Albert Savine, éditeur (p. 14-21).

II


Un notable citoyen de Brundusium attendait Madeh et Atillius dans sa maison, grande construction de style grec, près des murailles et légèrement élevée au-dessus de la ville, à laquelle ils accédèrent par quelques marches que gardaient deux informes lions de pierre, à la crinière frisée comme des lions babylonniens. Traînant la chaîne qui le retenait à sa loge, ouverte sur le vestibule, le portier appela un nomenclateur, et celui-ci prévint Tubero. Le notable embrassa fortement Atillius aux lèvres et aux mains et s’excusa de le recevoir en négligé de sieste, avec sa robe lâche, ses sandales plates, son chef chauve odorant mal. Il était plus de la moitié du jour et une chaleur de plomb régnait, comme ensevelissant la maison dans un torpide engourdissement.

— Tu ne partiras que demain pour Rome, fit Tubero, qui, à travers les pièces muettes de la maison, conduisit Atillius et Madeh aux bains situés au fond de son jardin, un éploiement vert et roux de végétations, d’arborescences et de massifs coupés de sentiers soleilleux, d’où un cri s’éleva. Suspendu à la branche d’un arbre, les pied surchargés de poids de fer, un esclave était flagellé avec des cordes à nœuds armés de crochets. Le dos marbré, les cuisses rouges de sang qui rigolait sur le sol, il fermait les yeux, il ne criait plus, car le premier cri lui avait valu trop de coups ; se mordant la lèvre inférieure, horrible, il bavait, pendant que des esclaves riaient, bestialement accroupis autour.

Mais Tubero les entraînait plus loin, leur montrant tout vec une satisfaction de parvenu poussah qu’il était, de parvenu poussah qui, mal réveillé de sa sieste, s’épongeait le front d’un pan de son vêtement écarlate, lui tombant du col aux pieds et touchant à peine aux replis adipeux de sa peau, dans un traînassement, sur le gravier des allées, de sa sandale de cuir jaune.

Le jardin, avec ses lauriers-roses et ses caroubiers, avait beaucoup de coins ombragés, rayés de feuilles pleurant pendant la chaleur de l’été ; d’introublés massifs de buis et de romarins taillés en urnes, en pyramides, en grandes lettres latines, en œdicules égyptiens, en mirifiques candélabres se suivant dans des sentiers coupés de ruisselets et de viviers bas. Il était tout extraordinaire, avec son accumulation de statues de marbre et de bronze, aux coudes se touchant tant il y en avait dans l’espace relativement étroit : des gladiateurs, des orateurs en toge, un empereur lauré, une Vénus qui tendait des seins rigides ; puis des bustes sur des socles, des kiosques quelconques bordant des jets d’eau que dégorgeaient des canards de terre cuite figés en des vases de stuc, puis des treillages et des charmilles désordonnées sous lesquels des bancs de pierre, dans un plein soleil qui faisait brasiller une herbe drue.

Par des trous de végétations perçaient des coins de la ville reposés sur le rivage approchant ; des villas d’opulents citoyens à terrasses blanches et roses ; des rubans de voies droites que coupaient des attelages de bœufs traînant des chars à roues pleines ; et, plus au loin, des bouts de mer cyanurée sur lesquels poussaient leur rostre, comme un soc, des navis à un seul mât, dont les rames courtes avaient des mouvements réguliers de bas en haut, de haut en bas.

Des esclaves dévêtirent Atillius et Madeh au caldaire, et répandirent sur eux l’eau du labrum, dégageant une buée bleutée, qui ablua la mosaïque confuse du parquet. Le frigidaire les sollicita par son bassin, où ils se plongèrent. Au lépidaire, ils furent frictionnés avec un strigile et essuyés avec des serviettes chaudes, pendant qu’on les oignait d’huiles et d’onguents, qu’on nettoyait leurs ongles, qu’on versait sur leurs mains et leurs pieds moites des fioles de parfums et que leur chevelure était frottée d’une essence de Syrie. Ils furent ensuite recouverts de la synthésis, molle et blanche tunique sans ceinture, réservée aux étrangers.

Le notable, qui les avait quittés durant ce bain, revint avec deux citoyens de Brundusium, pendant que le nomenclateur accourait :

— Elva et Marner désirent saluer les étrangers, tes hôtes.

