Charpentier & Fasquelle (p. 151-206).
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ACTE IV

LES AILES MEURTRIES


Le rideau s’ouvre, au murmure des violons et des flûtes, sur une fête dans les Ruines Romaines du parc de Schœnbrunn.

Ces ruines sont, naturellement, aussi fausses que possible ; mais construites par un agréable archéologue, adossées le plus heureusement du monde à une colline boisée, vêtue de mousses abondantes, caressées d’admirables feuillages, elles sont belles dans la nuit, qui les agrandit et les poétise.

Au fond, au milieu de pittoresques décombres, une large et très haute porte romaine s’arrondit, et laisse voir, en perspective, sous son arc ébréché, une avenue de gazon qui s’élève, comme un chemin de velours, jusqu’à un lointain carrefour bleuâtre, où semble l’arrêter un geste blanc de statue.

Devant cette porte s’allonge un petit vivier d’eau dormante, et des divinités de pierre se cachent dans des roseaux.

Et ce sont des colonnades à demi écroulées à travers lesquelles on voit passer des masques ; des escaliers que montent et descendent tous les personnages de la Comédie Italienne. Car la fête est costumée, la mode étant aux redoutes, aux dominos, aux capes vénitiennes, aux étranges chapeaux chargés de plumes, aux grandes collerettes, aux loups noirs barbus de dentelle, sous lesquels on aime à s’intriguer.

Deux gros orangers taillés en boules ; contre une de leurs caisses, un banc rustique.

Un peu partout, des fragments de bas-reliefs, des fûts de colonne enthyrsés de lierre, des têtes gisantes, de marbres décapités.

Les lampions sont rares et d’un vert discret de ver luisant ; on n’a pas abîmé le clair de lune.

La partie du parc réservée à la fête a été close par du treillage, et on aperçoit, à droite, la sortie, où des valets de pied remettent aux gens qui partent leurs manteaux.

À gauche, au tout premier plan, une porte de branches enguirlandées est celle d’un petit théâtre. C’est de ce côté, vers le fond, que s’étend la fête ; c’est par là qu’on danse, il arrive de la coulisse une lumière plus vive et des bouffées de musique.

L’orchestre invisible joue des valses de Schubert, de Lanner, de Strauss, — et les joue à la Viennoise, avec la plus énervante grâce.



Scène première

DES MASQUES, — puis METTERNICH et L’ATTACHÉ FRANÇAIS, — GENTZ, SEDLINSKY, FANNY ELSSLER
UN MANTEAU VÉNITIEN, à un autre, lui montrant les masques qui passent.

Quel est ce fou ?

L’AUTRE.

Quel est ce fou ?Je ne sais pas !

LE PREMIER.

Quel est ce fou ?Je ne sais pas !Ce monsignore ?

LE DEUXIEME.

Je ne sais pas !

LE PREMIER.

Je ne sais pas !Et ce mezzetin ?

LE DEUXIEME.

Je ne sais pas !Et ce mezzetin ?Je l’ignore !

UN MATASSIN, survenant.

Mais c’est délicieux !

UN GILLES.

Mais c’est délicieux !Le grand incognito !

UN POLICHINELLE, traverse le fond en courant, et saisit au vol une Marquise par la taille.

Votre oreille ?

LA MARQUISE.

Votre oreille ?Pourquoi ?

LE POLICHINELLE, mystérieusement.

Votre oreille ?Pourquoi ?Chut ! mon secret !

(Il l’embrasse et se sauve.)
UN PIERROT, assis sur un fût de colonne.

Votre oreille ?Pourquoi ?Chut ! mon secret !Watteau…

LE POLICHINELLE, repassant au fond, et saisissant par la taille une Isabelle.

Votre oreille ?

LE PIERROT.

Votre oreille ?… eût aimé ces fuites de basquines…

L’ISABELLE, au Polichinelle.

Pourquoi ?

LE POLICHINELLE, mystérieusement.

Pourquoi ?Chut ! mon secret !
Pourquoi ?Chut ! mon secret !(Il l’embrasse et se sauve.)

LE PIERROT.

Pourquoi ?Chut ! mon secret !… dans ce décor de ruines !

UN ARLEQUIN, qui rêve, un pied sur la margelle du bassin.

Tout est incertitude et tout est trémolo,
La musique, nos cœurs, le clair de lune, et l’eau !

(Metternich, en habit de cour sous un grand domino noir, entre avec l’attaché militaire français qui est aussi en habit et domino ; il lui explique la fête avec condescendance.)

METTERNICH.

Donc, Monsieur l’attaché d’ambassade de France,
Ici de la pénombre et du demi-silence…
(Il désigne le fond à gauche.)
Et, dans la lumière et dans du bruit, là-bas,
Le bal…

L’ATTACHÉ, admiratif

Le bal…Oh ! c’est vraiment…

METTERNICH, négligemment.

Le bal…Oh ! c’est vraiment…C’est joli, n’est-ce pas ?
(Montrant la droite.)
Par là…

L’ATTACHÉ, avec un étonnement respectueux.

Par là…Quoi ! vous daignez être mon cicerone ?

METTERNICH, lui prenant le bras, avec une affectation de frivolité.

Mon cher, je suis moins fier du Congrès de Vérone
Que d’avoir réussi ce bal dans ces jardins,
Et d’avoir mélangé tous ces parfums mondains
À cette âpre senteur nocturne et forestière !
— Donc, par là, la sortie. Au fond, le vestiaire,
De sorte qu’en partant, tout de suite, on pourra
Reprendre sa roulière, ou bien sa witchoura.
(Montrant la porte de gauche.)
Enfin, dans un salon de boulingrin bleuâtre,
Là, près de la Fontaine aux Amours, le théâtre,

Un bijou de petit théâtre, sur lequel
Des amateurs princiers vont nous jouer Michel
Et… je ne sais plus quoi… — piécette à l’eau de rose
D’un Français qui s’appelle Eugène… quelque chose !

L’ATTACHÉ.

On soupe ?…

METTERNICH.

On soupe ?…Ici.

L’ATTACHÉ, surpris, regardant autour de lui.

On soupe ?…Ici.Comment ?

METTERNICH, posant la main sur une caisse d’oranger.

On soupe ?…Ici.Comment ?Sur chaque caisson vert
Va neiger une nappe et pleuvoir un couvert !

L’ATTACHÉ, amusé.

Ah ! bah ! les orangers ?…

METTERNICH, enchanté de son effet.

Ah ! bah ! les orangers ?…Oui. Tout à l’heure on roule
Ici tous ceux du parc ; sous chaque grosse boule
Deux couples prennent place, affamés et légers…

L’ATTACHÉ.

Enfin, c’est un souper par petits orangers !
C’est admirable !

METTERNICH, modestement.

C’est admirable !Eh ! oui ! — Quant aux affaires graves…
(À un laquais.)
Allez dire que c’est assez de danses slaves !
(Le laquais sort en courant par la gauche. Revenant à l’attaché :)
Je ne les remets pas à demain, moi. Je pars
Avant souper. Je dois répondre aux Hospodars
On m’attend.
(À un autre laquais, lui désignant l’intérieur du théâtre :)
On m’attend.Les festons par là sont un peu pingres !
(Revenant à l’attaché :)
Organiser un bal, c’est mon violon d’Ingres ;
Puis, quand le bal est bien bondissant et riant,
Je vais te retrouver, Question d’Orient !

J’aime régler des sorts de peuples et des danses,
Arbitre de l’Europe…

L’ATTACHÉ, s’inclinant.

Arbitre de l’Europe…Et de ses élégances !

GENTZ, qui est entré depuis un moment avec une femme en domino, masquée, s’avançant vers eux, un peu gai.

C’est très juste !… Arbiter elegantiarum !

METTERNICH, se retournant.

Tiens ! vous parlez latin ? Qu’avez-vous bu ?

GENTZ, titubant très légèrement.

Tiens ! vous parlez latin ? Qu’avez-vous bu ?Du rhum.

METTERNICH.

On a dû, chez Fanny, rester longtemps à table !
Oh ! cette liaison !… Vous n’êtes plus sortable !

GENTZ, avec indignation.

Moi, Fanny ?… C’est fini !

METTERNICH, incrédule.

Moi, Fanny ?… C’est fini !Ah ?
(Apercevant le préfet de police qui le cherche.)
Moi, Fanny ?… C’est fini !Ah ?Sedlinsky !

GENTZ, la main sur son cœur.

Moi, Fanny ?… C’est fini !Ah ?Sedlinsky !Fini !

SEDLINSKY, à Metternich.

Un mot !
Un mot !(Il lui parle bas.)

GENTZ, continuant de parler à Metternich, qui s’est éloigné.

Un mot !Fini !

(Le domino qui était avec lui vient le prendre sous le bras. Il se retourne et changeant de ton :)

Un mot !Fini !J’eus tort de t’amener, Fanny !
Si l’on savait que grâce à moi… Quelle imprudence !
Une danseuse…

FANNY.

Une danseuse…Ici, c’est pour moi que je danse !
(Elle pirouette. L’attaché français la regarde avec admiration.)

GENTZ, vivement.

On te reconnaîtra ! Tâche de danser mal !

METTERNICH, à Sedlinsky.

Un complot, dites-vous ?

SEDLINSKY.

Un complot, dites-vous ?Pour le duc, dans ce bal.

METTERNICH, souriant.

Je n’ai plus peur…

GENTZ, suivant Fanny qui s’éloigne en dansant.

Je n’ai plus peur…Encor faudrait-il que j’apprisse
Pourquoi tu voulus tant venir ici ?

FANNY.

Pourquoi tu voulus tant venir ici ?Caprice !

(Elle sort en valsant. Gentz la suit. L’attaché français aussi.)
METTERNICH, à Sedlinsky.

Je n’ai plus peur du duc. J’ai tué son orgueil.
On ne le verra pas au bal. Il est en deuil.

SEDLINSKY.

Mais on conspire !

METTERNICH, gaiement.

Mais on conspire !Ah ! bah !

SEDLINSKY.

Mais on conspire !Ah ! bah !Des femmes.

METTERNICH, haussant les épaules.

Mais on conspire !Ah ! bah !Des femmes.Quelques pecques !

SEDLINSKY.

De grandes dames !…

METTERNICH, ironique.

De grandes dames !…Oh !…

SEDLINSKY.

De grandes dames !…Oh !…… Polonaises et Grecques :
La princesse Grazalcowich !

METTERNICH.

La princesse Grazalcowich !Grazalcowich ?…
C’est terrible !
C’est terrible !(À un laquais qui passe.)
C’est terrible !Donnez-moi donc une sandwich !

SEDLINSKY.

Vous riez ?… Chut !…

(Il lui désigne un groupe de dominos mauves qui entrent mystérieusement.)

Vous riez ?… Chut !…Fuyant l’éclat de la torchère,
Les voici, cherchant l’ombre, et chuchotant…

(Il entraîne Metternich derrière un des orangers.)



Scène II

LES DOMINOS MAUVES, — METTERNICH et SEDLINSKY, cachés.
PREMIER DOMINO, à un autre.

Les voici, cherchant l’ombre, et chuchotant…Ma chère,
Que c’est doux de courir pour lui quelque danger !

DEUXIÈME DOMINO, avec délice.

Conspirons !

TROISIÈME DOMINO.

Conspirons !Ses cheveux sont d’un or si léger !

(Ces conspiratrices ont toutes un petit accent grec ou polonais.)
LA PREMIÈRE.

Oui, ma chère, on dirait que son front s’environne
D’un halo… dans lequel commence une couronne !

UNE AUTRE.

Oh ! et son double charme inattendu, troublant,
De Bonaparte blond, ma chère, et d’Hamlet blanc !

PLUSIEURS, avec volupté.

Conspirons !

LA PREMIÈRE, gravement.

Conspirons !Mais, d’abord, à Vienne, je conseille
De faire faire, en or, chez Stieger, une abeille !

LA DEUXIÈME, impétueusement.

À Vienne ?… Ce serait tout à fait idiot !
Faisons faire à Paris cela, chez Odiot !

UNE AUTRE, solennellement.

