Hetzel (p. 386-403).

IX

où thompson se transforme en amiral.

La nuit se passa assez bien pour les anciens passagers du Seamew. À défaut des couchettes disparues, le sable élastique se montra très favorable au sommeil.

Par exemple, le premier rayon de l’aube réveilla les plus indolents. En un instant, tous se levèrent, pressés de connaître ce qu’ils devaient craindre ou espérer.

La vérité leur apparut d’un coup d’œil : c’était de tous côtés la solitude absolue.

Devant eux, la mer, sans une voile. Au-dessus de l’eau, apparaissait le sommet des mâts du Seamew, dont le cadavre était scellé vingt mètres plus bas dans son humide tombeau.

De l’autre côté, un désert dont la tristesse étreignait le cœur. À l’endroit où ils avaient atterri, l’île s’amincissait en pointe étroite. Reliée au Nord à une terre désolée, entourée par la mer des trois autres côtés, ce n’était qu’une langue de sable, large d’un mille à peine, frappée de la sinistre infertilité du sel et parsemée de ses lépreuses écailles.

Quel secours espérer dans un pareil pays ? On se le demandait avec angoisse, sans trouver à la question de réponse satisfaisante.

Heureusement le capitaine Pip veillait pour tous.

Dés qu’il vit debout tous ses passagers, il les rassembla autour de lui, et, prenant la parole, exposa brièvement la situation.

Elle était simple.

Par suite de circonstances sur lesquelles il convenait au capitaine de ne pas insister, on était en détresse sur la côte sud-est de l’Île du Sel, presque à l’extrémité de la Pointe du Naufrage. L’Île du Sel n’offrant aucune ressource, il s’agissait d’aviser le plus tôt possible aux moyens de la quitter.

Pour le moment, le capitaine avait paré au plus pressé. Selon ses instructions, M. Morgand, accompagné du maître d’équipage, était parti depuis une heure déjà pour le phare élevé à l’extrémité de la Pointe du Sud, à peu de distance du théâtre de la catastrophe. Là, les deux envoyés se documenteraient et chercheraient à se procurer des vivres. Il n’y avait qu’à attendre leur retour.

La communication du capitaine fit souvenir ses auditeurs qu’ils mouraient de faim. Dans le désordre moral où l’aventure les avait jetés, ils l’oubliaient un peu. Un mot suffit pour réveiller un appétit que depuis cinquante heures rien n’était venu calmer.

Il fallait bien cependant prendre son mal en patience, puisqu’il n’existait aucun moyen de l’abréger. Les touristes se résignèrent donc à faire les cent pas sur la grève, et lentement les heures coulèrent. Par bonheur, le temps se maintenait au beau. Le ciel restait pur sous l’influence d’une fraîche brise du Nord-Ouest qui s’affermit d’heure en heure.

Ce fut seulement vers huit heures que Robert et le maître revinrent de leur expédition, escortant une charrette traînée par une mule et conduite par un cocher nègre. Le chargement de cette charrette, composé de victuailles les plus diverses, monopolisa à l’instant l’attention générale.

On se bouscula, et Thompson dut intervenir pour que la distribution des vivres se fit en bon ordre. Enfin, chacun emporta sa part, et ce fut pendant longtemps un parfait silence que troublait seul le bruit des mâchoires.

Piperboom était particulièrement superbe. Un pain de quatre livres dans une main, tout un gigot de mouton dans l’autre, il élevait et abaissait ses avant-bras avec la régularité d’une machine à vapeur. Malgré leur fringale personnelle, les compagnons du Hollandais demeurèrent paralysés d’étonnement en voyant cet engloutissement mécanique. « Il va se rendre malade, » songea plus d’un.

Mais Piperboom se préoccupait très peu de l’effet qu’il produisait. Ses mains continuaient leur imperturbable va-et-vient. Progressivement, le pain et le gigot diminuèrent de concert. Ils disparurent en même temps. Piperboom alors se frotta les mains, et alluma sa vaste pipe, sans paraître incommodé le moins du monde.

