Librairie Beauchemin, Limitée (p. img-15).


Une rangée de petits logis compacts…

I

La maison du colon


« Francine ! Où cours-tu, petite ? Tu ne dois pas t’éloigner !

— Non, non, papa, je ne vais pas loin ! C’est mon lapin qui s’est sauvé et je cherche à le retrouver !

— Mais, il est ici, ton blanc-blanc ! Je l’aperçois blotti sous cette touffe de fougères ! Ta maman, où est-elle ?

— Dans la maison ; elle berce les frérots qui ont déjà sommeil. »

L’homme déposa près du seuil la lourde brassée de bois qu’il apportait. Un solide gaillard, ce Nicolas Barbier, le papa de Francine ; c’était un homme d’environ trente-cinq ans, au torse robuste, au teint basané par le soleil ; il avait les cheveux drus et châtains, les yeux bleus, la bouche énergique sous sa courte moustache blonde.

Nicolas, fils de modestes négociants, était natif de La Rochelle, ce vaste port de mer de la vieille France ; sa femme, une Bretonne, vaillante et fort jolie, n’avait pas hésité à le suivre lorsqu’il décida d’aller tenter fortune dans cette France nouvelle, par delà l’Atlantique, dont on racontait de si merveilleuses choses. Les Barbier devaient se rendre d’abord à un endroit appelé Ville-Marie, où monsieur de Maisonneuve avait fondé, une trentaine d’années auparavant, un établissement important, et où les religieux de Saint Sulpice, missionnaires et colonisateurs, invitaient les colons à s’établir.

Les jeunes Français quittèrent leur pays avec la petite Francine, alors âgée de deux ans. Le voyage à bord du trois-mâts fut long et pénible ; dix semaines en mer sur le voilier avaient un peu émoussé chez les voyageurs l’enthousiasme du départ… mais lorsqu’ils commencèrent à remonter le beau fleuve Saint-Laurent, ils sentirent renaître leurs espérances à la vue des rivages qui se déployaient à leurs yeux dans la richesse de leurs forêts vierges et de leur fraîche verdure… cette nature sauvage et splendide qui rayonnait sous le soleil de juillet, c’était sûrement la terre promise !

Le vaisseau fit d’abord escale à Québec, puis, de nouveau leva l’ancre, et poussé par un vent favorable, toutes voiles dehors, il arrivait à destination trente-six heures plus tard.

À cette époque, l’aspect de Montréal, que l’on appelait alors Ville-Marie, ne laissait guère prévoir que ce modeste établissement allait devenir la grande métropole canadienne ; qui donc aurait pu rêver la rapide et merveilleuse expansion et l’étonnante prospérité que lui réservait l’avenir ?

En y abordant, à un quai solide, mais rustique, on voyait « une rangée de petits logis compacts s’étendant le long d’une rue parallèle au fleuve et que l’on nommait alors, comme aujourd’hui, la rue Saint-Paul ; d’un côté, à droite, se trouvait le moulin à vent des seigneurs, moulin construit en pierre et percé de meurtrières et qui pouvait, au besoin, servir de lieu de défense ; à gauche, à l’angle formé par la jonction d’une petite rivière avec le Saint-Laurent, se dressait le fort bastionné, solide structure carrée, en pierre. Là demeuraient le gouverneur militaire de l’île et partie des soldats du régiment de Carignan. En front, et au niveau de la rue, se voyaient les enclos et les édifices du séminaire et de l’Hôtel-Dieu, fortifiés, en prévision d’attaques par les sauvages ; l’enclos de l’Hôtel-Dieu renfermait une petite église, s’ouvrant sur la rue et qui servait au culte pour tout l’établissement. Partant du fort et suivant, vers le sud, la rive du fleuve, l’on délaissait bientôt les clairières établies et l’on ne tardait pas à atteindre la forêt primitive. »[1]

Nicolas avait des lettres de recommandation ; il fut bien reçu et logé temporairement avec sa famille. Plus tard, ayant obtenu l’octroi d’une petite terre, à moins de trois lieues de la ville, à l’entrée de la seigneurie de Saint-Sulpice, les nouveaux colons s’y étaient établis, pleins de joie et de courage, forts de leur vaillante jeunesse et de leur foi en l’avenir.

Tout de suite, Nicolas s’occupa de construire une maison, pour remplacer l’abri provisoire où la famille avait passé le premier été, parmi les autres demeures de ce bourg naissant ; puis il s’était mis à défricher un lopin du sol qu’il espérait ensemencer dès le printemps suivant.

Cet endroit, fort propice à la culture, était cependant exposé aux incursions assez fréquentes des Iroquois, et les colons devaient se tenir constamment sur leurs gardes, le fusil à portée de la main, en cas d’attaque soudaine.