Et je propose, moi, sur toutes nos toilettes
D’avoir toujours un gros bouquet de violettes !

TOUTES, avec enthousiasme.

Oh ! c’est cela, Princesse !

UNE QUI N’A ENCORE RIEN DIT, inspirée.

Oh ! c’est cela, Princesse !Et risquons un retour
Vers les modes Empire !

LA PREMIÈRE, vivement.

Vers les modes Empire !Oh ! le soir ! pas le jour !

UNE AUTRE.

Ah ! ma chère, ces tailles courtes sont infâmes !

TOUTES À LA FOIS.

Les ruchés !… les bouillons !… Mais, ma chère !…

METTERNICH, qui surgit en riant.

Les ruchés !… les bouillons !… Mais, ma chère !…Ah ! Mesdames !

TOUTES, avec un cri d’effroi.

Ah ! Dieu !

METTERNICH, riant aux éclats.

Ah ! Dieu !Continuez ce complot étonnant !
Conspirez !… conspirez !… ah ! ah !…

(Il sort en riant toujours, suivi de Sedlinsky. Son rire se perd. Aussitôt les conspiratrices, dispersées comme pour une fuite, se rapprochent sur la pointe du pied, se mettent en bouquet autour de celle qu’on a appelée Princesse.)

LA PRINCESSE.

Conspirez !… conspirez !… ah ! ah !…Et maintenant
Que grâce à ce petit papotage frivole
Le soupçon éveillé par Sedlinsky s’envole,
Prouvons-leur qu’auprès des Machiavels féminins
Les Metternich les plus Metternich sont des nains !

TOUTES.

Oui.

LA PRINCESSE.

Oui.Chacune sait bien, ce soir, quel est son rôle ?

TOUTES.

Oui.

LA PRINCESSE.

Oui.Disséminons-nous dans le bal !

(Les dominos mauves s’éparpillent.)



Scène III

TOUTES SORTES DE MASQUES, GENTZ, L’ATTACHÉ FRANÇAIS, FANNY ELSSLER, etc… ; puis TIBURCE et THÉRÈSE DE LORGET.
UN GROUPE DE MASQUES, poursuivant, à travers les colonnades un masque à grand nez qui se sauve.

Oui.Disséminons-nous dans le bal !Qu’il est drôle !
Ce doit être Sandor ! — Non ! non ! c’est Furstemberg !

UN CROCODILE, les arrêtant pour leur montrer quelque chose au-dehors.

Et cet ours, qui, là-bas, valse sur du Schubert !

(Toute la bande se précipite vers le côté où l’ours est signalé.)
GENTZ, qui s’est assis sur le banc, entouré de plusieurs jolies femmes, et en regardant passer d’autres.

En quoi, la triste Elvire ?

UNE COLOMBINE.

En quoi, la triste Elvire ?En étoile.

GENTZ, pour lui faire plaisir.

En quoi, la triste Elvire ?En étoile.En veilleuse.

LA COLOMBINE.

Et Thécla, l’hypocrite ?

GENTZ, riant.

Et Thécla, l’hypocrite ?En Fanchon la Mielleuse.

L’ATTACHÉ, traversant la scène à la poursuite de Fanny Elssler.

Pas moyen de savoir quel est ce domino !
Est-ce une Anglaise ?

FANNY, fuyant.

Est-ce une Anglaise ?Ya.

L’ATTACHÉ, sursautant.

Est-ce une Anglaise ?Ya.Une Allemande ?

FANNY.

Est-ce une Anglaise ?Ya.Une Allemande ?No !

(Elle disparaît. L’attaché aussi.)
LA COLOMBINE, assise près de Gentz.

Le vicomte est en Doge ?

UNE CLEOPATRE.

Le vicomte est en Doge ?Oui… grande dalmatique !…

GENTZ.

Mais alors, la baronne est en Adriatique ?

(Tiburce est entré avec Thérèse. Il est en Capitan Spezzafer. Thérèse porte une souple tunique d’un bleu glacé d’argent, sur laquelle retombent des lys d’eau et de longues herbes luisantes : elle est en source.)

TIBURCE.

Ma sœur, vous n’allez plus à Parme ?

THÉRÈSE.

Ma sœur, vous n’allez plus à Parme ?Oh ! si ! Mais pour
Voir ce bal, la duchesse a retardé d’un jour.
(Montrant une femme masquée qui passe dans le fond, accompagnée d’un homme en domino.)
C’est elle, avec Bombelles… oui… cette cape verte !

TIBURCE, d’un ton agressif

Tant mieux que vous partiez ! Noblesse oblige !… et certe
Je n’aurais plus longtemps souffert vos aparté
Avec votre petit Monsieur Buonaparte !

THÉRÈSE, hautaine.

Plaît-il ?

TIBURCE.

Plaît-il ?Nous nous vantons de ce que nos aïeules
N’aient pas, avec les rois, toujours été bégueules,
Car l’on peut ramasser un mouchoir sans déchoir
Lorsqu’un lys est brodé dans le coin du mouchoir !
Mais l’honneur ne saurait admettre une batiste
Portant la fleur ou le frelon bonapartiste.
(Menaçant.)
Malheur au fils de l’Ogre…

THÉRÈSE.

Malheur au fils de l’Ogre…Hein ?

TIBURCE, galamment ironique.

Malheur au fils de l’Ogre…Hein ?S’il croquait nos sœurs !

THÉRÈSE.

Mon frère, vous avez des mots…

TIBURCE, avec un petit salut sec.

Mon frère, vous avez des mots…Avertisseurs.

(Il s’éloigne. Thérèse le suit des yeux, puis, haussant les épaules, se joint à un groupe qui passe.)
UN OURS, entrant avec une Chinoise à son bras.

À quoi donc voyez-vous que je suis diplomate ?

LA CHINOISE.

Mais à votre façon d’arrondir votre patte !

L’OURS, tendrement.

Lorsque vous m’aimerez…

LA CHINOISE, lui donnant un coup d’éventail sur la patte.

Lorsque vous m’aimerez…Vous vendez votre peau !

(À ce moment passe une énorme personne déguisée en petite bergère Louis XV.)
TOUTES LES FEMMES, qui sont autour de Gentz.

Oh !

GENTZ, avec effroi.

Oh !Mais cette bergère a mangé son troupeau !

LE POLICHINELLE, traversant la scène en courant et saisissant la grosse bergère par la taille.

Votre oreille ?

LA GROSSE BERGÈRE, se débattant.

Votre oreille ?Pourquoi ?

LE POLICHINELLE, mystérieusement.

Votre oreille ?Pourquoi ?Mon secret !

(Il l’embrasse et se sauve. On entend sa voix, plus loin, dans les arbres, qui demande à une autre :)

Votre oreille ?Pourquoi ?Mon secret !Votre oreille ?

(Gentz et son groupe suivent le Polichinelle, très intéressés. Depuis un instant, le Duc est entré avec Prokesch. Prokesch est en habit et domino. Le Duc s’enveloppe d’un grand manteau violet. Quand le manteau s’ouvre, on le voit en uniforme blanc. Tenue de bal : bas de soie blanche et escarpins. Il tient à la main son masque, dont il s’évente nerveusement. Il s’appuie sur Prokesch qui le regarde avec inquiétude. Il a la figure défaite, le geste découragé, un pli mauvais à la lèvre. On sent que l’Aiglon traîne des ailes meurtries.)



Scène IV

LE DUC, PROKESCH
des masques passent de temps en temps.
PROKESCH, au duc.

Quoi ! parmi ces gaîtés une langueur pareille ?
Qu’a donc fait Metternich ?
Qu’a donc fait Metternich ?(Mouvement du duc.)
Qu’a donc fait Metternich ?Je vous trouve énervé !

LA CHINOISE, qui repasse avec l’Ours, remarquant un bloc de pierre qu’il porte sous son bras.

Mais que portez-vous donc sous le bras ?

L’OURS, flegmatiquement.

Mais que portez-vous donc sous le bras ?Mon pavé.

(Ils s’éloignent.)
PROKESCH, au duc.

Le complot va très bien si j’en crois plusieurs signes.
(Il tire de sa poche un billet.)
Ne m’a-t-on pas remis, ce matin, ces deux lignes ?
(Il lit.)
Dites-lui de venir de bonne heure et qu’il ait
Son uniforme sous un manteau violet !
— Prince, c’est pour ce soir, car ce billet…

LE DUC, prenant le billet et le chiffonnant entre ses doigts.

— Prince, c’est pour ce soir, car ce billet…Doit être
D’une femme qui veut au bal me reconnaître !
J’ai suivi le conseil, d’ailleurs, n’étant ici
Venu que pour chercher aventure.

PROKESCH, désolé.

Venu que pour chercher aventure.Non !

LE DUC.

Venu que pour chercher aventure.Non !Si !

PROKESCH.

Mais alors, le complot…

LE DUC, à lui-même.

Mais alors, le complot…Oh ! ce serait un crime
Que de faire monter, pays clair et sublime,

Sur ton splendide petit trône impérial
Un être de malheur, d’ombre et d’Escurial !
Et si, lorsque plus tard, je serai sur ce trône,
Le Passé m’allongeant dans l’âme sa main jaune,
Venait y déterrer, de ses ongles hideux,
Je ne sais quel Rodolphe ou quel Philippe Deux ?…
J’ai peur qu’au bruit flatteur et doré des abeilles,
Monstre qui dors peut-être en moi, tu te réveilles !

PROKESCH, riant.

Mais voyons, Monseigneur, vous êtes fou !

LE DUC, tressaillant, et avec un regard qui fait reculer Prokesch.

Mais voyons, Monseigneur, vous êtes fou !Tu crois ?

PROKESCH, comprenant l’angoisse du prince.

Bonté du ciel !

LE DUC, lentement.

Bonté du ciel !Au fond de leurs châteaux de rois,
Dans leur retraite castillane ou bohémienne,
Ils ont tous eu la leur !… Quelle sera la mienne ?…
Voyons, décidons-le ! Je me résous, tu vois.
Mais voici le moment de choisir.
Mais voici le moment de choisir.(Avec un rire amer.)
Mais voici le moment de choisir.J’ai le choix.
Des aïeux prévenants m’ouvrent le catalogue !
Serai-je mélomane ? oiseleur ? astrologue ?
Marmonneur d’oremus ? ou souffleur d’alambic ?

PROKESCH.

Je ne comprends que trop ce qu’a fait Metternich !
(Baissant la voix.)
Des malheureux Habsbourg, il vous dressa la liste ?

LE DUC.

Ah ! dame, ils ont tous eu la démence un peu triste !
Mais des parfums mêlés font des parfums nouveaux,
Et mon cerveau, bouquet de ces sombres cerveaux,
Va peut-être en produire une autre, plus jolie !
Voyons, quelle sera la mienne, de folie ?
Eh ! pardieu, mes penchants vaincus jusqu’à ce jour
Nous le disent assez : moi, ce sera l’amour !

Je veux aimer, aimer,
(De son poing fermé, il frappe rageusement sa lèvre.)
Je veux aimer, aimer,écraser avec haine,
Sous des baisers d’amour cette lèvre autrichienne !

PROKESCH.

Monseigneur !

LE DUC, parlant avec une volubilité fiévreuse.

Monseigneur !Mais, mon cher, à la réflexion,
C’est logique, Don Juan fils de Napoléon !
C’est la même âme, au fond, toujours insatisfaite,
C’est le même désir incessant de conquête !
Ô magnifique sang qu’un autre a corrompu
Et qui, voulant éclore en César, n’a pas pu,
Ton énergie en moi n’est donc pas toute morte :
Cela fait un Don Juan, lorsqu’un César avorte !
Oui, c’est une façon d’être encore un vainqueur !
Ainsi, je connaîtrai cette fièvre de cœur
Fatale, dit Byron, à ceux qu’elle dévore…
Et c’est une façon d’être mon père encore !
— Bah ! qui sait, après tout, s’il est plus important
De conquérir le monde ou d’aimer un instant ?
Soit ! soit ! c’est bien qu’ainsi finisse la Légende,
Et que ce conquérant de cet autre descende !
Soit ! je serai le reflet blond du héros brun,
Qui s’en allait les battant tous l’un après l’un,
Et tandis que je les vaincrai l’une après l’une,
Mes soleils d’Austerlitz seront des clairs de lune !

