L’Aiglon/Acte III
ACTE III
LES AILES QUI S’OUVRENT
Le même décor.
La fenêtre est toujours ouverte sur le parc. Mais la coloration du parc a changé avec l’heure. Ce sont maintenant les somptueuses teintes de la fin du jour. La Gloriette est en or.
On a repoussé la table chargée de livres vers la droite pour laisser un grand espace libre. On a apporté non pas un trône, mais une vaste bergère, pour que le vieil Empereur y soit à la fois majestueux et paternel.
Au lever du rideau, les gens que doit recevoir l’Empereur ont été introduits. Ils attendent, debout, causant à voix basse. Chacun tient à la main un petit papier ou sa demande est écrite. Bourgeois endimanchés, veuves de militaires en deuil. Paysans et paysannes venus de tous les coins de l’Empire : Bohémiens, Tyroliens, etc… Bariolage de costumes nationaux.
Des arcières, un peu pareils à des suisses d’église (habit rouge galonné, parements et ceinturon de velours noir, culotte blanche, hautes bottes, bicorne à demi recouvert d’une retombée de plumes de coq) sont immobiles aux portes de droite. Un garde-noble hongrois va et vient faisant des effets de pelisse.
Il refoule tout le monde vers le fond, devant la fenêtre, et à gauche, contre les portes fermées de la chambre du Duc.
Scène première
Rangez-vous ! Chut, le vieux ! — Toi, le petit, sois sage !
(Il montre la porte du second plan, à droite.)
L’Empereur vient par là. — Laissez-lui le passage !
— Le géant montagnard, ne raclez pas vos pieds !
Il passe devant nous ?
Tenez bien vos petits papiers en évidence !
(Tous les petits papiers palpitent au bout des doigts.)
Ne lui racontez pas d’histoires !
(Tout le monde est rangé. Il va se placer près de la table, puis se rappelant une recommandation à faire :)
Ah !… défense
De se mettre à genoux quand il entre !
Ça n’empêchera pas…
(La porte s’ouvre. L’Empereur paraît. Tout le monde se met à genoux.)
Levez-vous, mes enfants
(Il descend. Les petits papiers palpitent de plus en plus. Il a sa longue tête triste des portraits. Mais un grand air de bonté. Il est vêtu, avec une bonhomie voulue, du costume bourgeois qu’il affectionne : redingote de drap gris s’ouvrant sur un gilet paille ; culotte de drap gris entrant dans des bottes. Il prend la supplique que lui tend une femme, la lit, et la passe au chambellan qui le suit, en disant :)
La pension doublée.
Ah ! Sire !
Hé ! hé ! la paire
De bœufs ! diable ! c’est cher !…
(Il passe le papier au chambellan en disant :)
Accordé !
Notre père !
Accordé !
Père Franz !
À la maison ?
Pas mal.
Eh bien ? la vieille, eh bien ?
Oui, tu comprends, le vent a fait mourir les poules…
Allons, soit !
(Il prend un autre papier que lui tend un Tyrolien et, après avoir lu.)
Un chanteur ?
Je sais iouler.
— Viens à Baden, demain, chanter chez nous.
Le nom ?
Schnauser.
Un montagnard ?
Là-bas, à l’horizon,
J’habite le mont bleu qui jusqu’au ciel s’élève :
Être cocher de fiacre, à Vienne, c’est mon rêve.
Allons ! tu le seras !
(Il passe la supplique au chambellan, et prend des mains d’un fermier cossu la suivante qu’il lit à mi-voix.)
Un grand cultivateur
Voudrait que Franz lui fît restituer le cœur
De sa fille, que prit un verrier de Bohême.
(Lui rendant son placet.)
— Tu marieras ta fille au Bohémien qu’elle aime.
Mais…
(La figure du fermier s’éclaire.)
Le nom ?
(Se courbant devant l’Empereur.)
Je te baise les mains !
Orphelin, sans appui, dépouillé de sa terre,
Chassé par des bergers ennemis de son père,
Voudrait revoir ses bois et son ciel… — Très touchant ! —
Et le champ paternel !… On lui rendra son champ.
(Il passe la supplique au chambellan, qui l’annote.)
Le nom de ce berger qui demande assistance ?
C’est le duc de Reichstadt, et le champ, c’est la France !
Sortez tous.
(Les officiers font rapidement sortir tout le monde. Les portes se referment. Le grand-père et le petit-fils sont seuls.)
Scène II
Qu’est ceci ?
Sire, vous le voyez, qu’un pauvre Tyrolien,
N’ayant pour attirer vos yeux, chasseur ou pâtre,
Qu’une plume de coq à son feutre verdâtre,
Vous vous seriez penché sur mon cœur ébloui.
Mais, Franz !…
Que tous les malheureux, — toujours, puissent se dire
Vos fils autant que nous ! Mais est-il juste, Sire,
Est-il juste que moi, quand je suis malheureux,
Je sois moins votre fils que le moindre d’entre eux ?
Mais pourquoi donc — il faut, Monsieur, que je vous gronde ! —
Là, quand je m’occupais de tout ce pauvre monde,
M’être venu parler, et non pas en secret ?
Pour vous prendre au moment où votre cœur s’ouvrait.