Il s’adressait à Tubero qui regarda Atillius, et, indifférent :

— Mes clients, fit-il, que j’ai fait appeler pour le repas de bientôt !

Elva était très grand, avec une face osseuse coupée d’une plaque de vin, une tête rasée, une lèvre abjecte retombante, dès petits yeux aux paupières plissées d’un crapaud. Mamer était gros, barbu, bestialement roulant une obésité flasque sous une tête dodelinante et des épaules d’hippopotame baveux.

Ils suivaient lentement Tubero et les autres vers l’atrium, où les attendait la femme du notable avec ses esclaves, des Grecques et des Africaines. L’atrium était dallé de marbre rouge et son bassin, juste au-dessous de l’ouverture carrée du plafond, s’éclairait de la chute d’un rayon de soleil qui, en bas, courait sur la plinthe de granit vert de la muraille, séparée de pilastres joints par des entablements droits. Des tentures de laine aux dessins chimériques, aux couleurs barbares tramées de nuances violettes, voilaient les chambres voisines, — des cubiculas, — encadrées par des fresques décoratives, des paysages, des marines, des danseuses, qui s’envolaient en de faux entrecolonnements, sur des fonds de cartouches couronnés de portiques, et des amours nus bridant des chevaux emportés en de l’éther !

La femme du notable, Julia, se leva, découpant une ombre svelte sur l’eau trépidante du bassin, où deux lamproies apparurent, les yeux comme pleins d’un désir de chair humaine, attachés sur Madeh dont l’amulette luit au col, puis, saluant, elle s’en alla avec ses femmes en un bruit d’étoffes amples et de bijoux claquetants.

Les Brundusiniens causèrent, Tubero très haut, des évènements qui agitaient l’Empire, de la mort de Macrinus et de son fils, le Diadémé, ainsi nommé à cause de la couronne qu’un relief des nerfs frontaux lui faisait ; et d’Antoninus Avitus, le fils de Sœmias, peut-être bâtard de Caracalla, disait-on, appelé Élagabalus parce qu’il était grand-prêtre du Soleil. Un des deux citoyens branlait la tête, d’effarement.

— Les dieux de l’Italie vont disparaître au profit de la Pierre-Noire qu’Antoninus adore et qu’il nous fera adorer en sa personne.

Gravement, ils attendaient qu’Atillius s’expliquât, lui que Tubero leur avait dit venir de l’Orient, et dont Élagabalus avait fait son envoyé. Atillius n’hésita pas et défendit la Pierre-Noire, signification de la Vie et de son Principe. Qu’était la Vie ? La pérennité même du Soleil fécondant tout, faisant lever les germes et les épandant à travers l’atmosphère, caractérisée par l’organe de la génération, le phallus roidi, et ce ne pouvait être autrement. Pouvait-on comparer les autres dieux, grecs ou romains, égyptiens ou perses ; Mithra ou Kronos, Sérapis ou Ahoura-Mazda ; la Myrionyma Isis, le Zeus cornu, le Javeh juif et même le Kreistos blanc des chrétiens qu’il savait avoir été noir, lui ; le Kreistos qui fut jadis une tête d’âne parce que sa personne avait hérité des vieux mythes de l’animalité déifiée par des humanités inférieures, des humanités longtemps vaincues ?… Non pas qu’il répudiât ces dieux, mais combien ils valaient peu la Pierre-Noire, le Cône Noir à forme d’organe humain, qui était toute la Vie ? Et, d’ailleurs, les dieux autres ne symbolisaient-ils pas déjà le Principe de la Vie sous leur substance humaine et animale ; en les créant, l’homme ne voulait-il pas s’expliquer le grand mystère de la création par la fécondation ? Maintenant que l’Empire avait trouvé la forme définitive du symbole de la Vie Une, en conquérant sa suprême divinité dans la Pierre-Noire d’Émèse, pourquoi ne pas abandonner les formes transitoires des autres dieux qui l’expliquaient moins ?