PROKESCH.

Ah ! taisez-vous, car c’est trop tristement railler !

LE DUC.

Oui, je sais bien, j’entends des spectres me crier,
Spectres aux habits bleus, tordus par la rafale :
« Eh bien ! alors, cette épopée impériale ?…
« Nos travaux, nos clairons, la gloire ?… Eh bien ! alors,
« Cette neige, ce sang, l’Histoire… et tant de morts

« Sur tant de champs où tant de fois nous triomphâmes,
« Cela te sert à quoi, petit ? » — « À plaire aux femmes ! »
C’est beau, sur le Prater, parmi les voiturins,
De monter un cheval de trois mille florins
Que l’on peut appeler Iéna ! C’est une aigrette
Certaine, qu’Austerlitz, aux yeux d’une coquette !…

PROKESCH.

Vous n’aurez pas le cœur, ainsi, de la porter !

LE DUC.

Mais si, mais si, mon cher, et je ferai monter
— Car c’est, sur un amant, une chose qui flatte ! —
L’aigle rapetissée en épingle à cravate !
(L’orchestre, qui s’était tu un moment, reprend au loin.)
De la musique !… Et tu n’es plus, fils de César,
Qu’un Don Juan de Mozart !
Qu’un Don Juan de Mozart !(Ricanant.)
Qu’un Don Juan de Mozart !Pas même de Mozart
De Strauss !
De Strauss !(Il salue gravement Prokesch.)
De Strauss !Je vais valser.
(Et pirouettant avec une gaieté désespérée.)
De Strauss !Je vais valser.Il faut que je devienne
Inutile et charmant, comme un objet de Vienne !

(Il va sortir, il s’arrête en voyant paraître l’Archiduchesse.)

Ma tante… Tiens ?…

PROKESCH, épouvanté de l’éclair trouble de ses yeux.

Ma tante… Tiens ?…Oh ! non, pas cela !

LE DUC, du coin mauvais de la bouche.

Ma tante… Tiens ?…Oh ! non, pas cela !Je veux voir.

(Et repoussant Prokesch qui s’écarte à regret, il s’avance d’un pas traînant vers l’Archiduchesse. L’Archiduchesse porte un costume très simple : jupe courte, corsage à basques, fichu, tablier, bonnet ; enfin, tout à fait pareille au fameux tableau de Liotard, elle tient avec conviction devant elle un petit plateau sur lequel sont posés une tasse de chocolat et un verre d’eau.)



Scène V

LE DUC, d’abord avec L’ARCHIDUCHESSE puis avec THÉRÈSE
LE DUC, à l’Archiduchesse, languissamment.

Oh ! le profond parfum qu’ont les tilleuls, ce soir !

L’ARCHIDUCHESSE.

As-tu vu mon petit plateau ?… J’en suis très fière !

LE DUC.

Vous êtes déguisée en ?…

L’ARCHIDUCHESSE.

Vous êtes déguisée en ?…En Chocolatière
De Dresde.

LE DUC.

De Dresde.Ra-vis-sant !… mais votre chocolat
Doit bien vous ennuyer.

L’ARCHIDUCHESSE, s’éventant avec le plateau de carton, sur lequel le verre et la tasse restent collés.

Doit bien vous ennuyer.Mais non !

LE DUC, qui s’est assis sur le banc, lui faisant place auprès de lui, avec une familiarité tendre.

Doit bien vous ennuyer.Mais non !Mettez-vous là !

L’ARCHIDUCHESSE, s’asseyant gaiement.

Eh bien, Franz ! aimons-nous un petit peu la vie ?

LE DUC.

J’aime être le neveu d’une tante jolie.

L’ARCHIDUCHESSE.

Moi j’aime être la tante, aussi, d’un grand neveu.

LE DUC.

Trop jolie.

L’ARCHIDUCHESSE, se reculant un peu sur le banc.

Trop jolie.Et trop grand !

LE DUC.

Trop jolie.Et trop grand !Oui, pour jouer ce jeu.

L’ARCHIDUCHESSE.

Quel jeu ?

LE DUC.

Quel jeu ?D’intimités tendres qui sont les nôtres.

L’ARCHIDUCHESSE, le regardant avec inquiétude.

Je n’aime pas vos yeux, ce soir.

LE DUC.

Je n’aime pas vos yeux, ce soir.Moi si, les vôtres.

L’ARCHIDUCHESSE, voulant plaisanter.

Ah ! je comprends ! ce soir, tout se masque à la cour,
Et l’amitié doit prendre un domino d’amour !

LE DUC, se rapprochant de plus en plus.

Oh ! d’abord, l’amitié, tante aux yeux de cousine,
L’amitié, de l’amour, est toujours trop voisine
Entre les tantes et les neveux, les filleuls
Et les marraines — oh ! sentez-vous les tilleuls ? —
Entre les colonels et les chocolatières
Pour qu’il n’y ait jamais d’incidents de frontières.

L’ARCHIDUCHESSE, se levant, un peu sèchement.

Je n’aime plus votre amitié.

LE DUC, la retenant par le poignet, d’une voix sourde.

Je n’aime plus votre amitié.Moi, j’aime bien
Ces sentiments auxquels on ne comprend plus rien,
Dans lesquels tout se mêle et s’embrouille…

L’ARCHIDUCHESSE, lui arrachant sa main.

Dans lesquels tout se mêle et s’embrouille…Non, laisse !
(Elle s’éloigne.)

LE DUC, boudeur.

Oh ! bien ! Si vous prenez vos airs d’archiduchesse !

L’ARCHIDUCHESSE.

Adieu, Franz !… Tu m’as fait beaucoup de peine !

(Elle sort sans se retourner.)
LE DUC, la suivant des yeux.

Adieu, Franz !… Tu m’as fait beaucoup de peine !Bah !
Dans la claire amitié cette goutte tomba,
Qui fait qu’en amour trouble elle se précipite !
Attendons !

(Il aperçoit Thérèse de Lorget qui, depuis un instant arrêtée au fond, joue distraitement à tremper dans l’eau du bassin, les longues herbes qui pendent de ses épaules. — Avec étonnement.)

Attendons !Tiens !… Comment ! Vous êtes là, petite ?

Vous ne roulez donc pas vers le ciel Parmesan ?
(Il regarde le déguisement de Thérèse)
Mais que d’herbe ! En quoi donc êtes-vous ?

THÉRÈSE, souriante et les yeux baissées.

Mais que d’herbe ! En quoi donc êtes-vous ?Je suis en
Petite…

LE DUC, se souvenant.

Petite…Ah ! oui ! c’est vrai !
Petite…Ah ! oui ! c’est vrai !(Mélancoliquement)
Petite…Ah ! oui ! c’est vrai !Sur sa roche lointaine.
Mon père, pour amie, avait une fontaine.
Elle le consolait d’un geôlier. C’est pourquoi
Il fallait qu’à Schœnbrunn, ma Sainte-Hélene à moi,
Mon âme ne fût pas tout à fait sans ressource,
Et qu’ayant le geôlier elle eût aussi la Source !

THÉRÈSE.

Vous évitiez pourtant, vers moi, de vous pencher ?

LE DUC.

Parce que je songeais à m’enfuir du rocher.
Mais c’est fini !

THÉRÈSE.

Mais c’est fini !Comment ?

LE DUC.

Mais c’est fini !Comment ?Plus d’espoir ! J’abandonne
Tout rêve !

THÉRÈSE, se rapprochant vivement de lui.

Tout rêve !Vous souffrez ?

LE DUC, d’une voix de tendresse suppliante.

Tout rêve !Vous souffrez ?Il faut qu’elle me donne,
Ma Source, — sa fraîcheur, son murmure !…

THÉRÈSE, tout près de lui.

Ma Source, — sa fraîcheur, son murmure !…Elle est là.

LE DUC, lentement.

Et même si je veux la troubler ?

THÉRÈSE, levant sur lui des yeux limpides.

Et même si je veux la troubler ?Troublez-la.

LE DUC, changeant de ton, à voix tout d’un coup basse et brutale.

Viens ce soir. Tu sais bien, la maison tyrolienne,
Sous bois, mon pavillon de chasse…

THÉRÈSE, avec un recul effrayé.

Sous bois, mon pavillon de chasse…Que je vienne ?…

LE DUC, précipitamment.

Ne dis pas non. Ne dis pas oui. J’attendrai.

THÉRÈSE, bouleversée.

Ne dis pas non. Ne dis pas oui. J’attendrai.Mais…

LE DUC, reprenant sa voix calme et triste d’enfant malheureux.

Songe combien je suis malheureux désormais
J’ai perdu tout espoir de jouer un grand rôle.
Je n’ai plus qu’à pleurer : j’ai besoin d’une épaule.

(Il a presque laissé tomber sa tête sur l’épaule nue de la Petite Source, lorsque le bruit d’un pas sur le gravier les fait se séparer vite. C’est Tiburce, drapé dans sa cape de spadassin, qui passe au fond, ayant au bras une femme. En les voyant, il cesse de causer, et arrête sur Thérèse un regard de menace. Elle lui répond d’un œil dédaigneux, et disparaît vers le bal. Tiburce, reprenant sa galante conversation, s’éloigne. Le Duc, qui n’a même pas reconnu Tiburce, appelle d’un signe un des laquais debout à la sortie de droite, et tire de son frac un feuillet de papier qu’il griffonne sur son genou.)



Scène VI

LE DUC, UN LAQUAIS, puis FANNY ELSSLER et L’ATTACHÉ FRANÇAIS.
LE DUC, tendant au laquais le mot qu’il vient d’écrire.

Au château, pour mes gens. Je ne rentrerai pas.
Je vais au pavillon. Vite quelqu’un là-bas.
Voilà. Rapporte-moi que la chose est comprise.

LE LAQUAIS, s’inclinant.

C’est tout ?

LE DUC.

C’est tout ?C’est tout. — Demain matin, la jument grise.

(Le laquais sort. Fanny Elssler, toujours masquée, repasse en courant, se retournant pour regarder si elle est poursuivie. Elle s’arrête en apercevant le Duc, dont le manteau violet laisse voir l’uniforme blanc.)

FANNY ELSSLER, s’approchant du duc, et récitant mystérieusement.

Son uniforme sous un manteau

LE DUC, sursaute, et achevant la phrase du billet reçu par Prokesch

… Son uniforme sous un manteau…violet.
(Ironiquement.)
Il était d’une femme, ô Prokesch, le billet !

FANNY, montrant au duc l’attaché français qui vient d’apparaître.

Le temps de dépister ce masque qui m’obsède,
Et je reviens !

LE DUC, souriant.

Et je reviens !J’attends.

(Fanny fuit à travers les ruines, essayant de perdre l’attaché. — Le duc se promène de long en large, et avec une sorte de rage.)

Et je reviens !J’attends.C’est mon destin ! — Je cède ! —
Aimons !

(La musique est de plus en plus énervante. Des couples passent au fond, cherchant l’ombre.)

Aimons !Ayons au cœur un furieux avril !
Aimons…
(Il montre un couple très tendre qui se dirige vers le banc.)
Aimons…comme ceux-là !… comme tous !

(Mais, soudain, il tressaille et se jette derrière un oranger, qui le cache ; car le couple parle, se croyant seul ; et dans ce couple qu’il a désigné d’un geste méprisant, il reconnaît Marie-Louise et son chambellan Bombelles.)



Scène VII

MARIE-LOUISE, BOMBELLES, — LE DUC, derrière un oranger.
BOMBELLES, continuant une conversation commencée.

Aimons…comme ceux-là !… comme tous !Était-il
Très épris ?

MARIE-LOUISE, riant.

Très épris ?C’est de lui que vous parlez encore ?

BOMBELLES.

Très épris ?C’est de lui que vous parlez encore ?Oui.

LE DUC, d’une voix étranglée.

Bombelles !… ma mère !…

BOMBELLES.

Bombelles !… ma mère !…Il vous aimait ?