Mon cœur !… Mon cœur !… Sais-tu que ton audace est grande ?
Je sais que vous pouvez ce que je vous demande,
Que je suis malheureux, que je me sens à bout,
Et que vous êtes mon grand-père, voilà tout !
Mais il y a l’Europe ! — Il y a l’Angleterre ! —
Il y a Metternich !
Vous êtes mon grand-père.
Mais vous ne savez pas quelle difficulté !…
Je suis le petit-fils de Votre Majesté.
Mais…
Bien le droit d’être un peu grand-père ?
Mais…
Tu peux bien un moment ne pas être empereur ?
Ah !… vous avez été toujours un enjôleur !
Je ne vous aime pas, d’abord, lorsque vous êtes
Comme dans le portrait de la Salle des Fêtes,
Avec le grand manteau, la Toison d’or au cou !
(Il se rapproche encore.)
Mais comme ça, tenez, vous me plaisez beaucoup.
Avec le doux argent de tes cheveux, qui flotte,
Tes bons yeux, ton gilet, ta longue redingote,
Tu n’as l’air que d’un simple aïeul, en vérité,
— Par lequel on pourrait être gâté !
Gâté !
Ne peux-tu te passer de voir Louis-Philippe
Sur les écus français faire toujours sa lippe ?
Chut !… chut !
Adores-tu ces gros Bourbons caducs ?
Vous ne ressemblez pas aux autres archiducs !
Tu crois ?
D’où tenez-vous l’art des gamineries ?
Mais c’est d’avoir joué, petit, aux Tuileries.
Ah ! vous y revenez ?
J’y voudrais revenir.
En avez-vous gardé vraiment le souvenir ?
Vague…
Et de votre père ?
Qui me serrait, très fort, — sur une étoile. Et comme
Il serrait, je sentais, en pleurant de frayeur,
L’étoile en diamants qui m’entrait dans le cœur.
(Il se lève et fièrement.)
— Sire, elle y est restée.
Est-ce que je t’en blâme ?
Oui, oui, laissez parler la bonté de votre âme !
Lorsque j’étais petit, vous m’aimiez, n’est-ce pas ?
Vous vouliez avec moi prendre tous vos repas.
Nous dînions tous les deux, tout seuls…
C’était un charme !
J’avais de longs cheveux. J’étais prince de Parme.
(Il s’assied sur le bras du fauteuil.)
Quand on me punissait, toi, tu me pardonnais !
Et te rappelles-tu ton horreur des poneys ?
Un jour qu’on m’en montrait un blanc comme la neige,
Je trépignais de rage au milieu du manège.
Dame ! un poney pour toi, tu prenais ça très mal !
Furieux, je criais : « Je veux un grand cheval ! »
Et c’est un grand cheval, encor, que tu demandes !
Et lorsque je battais mes bonnes allemandes !
Et lorsque, avec Colin, vous creusiez, sans façon,
Des grands trous dans mon parc !…
On faisait Robinson.
C’était vous, Robinson !
Et j’avais un fusil, deux arcs et trois hachettes !
Puis, tu montais la garde à ma porte !
En hussard !
Et les dames, chez moi, n’entraient plus qu’en retard,
Et trouvaient cette excuse, en entrant, naturelle :
« Pardon, Sire, mais j’embrassais la sentinelle ! »
Tu m’aimais bien.
Je t’aime encor !
Prouve-le-moi !
Mon petit-fils, mon Franz !
Si moi je paraissais, n’aurait qu’à disparaître ?
Mais…
Dis la vérité !
Je…
Ne mens pas !
Peut-être !
Ah ! je t’aime !
Si, toi, tu paraissais, tout seul, sans un tambour,
C’en serait fait du roi !
Je t’adore, grand-père !
Mais tu m’étouffes !
Non !
J’aurais bien dû me taire !
D’ailleurs le vent de Vienne est mauvais pour ma toux,
On m’ordonne Paris.
Vraiment ?
Et s’il faut qu’à Paris pour moi la saison s’ouvre,
Je ne peux pourtant pas descendre ailleurs qu’au Louvre.
Ah ! bah !
Si tu voulais !
Souvent de vous laisser enfuir !…
Oh ! fais donc ça !
Mon Dieu ! je voudrais bien…
Tu peux !
Ce qui m’arrête…
N’ayez pas des pensers de derrière la tête.
Ayez des sentiments, là, de devant le cœur.
Ce serait si joli qu’un jour un empereur
Pour gâter son enfant bouleversât l’histoire ;
Et puis c’est quelque chose, et c’est un peu de gloire,
De pouvoir quelquefois, — sans avoir l’air, tu sais, —
Dire : « Mon petit-fils, l’empereur des Français ! »
Certes !
Tu le diras ! Dis que tu vas le dire !
Eh bien ! mais…
Sire !
Oui, sire !
Ah ! sire !
Sire !
Sire !
Metternich !
Scène III
Ne crains rien.
(Il se lève, et posant sa main sur la tête du prince qui est resté à genoux, il dit à Metternich d’une voix qu’il essaye de rendre ferme :)
Je veux…
Tout est perdu !
Je veux que cet enfant règne.
(Se tournant vers le duc.)
