Albert Savine, éditeur (p. 7-14).


L’AGONIE

LIVRE PREMIER


I


Le navigium égratignait, de ses rames cadencées, la mer saphirée, vaporante, et sa voile rouge, à peine se gonflait sous l’ambiant calme qui planait sans qu’aucun bruit le troublât, ni les appels de l’équipage, ni le celeusma balancé des rameurs assis sur les transtras, au mouvement régulier du bâton du hortator, pendant que les passagers, accoudés sur les bords, rêvaient, indiciblement.

Ceux-là étaient un Romain, deux Grecs, un marchand cypriote, un Alexandrin, plusieurs Italiques revenant des ports orientaux. Quoique lassés d’un long voyage, des étapes de la côte, des nuits écoulées à se diriger sur les étoiles, ils avaient appris à aimer cette mer que maintenant ils quittaient à regret. Aussi, leurs yeux visionnaient de villes apparues sur les falaises et les plages, de temples étalés sur les rivages, de marines coupées d’îles brûlées du soleil et déformées furieusement par des orages, et qui prenaient tous les tons, depuis le blanc d’argent jusqu’au rouge ardent, par les intermédiaires bleu et vert.

Sous le regard du proreta, qui, à l’avant, surveillait l’horizon circulaire, des matelots pesaient sur la vergue ; d’autres, par les balancines, tiraient la voile, et le navigium bondissait, le rostre droit à la côte invisible encore, sous l’attitude verticale des enseignes romaines que le capitaine, — le magister — sur le pont, avait fait arborer.

La mer Intérieure — pâle, verte, bleu-sombre — se mouchetait de vols d’oiseaux dont les ailes traînaient. Un ciel tout blanc à sa base, tout céruléen à son zénith, ci et là tigré de nues à marche lente, surplombait en un vide infini, et ainsi la marine avait une mélancolie, une douceur solennelle, une sorte d’amertume quiète qui presque ravissait.

Heurté à un fond de sable, le navigium, la proue en l’air, s’était un instant arrêté. Alors, le hortator leva son bâton, recommença le celeusma que sur un rythme plus dur, un rythme saccadé, reprirent les rameurs secoués sur les transtras. Et les rames régulièrement s’élevèrent, retombèrent, emportant le navigium comme en un soulèvement d’écume, d’une blancheur de craie et sous un coup brusque de gouvernail qu’empoignait un pilote — le gubernator — coiffé d’un piléatus de feutre roux.

Maintenant, les passagers conversaient lentement sous le charme du trajet, et d’une divination de la côte halitueuse annoncée par la seule douceur du roulis qui n’était plus celui de la haute mer. Le magister, assis dans son thronus, faisait des signes aux matelots dont quelques-uns serraient la voile attachée à la vergue fixée, au milieu du mât, par l’anquina, collier de fer, et des esclaves, apparaissant par des ouvertures carrées, jetaient sur le pont des marchandises, des ballots d’étoffes et de peaux ; des coffres de bois ornés de bronze ou d’ivoire ; des capsas renfermant des volumens, livres en rouleaux ; même des thécas de parfums, surtout de thus, qui odoraient fort.

Col et tête nus se dégageant d’une lacerna soyeuse qui recouvrait une tunique courte et une subucula collante à manches, Attilius, debout, regardait la terre approchante. Ses doigts portaient des bagues d’or avec des sertissures de rubis et de saphirs ; ses sandales, qui étaient de cuir rouge, avaient au cou-de-pied un soleil d’argent. Une barbe fine, d’un blond roux, lui toisonnait la face, qu’éclairaient d’une lueur de vitrification deux yeux d’un noir violet, bien fendus, dont l’éclat contrastait avec la flaccidité de son maintien, ni voluptueux, ni viril, inerte plutôt.

Madeh se dirigea vers lui. Vêtu, à l’asiatique, d’une robe jaune traînante, aux manches amples, striée de lignes noires, une mitra coiffait ses cheveux frisottés ; il avait des sandales brunes, attachées, à la semelle, par deux courroies passant à l’orteil et tournant la cheville, des anneaux d’or aux oreilles, et, sur la poitrine cuirassée d’une batiste à raies rouges et vertes, une amulette, une pierre noire en forme de cône.

La côte ombrée d’arbrisseaux se dressa dans une lumière qui rosoya, et une ville entière surgit d’un goulot de rocher, avec des temples, des arcs, des maisons jaunes, des massifs verts, des bois de pins s’échevelant en des éloignements, et, à son seuil, une rade emplie de barques dont les voiles de couleur reposaient leur ombre sur le rostre renflé. Quelques-unes couraient, cinglantes. Des citoyens en tunique et en blanche toge bouffante se précipitaient vers les quais ; des enfants se jetaient à l’eau par la facilité d’une grève qui découvrait des galets luisants sur un adoucissement de sable, et, en une rumeur violente, en une vie dépoussiéré qui les enveloppait, des soldats — un manipule — entrechoquant un glaive et un bouclier rectangulaire à leurs pectorales et à leurs jambières de fer, débusquaient d’un forum.