MARIE-LOUISE, s’asseyant. Bombelles reste debout, un genou sur le banc.

Bombelles !… ma mère !…Il vous aimait ?J’ignore.
Mais je sentais très bien que je l’intimidais.
Même sur son estrade aux lauriers d’or pour dais,
Il se sentait moins haut que moi par la naissance ;
Alors, il m’appelait, pour prendre un air d’aisance
« Bonne Louise ! »… Eh ! mon Dieu ! oui !… C’était d’un goût !
— J’aime le sentiment !… Je suis femme, après tout !

BOMBELLES.

Avant tout !

MARIE-LOUISE.

Avant tout !C’est mon droit !
Avant tout !C’est mon droit !(D’un petit ton sec et léger.)
Avant tout !C’est mon droit !On s’est mis en colère
Pour un mot que j’ai dit quand ce bon Saint-Aulaire
M’annonça le désastre, à Blois. J’étais au lit ;
Mon pied nu dépassait et, sur le bois poli,
Posé comme ces pieds que cisèle Thomire,
Du meuble Médicis faisait un meuble Empire.
Soudain, voyant glisser les yeux de l’envoyé,
Je souris et je dis : « Vous regardez mon pied ? »
— Et malgré les malheurs de sa patrie, en somme,
C’est parfaitement vrai qu’il regardait, cet homme ! —
Je fus coquette ?… eh bien ! le grand crime ! Mon Dieu,
Que voulez-vous ? c’est vrai, je restais femme un peu,
Et dans l’écroulement trop prévu de la France,
La beauté de mon pied gardait son importance !

LE DUC, voulant fuir, mais ne pouvant pas, comme dans un cauchemar,
— et saisissant l’oranger pour ne pas tomber.

Oh ! je voudrais m’enfuir ! oh ! je reste !

BOMBELLES, se penchant sur le bras de Marie-Louise.

Oh ! je voudrais m’enfuir ! oh ! je reste !Quel est
Ce caillou gris que vous portez en bracelet ?

MARIE-LOUISE, tout d’un coup très émue.

Ah ! je ne peux le voir qu’avec des yeux humides !
Ça… voyez-vous… c’est un morceau…

BOMBELLES, vivement.

Ça… voyez-vous… c’est un morceau…Des Pyramides ?

MARIE-LOUISE, sentimentale.

Mais non, voyons ! C’est un vrai morceau du tombeau
Où Juliette dort auprès de Roméo !
(Elle soupire.)
Ce souvenir me vient…

BOMBELLES, respectueusement crispé.

Ce souvenir me vient…Vous n’allez pas, de grâce,
Me parler de Neipperg !

MARIE-LOUISE.

Me parler de Neipperg !Oui, Neipperg vous agace !
Pourquoi parler de l’autre, alors ?

BOMBELLES, avec la conviction d’un homme qui préfère être préféré à Napoléon Ier qu’à Monsieur de Neipperg.

Pourquoi parler de l’autre, alors ?C’est différent !
(Et avec plus de curiosité que de jalousie.)
Vous, — l’aimiez-vous ?

MARIE-LOUISE, qui n’y est déjà plus.

Vous, — l’aimiez-vous ?Qui donc ?

BOMBELLES.

Vous, — l’aimiez-vous ?Qui donc ?L’Autre !

MARIE-LOUISE.

Vous, — l’aimiez-vous ?Qui donc ?L’Autre !Ça vous reprend ?

BOMBELLES.

Un si grand homme, on doit…

MARIE-LOUISE.

Un si grand homme, on doit…Quant à cela, je nie

Qu’on ait jamais aimé quelqu’un pour son génie !
Et puis, ne parlons plus de lui, parlons de nous
(Coquettement.)
Cela vous plaira-t-il, Parme ?

BOMBELLES.

Cela vous plaira-t-il, Parme ?Était-il jaloux ?

MARIE-LOUISE.

Jusqu’à chasser Monsieur Leroy, tailleur-modiste,
Parce qu’en m’essayant un péplum, cet artiste
N’avait pu voir, sans un cri d’admiration,
(Elle a laissé glisser derrière elle, sur le banc, la grande cape qui couvrait sa robe décolletée.)
Mes épaules.
(Et ses épaules, couvertes de diamants, apparaissent.)

BOMBELLES, flatté dans son amour-propre d’homme et dans sa haine de royaliste.

Mes épaules.Jaloux ?… Alors, Napoléon…

MARIE-LOUISE, regardant autour d’elle, avec effroi, à ce nom trop indiscrètement prononcé.

Chut !…

BOMBELLES, avec une satisfaction croissante.

Chut !……n’aurait pas aimé me voir les trouver belles,
Vos épaules, — ce soir… Il n’aurait pas…

MARIE-LOUISE, le rappelant à l’ordre.

Vos épaules, — ce soir… Il n’aurait pas…Bombelles !

BOMBELLES, dégustant le plaisir de se venger de la Gloire.

Aimé m’entendre dire à Votre Majesté…

(Il s’assied sur le banc, près d’elle.)
LE DUC.

Oh ! mon père, pardonnez-moi d’être resté !

BOMBELLES, regardant l’édifice de nattes à la mode du jour qui coiffe la tête de Marie-Louise d’une sorte de bonnet d’Arlésienne.

… Qu’elle est coiffée un peu comme nos filles d’Arles,
Mais qu’elle est bien plus belle, étant plus blonde ?…

MARIE-LOUISE, faiblement.

Mais qu’elle est bien plus belle, étant plus blonde ?…Charles !

BOMBELLES, joignant le geste à la parole.

Il n’aurait pas aimé que me penchant ainsi…

(Mais ses lèvres n’ont pas atteint l’épaule de Marie-Louise qu’il a été saisi à la gorge, arraché du banc, jeté à terre par le Duc de Reichstadt bondissant et criant.)

LE DUC.

Pas ça ! Je ne veux pas ! Je vous défends !

(Il recule, étonné de ce qu’il vient de faire, épouvanté ; passe la main sur son front, et tout à coup :)

Pas ça ! Je ne veux pas ! Je vous défends !Merci !
Merci ! Je suis sauvé !

MARIE-LOUISE, défaillante.

Merci ! Je suis sauvé !Franz !

LE DUC.

Merci ! Je suis sauvé !Franz !Car ce cri, ce geste
Ne furent pas de moi !… Moi, toujours, il me reste
Le respect de ma mère — et de sa liberté !
C’est donc… c’est donc Celui dont j’étais habité,
Qui vient, là, hors de moi, de bondir avec force !
Merci ! je suis sauvé ! c’était un sursaut corse !

BOMBELLES, qui s’est relevé, faisant un pas vers le Duc.

Monsieur…

LE DUC, reculant avec une hauteur glaciale.

Monsieur…Rien entre nous !

(Bombelles s’arrête, sentant qu’en effet rien n’est possible entre eux, et le Duc, se tournant vers sa mère, la salue profondément.)

Monsieur…Rien entre nous !Madame, mes respects !
Au palais de Sala retournez vivre en paix !
Ce palais n’a-t-il pas deux ailes, dont une aile
Est un petit théâtre et l’autre une chapelle ?
Vous allez vous sentir, habitant au milieu,
Dans un juste équilibre entre le monde et Dieu !
— Mes respects ! mes respects !

MARIE-LOUISE, d’une voix tremblante.

— Mes respects ! mes respects !Mon fils !

LE DUC.

— Mes respects ! mes respects !Mon fils !Mais oui, Madame,
Mais oui ! c’est votre droit de n’être qu’une femme !

Allez être une femme au palais de Sala !
Mais dites-vous, dites-vous bien, et que cela
Soit la revanche amère et triste de sa gloire,
— Veuve qui n’a pas su garder la robe noire ! —
Dites-vous, désormais, qu’on ne fait les yeux doux
Qu’au prestige immortel qu’il a laissé sur vous,
Et que vous n’êtes belle, et que vous n’êtes blonde,
Que parce qu’autrefois il a conquis le monde !

MARIE-LOUISE, atteinte au plus sensible.

Mais… Bombelles, venez !… ne restons pas ici !

LE DUC.

Retournez à Sala ! Je suis sauvé ! Merci !

MARIE-LOUISE, qui va pour sortir, suivie de Bombelles.

Adieu, Monsieur !

LE DUC, immobile, ne les regardant plus.

Adieu, Monsieur !Ô mains, mains froides, dans la tombe,
Ô mains tristes encor de leur anneau qui tombe,
Mains où posa le front de celle qui jadis
Sanglotait parce que je n’étais pas son fils,
Mais dont je sens les doigts sur mon âme orpheline,
Je vous baise en pleurant, ô mains de Joséphine !

MARIE-LOUISE, à ce nom se retourne, et laissant éclater une haine de femme.

La Créole !… Et crois-tu donc qu’à la Malmaison
Elle n’a pas ?…

(Et l’on sent que tous les racontars vont défiler…)
LE DUC, d’une voix terrible.

Elle n’a pas ?…Silence !

(Elle recule intimidée, se tait ; et lui reprend avec force :)

Elle n’a pas ?…Silence !Ah ! si c’est vrai, raison
De plus, raison de plus pour moi d’être fidèle !…

(Marie-Louise gagne la sortie de droite, quittant la fête avec Bombelles. Et le duc reste là transformé, redressé, frémissant d’indignation et d’énergie, — sauvé comme il vient de le dire. Ce n’est plus, ainsi que tout à l’heure, l’être d’ennui et de volupté, le blondin d’une grâce perverse : c’est, de nouveau, le jeune homme ardent et douloureux. À ce moment reparaît Metternich, achevant sa conversation avec Sedlinsky.)



Scène VIII

LE DUC, METTERNICH et SEDLINSKY, un instant ; puis FANNY ELSSLER.
METTERNICH, concluant d’un ton satisfait, à Sedlinsky.

Oui, j’ai brisé l’orgueil de cet enfant rebelle !

(Mais il pousse un cri en apercevant, debout devant lui, le prince qu’il a laissé, la nuit dernière, gisant au pied d’un miroir.)

Hein ? — Vous ici !

(Et comme le prince, en bondissant sur Bombelles, a laissé glisser son manteau, Metternich ajoute, choqué de le voir en colonel autrichien dans cette fête masquée :)

Hein ? — Vous ici !Dans cet uniforme ?… Comment ?

LE DUC.

Ne doit-on pas venir sous un déguisement ?

SEDLINSKY, bas à Metternich.

Cet orgueil, qu’hier soir brisa Votre Excellence
Garde, même en morceaux, toute son insolence !

METTERNICH, maîtrisant sa colère et essayant de badiner.

À quoi donc vient rêver ici, fuyant le bal
Le petit colonel ?

LE DUC.

Le petit colonel ?Au petit caporal.

METTERNICH, sur le point de s’emporter.

Oh ! je…
Oh ! je…(Se calmant, à Sedlinsky.)
Oh ! je…Mais le courrier, là-bas, qui me réclame !
(Et il sort par la droite, au bras du préfet de police, en disant entre ses dents)
C’est à recommencer !

FANNY ELSSLER, rentrée depuis un instant, s’avance vivement dès qu’ils ont disparu et, tout bas, derrière le Duc.

C’est à recommencer !Prince…


Scène IX

LE DUC, FANNY ELSSLER.
PASSAGE DE MASQUES.
LE DUC, se retourne, reconnaît la femme masquée qu’il a accepté tout à l’heure d’attendre là, et avec, maintenant un recul violent.

C’est à recommencer !Prince…Ah ! non !… Cette femme !…
Non ! Je ne veux plus…

FANNY, malicieusement, se démasquant une seconde.

Non ! Je ne veux plus…Fuir ?

LE DUC, avec un cri de surprise.

Non ! Je ne veux plus…Fuir ?Fanny — Toi ? — Fuir ?
(Changeant de ton et se rapprochant.)
Non ! Je ne veux plus…Fuir ?Fanny — Toi ? — Fuir ?Comment ?
Quand ?

FANNY, lui désignant du coin de l’œil des couples qui passent.

Quand ?Feignez avec moi de causer galamment.
C’est grave. Écoutez bien. Mais souriez sans cesse.
(Et elle lui dit en minaudant :)
Votre cousine est là, dans ce bal.