Depuis maintenant trois ans que les Barbier tenaient feu et lieu dans leur nouveau domaine, leur terrain comptait déjà des champs de foin et de blé, et aussi un étroit jardin potager dont la jeune femme, Marguerite, avait assumé la charge exclusive. Leur solide maisonnette, blanchie à la chaux, et blottie au fond d’un joli bocage, faisait face au grand chemin. Leur foyer dans la patrie adoptive s’était enrichi : deux autres enfants leur étaient nés, des petits jumeaux qui avaient déjà six mois et qui se nommaient respectivement Pierre et Nicolas.

Barbier, heureux mari, heureux père, travaillait sans relâche au défrichement et à la culture de sa terre ; sa femme le secondait dans la mesure de ses capacités, mais ne pouvait guère laisser les tout-petits ; Francine, très adroite pour ses cinq ans, la remplaçait parfois auprès du berceau rustique où gazouillaient les deux bébés.

C’était maintenant le début de l’automne et les journées de mi-octobre, déjà froides, faisaient présager de fortes gelées prochaines, aussi, le colon faisait-il ample provision de bois de chauffage.

Suivi de la fillette, il entra dans la maison ; elle se composait de deux pièces seulement : une petite chambre à coucher et une grande cuisine. Dans le jour, le berceau était placé dans cette dernière et Marguerite pouvait vaquer à ses occupations domestiques, tout en surveillant les bessons ; le soir on passait le berceau dans l’autre chambre où il occupait un espace restreint entre le grand lit des parents et la petite couchette de Francine.

Les jumeaux se ressemblaient extraordinairement : même chevelure châtain foncé, mêmes yeux bruns, même petit nez busqué, même bouche mignonne en bouton de rose… Pierre était un peu plus lourd que Nicolas, mais celui-ci se reconnaissait à une marque distinctive : sur le bras droit, au-dessus du coude, se voyait un signe, une minuscule marque rouge formée de trois lignes qui dessinaient presque parfaitement la lettre N ; ce qui faisait dire à Marguerite que bébé Nicolas avait choisi l’initiale de son nom dès son arrivée en ce monde !

« Ils dorment, les gaillards, fit le père à demi-voix.

— Oui ; vois donc comme ils deviennent beaux et forts les chéris… ils ressemblent un peu à Francine maintenant. »

Fière et heureuse la jeune mère désignait les deux petites têtes sur l’oreiller et passait sa main caressante dans les boucles soyeuses de la fillette qui s’était rapprochée.

« Tu as faim, mon homme ? continua Marguerite.

— Une faim de loup !

— Deux minutes, et nous allons souper ! »

En bonne ménagère, elle eut bientôt placé sur la table un frugal mais solide repas.

Le lendemain, le soleil devint plus chaud et dans l’air attiédi, il y avait comme un retour passager de l’été qui venait de s’enfuir : les portes du logis restaient ouvertes, les croisées laissaient pénétrer les clairs rayons de midi, et sur le seuil de la maison on s’attardait volontiers pour jouir de cette température soudain radoucie.

Après le dîner, ce jour-là, Nicolas, assis sur les marches du perron, fumait tranquillement sa pipe ; à quelques pas de lui, Francine jouait dans l’herbe jaunissante ; les jumeaux, enveloppés de leurs châles de laine, dormaient dans le berceau, et Marguerite achevait de laver et de ranger la vaisselle du repas… Soudain, la fillette tomba, et jeta un cri de douleur ; elle s’était meurtri le genou sur une roche ; la maman se précipita dehors, mais le père avait déjà pris la petite dans ses bras ; ensemble, les parents purent constater que la blessure n’avait rien de grave, et deux bons baisers eurent bientôt raison de ses larmes.

Marguerite rentra dans la maison et reprit sa besogne ; au bout de quelques minutes, elle se retourna et jeta un coup d’œil sur le berceau… stupéfaite, elle cria de toutes ses forces :

« Nicolas ! Nicolas ! »

Le mari, étonné, parut aussitôt.

« Quoi donc ? fit-il.

— Mon bébé, mon Nicol… où est-il ? »

Le colon s’approcha du berceau… un seul bébé y dormait, les petits poings fermés…

« Mon bébé ! Mon bébé ! gémissait la mère éperdue, qui donc a pu me le prendre ?

— Les méchants sauvages, peut-être ? dit Francine en tremblant.

— L’enfant a raison, dit gravement Nicolas, c’est un coup des Iroquois !

— Mais par où sont-ils entrés ? Nous étions ici tous les deux ! » s’écria la pauvre mère en pleurant.