Avec vos partisans, Prince, je vais me mettre
En rapport…
Je craignais…
Quoi donc ?… C’est moi le maître !
Qui vas-tu m’envoyer, dis, comme ambassadeur ?
… Entendu !…
Tu viendras me voir, en empereur ?
Oui, peut-être, — quand mes Chambres seront sorties !
Nous ne demanderons que quelques garanties.
Tout ce que vous voudrez !
(Le duc lui baise la main.)
Sur des points de détail nous nous mettrons d’accord.
Je crois que vous aurez des groupes à dissoudre…
Nous craignons les voisins qui cultivent la foudre.
Cher grand-père !
Un peu beaucoup avec les héros de Juillet !
Mais…
Se tenant… il faudra couper le petit isthme ;
Craindre l’esprit nouveau, dangereux et brillant ;
Expulser Lamennais…
Mais…
Ah ! et puis… se résoudre à museler la presse…
Oh ! ça ne presse pas…
Mais si, mais si, ça presse !
J’en demande pardon à Votre Majesté,
Mais c’est blesser la Liberté.
La Liberté…
Ah ! et puis… nous laisser opérer à Bologne.
Ah ! et puis… se calmer un peu sur la Pologne.
Ah !… et puis ?
La question des noms… vous savez bien, les noms
Des batailles,
(S’inclinant d’un air de condoléances vers l’Empereur.)
— … mon Dieu, Sire, que vous perdîtes ! —
Il faudra les ôter aux maréchaux.
Vous dites ?
Oh ! peut-être…
De se croire seigneurs de lieux qui sont à vous,
Et vous n’approuvez pas cette façon, je pense,
D’emporter, dans leurs noms, nos villages en France !
Ah ! grand-père ! grand-père !
(Il est maintenant tout à fait loin de l’Empereur.)
Il est bien évident…
Nous étions dans les bras l’un de l’autre, pourtant !
(Et se tournant vers Metternich.)
Avez-vous quelque chose à demander encore ?
Oui. La suppression du drapeau tricolore.
(Un silence. Le Duc fait lentement quelques pas et s’arrête devant Metternich.)
Votre Excellence veut que lavant ce drapeau
Plein de sang dans le bas et de ciel dans le haut,
— Puisque le bas trempa dans une horreur féconde,
Et que le haut baigna dans les espoirs du monde, —
Votre Excellence veut, n’est-ce pas ? qu’effaçant
Cette tache de ciel, cette tache de sang,
Et n’ayant plus aux mains qu’un linge sans mémoire,
J’offre à la Liberté ce linceul dérisoire ?
Encor la Liberté !
Du côté paternel, sire, à la Liberté !
Oui, le duc pour grand-père a le Dix-huit Brumaire !
La Révolution Française pour grand’mère !
Malheureux !
L’utopie ! Attaquer la Marseillaise en la
Sur les cuivres, pendant que la flûte soupire
En mi bémol : Veillons au salut de l’Empire !
On peut très bien jouer ces deux airs à la fois,
Et cela fait un air qui fait sauver les rois !
Comment là, devant moi, vous osez dire ?… Il ose !
Ah ! je sais maintenant ce que l’on me propose !
Mais qu’a-t-il aujourd’hui ? d’où lui vient cet accès ?
C’est d’être un archiduc sur le trône français.
Qu’a-t-il lu ? qu’a-t-il vu ?… cet oubli des principes !…
J’ai vu des coquetiers, des mouchoirs et des pipes !
Il est fou ! — Les propos que le duc tient sont fous !
Fou d’avoir pu penser à revenir par vous !
Mais ce retour, c’est Votre Altesse qui l’empêche !
Certes, au lieu des fourgons, vous m’offrez la calèche !
Non ! nous n’offrons plus rien !
La cage ?
C’est selon.
Vous n’empêcherez pas que je ne sois l’Aiglon !
Mais l’aigle des Habsbourgs a des aiglons sans nombre,
Et vous en êtes un, voilà tout !
Triste oiseau bicéphale au cruel œil d’ennui,
Aigle de la maison d’Autriche, aigle de nuit,
Un grand aigle de jour a passé dans ton aire,
Et tout ébouriffé de peur et de colère,
Tu vois, vieil aigle noir, n’osant y croire encor,
Sur un de tes aiglons pousser des plumes d’or !
Moi qui m’attendrissais, je regrette mes larmes !
(Il regarde autour de lui.)
On va vous enlever ces livres et ces armes !
(Appelant.)
Dietrichstein ?
Il n’est pas au palais.
Ah ! je veux
Supprimer tout ce qui — pauvre enfant trop nerveux ! —
Vous rappellerait trop de quel père vous êtes…
Eh bien ! arrachez donc toutes les violettes,
Et chassez toutes les abeilles de ce parc !
Changez tous les valets !
Hermann, Albrecht, Gottlieb !
Cette étoile pourrait me parler de la sienne !
Je veux, pour Dietrichstein, tout de suite, signer
Un nouveau règlement.
(À Metternich.)
Écrivez !
L’encrier ?
Sur la table, le mien ; je permets qu’on s’en serve.
Où donc ?… Je ne vois pas…
En bronze et marbre vert.
Je ne vois rien.