LE DUC, très ému, mais d’un air penché.

Votre cousine est là, dans ce bal.La Comtesse ?

FANNY.

Oui.
(Elle prend la main du Duc et la met sur son cœur.)
Oui.— Tiens, j’ai — comme un soir de première — le trac !
— Elle a sous son manteau ton habit blanc, ce frac
Avec lequel l’Aiglon a l’air d’une mouette !
Elle te ressemblait déjà de silhouette
Mais depuis qu’elle a teint en blond ses cheveux noirs,
Prince, elle te ressemble à tromper les miroirs !
Donc, pendant qu’on jouera,
(Elle montre, à gauche, la porte du petit théâtre.)
Donc, pendant qu’on jouera,là, Michel et Christine,
Tu changes de manteau, vite, avec ta cousine…

LE DUC, comprenant.

Je me masque…

FANNY.

Je me masque…Tu disparais comme en un truc…

LE DUC.

Cependant qu’apparaît un faux duc !

FANNY.

Cependant qu’apparaît un faux duc !Le faux duc
Sort ostensiblement…
Sort ostensiblement…(Elle montre la sortie de gauche.)

LE DUC.

Sort ostensiblement…En sortant, me délivre
Des agents qui, dehors, m’attendent pour me suivre…

FANNY.

Rentre à Schœnbrunn…

LE DUC.

Rentre à Schœnbrunn…S’enferme en ma chambre avec soin…

FANNY.

Et s’éveille si tard demain…

LE DUC.

Et s’éveille si tard demain…… que je suis loin !
— Seulement…

FANNY.

— Seulement…Vous voyez un seulement ?

LE DUC.

— Seulement…Vous voyez un seulement ?Énorme !
Si, voyant le faux duc sortir en uniforme,
Quelque masque, croyant me parler, lui parlait ?

FANNY.

Impossible. Tout est réglé comme un ballet.
Pour qu’il sorte sans crainte et puis que tu te sauves,
Douze femmes sont là, — douze dominos mauves ;
Elles vont, coquetant, riant, jouant de l’œil,
L’accaparer, l’une après l’autre, jusqu’au seuil,
— Et, comme un volant blanc de raquette en raquette,
Le faux duc sortira de coquette en coquette !

UNE BANDE, passant au fond à la poursuite d’un masque à tête de loup.

Quel est ce loup ?

LE LOUP, poursuivi, se retournant vers eux.

Quel est ce loup ?Hou ! hou !

(Il disparaît dans le bois.)
LA BANDE, se précipitant alors à la poursuite d’un Triboulet qui passe en gambadant.

Quel est ce loup ?Hou ! hou !Quel est ce fou ?

LE FOU, se sauvant et agitant sa marotte.

Quel est ce loup ?Hou ! hou !Quel est ce fou ?Tzing ! tzing !

(Tout disparaît dans des éclats de rire.)
FANNY, reprenant, au duc.

Puis, toi, tu sors du parc…

LE DUC.

Puis, toi, tu sors du parc…Par la porte d’Hietzing ?

FANNY.

Non !

LE DUC.

Non !Par où ?

FANNY.

Non !Par où ?Prenez garde. On passe. — Je m’évente…
Regardez l’éventail de votre humble servante…

LE DUC.

Eh ! bien ?

FANNY, tout en s’éventant coquettement.

Eh ! bien ?J’ai dessiné dessus le plan du parc.
Voyez-vous le chemin ? En rouge. Il fait un arc.
Suivez-vous ? Les petits carrés blancs sont des marbres,
Et les petits pâtés vert pomme sont des arbres.
On évite, par là, les gardes malfaisants.
On tourne à gauche. On prend du côté des faisans…

LE DUC, les yeux sur l’éventail.

Les hachures, qu’est-ce que c’est ?

FANNY.

Les hachures, qu’est-ce que c’est ?C’est quand ça monte,
— On redescend. On tourne au gros triton de fonte.
Et l’on sort Empereur par ce petit portail…
Tout est-il bien compris ? Je ferme l’éventail.

LE DUC, avec une fièvre joyeuse.

Empereur !

FANNY, plaisantant.

Empereur !C’est cela, le carrosse du Sacre,
Tout de suite !

LE DUC.

Tout de suite !Et l’on trouve à ce portail ?

FANNY.

Tout de suite !Et l’on trouve à ce portail ?Un fiacre.

LE DUC.

Hein ?

FANNY.

Hein ?Très bien attelé ! Ne sois pas inquiet !

LE DUC.

Et qui me mène ?

FANNY.

Et qui me mène ?Au lieu de rendez-vous !

LE DUC.

Et qui me mène ?Au lieu de rendez-vous !Qui est ?

FANNY.

À deux heures d’ici — c’est vrai, ça vous écarte, —
Mais la comtesse y tient Wagram !

LE DUC, souriant.

Mais la comtesse y tient Wagram !La Bonaparte !
— Et Prokesch ?

FANNY.

— Et Prokesch ?Prévenu par moi. Sera là-bas.

LE DUC.

Et Flambeau ? Vais-je le revoir ?

FANNY.

Et Flambeau ? Vais-je le revoir ?Je ne sais pas.

(Tout en causant, elle l’a conduit vers la gauche. Il y a, de ce côté, au pied d’une grande urne antique d’où retombent de longues branches de lierre, un tas de décombres parmi des touffes d’herbe. Un fût de colonne, au coussin de mousse, offre une sorte de siège, et — près d’un fragment de bas-relief posé sur le sol, à plat, comme une large dalle — la tête énorme et barbue d’une statue cassée ouvre ses yeux blancs et sa bouche d’ombre.)

Il faut attendre… Asseyons-nous, au clair de lune,

Vous, sur ce bloc…
Vous, sur ce bloc…(Et elle désigne le fût de colonne.)
Vous, sur ce bloc…Moi, sur la tête de Neptune.
(S’adressant à la tête de pierre, avec une révérence comique.)
Neptune, c’est permis de s’asseoir ?

LA TÊTE DE NEPTUNE, d’une voix caverneuse.

Neptune, c’est permis de s’asseoir ?C’est permis !
(Fanny fait un bond en arrière, et la tête ajoute d’une voix cordiale.)
Seulement, vous savez, il y a des fourmis !

FANNY, se réfugiant dans les bras du duc.

Dieu !… la tête qui parle !…

LE DUC, qui comprend et se souvient tout à coup.

Dieu !… la tête qui parle !…Ah ! c’est là, sous le lierre,
C’est vrai, qu’on sort du trou…

LA VOIX, tranquillement.

C’est vrai, qu’on sort du trou…Par une fourmilière !

LE DUC, se penchant vers les décombres dont il essaie d’écarter les branches.

Flambeau !



Scène X

LE DUC, FANNY, FLAMBEAU, d’abord invisible.
DES MASQUES, de temps en temps.
LA VOIX DE FLAMBEAU, jovialement.

Flambeau !Dans la cachette à Robinson…

UNE BANDE DE MASQUES, qui passe au fond à la poursuite d’un Paillasse.

Flambeau !Dans la cachette à Robinson…Ohé !

FANNY, se penchant vivement et mettant sa main sur la bouche de Neptune.

Chut ! des masques !

LES MASQUES, disparaissant.

Chut ! des masques !Bravo ! Très drôle !

(Leurs voix se perdent.)
LA VOIX DE FLAMBEAU, achevant avec le plus grand calme.

Chut ! des masques !Bravo ! Très drôle !Crusoé.

LE DUC.

Quoi ! depuis hier soir ?…

FLAMBEAU, toujours invisible.

Quoi ! depuis hier soir ?…Oui, je fume ma pipe…

LE DUC.

Dans ce trou ?…

FLAMBEAU.

Dans ce trou ?…Que tu fis à l’instar de ce type,
Inventeur du bonnet à poil, à ce qu’on dit,
Et dont le Mameluck s’appelait Vendredi !

LE DUC, examinant les pierres et les mousses.

Je ne retrouve plus la place exacte !

FLAMBEAU.

Je ne retrouve plus la place exacte !À droite !
Juste où je souffle, avec ma pipe, un peu d’ouate !

(Et par une fente de la grosse pierre posée à plat, on voit s’élever une fumée qui se met à floconner dans l’air calme.)

FANNY, la montrant au duc.

Là, — le petit Vésuve !

LE DUC, se penchant vers la pierre, d’un ton désolé.

Là, — le petit Vésuve !Oh ! tu dois être…

FLAMBEAU, qui lance les mots entre des bouffées de fumée.

Là, — le petit Vésuve !Oh ! tu dois être…Mal !
Mais
Mais(Une bouffée.)
Maisje vous avais dit
Mais je vous avais dit(Une bouffée.)
Mais je vous avais ditque je viendrais au bal !

FANNY, regardant autour d’eux, avec inquiétude.

Si l’on nous voit causer avec une fumée !

FLAMBEAU.

Aï !

LE DUC.

Aï !Quoi donc ?

FLAMBEAU.

Aï !Quoi donc ?Un retour offensif de l’armée
Fourmi !… Depuis hier, tout le temps on se bat !

— Ai ! — Elles ont le nombre et moi j’ai le tabac !
(On l’entend souffler très fort.)
En soufflant la fumée à flots…

FANNY, riant.

En soufflant la fumée à flots…Tu les canonnes !

FLAMBEAU, dont la voix se rapproche.

Puis-je lever ma pierre une seconde ?

LE DUC, après avoir regardé si personne ne passe.

Puis-je lever ma pierre une seconde ?Oui !

(Alors un des côtés de la pierre se soulève lentement, entraînant ses tremblantes attaches de lierre, laissant pendre des cheveux d’herbe, et, de l’ombre humide du trou de Robinson, on voit sortir à demi un Flambeau mystérieux et cocasse, l’uniforme verdi, les moustaches pleines de brindilles, le nez terreux, l’œil gai.)

FLAMBEAU, tout en soulevant la pierre, entonnant d’une voix sépulcrale le grand air du dernier succès de l’Opéra.

Puis-je lever ma pierre une seconde ?Oui !Nonnes !…

LE DUC ET FANNY, précipitamment.

Chut !

FLAMBEAU, s’accoudant au bord moussu du petit souterrain.

Chut !J’ai l’air de me mettre au balcon du tombeau !

LE DUC.

Fanny m’a tout conté. C’est pour ce soir, Flambeau.

FLAMBEAU.

Bon ! — Craignez Metternich, seulement ! L’œil du maître !

LE DUC.

Il a quitté le bal.

FLAMBEAU, vivement.

Il a quitté le bal.Mais pour me reconnaître
Il n’y a plus personne, alors !

FANNY.

Il n’y a plus personne, alors !Tout ira bien.

FLAMBEAU.

Metternich est parti ?… Vous ne me dites rien ?

LE DUC.

Mais…

FLAMBEAU.

Mais…Et vous me laissez, à l’ombre de cette urne,
Prendre un torticolis dans ma petite turne ?

FANNY, vivement.

Des masques !

(Flambeau rentre dans son trou. La scène est envahie par des masques qui dansent une ronde autour d’un magicien à grande barbe.)

LES MASQUES, cherchant à reconnaître qui se cache sous cette barbe.

Des masques !C’est Blacas ! — C’est Sandor ! — C’est Zichy !
— C’est Thalberg ! — Non, Thalberg est en mammamouchi !
— C’est Josika ! — Non ! c’est…

(Mais le magicien se baissant brusquement et passant sous les mains nouées de deux danseurs, s’échappe. Cris de tous les masques.)

— C’est Josika ! — Non ! c’est…Il fuit ! qu’on le rattrape !

FLAMBEAU, soulevant sa pierre comme un diable le couvercle de sa boîte.

Partis ?

LE DUC ET FANNY.

Partis ?Partis.

FLAMBEAU.

Partis ?Partis.Alors…

(Il sort tranquillement du trou, dont il extrait son fusil et son bonnet à poil.)
LE DUC ET FANNY.

Partis ?Partis.Alors…Hein ? quoi ?

FLAMBEAU, remettant la pierre en place.