Pendant que les passagers et l’équipage satisfaisaient leur appétit, le capitaine, par l’intermédiaire de Robert, tenait conférence avec l’indigène propriétaire de la charrette. Les renseignements qu’il en obtint n’étaient rien moins qu’encourageants.

L’Île du Sel n’est en quelque sorte qu’un steppe de deux cent trente-trois kilomètres carrés, sur lequel, il y a moins d’un siècle, pas un être humain ne vivait. Fort heureusement pour les naufragés, un Portugais, une cinquantaine d’années plus tôt, avait eu l’idée d’exploiter les salines auxquelles l’île doit son nom, et cette industrie y avait attiré un millier d’habitants environ. Les uns, pêcheurs, les autres, en grande majorité, ouvriers des salines, ces habitants n’ont constitué nulle part une agglomération suffisante pour lui mériter le nom de ville ou même de bourg. Cependant, au bord de la Baie Mordeira, excellent mouillage sur la côte ouest de l’île, quelques maisons avaient déjà formé une vague bourgade, au point terminus de la voie de fer sur laquelle des wagons à voiles amènent jusqu’à la mer le produit des salines. C’est à ce village, distant de quinze kilomètres à peine, que l’on trouverait du secours, s’il était possible d’en trouver.

Ayant reçu communication de ces renseignements, Thompson partit sur-le-champ avec l’indigène, afin de réunir assez de véhicules pour emmener gens et bagages. En attendant, les passagers n’eurent qu’à recommencer leur promenade du matin.

Mais maintenant la satisfaction des estomacs déliait les langues, et chacun donna libre cours à son naturel.

Les uns étaient calmes, ceux-ci tristes, ceux-là furieux.

Fait exceptionnel, le visage de Mr. Absyrthus Blockhead n’exprimait pas, comme de coutume, une satisfaction sans borne. Oui, l’honorable épicier honoraire était mélancolique, préoccupé tout au moins. Il ne semblait pas dans son assiette, et jetait des regards de tous côtés comme s’il avait perdu quelque chose. À la fin, il n’y tint plus, et, s’adressant à Roger de Sorgues qui lui inspirait une confiance particulière :

« Nous sommes bien, n’est-ce pas, monsieur, à l’archipel du Cap Vert ?

— Oui, monsieur, répondit Roger, sans savoir où le questionneur voulait en venir.

— Alors, monsieur, où donc est le cap ? s’écria Blockhead avec explosion,

— Le Cap ? répéta Roger ahuri. Quel cap ?

— Le Cap Vert, parbleu ! On n’a pas tous les jours l’occasion de voir un cap vert, et je veux montrer celui-là à Abel.

Roger réprima une violente envie de rire.

— Hélas, monsieur, il faut en faire votre deuil, dit-il en prenant une mine désolée. Mr. Abel ne verra pas le Cap Vert.

— Pourquoi ? demanda Blockhead désappointé.

— Il est en réparation, affirma froidement Roger.

— En réparation ?

— Oui, sa couleur commençait à passer. On l’a transporté en Angleterre pour le repeindre.

Blockhead regarda Roger d’un air indécis. Mais celui-ci tint héroïquement son sérieux, et l’épicier honoraire fut convaincu.

— Ah ! fit-il simplement d’un ton de regret, nous n’avons vraiment pas de chance !

— En effet ! approuva Roger, étouffant, tandis que son hilarant compagnon retournait auprès des siens.

Au milieu des furieux, Baker et Hamilton se faisaient naturellement remarquer. En vérité, ils avaient la partie trop belle. D’où provenaient tous ces malheurs, sinon de l’avarice et de la légèreté de Thompson ? C’était une thèse irréfutable. Aussi, le groupe qui entourait Baker comptait-il la majorité des passagers. À tous, il prêchait la guerre, pour le jour où l’on serait enfin en Angleterre, et ses belliqueuses diatribes trouvaient de l’écho.