Prenez l’autre, là-bas, dont s’allument les ors,
Dans le grand nécessaire…
Où ?
Quels encriers ?
Ceux que mon père m’a laissés !
Que veux-tu dire ?
Oui… par son testament !
(Il désigne encore un coin de la console sur lequel il n’y a rien.)
Et là, les pistolets,
Les quatre pistolets de Versailles, — ôtez-les !
Ah ! çà !
Vous avez fait tomber le glaive consulaire !
Je ne vois pas tous ces objets…
« Pour remettre à mon fils lorsqu’il aura seize ans ! »
On ne m’a rien remis !… Mais malgré l’ordre infâme
Qui les retient au loin, je les ai : j’ai leur âme…
L’âme de chaque croix et de chaque bijou !
Et tout est là : j’ai les trois boîtes d’acajou,
J’ai tous les éperons, toutes les tabatières,
Les boucles des souliers, celles des jarretières ;
J’ai tout, l’épée en fer et l’épée en vermeil,
Et celle dans laquelle un immortel soleil
A laissé tous ses feux emprisonnés, de sorte
Qu’on craint, en la tirant, que le soleil ne sorte !
J’ai là les ceinturons, je les ai tous les six !…
Taisez-vous ! taisez-vous !
« Pour remettre à mon fils
Lorsqu’il aura seize ans ! » — Père, il faut que tu dormes
Tranquille, car j’ai tout, — même tes uniformes !
Oui, j’ai l’air de porter un uniforme blanc.
Eh bien ! ce n’est pas vrai, c’est faux : je fais semblant !
(Il frappe sur sa poitrine, sur ses épaules, sur ses bras.)
Tu vois bien que c’est bleu, que c’est rouge, — regarde !
Colonel ?… Allons donc !… lieutenant dans ta Garde !
Je bois aux trois flacons que portaient vos chasseurs !
Père qui m’as donné les Victoires pour sœurs,
Vous n’aurez pas en vain désiré que je l’eusse
Le réveille-matin de Frédéric de Prusse,
Qu’à Potsdam vous avez superbement volé !
Il est là ! — son tic-tac, c’est ma fièvre ! — je l’ai !
Et c’est, chaque matin, c’est lui qui me réveille,
Et m’envoie, épuisé du travail de la veille,
Travailler à ma table étroite, travailler,
Pour être chaque soir plus digne de régner !
De régner !… de régner !… n’ayez plus l’espérance
Qu’un fils de parvenu puisse régner en France,
Après nous avoir pris dans notre sang de quoi
Avoir un peu plus l’air que son père d’un roi !
Mais à Dresde, pardon, vous savez bien, j’espère,
Que vous aviez tous l’air des laquais de mon père.
De ce soldat ?
Les empereurs donnaient leur fille à ce soldat !
C’est possible ! — Je ne sais plus ! — Ma fille est veuve !
Quel malheur que je sois encor là, moi, la preuve !
Oh ! Franz ! nous nous aimions pourtant, te souviens-tu ?
Non ! non ! Si je suis là, c’est qu’on vous a battu !
Vous ne pouvez avoir pour moi que de la haine,
Puisque je suis Wagram vivant qui se promène !
(Et il marche à travers la pièce, comme un fou.)
Allez-vous-en ! Sortez !
Scène IV
Cet enfant que j’aimais !
Eh bien ! montera-t-il sur le trône ?
Jamais.
Comprenez-vous ce que sans moi vous alliez faire ?
L’avez-vous entendu répondre à son grand-père ?
Il faudrait le dompter !
Dans son propre intérêt !
… Votre repos… la paix du monde…
Il le faudrait !
Moi, je viendrai ce soir lui parler.
Il me cause !
Venez…
Oui… ce soir…
Ne peut se reproduire !
— Oh ! cet enfant !…
Venez…
Cet enfant !…
Scène V
Le signal !
Scène VI
Voici l’heure.
(Il descend en regardant autour de lui.)
Signal ! y es-tu ?… Hum !… Peut-être ?…
(Il répète solennellement, imitant les intonations du Duc.)
« Flambeau, tu ne peux pas ne pas le reconnaître ! »
(Il cherche.)
Est-ce en haut ? est-ce en bas ? — Est-ce noir ? est-ce blanc ?
— Est-ce grand ?… ou petit ?…
(En cherchant, il arrive devant la table, aperçoit le chapeau, sursaute.)
Ah ! le…
(Et avec un sourire de ravissement, faisant le salut militaire.)
Petit et grand !
(Il remonte vers la fenêtre.)
Mais la Comtesse, au fait, du fond du parc, me guigne,
Si le signal est là, je dois lui faire signe.
(Il a déjà tiré son mouchoir de sa poche pour l’agiter, mais il le rentre vivement.)
Oh ! non ! un drapeau blanc la fait se trouver mal !
La lampe de travail du duc…
Elle file ! Il lui faut un peu de brise fraîche !
(Il sort sur le balcon.)
On lève en l’air trois fois… On arrange la mèche…
(Il tourne soigneusement la petite clef et rend la lampe au domestique.)
Et ça va !… comprends-tu ?
Ce n’est pas malin !
Si.
Tout sera prêt demain !
Le duc ?
Là.
— Poste de confiance.