Partis ?Partis.Alors…Hein ? quoi ?Baissons la trappe !

LE DUC, épouvanté.

Que va-t-on dire en te voyant ?

FANNY.

Que va-t-on dire en te voyant ?C’est effrayant !
Rentrez vite !

FLAMBEAU.

Rentrez vite !Ce qu’on va dire en me voyant ?
(Les masques reparaissent au fond.)

L’UN D’EUX, apercevant Flambeau, avec enthousiasme.

Et celui-là ! Ho ! ho ! — en grognard de l’Empire !

FLAMBEAU, au duc et à Fanny.

Eh bien ! mais le voilà, tenez, ce qu’on va dire !

LES AUTRES MASQUES, s’arrêtant en voyant Flambeau.

Bravo ! — Très bien !

FLAMBEAU.

Bravo ! — Très bien !Je suis tranquille maintenant !

(Il remet son bonnet et fume sa pipe. À ce moment, la scène est envahie. Tout le monde revient du bal, car la cloche du théâtre sonne et un laquais vient de suspendre aux branches de la porte une affiche sur laquelle on lit :

MICHEL ET CHRISTINE.
Vaudeville en un acte.
De MM.  Eugène Scribe et Henri Dupin.

La plupart des masques, avant d’entrer au théâtre, s’arrêtent pour contempler Flambeau.)



Scène XI

Les Mêmes, puis peu à peu TOUS LES MASQUES, DES LAQUAIS, THÉRÈSE, TIBURCE, etc.
UN TRIVELIN, appelant un Léandre.

As-tu vu le grognard ?

LE LÉANDRE, frappé d’admiration.

As-tu vu le grognard ?Oh ! il est étonnant !

(Le duc s’est un peu écarté, laissant Fanny avec Flambeau qui, en un clin d’œil, est entouré.)

L’ARLEQUIN, le regardant de près.

Excellents, les petits anneaux d’or aux oreilles !

UNE PETITE DIABLESSE, même jeu.

Et les gros sourcils gris, postiches ! Des merveilles !

(Elle se hausse sur la pointe des pieds et essaie de les toucher. Flambeau recule.)

FLAMBEAU, bas à Fanny.

Mais sans manteau, comment sortirai-je tantôt ?

FANNY, tirant de son gant un numéro de vestiaire qu’elle lui passe.

Le numéro de Gentz, tiens : un très beau manteau !

UN PETIT MARQUIS, à Flambeau.

Bonjour, grognard !

FLAMBEAU, poliment.

Bonjour, grognard !Honneur, plaisir.

UN SCARAMOUCHE, l’observant.

Bonjour, grognard ! Honneur, plaisir.Je me demande
Qui c’est ?
Qui c’est ?(Il s’avance, et bouffonnant.)
Qui c’est ?Pour lors, Sergent, vous serviez ?…

FLAMBEAU.

Qui c’est ?Pour lors, Sergent, vous serviez ?…Dans la Grande !
(On rit.)

FLAMBEAU, à lui-même.

Ils riaient moins du temps, chez eux, qu’elle hivernait !
(Il se promène, de long en large.)

EXCLAMATIONS, en le voyant marcher.

C’est un Raffet ! — C’est un Charlet ! — C’est un Vernet !

LE LANSQUENET, s’avançant et tâtant l’uniforme.

Comme il est bien usé !… La poudre !… Les poussières !…
Le nom du costumier ?

FLAMBEAU.

Le nom du costumier ?Ce sont des costumières.
Une vieille maison : Guerre et Victoire, Sœurs.

UN LANSQUENET.

Ah ! oui ?

FLAMBEAU, remontant.

Ah ! oui ?Nous n’avons pas les mêmes fournisseurs !

LE SCARAMOUCHE, le suivant.

Parbleu ! mais c’est Zichy !…
Parbleu ! mais c’est Zichy !…(À Flambeau, en lui tendant la main.)
Parbleu ! mais c’est Zichy !…Cher comte…

(Il recule en recevant une bouffée de fumée dans la figure.)
FLAMBEAU, s’excusant et montrant sa pipe.

Parbleu ! mais c’est Zichy !…Cher comte…Ma bouffarde.

(On rit.)
LE SCARAMOUCHE, aux autres.

Oui, son langage, ainsi que son museau, se farde !

FLAMBEAU, chantonnant.

En allant à Krasnoé
On avait soif ; on avait froué !…

UN SEIGNEUR FLORENTIN, riant.

C’est qu’il est excellent !…
C’est qu’il est excellent !…(S’avançant et lui prenant le bras.)
C’est qu’il est excellent !…En Russie, hein ! mon vieux,
Nous avons eu très froid au nez ?
Nous avons eu très froid au nez ?(On rit.)

FLAMBEAU.

Nous avons eu très froid au nez ?Oui… Pas aux yeux.

(Il chantonne)

Mais, cristi, ça vous ravigote
Rien que de voir sa redingote !…

L’ARLEQUIN, vient lui prendre le bras de l’autre côté, et finement.

Dis donc, sa redingote a besoin de reprises ?
(On rit.)

FLAMBEAU.

Mais, dis donc, elle vous en a fait voir de grises !

(Les rires jaunissent légèrement.)
PLUSIEURS, sans enthousiasme.

Ha ! ha ! très drôle !…

LE LANSQUENET, tiède.

Ha ! ha ! très drôle !…Oui… très nature…

LE SCARAMOUCHE, froid.

Ha ! ha ! très drôle !…Oui… très nature…Très exact !

L’ARLEQUIN, bas, aux autres.

Mais vous ne trouvez pas qu’il manque un peu de tact ?

(Il les emmène vers le théâtre où, du reste, tout le monde entre peu à peu ; la scène se vide. Fanny Elssler, qui a rejoint le Duc, suit avidement des yeux les derniers masques qui se dirigent vers la petite porte.)

FANNY, au duc.

Sitôt qu’ils seront tous entrés pour voir la pièce…

FLAMBEAU, d’une voix de forain, rabattant les retardataires.

Entrez !

FANNY.

Entrez !… j’irai chercher votre cousine.

(À ce moment, le laquais que le duc avait envoyé porter une lettre au château reparaît et s’approche vivement de lui.)

LE DUC.

Entrez !… j’irai chercher votre cousine.Qu’est-ce ?

FLAMBEAU, au fond.

Entrez !

LE LAQUAIS, au duc.

Entrez !J’ai prévenu que Monseigneur irait
Passer la nuit au pavillon de la forêt.

(Il s’éloigne.)
FANNY, qui a entendu.

Hein ?

LE DUC, vite et bas à Fanny.

Hein ?J’oubliais. J’ai dit qu’au pavillon de chasse
Je passerai la nuit. C’est donc là qu’à ma place
La comtesse devra se rendre. Préviens-la.

FANNY.

Je la préviens et vous l’amène. Restez là.

(Elle sort par le fond à gauche. Parmi les derniers masques qui sont revenus du bal, il y a Tiburce et Thérèse.)
FLAMBEAU, sur le seuil du théâtre.

Entrez !

TIBURCE, à sa sœur, lui désignant le théâtre.

Entrez !Vous n’entrez pas ?

THÉRÈSE.

Entrez !Vous n’entrez pas ?Non. Je pars.

TIBURCE, la saluant.

Entrez !Vous n’entrez pas ?Non. Je pars.À votre aise !

(Il entre au théâtre. Elle se dirige vers la sortie, à droite.)
LE DUC, l’apercevant.

Mais elle va peut-être au rendez-vous !

(Avec un mouvement vers elle pour l’avertir.)

Mais elle va peut-être au rendez-vous !Thérèse !

(Elle s’arrête sur le seuil, le regardant. Mais il se ravise, et à lui-même.)

Non ! qu’elle y aille !… Il me sera doux de savoir
Qu’elle fut faible au point d’y aller !

(Et à Thérèse, tendrement.)

Qu’elle fut faible au point d’y aller !À ce soir !

(Elle sort sans répondre.)



Scène XII

LE DUC FLAMBEAU, FANNY, LA COMTESSE.
FANNY, reparaissant, à Flambeau.

Surveille où l’on en est de la pièce de Scribe !
C’est l’heure !

(Flambeau entre au théâtre. Elle fait un signe au fond et l’on voit venir un jeune homme masqué enveloppé d’un grand manteau brun.)

FLAMBEAU, sortant du théâtre.

C’est l’heure !En ce moment, plus d’un mouchoir s’imbibe
Parce que Stanislas est triste et Polonais !

(Il rentre dans le théâtre.)
FANNY, au duc.

Duc, voici la comtesse !

(Le jeune homme se démasque : c’est la comtesse. Ses cheveux, teints en blond, sont coupés et courts comme ceux du prince, avec la raie et la grande mèche sur le front. En descendant vers son cousin, elle ouvre son manteau et apparaît svelte et blanche, dans le même uniforme que lui.)

LE DUC.

Duc, voici la comtesse !Oh ! je me reconnais !
C’est moi qui viens vers moi dans l’ombre qui s’étonne !
(Fanny fait le guet.)

LA COMTESSE.

Bonsoir, Napoléon.

LE DUC.

Bonsoir, Napoléon.Bonsoir, Napoléone.

LA COMTESSE.

Je suis très calme. Et toi ?

LE DUC.

Je suis très calme. Et toi ?Je songe aux dangers fous
Que vous allez courir pour moi !

LA COMTESSE, vivement.

Que vous allez courir pour moi !Oh ! pas pour vous.

LE DUC.

Ah ?

LA COMTESSE.

Ah ?Pour le nom, la gloire, et mon sang sur le trône !

LE DUC, souriant.

Comme tu fais sonner ta cuirasse, Amazone !

LA COMTESSE, avec fierté.

Oui, ce serait moins beau si c’était par amour !

LE DUC, se rapprochant.

Mais, à propos d’amour, lorsque tu seras pour
Me remplacer, ce soir, là-bas… si d’aventure,
Une femme venait…

LA COMTESSE, tressaillant.

Une femme venait…Ah ! j’en étais bien sûre !

LE DUC.

Raconte-lui ma fuite ; et tu vas me jurer…

FLAMBEAU, reparaissant sur le seuil du théâtre.

Le vieux soldat se tait…

FANNY.

Le vieux soldat se tait…Bien ! bien !

FLAMBEAU, rentrant dans le théâtre.

Le vieux soldat se tait…Bien ! bien !…sans murmurer !

LE DUC.

Si ce soir, elle vient, plus tard de me le dire !

LA COMTESSE.

Quoi ! s’occuper d’un cœur quand, demain, c’est l’Empire !

LE DUC.

C’est parce que demain je vais être Empereur
Que j’attache, ce soir, tant de prix à ce cœur !

LA COMTESSE, brutalement.

D’autres vous aimeront !

LE DUC.

D’autres vous aimeront !Mais pourrai-je les croire
Comme la triste enfant prête à tomber sans gloire
Qui, parce qu’elle veut tomber en consolant,
Viendra ce soir, peut-être, à ce rendez-vous blanc ?

LA COMTESSE, haussant les épaules.

Vous aimerez encor !

LE DUC.

Vous aimerez encor !Mais jamais plus, peut-être
À quelque rendez-vous, que, plus tard, je puisse être,

Je n’attendrai dans l’ombre et n’ouvrirai les bras
Comme à ce rendez-vous où je ne serai pas !

LA COMTESSE, avec dépit.

Je trouve Votre Altesse extrêmement émue !

LE DUC.

Moins que si tu me dis plus tard : « Elle est venue ! »

FLAMBEAU, reparaissant.

Il faut se dépêcher, car les yeux vers le ciel,
Il chante quelque chose à son vieux colonel !
(Le duc et la comtesse se masquent rapidement.)

LA COMTESSE, dégrafant son manteau noir pendant que le Duc détache son domino violet.

Changeons vite !

FLAMBEAU, regardant si personne ne sort du théâtre.

Changeons vite !Au signal !… Ne craignez rien. Je guette.
Attention !
(Il tire la baguette de son fusil qu’il lève solennellement.)
Attention !Par la vertu de ma baguette !…

LA COMTESSE, à Flambeau.

Tu vas, peut-être, faire un César, songes-y !

