Librairie Beauchemin, Limitée (p. img-21).


« À vos futures découvertes ? » dit l’officier, levant son verre.

II

Des visiteurs


Sur la route poudreuse qui traversait le petit bourg, deux hommes à cheval passaient rapidement. Soudain, l’un d’eux arrêta sa monture et sauta lestement sur le sol. L’autre, qui l’avait un peu devancé, se retourna et voyant son compagnon debout auprès de son cheval, fit volte-face et le rejoignit.

« Qu’y a-t-il ?

— La selle ne tient plus en place, la sangle est brisée.

— Nous sommes presque rendus, pouvez-vous la réparer ?

— Je l’espère ; ça me serait facile si j’avais un morceau de cuir pour remplacer ce bout de courroie qui vient de se rompre.

— Nous voici dans la seigneurie, reprit le premier, c’est le commencement du village, on va pouvoir vous fournir ce qu’il faut ; voici justement une maison, au fond de ce bocage, allons-y ! »

Conduisant leurs chevaux par la bride, ils arrivèrent devant une maisonnette blanche. Assise sur le seuil, une petite fille caressait les longues oreilles d’un joli lapin blanc, installé sur ses genoux.

« Bonjour, petite, ton papa est-il à la maison ?

— Non, fit l’enfant, maman est là, cependant. »

À ce moment, une femme parut à la porte ouverte ; elle tenait par la main un bambin à la mine éveillée, bien planté sur ses solides petites jambes.

« Bonjour, madame, pouvez-vous nous rendre un service ? fit l’un des visiteurs.

— Volontiers, dit-elle ; que puis-je faire, monsieur ?

— Voyez, dit-il, montrant la sangle qui pendait de la selle, il me faudrait un morceau de cuir pour réparer cela.

— Je crois que mon mari pourra trouver ce qu’il vous faut ; il est dans son champ, non loin d’ici, je vais l’appeler. »

Prenant à sa ceinture un sifflet de cuivre, retenu par un cordon passé en sautoir, elle sortit sur le seuil et siffla deux fois, le son était aigu et perçant.

Quelques instants plus tard, un colon entra :

« Tu m’as appelé, Marguerite ? Ces messieurs…

— C’est un service que nous vous demandons », expliqua le visiteur, exposant la courroie brisée.

Le colon l’examina, puis il l’apporta dans un petit hangar attenant à la maison, où l’étranger le suivit. L’autre visiteur se mit à causer avec Marguerite.

« Vous avez un moyen fort pratique d’appeler votre mari, dit-il, désignant le sifflet que la jeune femme tenait encore à la main.

— Il le faut bien, monsieur, nous sommes si souvent menacés… les Iroquois…

— C’est vrai, ce sont des voisins dangereux ! Vous avez déjà une bonne installation ici, continua-t-il, et deux jolis enfants ; quel âge a la petite ?

— Bientôt sept ans.

— Et ce beau garçon ?

— Quatre ans et demi, monsieur. »

De grosses larmes parurent dans les yeux de la mère et l’étranger se demanda la cause de cette émotion soudaine, mais par délicatesse, il feignit de ne pas s’en apercevoir.

Bientôt le mari reparut avec le second cavalier : la réparation était déjà faite. On sella de nouveau le cheval, les deux hommes reprirent leurs montures et partirent au galop, après avoir remercié le colon et sa femme.

« Qui sont-ils ? demanda celle-ci.

— Celui qui t’a parlé ici est le Sieur Cavelier de La Salle, l’autre, un officier du régiment de Carignan. Ils viennent de Ville-Marie.

— Monsieur de La Salle ? Le seigneur d’ici, alors, celui qui a une maison un peu plus loin que le fort ?

— Lui-même ; ces messieurs s’y rendent justement. L’officier m’a dit que monsieur de La Salle s’en va bientôt courir le pays pour y chercher des aventures !

— S’il veut des aventures, il n’a qu’à rester dans sa seigneurie, les Iroquois en connaissant le chemin !

— Il ne songe pas aux Iroquois ; l’officier prétend qu’il veut trouver un passage pour arriver jusqu’à la Chine, en se dirigeant par voie des grands pays de l’ouest.

