglon, dit celui-ci, je pensais que tu m’avais peut-être oublié !

— Pas de danger ; tu es mon grand ami ; nous parlons souvent de toi au wigwam !

— Comme tu as grandi, Aiglon Blanc ! Et tiens, voici un autre ami, un Français, Chef La Salle ! »

Le gamin hésita, regarda gravement l’explorateur semblant analyser son attitude, puis, satisfait, il porta de nouveau la main à son front.

« Où sont tes parents ? demanda Nika, je n’ai pas vu l’Aigle du Rocher depuis notre arrivée ici. »

La figure de l’enfant s’assombrit :

« Père est malade, dit-il, mordu par un serpent… mère ne le quitte pas !

— J’irai le voir demain, dis-le lui de ma part.

— Je n’oublierai pas, à demain ! fit l’Aiglon, et il s’élança de nouveau dans les arbres.

— Quelle agilité ! s’écria La Salle, le suivant des yeux avec curiosité.

— Et quelle force, aussi, reprit le chasseur ; as-tu remarqué, chef, ses muscles développés, ses mollets nerveux, ses épaules solides ?

— En effet, il est planté, ce garçon ! Sa peau n’est pas très cuivrée, on la dirait seulement hâlée du soleil… ses parents sont-ils de race différente ?

— Non ; tu les verras d’ailleurs demain, si tu le désires.

— J’irai volontiers avec toi voir l’Aigle du Rocher », dit La Salle, lorsque le chasseur lui eut expliqué les circonstances.

Ce soir-là, en fumant sa pipe, auprès de son feu de camp, un peu à l’écart suivant son habitude, La Salle revoyait par la pensée, ce jeune athlète indigène, dont le corps, à peine cuivré, n’avait pour tout vêtement qu’un court pagne de cuir et dont les muscles des bras et des jambes semblaient d’acier. Il se rappelait sa figure d’un ovale régulier, ses traits gracieux, sa chevelure sombre tombant droite et huilée sur les jeunes épaules ; sur la poitrine de l’adolescent, un tatouage bien marqué dessinait un aigle à ailes mi-déployées ; une mince lanière de cuir encerclait le front enfantin et supportait deux plumes blanches et droites, qui formaient la parure du jeune Indien…

« Quel tableau ! songea l’explorateur ; il est à peindre, ce petit ! le plus bel Illinois de sa tribu, je gage ! »