FLAMBEAU.

C’est pourquoi ma baguette est celle d’un fusil !

(Le duc de Reichstadt est à droite. La comtesse est à gauche. Ils enlèvent simultanément leurs manteaux. Une seconde, il y a, dans un éclair blanc, deux Ducs de Reichstadt. Mais L’échange se fait : le duc s’enveloppe du manteau noir, rabat le capuchon sur sa tête ; la comtesse jette négligemment sur une épaule le domino violet de manière à ne pas cacher l’uniforme et les croix, reste tête nue pour bien laisser voir les cheveux blonds… Et il n’y a plus qu’un duc de Reichstadt, à gauche.)



Scène XIII

Les Mêmes, TOUT LE MONDE.
FLAMBEAU, l’oreille tendue vers le théâtre d’où viennent des applaudissements et des rumeurs.

Il sort !

(Le Duc se sépare de la comtesse. Une musique bruyante éclate. La scène s’éclaire vivement. Car de tous côtés des laquais entrent, roulant devant eux des orangers dont le feuillage est criblé de verres lumineux. Sur chaque caisse verte on a posé deux planches que recouvre un napperon de dentelle laissant passer par un trou le tronc de l’oranger, et sur chacune de ces petites tables d’où jaillit un arbre illuminé, un somptueux petit couvert est mis. Vaisselle de vermeil. Cristaux irisés. Luxe de fleurs. Nuée de laquais poudrés qui, en un clin d’œil, flanquent chaque caisse de quatre chaises légères, et habillent les deux orangers qui étaient déjà en scène comme les nouveaux venus. — Cependant, tous les masques sortent du théâtre, en farandole, se tenant par la main, sur l’air de galop qu’attaque l’orchestre. En voyant la surprise que leur réservait Metternich, ils poussent des cris d’enthousiasme. La longue chaîne dansante, conduite par l’Archiduchesse et l’Attaché français, se met à serpenter autour des orangers et ce sont des éclats de rire, des appels, des interjections, parmi lesquels on entend à peu près :

Il sort ! Les orangers ! — C’est ici que l’on soupe !
— Vous marchez sur ma robe ! — Hop ! Hop ! — Je perds ma houppe !
— Bravo, les orangers ! — Dansons en rond ! — Baron !
— Marquise ! — Hop ! hop ! — Plus vite ! — Encor ! — Toujours ! — En rond !
— Attention ! Un, deux… à trois, on se sépare !
Trois !
Et la farandole se disloque.)

TOUT LE MONDE, se précipitant vers les tables pour se placer.

Trois !Hourrah !

FANNY, au duc, lui montrant la comtesse qui, restée debout au premier plan, à gauche, a été immédiatement entourée par tous les dominos mauves.

Trois !Hourrah !Notre essaim de femmes l’accapare !

LES DOMINOS MAUVES, autour du faux duc, feignant de coqueter pour que personne ne l’approche.

Prince ! — Duc ! — Monseigneur ! — Altesse !

GENTZ, qui les regarde en passant, avec une jalousie de vieux galantin.

Prince ! — Duc ! — Monseigneur ! — Altesse !Il n’y en a
Que pour le duc ce soir !

DES MASQUES, s’apprêtant pour souper ensemble.

Que pour le duc ce soir !Sandor ! — Zichy ! — Mina !

L’ARLEQUINE, masquée qu’on a appelée Mina, s’asseyant.

On me reconnaît donc ?

LE POLICHINELLE.

On me reconnaît donc ?À ce collier de jade !

LE SCARAMOUCHE, s’attablant et regardant les petites oranges de l’oranger.

Au dessert on pourra se faire une orangeade !

UN DOMINO MAUVE, minaudant, au faux Duc.

Duc !…

L’OURS, qui a ôté sa tête pour souper, lisant le menu.

Duc !…Sterlets du Danube ! — Et caviar du Volga !

L’ARCHIDUCHESSE, qui va et vient, plaçant les soupeurs.

Mimi de Meyendorf à la table d’Olga !

(Tout le monde est assis, excepté la comtesse qui, toujours debout à gauche, continue à marivauder avec un domino mauve. Le duc, sans la quitter des yeux, s’est attablé, avec Flambeau et Fanny, à l’un des orangers. — Rires. Murmures. Le souper commence.)

GENTZ, se levant, un verre de champagne à la main.

Mesdames et Messieurs…

QUELQUES SOUPEURS, réclamant le silence.

Mesdames et Messieurs…Chut ! Chut !

LE DUC, voyant la comtesse faire un pas vers la droite.

Mesdames et Messieurs…Chut ! Chut !C’est la minute
Terrible !…

GENTZ.

Terrible !…Je brandis cette première flûte
En l’honneur…

LE DUC.

En l’honneur…Elle va pour sortir…

GENTZ.

En l’honneur…Elle va pour sortir…… de l’absent
Qui régla nos plaisirs et s’en fut nous laissant
Ces musiques, ces fleurs et ces sorbets aux pêches, —
— Travailler jusqu’à l’aube et dicter des dépêches !

(Applaudissements. La comtesse profite de ce que l’attention est attirée par Gentz et se dirige, parmi les tables, vers la sortie. À mesure qu’elle avance — en imitant l’allure distraite du duc et sans avoir l’air de se presser — il se lève, de chaque table, sur son passage, un domino mauve qui l’accompagne un instant en lui faisant des agaceries, et ne la quitte que lorsqu’un autre domino mauve vient à son tour l’accaparer coquettement.)

FANNY, qui la suit des yeux, bas au duc.

Elle a bien attrapé votre pas nonchalant !

GENTZ, continuant d’une voix éclatante.

Au Prince Chancelier, Conseiller, Chambellan !
Dédions ton premier grésillement, champagne,
À Metternich, prince d’Autriche et grand d’Espagne,
Seigneur de Daruvar et duc de Portella…

FANNY, regardant toujours la Comtesse qui se rapproche de plus en plus de la sortie.

Elle avance ! Voyez l’air tranquille qu’elle a.

GENTZ.

Chevalier de Sainte-Anne…

LE DUC, bas à Flambeau dont il serre convulsivement la main.

Chevalier de Sainte-Anne…En parlant, il nous aide,
Ce Gentz, sans le savoir !

GENTZ.

Ce Gentz, sans le savoir !Des Séraphins de Suède,
De l’Éléphant Danois et de la Toison d’or !…

FLAMBEAU, bas.

Pourvu que Metternich ait des titres encor !

GENTZ.

Curateur des Beaux-Arts, Magnat héréditaire…

LE DUC, fébrilement, les yeux fixés sur la comtesse qui avance toujours.

Oh ! mon pas n’est pas si traînant… elle exagère !

GENTZ, avec un enthousiasme croissant.

Bailli de Malte…

LE DUC, de plus en plus énervé, voyant la comtesse s’arrêter tout près de la sortie avec un domino mauve.

Bailli de Malte…Eh bien ! qu’attend-elle ?

GENTZ.

Bailli de Malte…Eh bien ! qu’attend-elle ?Grand-Croix
Du Faucon, du Lion, de l’Ours, de Charles III !…
(Il s’arrête, s’épongeant le front.)
Ouf !…

LA VOISINE DE DROITE de Gentz, à sa voisine de gauche.

Ouf !…Il va succomber ! Il faut que tu l’éventes !

(Les deux éventails s’agitent avec une violence comique des deux côtés de Gentz.)
GENTZ, ranimé, concluant avec emphase.

Et Membre de plusieurs Sociétés savantes !

ENTHOUSIASME GÉNÉRAL.

Hourrah !…

(Tout le monde est debout. Les verres se choquent. La comtesse est arrivée à la sortie avec le dernier domino mauve ; le pied sur le seuil, elle cause et rit nerveusement, s’attarde une seconde de peur de se trahir par un départ brusque, baise la main du domino mauve pour prendre congé.)

FLAMBEAU, bas au duc qui n’ose plus regarder.

Hourrah !…Et pendant qu’ils trinquent de toutes parts,
Prince, elle va sortir… elle sort !…

L’ARCHIDUCHESSE, qui depuis un instant suit des yeux le faux duc,
— à voix haute, de sa place.

Prince, elle va sortir… elle sort !…Franz, tu pars ?

(La Comtesse chancelle, elle est obligée de s’adosser au treillage pour ne pas tomber.)
LE DUC, bas.

Tout est perdu !

FLAMBEAU.

Tout est perdu !Tonnerre !

L’ARCHIDUCHESSE, qui se lève et se dirige vers la Comtesse.

Tout est perdu !Tonnerre !Attends !

FANNY, atterrée.

Tout est perdu !Tonnerre !Attends !L’Archiduchesse
N’est pas du complot !

L’ARCHIDUCHESSE, qui est arrivée près de la Comtesse.

N’est pas du complot !Franz !

(Elle lui prend le bras, et d’un doux ton de reproche).

N’est pas du complot !Franz !Tu blessas ma tendresse,
Tout à l’heure, mais…

(Elle tressaille, en recevant à travers le masque un regard qu’elle ne reconnaît pas. Elle s’arrête, examinant de près le bas du visage, et presque sans voix :)

Tout à l’heure, mais…Ah !…

LE DUC, qui suit cette scène.

Tout à l’heure, mais…Ah !…Perdu !

L’ARCHIDUCHESSE, reculant hésitante.

Tout à l’heure, mais…Ah !…Perdu !Mais…

(Puis, après le siècle d’une seconde, elle reprend sa voix naturelle, et très haut, tendant la main à la comtesse :)

Tout à l’heure, mais…Ah !…Perdu !Mais…À demain !

LA COMTESSE, à qui l’émotion, la peur qu’elle a eue, la gratitude font perdre un instant la tête.

Ah ! Madame, — comment ?…

L’ARCHIDUCHESSE, vite et bas.

Ah ! Madame, — comment ?…Baisez-moi donc la main !

(La Comtesse se ressaisit, baise tout à fait en duc de Reichstadt la main de l’Archiduchesse, se redresse, et sort.)



Scène XIV

Les Mêmes, moins LA COMTESSE.
UN SOUPEUR, qui a vu sortir la comtesse.

Il part déjà, le duc ?

TIBURCE, haussant les épaules.

Il part déjà, le duc ?Oh ! il est si fantasque !

(L’Archiduchesse, en regagnant son oranger, passe devant celui où sont assis le Duc, Flambeau et Fanny.)

LE DUC, l’arrêtant au passage, d’une voix basse et émue.

Votre main… comme au duc de Reichstadt ?

L’ARCHIDUCHESSE, regarde un instant ce jeune homme encapuchonné et masqué, et lui tend la main.

Votre main… comme au duc de Reichstadt ?Tiens, — beau masque !

(Elle regagne sa place. Tout le monde soupe, rit, cause.)
GENTZ, se levant, un verre de champagne à la main.

Et maintenant…
Et maintenant…(Rires et protestations.)

PLUSIEURS.

Et maintenant…Encore !

GENTZ.

Et maintenant…Encore !Un mot…

L’ARLEQUIN.

Et maintenant…Encore !Un mot…Gentz, allez-y !

GENTZ.

Je voulais compléter mon petit brindisi.
J’ai commis tout à l’heure un oubli… volontaire.
Car le duc de Reichstadt étant là, j’ai dû taire
Le plus beau titre de Metternich. J’ai l’honneur
— Le Duc étant sorti — de boire : Au destructeur
De Bonaparte !

TOUT LE MONDE, se levant dans une subite explosion de haine joyeuse.

De Bonaparte !Au destructeur de Bonaparte !

(Mouvement du Duc. Tous les verres sont levés. Flambeau vide tranquillement le sien dans le canon de son fusil.)

LE DUC.

Que fais-tu ?

FLAMBEAU.

Que fais-tu ?Je le mouille un peu, de peur qu’il parte !

(Tout le monde se rassied. La conversation devient générale. On se parle d’un oranger à l’autre.)

LE SCARAMOUCHE, riant.

Ce Bonaparte !…

LE PETIT MARQUIS.

Ce Bonaparte !…En somme, un faux marbre !

TIBURCE.

Ce Bonaparte !…En somme, un faux marbre !Du stuc !