Oui, oui.
(Il le regarde.)
C’est toi le Piémontais ?
(Flambeau fait signe que oui.)
Tu connais la consigne ?
Être là, chaque nuit. — J’y suis.
Et que fais-tu ?
Dès que dans le château de Schœnbrunn tout s’est tu,
(Il montre les portes de droite.)
Je donne un double tour de clef à ces deux portes.
Je retire les clefs.
Toujours sur toi ?
Toujours.
Et tu ne dors ?…
Jamais.
Et tu montes la garde ?…
À cette place.
C’est l’heure. Ferme.
On ferme !
Ôte les clefs.
On ôte !
Nul, hormis l’Empereur, n’a ces clefs ! — Pas de faute !
Veille !
Comme toujours !
Scène VII
(Il retire la clef de la seconde porte comme de la première, l’empoche ; — puis, vivement et silencieusement, aux deux portes, rabat d’un coup de pouce la petite pièce de cuivre qui couvre l’entrée de la clef en disant tout bas :)
Les paupières des trous de serrure, — sans bruit !
(Sûr de ne pas être guetté par là, il prête l’oreille une seconde, et se met à déboutonner son habit de livrée.)
Bonsoir, le Piémontais !
Bonsoir, Monsieur le comte !
(Il apparaît, déjà moins gros, dans son gilet de livrée, en panne galonnée, à manches. Et il se met en devoir de déboutonner ce gilet.)
Et maintenant, monte la garde !
Je la monte !
(Il apparaît, maigre et nerveux, sanglé dans son vieux frac bleu de grenadier : les basques relevées par-derrière sous le gilet, retombent ; la silhouette se trouve complétée par la blancheur de la culotte et des bas de livrée.)
Allons ! C’est bien ! bonsoir !
Bonsoir !
(Il grandit d’une coudée, défripe en deux tapes son uniforme, étire ses bras chevronnés, remonte les épaulettes aplaties ; passe dans ses cheveux coiffés et poudrés le gros peigne de ses doigts écartés pour les relever en héroïque broussaille ; marche vers la console de gauche, saisit parmi les souvenirs qui l’encombrent le sabre-briquet qu’il passe, le bonnet à poil qu’il coiffe, le fusil qu’il fait sauter dans sa main ; s’arrête une seconde devant la haute psyché pour rabattre ses moustaches à la grenadière, gagne en deux enjambées la porte du prince, tombe au port d’armes…)
Que soudain redressé, délarbiné, minci,
Enfermé jusqu’à l’aube, impossible à surprendre,
Fronçant sous son bonnet son gros sourcil de cendre,
Se tenant dans son vieil uniforme bien droit,
— L’arme au bras et la main contre le téton droit,
Dans la position fixe et réglementaire, —
Gardant le fils ainsi qu’il a gardé le père ;
— C’est ainsi que debout, chaque nuit, sur ton seuil,
Se donnant à lui-même un mot d’ordre d’orgueil,
Fier de faire une chose énorme et goguenarde,
Un grenadier français monte, à Schœnbrunn, la garde !
(Il se met à se promener de long en large, dans le clair de lune, comme un factionnaire.)
C’est la dernière fois.
(Avec un coup d’œil sur la chambre du prince.)
Tu ne l’auras pas su.
C’est pour moi seul. C’est du vrai luxe, — inaperçu !
(Il s’arrête, l’œil jubilant.)
S’offrir un pareil coup pour n’éblouir personne,
Mais pour se dire, à soi tout seul : « Elle est bien bonne ! »
(Il reprend sa promenade.)
À leur barbe ! — à Schœnbrunn !… Je me trouve insensé !
Je suis content ! Je suis ravi !
(On entend un bruit de clef dans une serrure, à droite.)
Je suis pincé !
Scène VIII
Qui donc s’est procuré la clef ?
(La porte s’ouvre.)
Ne se reproduira jamais !
Népomucène !
Oui… ce soir… lui parler… sans témoin importun…
(Il pose le candélabre sur la table, et, en le posant, voit le petit chapeau.)
Tiens ! je ne savais pas que le duc en eût un.
(Souriant.)
Ah ! c’est l’archiduchesse encor qui dut lui faire
Passer ce souvenir…
(S’adressant au chapeau.)
Te voilà, — Légendaire !
Il y avait longtemps que…
(Avec un petit salut protecteur.)
Bonjour !
(Ironiquement, comme si le chapeau s’était permis de réclamer.)
Tu dis ?… Hein ?…
(Il lui fait signe qu’il est trop tard.)
— Non ! Douze ans de splendeur me contemplent en vain
Du haut de ta petite et sombre pyramide :
Je n’ai plus peur.
(Il touche du doigt et riant avec impertinence :)
Voici le bout de cuir solide
Par lequel on pouvait, sans trop te déformer,
T’enlever, tout le temps, pour se faire acclamer !
— Toi, dont il s’éventait après chaque conquête,
Toi, qui ne pouvais pas, de cette main distraite,
Tomber sans qu’aussitôt un roi te ramassât,
Tu n’es plus aujourd’hui qu’un décrochez-moi ça,
Et si je te jetais, ce soir, par la croisée,
Où donc finirais-tu, vieux bicorne ?