Ce qu’il disait là paraissait si obscur aux Brundusiniens qu’ils secouaient la tête, devinant des blasphèmes et n’en saisissant pas la formule. — Qu’était la Vie Une ? Atillius continua : — Au commencement de Tout, la Vie unisexuelle engendrait et enfantait d’elle-même ; le monde était en impuissance de Bonheur depuis la séparation des sexes ; aussi, la Perfection consistait-elle à fondre la force génératrice dans l’Unité. C’était là la signification vraie du Symbole de la Pierre-Noire, dont Antoninus Élagabalus, empereur de quinze ans, voulait introniser le culte à Rome vers laquelle il se dirigeait à marches forcées, sous le soleil des jours et les étoiles des nuits !

Comme il appuyait, un des deux citoyens qui, éborgné, le regardait de son œil unique, presque rond, avec un mouvement de tête inclinée, fit :

— Ah ! je le sens ; cet empereur nous tuera tous, avec son Orient et son dieu qui est une pierre ; avec son culte qui veut nous faire retourner à l’Unité. Or, son Unité, qui est la tienne, jamais, non, jamais, Rome ne la subira volontiers. Il la tuera, Rome, ton empereur ! Il nous tuera tous, avec son culte qui va perdre la vie sous l’adoration de la Vie !

Il y avait dans les paroles d’Asprenas, ainsi s’appelait le Brundusinien, une haine si exaspérante contre l’Orient et les aberrations contre nature que l’Unité par la Pierre-Noire laissait entrevoir dans les mysticités d’Atillius, que l’autre citoyen, homme prudemment moyen, se mit à dire à celui-ci, en retenant sur son ventre les plis réguliers de sa toge :

— Crois-tu que Rome accepte l’avènement d’Antoninus et reçoive ses armées d’Orientaux qui veulent subjuguer l’Occident ? Certes, pas !

— Rome acceptera tout, répondit Atillius. L’Orient sera supérieur à l’Occident, la Pierre-Noire vaincra tout et de sa victoire naîtra l’Androgyne, enfin !…

Il prononça cela rêveusement, à peine sorti de ses abstractions, une main ouverte, l’autre retenant un pli de sa synthésis, avec, pour Madeh silencieux, un regard profond en sa rapidité et d’une singulière douceur.

Déjà la nuit se faisait dans la maison de Tubero qui se retourna, méprisant, vers Elva et Marner, ponctuant de leur suite le groupe des hôtes.

— Allons, toi, Elva, qui sais boire l’eau chaude comme du vin ; et toi, Marner, qui sautes comme un éléphant, approchez au triclinium. À qui des deux se gorgera le mieux ?

Mamer fit un saut sur un pied, retint l’autre en sa main grasse, tourna rapidement et fila, en poussant une sorte de gloussement, vers la salle à manger, pendant qu’Elva le suivait, riant dans sa face ignoble.

Des esclaves plaçaient des lanx et des mazonomums de métal relevé de bosses, sur une table dont les gueules de lions des pieds s’épataient au centre du triclinium, qui était un lit maçonné en fer-à-cheval, garni de coussins bondissants. D’autres éclairèrent la salle à manger par quatre lychnuchus portant plusieurs lampes, au haut de leur axe soudé à un trépied bas et par un lychnus en bronze, suspendu au plafond.

Julia s’était couchée sur le triclinium, à peine vêtue d’une cyclas, une fine draperie, ample et longue : gorge nue, la chevelure bien en bulbe, des turquoises au col, un spinther en or, sans cadenas, au bras gauche. Elle avait à peine trente ans ; très brune, ses cils peints, ses lèvres vermillonnées lui donnaient un grand air d’insolence. Tubero s’affala à sa droite, Atillius, à sa gauche, qui eut à ses côtés Madeh ; Potitus et Asprenas à l’autre extrémité du triclinium. Elva et Mamer sur des escabeaux.

Ils appuyaient leur coude gauche sur le coussin, le bras libre vers la table sur laquelle les esclaves calaient un discus d’argent reposé au milieu d’une scutra à rebords. Du vin leur était présenté en une amphore à deux anses ; ils le buvaient, soit dans des calix à pied soit dans d’opulentes diatretas de cristal, où une broderie de pierres précieuses avait été percée au tour : une rareté à Brundusium ! Et, pour mieux signaler son importance dédaigneuse, Tubero fit remettre à Mamer un vaste bol d’eau chaude, qu’il avala d’un trait, avec une grande satisfaction.