LE DUC, indigné.

Hein ?

FLAMBEAU, craignant qu’il ne se trahisse.

Hein ?Songez qu’il y va de l’Empire, mon duc !

LE POLICHINELLE, dédaigneux.

Très surfait.

FLAMBEAU, toujours bas au duc, lui saisissant la main.

Très surfait.Prenez garde !

TIBURCE.

Très surfait.Prenez garde !Officier secondaire
Mais qu’en Égypte on a vu sur un dromadaire…
Alors !…

L’OURS.

Alors !…On dit que Gentz le fait très bien !

FLAMBEAU, entre ses dents.

Alors !…On dit que Gentz le fait très bien !Cristi !

L’ARLEQUIN, à Gentz.

Fais-le !
Fais-le !(Gentz se lève. Mouvement du duc.)

FLAMBEAU, au duc.

Fais-le !N’oubliez pas que vous êtes sorti !

GENTZ, faisant rapidement descendre une mèche en pointe sur son front.

La mèche !
La mèche !(Fronçant le sourcil.)
La mèche !L’œil !
La mèche !L’œil !(Mettant la main dans son gilet.)
La mèche !L’œil !La main !

La mèche !L’œil !La main !(Et satisfait.)
La mèche !L’œil !La main !Voilà.
(Acclamations et rires.)

LE DUC, dont les doigts nerveux arrachent la dentelle de la nappe.

La mèche !L’œil !La main !Voilà.Oh !

FLAMBEAU, s’est retourné avec un mouvement furieux vers Gentz, mais la caricature même de ce qu’il aimait tant l’émeut, et calmé, il dit d’une voix sourde :

La mèche !L’œil !La main !Voilà.Oh !Il se moque !
Et même en se moquant c’est beau ! — car il l’évoque !

LE CROCODILE.

Vous savez qu’il tombait de cheval, — patatras !

(Rires.)
FLAMBEAU, bas au duc.

Voilà ce que, sur lui, trouvèrent les ultras !

LE PIERROT.

Un causeur très médiocre !…

FLAMBEAU, ironique.

Un causeur très médiocre !…Allez donc !

LE DUC.

Un causeur très médiocre !…Allez donc !C’est la règle !
S’ils ne pouvaient entre eux dire du mal de l’aigle,
Que diraient le cloporte et le caméléon ?

TIBURCE.

Il ne s’appelait pas, d’ailleurs, Napoléon !

FLAMBEAU, sursautant.

Hein ?
Hein ?(C’est le duc maintenant qui le retient.)

TIBURCE.

Hein ?Il s’est fabriqué ce nom : c’est très facile !
On veut se faire un nom magnifique…

FLAMBEAU, à part.

On veut se faire un nom magnifique…Imbécile !

TIBURCE.

Qui dans l’histoire, un jour, puisse être interpolé…
On prend trois petits sons clairs et secs : Na-po-lé…
Et puis un bruit sourd : on !

L’OURS.

Et puis un bruit sourd : on !C’est extraordinaire !

TIBURCE.

Oui : Na-po-lé : l’éclair !… et puis on, le tonnerre !

(Rires.)
UN TRIVELIN.

Quel était son vrai nom ?

TIBURCE.

Quel était son vrai nom ?Ah ! vous ne savez pas ?

LE TRIVELIN.

Mais non !

TIBURCE.

Mais non !Il s’appelait Nicolas.

FLAMBEAU, se levant furieux.

Mais non !Il s’appelait Nicolas.Nicolas ?

TOUT LE MONDE, l’applaudissant de si bien jouer son rôle.

Ah ! bravo ! le grognard !

GENTZ, riant, à Flambeau.

Ah ! bravo ! le grognard !Nicolas !
Ah ! bravo ! le grognard !Nicolas !(Il lui passe un plat.)
Ah ! bravo ! le grognard !Nicolas !Quelques cailles ?

FLAMBEAU, prenant le plat.

Eh bien ! mais… Nicolas gagnait bien les batailles !

UN PAILLASSE, avec le plus aristocratique dégoût.

Et cette cour qu’en un clin d’œil il fagota !

TIBURCE.

Quand on y parlait titre, étiquette, Gotha,
Mon cher, pour vous répondre, il n’y avait personne !

FLAMBEAU, doucement.

Il n’y avait donc pas le général Cambronne ?

UNE VOIX DE FEMME.

Mais… la guerre !…

TIBURCE.

Mais… la guerre !…Qu’y faisait-il ? Les bulletins !

LE POLICHINELLE.

Il se tenait sur des petits tertres lointains !
(Rires.)

FLAMBEAU, prêt à s’élancer.

Nom de…

LE DUC, le retenant.

Nom de…Chut !

TIBURCE.

Nom de…Chut !Une balle, un jour, fut assez bonne
Pour venir le blesser au pied, à Ratisbonne
Juste de quoi fournir un sujet de tableau !

(Rires.)
FLAMBEAU, retenant à son tour le duc, lui dit avec rage.

Du calme !…

LE DUC.

Du calme !…Mais toi-même…

FLAMBEAU, dont la main depuis un instant tourmente son couteau.

Du calme !…Mais toi-même…Ôtez-moi ce couteau !
Du calme !…Mais toi-même…(Fanny le lui enlève.)

TIBURCE, renversé sur sa chaise et dégustant à petites gorgées son Johannisberg.

Bref…

LE DUC, dont les ongles s’enfoncent dans le poignet de Flambeau.

Bref…Qu’il n’ajoute pas quelque chose de pire !

FLAMBEAU, suppliant.

Vous le supporterez !

LE DUC.

Vous le supporterez !Oh ! — pas pour un Empire !

TIBURCE, laissant tomber un mot entre chaque gorgée.

Bref — ce fameux héros — c’était…

FLAMBEAU, sentant que le duc va s’élancer, — avec désespoir.

Bref — ce fameux héros — c’était…Non, mon petit !

TIBURCE.

C’était un lâche !

LE DUC, se levant.

C’était un lâche !Oh ! je…

UNE VOIX, partie du fond.

C’était un lâche !Oh ! je…Vous en avez menti !
(Brouhaha.)

TOUT LE MONDE, debout, parlant à la fois.

Hein ? Qu’est-ce ? Quoi ? Comment ? Plaît-il ? Qui ça ?

GENTZ, qui est resté assis.

Hein ? Qu’est-ce ? Quoi ? Comment ? Plaît-il ? Qui ça ?Tumulte.

FLAMBEAU, bas au duc.

Tout est sauvé ! quelqu’un a relevé l’insulte !

TIBURCE, blême.

Qui s’est permis ?

L’ATTACHÉ, qui, écartant les groupes, descend vers lui.

Qui s’est permis ?C’est moi.

LE SCARAMOUCHE, bas à Tiburce.

Qui s’est permis ?C’est moi.L’un des aides de camp
Du maréchal Maison !

TIBURCE.

Du maréchal Maison !Quoi ? vous, me provoquant ?
Vous qui représentez le Roi ?

GENTZ, assis, terminant sa grappe de raisin.

Vous qui représentez le Roi ?C’est toujours drôle.

L’ATTACHÉ.

Il s’agit de la France, et je suis dans mon rôle.
C’est contre elle tenir des propos insultants
Que d’insulter celui qu’elle aima si longtemps.

TIBURCE.

Buonaparte ?

L’ATTACHÉ.

Buonaparte ?Veuillez prononcer Bonaparte.

TIBURCE, ironique.

Soit ! Bonaparte !

L’ATTACHÉ.

Soit ! Bonaparte !Non. L’Empereur.

TIBURCE.

Soit ! Bonaparte !Non. L’Empereur.Votre carte ?

(Échange de cartes.)
L’ATTACHÉ, saluant.

Je pars demain. Donc, le duel, demain matin.

(Il s’éloigne et rejoint deux amis avec qui il se met à causer à voix basse. Les violons ont repris au loin et les groupes, en chuchotant, commencent à regagner le bal.)

FLAMBEAU, qui a disparu une seconde, à droite, vers le vestiaire, revient vêtu d’un superbe manteau et dit vivement au duc :

Filons ! J’ai le manteau.
Filons ! J’ai le manteau.(Il l’ouvre et le referme.)
Filons ! J’ai le manteau.Dedans, c’est en satin.

TIBURCE, qui s’est rassis seul à sa table, tendant nerveusement son verre à un laquais.

De l’eau ?

LE LAQUAIS, qui est celui que le duc a envoyé au château, tout en remplissant le verre de Tiburce.

De l’eau ?Monsieur est dur pour le Corse !

TIBURCE, levant les yeux sur lui, avec un étonnement hautain.

De l’eau ?Monsieur est dur pour le Corse !Hein ?

LE LAQUAIS, baissant la voix.

De l’eau ?Monsieur est dur pour le Corse !Hein ?Plus tendre,
Votre sœur, pour son fils !…
Votre sœur, pour son fils !…(Mouvement de Tiburce.)
Votre sœur, pour son fils !…Voulez-vous les surprendre ?

TIBURCE.

Quand ?

LE LAQUAIS.

Quand ?Ce soir.

TIBURCE.

Quand ?Ce soir.Où ?

LE LAQUAIS.

Quand ?Ce soir.Où ?Je sais.

TIBURCE, lui faisant signe d’aller l’attendre dehors.

Quand ?Ce soir.Où ?Je sais.Attends-moi près d’ici !

(Le laquais s’éloigne. Tiburce se lève et, la main sur sa grande rapière de capitan.)

Je vais débarrasser l’Autriche !

(Cependant LE DUC, avant de partir avec Flambeau qui l’attend sur le seuil, est allé vers l’attaché qui a fini de causer avec ses amis, et lui mettant la main sur l’épaule.)

Je vais débarrasser l’Autriche !Vous, merci !

L’ATTACHÉ, se retournant.

De quoi donc ?

(Le Duc soulève son masque une seconde. L’attaché va pousser un cri.)
LE DUC, mettant un doigt sur ses lèvres.

De quoi donc ?Chut !

L’ATTACHÉ, bas.

De quoi donc ?Chut !Le duc ?

LE DUC.

De quoi donc ?Chut !Le duc ?Un complot.

L’ATTACHÉ, surpris de cette confiance.

De quoi donc ?Chut !Le duc ?Un complot.Je m’étonne…

LE DUC, avec une grâce fière.

Je n’ai que mon secret, Monsieur : je vous le donne.
(Vite et bas.)
Rendez-vous à Wagram, ce soir. Soyez-y !

L’ATTACHÉ.

Rendez-vous à Wagram, ce soir. Soyez-y !Moi ?

LE DUC.

N’êtes-vous pas à nous ?

L’ATTACHÉ.

N’êtes-vous pas à nous ?Je suis fidèle au roi.

LE DUC.

C’est bien ! Mais tu te bats pour mon père, à ma place.
Et c’est en toi, ce soir, un peu de moi qui passe !…
(Il remonte, en le saluant.)
— À bientôt !

L’ATTACHÉ, le suivant.

— À bientôt !Vous croyez me gagner ?…

LE DUC.

— À bientôt !Vous croyez me gagner ?…J’en suis sûr.
Mon père a bien conquis Philippe de Ségur !

L’ATTACHÉ, avec fermeté.

Demain je rentre en France, et je tiens à vous dire…

LE DUC, souriant.

Vous êtes un futur maréchal de l’Empire !

L’ATTACHÉ.

…Que si l’on fait, sur vous, marcher mon régiment,
Je saurai commander le feu.

LE DUC.

Je saurai commander le feu.Parfaitement.
(Il lui tend la main.)
Serrons-nous donc la main, avant de nous combattre.
(Les deux jeunes gens se prennent la main.)

L’ATTACHÉ, avec une extrême courtoisie.

Avez-vous pour Paris — car j’y serai le quatre —
Quelques commissions ? L’honneur me serait doux…

LE DUC, souriant.

Je compte être rendu dans… l’Empire avant vous !

L’ATTACHÉ

Si pourtant, avant vous, j’étais dans le… Royaume ?

LE DUC.

Saluez de ma part la colonne Vendôme.


(Il sort. Le rideau tombe.)