Nicolas faisait le tour de la pièce, regardant de tous côtés ; la porte de la chambre à coucher était ouverte ; il courut à la fenêtre, ouverte aussi… Là, sur le plancher gisait une chaussette minuscule… le père s’en empara, et découvrit ensuite, s’attachant à la boiserie assez rude de la croisée, quelques brins de laine blanche… Le rapt était manifeste !

Saisissant son fusil, il s’élança dehors, criant à sa femme de fermer portes et fenêtres.

À travers ses sanglots, Marguerite priait Dieu de lui rendre son enfant ; serrant sur son cœur sa fillette en larmes et le petit Pierre qui venait de s’éveiller, la pauvre mère passa des heures effroyables…

À la tombée du jour, le colon revint, la figure défaite, l’air morne et découragé ; il prit sa femme dans ses bras sans parler, embrassa ensuite Francine et le bébé, et se laissa choir, triste et fatigué, sur un escabeau dans la cuisine.

« Tu n’as rien vu ? fit Marguerite, d’une voix blanche.

— Rien ! Nulle piste à suivre ! J’ai couru pendant des heures ! J’ai interrogé les voisins… personne n’a vu le ravisseur ! Un gamin, cependant, a cru voir rôder, par ici, deux Indiens, hier ; il n’était pas très sûr… J’ai averti tout le monde autour de nous et demain, au petit jour, nous ferons une battue générale ; deux soldats du nouveau fort nous accompagneront, et nous partirons dix hommes à la recherche du voleur de notre enfant ; les autres hommes resteront ici, seront armés et feront la garde ; il ne faudra pas sortir, femme, ni toi, Francine… N’ouvre pas, non plus, avant de savoir si c’est l’un de nous qui frappe… Prenons courage, ma pauvre Margot !

— Je serai brave, dit Marguerite, refoulant ses larmes, je veux t’aider à être courageux ! Mais, hélas ! Toi aussi, tu vas courir un danger et je serai doublement inquiète ! Mon Dieu, mon Dieu ! Mon petit Nicol chéri, rendez-le moi ! »

Lorsque vint le jour, les malheureux époux n’avaient pas fermé les yeux de la nuit. Le père, son fusil sur l’épaule, partit dès l’aube pour rejoindre les autres colons qui aideraient aux recherches ; la mère, les yeux creusés par les pleurs et par l’angoisse de l’attente, dut s’occuper de son bébé et aussi calmer le chagrin de Francine et son tremblement effrayé. Les heures passèrent traînantes, interminables pour la pauvre femme désolée… Le soir vint, elle berça le petit Pierre, fit coucher Francine, et s’assit auprès d’eux, égrenant fiévreusement son chapelet. Ce ne fut qu’à la nuit qu’elle entendit frapper :

« C’est moi, femme ; ouvre, c’est moi, Nicolas !

— Enfin », s’écria Marguerite, se précipitant vers la porte.

Le mari entra sans prononcer une parole, remit le verrou sur la porte, regarda tristement sa femme et ouvrit les bras… celle-ci comprit et s’y jeta en sanglotant…

Les recherches se poursuivirent pendant longtemps ; on ne put jamais découvrir le moindre indice du passage de l’Indien ; il s’était sans doute caché dans les broussailles, avait dû se hisser jusqu’à la fenêtre ouverte et entrer dans la chambre à coucher, puis, profitant du moment où la mère s’était élancée dehors, au cri de Francine, il avait pu saisir sa proie et s’enfuir par la même fenêtre ; celle-ci donnait sur le petit potager, à l’arrière de la maison ; le ravisseur avait dû filer par là et en moins de trois minutes, il avait pu gagner le grand bois, si peu éloigné de ce côté du logis…

La désolation des parents fut extrême ; mais Marguerite était courageuse ; son âme de croyante et de Bretonne lui fit bravement accepter la vie, pour soutenir son mari, qui se montrait stoïque, et aussi pour le bonheur de son foyer ; Francine et Pierre ne devaient pas souffrir…

Les mois passèrent sans apporter de changement à la situation ; les parents avaient repris leurs occupations ; Francine grandissait, le bébé apprenait à marcher, à parler. Nicolas se livrait à son rude travail de défricheur ; on ne l’entendait pas se plaindre, mais sa forte chevelure était déjà striée de fils d’argent ; il ne chantait plus, comme autrefois, à l’ouvrage, et Marguerite avait perdu le gai visage où rayonnaient sa jeunesse et son bonheur…

Chaque soir, en embrassant le petit Pierre, elle lui faisait joindre ses menottes roses et balbutier :

« Jésus Dieu, ramenez-nous mon frérot ! »

Et Francine, à genoux, répétait la même prière.



  1. Adapté de Parkman