— Quelle idée bizarre !

Il croit, paraît-il, qu’en suivant le cours d’une rivière découverte récemment par le père Marquette et un nommé Joliet, de Québec, (le fleuve Colbert, a-t-il dit) il trouvera un passage pour aboutir en Chine !

— Est-ce chose possible ?

— Dame, qui sait ? Le gouverneur Frontenac favorise l’expédition projetée, mais (toujours d’après l’officier) les gens ne croient pas à la possibilité de la chose, trouvent l’idée de La Salle ridicule, à tel point, que, par dérision, ils ont donné à sa seigneurie le nom de « Lachine » ; à Ville-Marie, on ne la désigne plus autrement !

— Le fleuve Colbert, as-tu dit ?

— Oui, mais les Indiens l’appellent le Mississipi.

— Monsieur de La Salle est un homme poli et réservé, dit Marguerite, il semble très sérieux… rien d’un hâbleur. Il en sait probablement plus long que ceux qui s’amusent à le railler !

— Probablement, fit le colon, en haussant les épaules, n’empêche que voici notre petite maison sur les confins de la Chine… mais, heureusement, pas la Chine des Chinois ! »

Tandis que les époux Barbier échangeaient leurs impressions au sujet des visiteurs, ceux-ci avaient rapidement continué leur route et moins d’une demi-heure plus tard, ils arrivaient à destination.

Cavelier de La Salle n’avait plus, à cette époque, la propriété complète de la seigneurie de Saint-Sulpice, mais il y avait conservé certains droits et y revenait toujours, son logis temporaire étant soit le fort, ou une maison qu’il occupait provisoirement et où il recevait les hommes qui désiraient s’engager pour faire partie de ses expéditions.

« Quels braves gens que ces Barbier, chez qui nous sommes arrêtés, dit l’officier ; ce colon n’a pas même accepté de paiement pour avoir réparé la sangle… vos censitaires, n’est-ce pas ?

— Oh, censitaires… j’en ai si peu ! Mais ces colons, braves gens, en effet ! La femme m’a paru triste, cependant, tandis que je lui parlais de ses enfants.

— Je connais la cause de sa tristesse… vous avez vu le bambin ?

— Oui, et cette jolie fillette à qui nous avons parlé en arrivant.

— Eh bien, il y a quatre ans, cette maison comptait trois enfants : la petite fille et deux garçons jumeaux… un soir d’automne, un des bébés fut enlevé du berceau où il dormait avec son frère… les parents sont convaincus que les ravisseurs étaient des Indiens… les Iroquois sont si perfides ! Le pauvre Barbier avait des larmes dans la voix en me racontant ce malheur !

— Je m’explique l’émotion de la mère… n’a-t-on jamais trouvé d’indices ?

— Jamais, m’a-t-il dit ; de longues recherches ont été faites, rien n’a été découvert !

— Quels démons que ces peaux-rouges ! J’en verrai de toutes les couleurs à mon voyage !

— Depuis quand êtes-vous en Nouvelle-France, de La Salle ? continua l’officier, vous semblez tellement jeune !

— Depuis huit ans ; j’avais vingt-trois ans lorsque je débarquai en ce pays en 1666. Mais dans cet intervalle je suis retourné en France dans l’intérêt de mes expéditions.

— Vous partez toujours dans deux semaines ?

— Toujours ! Il me tarde d’être en route ! Mais il me faut attendre des compagnons et il y a une foule de détails à régler avant mon départ ; il faut aussi que je voie Philippe LeBer, que je n’ai pu trouver à Ville-Marie, on le dit occupé à se faire construire une maison ici ; j’ai maintes questions à lui poser… En attendant, reposons-nous, et dégustons ensemble cette bouteille de vieux vin que l’on vient de m’apporter, c’est une attention de monsieur de Frontenac ; il m’a envoyé cela par un commissionnaire qui arrive de Québec.

— À vos futures découvertes, mon ami, fit l’officier, levant son verre.

— Oui, s’écria La Salle, avec feu, buvons au succès de cette expédition de laquelle j’attends de si prodigieux résultats, et puisse le ciel bénir mon vaste projet !