Au musée.
Le voilà, ce fameux petit !… Comme il est laid !
On l’appelle petit : d’abord, est-ce qu’il l’est ?
(Haussant les épaules et de plus en plus rancunier.)
Non. — Il est grand. Très grand. Énorme. C’est en somme
Celui, pour se grandir, que porte un petit homme !…
— Car c’est d’un chapelier que la légende part :
Le vrai Napoléon, en somme…
(Retournant le chapeau et l’approchant de la lumière pour lire, au fond, le nom du chapelier :)
C’est Poupart !
(Et tout d’un coup, quittant ce ton de persiflage)
— Ah ! ne crois pas pour toi que ma haine s’endorme !
Je t’ai haï, d’abord, à cause de ta forme,
Chauve-souris des champs de bataille ! chapeau
Qui semblais fait avec deux ailes de corbeau !
À cause des façons implacables et nettes
Dont tu te découpais sur nos ciels de défaites,
Demi-disque semblant sur le coteau vermeil
L’orbe à demi monté de quelque obscur soleil !
À cause de ta coiffe où le diable s’embusque,
Chapeau d’escamoteur qui posé, noir et brusque,
Sur un trône, une armée, un peuple entier debout,
Te relevais, ayant escamoté le tout !
À cause de ta morgue insupportable ; à cause
De ta simplicité qui n’était qu’une pose,
De ta joie, au milieu des diadèmes d’or,
À n’être insolemment qu’un morceau de castor ;
À cause de la main rageuse et volontaire
Qui t’arrachait parfois pour te lancer à terre ;
De tous mes cauchemars que dix ans tu peuplas ;
Des saluts que moi-même ai dû te faire, plats ;
Et, quand pour le flatter je cherchais l’épithète,
Des façons dont parfois tu restas sur sa tête !
(Et tous ces souvenirs lui remontant, il continue, dans une explosion de haine clairvoyante)
Vainqueur, neuf, acclamé, puissant, je t’ai haï,
Et je te hais encor vaincu, vieux et trahi !
Je te hais pour cette ombre altière et péremptoire
Que tu feras toujours sur le mur de l’histoire !
Et je te hais pour ta cocarde arrondissant
Son gros œil jacobin tout injecté de sang ;
Pour toutes les rumeurs qui de ta conque sortent,
Grand coquillage noir que les vagues rapportent,
Et dans lequel l’oreille écoute, en s’approchant,
Le bruit de mer que fait un grand peuple en marchant !
Pour cet orgueil français que tu rendis sans bornes,
Bicorne qui leur sert à nous faire les cornes !
(Il a rejeté le chapeau sur la table et penché maintenant sur lui :)
Et je te hais pour Béranger et pour Raffet,
Pour les chansons qu’on chante, et les dessins qu’on fait,
Et pour tous les rayons qu’on t’a cousus, dans l’île !
Je te hais ! je te hais ! et ne serai tranquille
Que lorsque ton triangle inélégant de drap,
Râpé de sa légende enfin, redeviendra
Ce qu’en France il n’aurait jamais dû cesser d’être :
Un chapeau de gendarme ou de garde champêtre !
Je te…
(Il s’arrête, saisi par le silence, l’heure, le lieu. Et avec un sourire un peu troublé.)
Mais tout d’un coup… C’est drôle… Le présent
Imite le passé, parfois, en s’amusant…
(Passant la main sur son front.)
De te voir là, comme une chose familière,
Cela m’a reporté de vingt ans en arrière ;
Car c’était là, toujours, qu’il te posait ainsi
Lorsqu’il y a vingt ans il habitait ici !
(Il regarde autour de lui avec un frisson.)
C’était dans ce salon qu’on faisait antichambre ;
C’était là qu’attendant qu’il sortît de sa chambre,
Princes, ducs, magyars, entassés dans un coin,
Fixaient sur toi des yeux humiliés, de loin,
Pareils à des lions respectant avec rage
Le chapeau du dompteur oublié dans la cage !
(Il s’éloigne un peu, malgré lui, en fixant ce petit chapeau dont le mystère noir devient dramatique.)
Il te posait ainsi !… C’était comme aujourd’hui…
Des armes… des papiers… On croirait que c’est lui
Qui vient de te jeter, en passant, sur la carte ;
Qu’il est encore ici chez lui, ce Bonaparte !
Et qu’en me retournant, je vais, — sur le seuil, — là,
Revoir le grenadier montant la garde.
(Il s’est retourné d’un mouvement naturel, et pousse un cri en voyant, debout devant la porte du Duc, Flambeau qui, d’un pas, est rentré dans le clair de lune.)
Ha !
(Un silence. Flambeau, immobile, monte la garde. Ses moustaches et ses buffleteries sont de neige. Les petits boutons à l’aigle étincellent sur sa poitrine. Metternich recule, se frotte les yeux.)
Non. — Non. — Non. — C’est un peu de fièvre qui dessine !…
Mon tête-à-tête avec ce chapeau m’hallucine !…
(Il regarde, se rapproche. Flambeau est toujours immobile, dans la pose classique du grenadier au repos, les mains croisées sur le coude de la baïonnette qui jette un éclair bleu.)
La lune construit-elle un spectre de rayons ?