Le hortator accompagnait dans l’entrepont, d’une voix qui devenait allègre, le celeusma des rameurs ; sur le pont, qui s’animait tout à fait, le magister commandait ; le gubernator répondait de sa poupe au proreta assis à la proue et les passagers se disposaient au débarquement. Les deux Grecs, qui étaient riches d’une opulente barbe noire, écoutaient le marchand cypriote gesticulant, comme un mime, une altercation qu’il avait eue avec un esclave ; et l’Alexandrin, homme court, gros, à face ronde de pleine lune, qui portait sur son chiridota un diploïs rayé de brun et était coiffé d’une calantica aux ailes retombantes, prenait à part Madeh, respectueusement, doucement, devinant en lui un prêtre du Soleil !

— Toi aussi, tu vas à Rome, comme moi, comme Aristès et Nicodœmès, ces Grecs ! Et, cependant, ton maître paraît triste, alors que nous tous sommes joyeux de visiter la Ville que le Tibre arrose, mais qui n’a pas le charme d’Alexandrie. Connais-tu Alexandrie ? Moi, si je me rends à Rome, c’est pour la comparer à ma ville où je retournerai bien vite, car, Rome, n’est-ce pas le lieu de perdition des hommes qui doivent rester prudents, ainsi que je dois l’être, moi, Amon ?

Et comme il continuait, verbeux, jusqu’à le tirer par une manche ample pour mieux solliciter son attention, Madeh secoua la tête et le quitta pour rejoindre Atillius toujours immobile, toujours regardant devant lui, emporté par le navigium qu’à présent remorquaient deux embarcations engagées dans la corne de Brundusium, au port encore obstrué de pierres et de navires pourris qu’y avait jadis coulés Cæsar. Les avoisinements de la ville se détachaient : des pêcheurs remmaillaient leurs filets sur le rivage semé de débris de planches ; au fond d’une crique en hiatus, des charpentiers taillaient des mâts et des ais ; sur de hautes poupes de navires accotés au quai, des vêtements séchaient, et des esclaves, au torse luisant, aux biceps gonflés, comblaient les interstices des blocs d’un môle rongé par les flots, par des coufins de pierrailles qui sonnaient en tombant.

Atillius et Madeh prirent place dans une barque à l’aplustre semblable à l’évasement d’une lyre géante, qui les emporta rapidement à travers un monde de vaisseaux. C’étaient des trirèmes aux mâts courts, bonnes pour la guerre, dont les rangées de rames se profilaient rythmiquement ; des cataphractes pontés et des aphractes sans pont, puis des navires marchands arrivés à peine ou se disposant à partir ; des actuariaires, dont on se servait pour la course ou les découvertes, des phaselus, qui venaient de la Campanie et avaient une forme en fuseau ; des cameres et des celox ; des gaulus tout ronds ; des curbites, en forme de corbeille, des hippagoges, qui servaient au transport des chevaux ; enfin, des infatigables liburnes qui se voyaient partout, et, victorieusement, hissaient leurs voiles dans toutes les rades de l’Empire romain.

Avec eux, les voyageurs avaient pris des barques que, sur leur passage, accostaient d’autres barques montées par des marchands d’étoffes et de fruits criant leur marchandise, des courtiers d’hôtelleries, presque tous Grecs, et des maîtresses de prostituées, horriblement fardant une vieillesse de peau couturée, qui les invitaient à s’arrêter dans les lupanars de Brundusium.

Et Atillius demeurait silencieux ! En une fugace revivance cependant, lui, Madeh, songeait sa petite ville syrienne d’où, l’arracha une légion qui, après avoir châtié une révolte d’Asiatiques, l’avait séparé d’un ami à la face et au nom inoubliables, peut-être à jamais disparu… Puis, la légion l’avait rendu à l’opulente famille d’Atillius, dont un ancêtre fut préfet de Rome, et qui, ayant suivi la fortune de Mœsa, aïeule d’Élagabalus, était tout à fait devenue asiatique… La sœur d’Atillius, aux jeux de laquelle il servit, cette sœur dont les petites mains cruelles souvent le blessèrent, restait maintenant auprès de Sœmias, la mère du jeune, du prestigieux empereur déjà au soleil voué, que tout Émesse vit en robe traînante et constellante de sacrificateur, de pourpre brochée d’or, et tiaré et gemmé ! Il l’ayait adoré, Élagabalus fils de Sœmias, comme le symbole de la Vie, emplissant tout, animant tout, résolvant toutes les forces naturelles en une pierre noire en forme de cône, qui était la virilité même, et Madeh, aussi, avait sacrifié, avec bien d’autres, au dieu par le don de sa personne à Atillius, comme si l’amour mâle, à signification religieuse, eût été sa consécration tangible au culte syrien !