Ils mangèrent des huîtres et des œufs cuits dans des apalares ; des olives, des fèves, des champignons, des boudins et des poissons dans des plats divers, alveus, pulterius, boletars, fabatoriums, pendant que les parasites, servis parcimonieusement, attendaient avec des yeux qui voulaient être ravis.

Au milieu du repas, Julia replia une de ses jambes, découvrit un pied chaussé d’une sandale blanche recourbée à l’extrémité, et, dans ce mouvement, sa fine cyclas laissa voir la tunique de dessous ouverte sur la hanche où transpara le haut de la cuisse, ombré d’une délinéation rose de sexe.

Des esclaves apportèrent dans un large catinum d’agate un paon rôti qui fit s’exclamer Tubero :

— Celui-ci, Rome me l’aurait envié. Nul n’a eu son pareil !

Armé d’un couteau emmanché d’ivoire, un structor s’approchait lentement en une sorte de danse qui faisait onduler sa croupe ; retenant d’une main son amictus de laine, il se balançait et il découpait de l’autre main, rapidement poussant les tranches minces au bord du plat, ce qui fit applaudir discrètement Asprenas et Potitus.

Ils burent différents vins, du Cæcube, du Falerne, du Calène, du Formies, qu’on leur versa dans des craters. Parfois, Tubero laissait tomber quelques gouttes sur la table, ensuite lavée avec des éponges, en guise de libations aux dieux.

On ouït des heurtements de crotales et de cymbales, des pincements de tambourahs égyptiens et de lyres grecques, des frétillements de cistres et des cris de flûtes. Et des femmes dont la robe flottait, apparurent, attendant un signal. C’était le troisième service, le service des fruits, des pâtisseries et des vins étrangers qu’ils burent, cette fois-ci, dans des cyathos à deux anses plongés en de grands craters de bronze relevé d’émaux. Pour mieux digérer, les convives se tournèrent le dos, les jambes étendues ; Tubero éructa fort, Asprenas et Potitus gardaient une face abrutie, Julia découvrait mieux son haut de cuisse, avec des regards en dessous pour Atillius parlant doucement à Madeh. Les parasites empiffraient les victuailles laissées par tous, et la salle à manger se nimbait de la fumée des lampes, maintenant charbonneuses.

Après un prélude lent, les danseuses processionnèrent autour du triclinium, avec des contorsions de hanches, des tensions de jambes qui paraissaient les grandir. Puis elles voltèrent et, pendant que les unes jouaient, sur un simple mode répété, les autres avaient des rapprochements de pas et des tournoiements de leur robe d’une seule étoffe, qu’elles élevaient au-dessus de la tête, en-se découvrant du col aux cuisses. Elles semblaient virer, à demi-nues, en un tourbillon de volupté que heurtaient le bruit des crotales et des cymbales, le cri des flûtes, le rire des cistres, le pincement des tambourahs et des lyres, qui se précipitaient. Et elles s’en allèrent, enchevêtrant leurs pas, en un finale où dominait la flûte, en strideur dé plaisir aigu, suivies d’Elva et de Mamer, chassés à coups de pieds par Tubero devenu comme ivre ; et qui roulèrent à travers les fauces des corridors obscurs, à travers le tablinum et l’atrium, jusqu’au vestibule, sous les grands éclats de rire de Julia et le contentement hébétueux de Potitus et d’Asprenas, celui-ci regardant la scène de son unique œil rond, à la fois triste et inquiet.

Tubero avait fait élever, pour Madeh et Atillius, un lit de bronze dans une chambre qu’il leur montra par un écartement de tapisserie. Il suivit Julia, qu’enveloppait un cortège de femmes apparues avec des vêtements de nuit sur les bras. Asprehas et Politus s’en retournèrent, accompagnés par des esclaves porteurs de lanternes. La maison du notable entra en la paix de la nuit, à peine troublée par la lyre qu’une musicienne, une psaltria, accordait au fond des cubiculas, par les gémissements, au dehors, de l’esclave flagellé, et le bruit des grosses clefs fermant les lourdes portes roulant sous des impostes épais.