Qu’est-ce que c’est que ça ?… Voyons ! voyons ! voyons !
(Il marche sur Flambeau, et d’une voix brève :)
Oui… quel est le mauvais plaisant ?
Qui va là ?
Diable !
Passez au large !
Mais…
Qui va là ?
Très drôle !
Un pas, vous êtes mort !
Mais…
Plus bas !
Permettez !
Plus bas ! — L’Empereur dort.
Comment ?
Chut !
Mais je suis tout ! mais je peux tout !
Mais je m’en fiche !
Mais je veux voir le duc de Reichstadt, et…
Ah ! ouat !
Comment : ah ! ouat ?
D’Auerstaedt ! d’Elchingen ! c’est des ducs, c’est notoire ;
Reichstadt, c’est pas un duc : c’est pas une victoire !
Mais on est à Schœnbrunn, voyons !
Grâce au nouveau succès, on y a son billet !
Et l’on s’y reprépare, avec des ratatouilles,
À ré-administrer au monde des tatouilles !
Qui ? Comment ? Que dit-il ? Un nouveau succès ?
Bœuf !
Mais nous sommes le dix juillet mil huit cent…
Neuf !
Je ne deviens pas fou !
(Sévère.)
— Pourquoi n’êtes-vous pas encor dans votre couche ?
Moi ?
Le Mameluck ? Il a pris ça sous son turban ?
Le Mameluck ?
Alors, tout se démantibule ?
Mais…
Vous entrez, la nuit, dans le grand vestibule ?
Mais je…
Sans voir le voltigeur que l’on y préposa ?
Le volt… ?
Sans qu’un pareil toupet, un yatagan le tonde ?
Le salon blanc n’est pas de sous-offs habité
Qui, sur le poêle en or, font du punch et du thé ?
Vous ne rencontrez pas quelques vieilles barbiches
Dans la pièce aux chevaux, dans la pièce aux potiches ?
Et dans la galerie, alors, les brigadiers
Trouvent tout naturel que vous vous baladiez ?
(Au comble de l’indignation.)
On peut donc traverser le cabinet ovale
Sans que le maréchal du palais vous avale ?
Le maréchal ?…
Ce dogue, alors, c’est un carlin ?
Mais j’entre…
— Et quand vous arrivez au bout de l’enfilade,
Personne ?… Le portier d’appartement… malade ?
Et le valet de chambre… absent ?… Et le gardien
Du portefeuille ?… où donc s’est-il mis ?… dans le sien ?
Mais…
L’aide de camp de nuit, que fait-il ?… des Viennoises ?
Mais…
Eh bien ! mais c’est encore heureux que je sois là !
Quel service !… Oh ! oh ! oh ! s’il y met sa lorgnette,
Je crois qu’il y aura d’l’oignon, d’l’oignon, d’l’oignette !
Je vais…
(Avec attendrissement.)
Il dort sur son petit traversin de lauriers !
Ah ! je raconterai ce rêve !… Il est épique !
(Il approche un doigt de la flamme d’une des bougies, et le retirant vivement.)
Mais cette flamme…
Brûle !
Et cette pointe…
Pique !
Mais je suis réveillé !… Mais je…
Chut ! restez coi !
Mais Sainte-Hélene, alors ?… Waterloo ?…
(On entend bouger dans la chambre du duc.)
L’Empereur a bougé !
Lui !
Vous devenez plus blanc qu’un cheval de trompette !
C’est lui ! — Sa main tâtonne au battant verrouillé…
Il va sortir. Voilà !
(Avec désespoir.)
Vous l’avez réveillé.
Non, il ne se peut pas que ce soit lui qui sorte !
Il ne va pas ouvrir lentement cette porte !
C’est le duc de Reichstadt, voyons ! je n’ai pas peur !
Je sais que c’est le duc ! j’en suis sûr.
(La porte s’ouvre.)
L’Empereur !
(Il présente les armes. — Metternich se rejette en arrière. — Mais au lieu de la terrible petite silhouette trapue que ce grenadier de la Garde présentant les armes faisait presque attendre, c’est, sur le seuil, l’apparition chancelante d’un pauvre enfant trop svelte, qui a quitté ses livres pour venir en toussant voir ce qui se passe, et qui s’arrête, blanc comme son habit, en levant sa lampe de travail, — rendu plus féminin par son col dégrafé d’où s’échappe du linge, et par ses cheveux plus blonds sous l’abat-jour.)
Scène IX
Ah ! ah ! c’est vous ! c’est vous ! c’est vous ! C’est Votre Altesse !
Ah ! que je suis heureux !
D’où vient cette tendresse ?
Non ! vraiment, je croyais — tant c’était réussi !
Qu’un autre allait sortir !
Je le croyais aussi !
Dieu ! qu’as-tu fait ?
Du luxe !
À moi !
Fuis !
La fenêtre !
La sentinelle va tirer sur toi !
Peut-être !…
C’est long, d’ici les bois !
On lui tire dessus…
Ça me semblera court !
Mets ta livrée !
Ah ! non !
Est-ce qu’un papillon se remet en chenille ?
Au revoir !
Mais c’est fou !
De Robinson ! — Au bal de demain !