Tendrement, Madeh regardait Atillius, qui l’avait affranchi, sans que ces souvenirs circulant, fluides, en lui, lui amenassent l’ombre d’une volupté. Il se disait que le jeune Élagabalus s’avançant vers Rome, depuis sa victoire d’Émesse, avec Sœmias, Mœsa, son cortège de prêtres du Soleil, ses Mages énigmatiques, son armée d’Orientaux et les familles romaines ayant épousé sa cause, il allait vivre d’une excessive vie avec Atillius que le nouvel empereur envoyait auprès du Sénat pour le préparer à son avènement. Combien il eût préféré le ciel d’Émesse, le palais de son maître, qui s’ouvrait sur une allée de salsolas et de cactus, en des jardins étagés de terres rouges qu’une colossale création emplissait de fleurs larges comme des lunes, de lotus, de roses, de lis et d’ilex ! Passif de corps mais ductile de cerveau, il avait des penchants au rêve, comme les Orientaux. Aussi, l’activité de Rome l’effrayait et lui préferaît-il instinctivement, la vie de là-bas, doucement semée de voluptés et de calmes, et coupée de sacrifices au Soleil, le dieu syriaque sous figure de pierre noire ; le dieu phénicien Hel, le dieu crétois Alelios, le dieu gaulois Belen, le dieu assyrien Bel, le dieu grec Helios et le dieu romain Sol, que l’Empire allait désormais adorer dans Élagabalus.

La ville, qu’ils abordèrent par un pont de barques sans parapet, avec ses voies étroites de maisons de briques rouges et jaunes, ressemblait à un filet percé par des carrés de forums et de jardins, de palais à colonnades, d’arcs dont les bas-reliefs de bronze luisaient au soleil blanc, de thermes à portiques, de temples, de deux casernes où des pilastres de stuc rouge et jaune portaient des trophées, d’hôtelleries et de boutiques de meubles, d’étoffes et de denrées que de loin on voyait extraordinairement animées. Elle fourmillait d’Italiques affairés, — quelques-uns soupesant des échantillons de blé dans le creux de leurs mains, — de marins qui s’échappaient en chantant des thermopoles, auberges où ils avaient bu des boissons chaudes fermentées ; de patriciens qui se rendaient aux bains, dans un cortège tumultueux de parasites disputeurs. De riches matrones filaient en des litières dont les carreaux de talc faisaient des resplendissements clairs ; des affranchis se poussaient entre des flots d’esclaves, pour qui ils étaient fiers, et de citoyens, lentement circulant, pour qui ils restaient humbles ; des marchands causaient haut, et, parmi les toges blanches, les tuniques rayées, les vêtements flottants qui avaient des franges ou étaient bandés de pourpre, de tous, des prêtres balayaient de leur robe très longue, ou violette, ou jaune, ou rouge, les trottoirs élevés d’un pied ; des soldats plaçaient la note graisseuse de leur casaque de cuir serrée par le cingulum ; des prostituées frétillaient rythmiquement de leurs tétons qui bondissaient par-dessus une gorge plâtrée, par-dessous une face aux lèvres vermillonnées et aux sourcils rejoints par de l’antimoine ; et des enfants, nus des reins aux pieds, avec seulement une subucula déchirée sur les épaules, la poitrine et le ventre, couraient et donnaient des crocs-en-jambe à des étrangers chaussés de socques de bois très hauts qui paraissaient s’intéresser aux mouvements de leurs fesses à l’air.

Atillius et Madeh traversèrent un carrefour, pavé de pierres pointues et obstrué d’écorces de citrons et de pastèques, de tranches charnues de courges qu’enrubéfiaient des avoisinements de poivrons jetés là. Des magasins s’ouvraient autour, des boutiques décorées de mosaïques et de fresques avec, au-dessus de l’imposte, en grandes lettres rouges, les noms de leurs propriétaires. Une boulangerie fumait de son four qui encore brûlait ; deux ânes y tournaient deux meules, qu’on voyait passer circulairement, alternativement, leur obésité coupée par les formes mélancoliques des animaux aux oreilles, droites sur une tête, stupide. Une teinturerie montrait des ouvriers piétinant des étoffes au fond d’une cuve ou cardant des manteaux, pendant qu’un chef de cet atelier chargeait un homme, qui suait et ébrouait, d’un mannequin d’osier dégouttant de teinture. À côté, dans un demi-jour où saillaient des nudités immobilisées sur des étagères retenues à la muraille par des cordes, un statuaire disposait des idoles, des masques de terre cuite et des bustes qui avaient des rictus figés. Au coin même du carrefour, un maître d’école, méchamment couvert d’une tunique de laine rapiécée, écrivait avec une craie sur une courte ardoise, au milieu d’une bande d’élèves ânonnant une leçon de latin barbare. À ce moment, survenait une femme poussant un enfant qui pleurnichait ; elle le confiait au pédagogue, dont les yeux dignes s’arrêtaient un instant sur l’élève, et lui jetait quelques quinqunx qu’il glissait rapidement dans la ceinture de sa tunique, qui faisait à cet endroit un boursouflement, par-dessus la maigreur de son ventre qu’on sentait devoir être sec.