(Il enjambe la balustrade.)
Mais c’est fou !
J’y serai !
Pas de bruit !
Quelque chose !
La victoire en chantant…)
Hein ?
Il chante ?
Oh ! que fais-tu ?
Du luxe !
(Une détonation. La chanson s’interrompt. Seconde de silence et d’attente. Puis, la voix reprend gaiement, plus lointaine :
Manqué !…
Comme il s’est bien, dans l’ombre, reconnu !
Il connaît le pays : il est déjà venu.
Trop tard ! Retirez-vous ! Plus rien pour mon service !
Scène X
Et demain, pas un mot au préfet de police !
Je ne raconte pas les tours qu’on m’a joués.
(Et tandis que le Duc, lui tournant le dos, se dirige vers sa chambre, il continue nonchalamment :)
Que m’importent d’ailleurs vos grognards dévoués ?
Vous n’êtes pas Napoléon.
Qui le décrète ?
Vous avez le petit chapeau, mais pas la tête.
Ah ! vous avez encor trouvé le mot qu’il faut
Pour dégonfler l’enthousiasme !… Mais ce mot
Ne sera pas cette fois-ci le coup d’épingle
Qui crève, ce sera le coup de fouet qui cingle !
Je me cabre, et m’emporte aux orgueils les plus fous !
Pas la tête, m’avez-vous dit ?…
(Il marche sur Metternich, et les bras croisés :)
Qu’en savez-vous ?
Ce que j’en sais ?…
(Il prend sur la table le candélabre allumé, va vers la grande psyché, et haussant la lumière.)
Regardez la longueur morne de votre face !
Regardez ce fardeau si lourd d’être si blond,
Ces accablants cheveux… mais regardez-vous donc !
Non !
Mais tout un brouillard fatal vous accompagne !
Non !
Et c’est toute une Espagne en votre âme dormant
Qui vous font si hautain, si triste, et si charmant !
Non ! non !
Vous, régner ? Allons donc !… Vous seriez, doux et blême,
Un de ces rois qui vont s’interrogeant tout bas,
Et qu’il faut enfermer pour qu’ils n’abdiquent pas !
Non ! non !
Mais le front de langueur, le front de nostalgie !…
Le front ?…
Sur ce front d’archiduc passe une main d’infant !
Ma main ?…
Qu’on a, dans des portraits, déjà vus, sous des bagues !
Non !
Vous regardent…
Mes yeux ?…
Regardez-les, ces yeux,
Dans lesquels d’autres yeux, déjà vus dans des cadres,
Rêvent à des bûchers ou pleurent des escadres !
Et vous, si scrupuleux, si consciencieux,
Osez aller régner en France, avec ces yeux !
Mais, mon père…
Vous n’avez rien de votre père !
(Et ramenant de force vers la glace le candélabre que la main crispée du duc ne lâche plus.)
Mais cherchez ! cherchez donc ! approchez la lumière !
— Il a voulu, jaloux de notre sang ancien,
Venir nous le voler pour en vieillir le sien ;
Mais ce qu’il a volé, c’est la mélancolie,
C’est la faiblesse, c’est…
Non, je vous en supplie !
Regardez-vous pâlir dans le miroir !
Assez !
Sur votre lèvre, là, vous la reconnaissez,
Cette moue orgueilleuse et rouge de poupée ?
C’est celle qu’eut, en France, une tête coupée :
Car ce qu’il a volé, c’est aussi le malheur !
— Mais haussez donc le candélabre !
Non ! j’ai peur !
Peux-tu te regarder, la nuit, dans cette glace,
Sans voir, derrière toi, monter toute ta race ?
— Vois, c’est Jeanne la Folle, au fond, cette vapeur !
Et ce qui, sous la vitre, arrive avec lenteur,
C’est la pâleur du roi dans son cercueil de verre !…
Non ! non ! c’est la pâleur ardente de mon père !
Rodolphe et ses lions, dans un affreux recul !
Des armes ! des chevaux ! c’est le Premier Consul !
Le vois-tu fabriquer de l’or dans une crypte ?
Je le vois fabriquer de la gloire, en Égypte !
Ha ! ha ! et Charles Quint ! le spectre aux cheveux courts,
Qui meurt d’avoir voulu s’enterrer !
Père !
Les murs noirs !
Compiègne ! Malmaison !
Tu les vois ? tu les vois ?
Roule, tambour d’Arcole, et couvre cette voix !
La glace se remplit !
À moi, les aigles d’or contre les aigles noires !
Mortes, les aigles !
Non !
Et crevés, les tambours !
Non !
Qui te ressemblent tous !
Je casserai la glace !
D’autres ! d’autres encore arrivent !
Je la casse !
(Il frappe avec rage ; la psyché s’effondre, les bougies s’éteignent ; la nuit se fait, dans un grand bruit d’éclats de verre. Le duc se jette en arrière, délivré, avec une clameur de triomphe.)
Il n’en reste pas un !
Il en reste un toujours !
Non ! non ! ce n’est pas moi ! pas moi !
(Mais sa voix s’étrangle, il bat l’air de ses bras, tourne dans l’ombre, et tombe, lamentable blancheur, devant le miroir brisé, en appelant :)
Père ! au secours !