Il s’était découvert en Johnson un allié inattendu. Jusque-là peu encombrant, ce passager semblait emporté par la fureur. Il criait plus haut que Baker lui-même, se répandait en injures contre Thompson et son Agence, répétait à satiété le serment de le traîner devant toutes les juridictions anglaises.

« Cet ivrogne hydrophile et géophobe est exaspéré d’avoir dû bon gré mal gré venir à terre, dit en riant Roger qui observait de loin le groupe en ébullition.

Sur Roger, ni la tristesse, ni la colère ne pouvaient prendre. Sa bonne humeur emportait tout. Joyeux, il l’eût été dans une bataille, il l’eût été à l’article de la mort. Il l’était dans cette île dénudée où le sort l’avait jeté.

Son observation avait fait rire Dolly.

— Pauvre monsieur ! soupira-t-elle. Comme il doit souffrir du désordre de l’office !

— C’est le seul qui ail le droit de se plaindre, affirma sérieusement Roger. Lui au moins, cela se comprend. Mais les autres !… Qu’est-ce que tout cela peut bien leur faire ? Pour ma part, je trouve ce voyage tout bonnement délicieux. Voilà notre steamer à voiles devenu sous-marin, et j’attends avec impatience le moment où il deviendra ballon.

— Vive le ballon ! s’écria Dolly en frappant des mains.

— Le ballon me paraît bien improbable, fit un peu mélancoliquement observer Robert. La fin du Seamew marque celle de notre voyage. Nous allons nous disperser selon les moyens qui nous seront offerts de regagner l’Angleterre.

— Pourquoi nous disperser ? répondit Alice. Mr. Thompson va, je suppose, rapatrier ses passagers et nous embarquer tous sur le premier paquebot en partance.

— Les passagers, certainement, répliqua Robert, mais l’équipage et votre serviteur, c’est autre chose.

— Bah, bah ! conclut gaiement Roger, attendons pour nous mettre martel en tête qu’on ait rencontré le paquebot en partance. Voilà un paquebot auquel je crois peu. Ce serait trop simple. Moi, je m’en tiens au ballon qui me paraît infiniment plus probable. »

Vers une heure de l’après-midi, Thompson revint, amenant avec lui une vingtaine de charrettes de tous modèles, mais uniformément traînées par des mules et conduites par des nègres. On commença aussitôt le chargement des bagages.

L’Administrateur Général se montrait moins abattu qu’on eût pu le supposer en de telles circonstances. Son navire perdu, le rapatriement de près de cent personnes à payer de sa poche, il y avait là de quoi assombrir l’homme le plus jovial. Thompson pourtant ne semblait pas autrement attristé.

C’est que le malheur n’allait pas sans de sérieuses compensations. Si l’obligation de solder une centaine de passages constituait un sensible désagrément, la perte totale du Seamew était par contre un véritable coup de fortune. Bien assuré à des compagnies solvables, le vieux navire, Thompson se chargeait d’y parvenir, serait payé comme un neuf. Le naufrage deviendrait ainsi une fructueuse opération, et l’Administrateur Général ne doutait pas que le compte se balançât finalement par un important bénéfice.

Ce bénéfice, l’Agence l’empocherait sans remords. Il viendrait grossir le magot déjà rondelet qu’une infatigable économie avait permis d’entasser dans cette sacoche que Thompson portait en bandoulière depuis l’atterrissage. Dans cette sacoche, les soixante-deux mille cinq cents francs versés par les passagers, en tenant compte de la demi-place du jeune Abel, étaient venus s’engouffrer au départ. Depuis lors, il est vrai, quelques bank-notes — bien peu après tout — en étaient sorties, pour le charbon, les excursions des passagers et la nourriture du bord. Restait maintenant à payer l’équipage et les employés, parmi lesquels Robert Morgand. Thompson allait se débarrasser de cette formalité dès qu’on serait à la bourgade, où, si pauvre fût-elle, on trouverait toujours de l’encre et des plumes. La somme qui resterait alors serait bien nette et liquide, et il conviendrait d’y ajouter plus tard le bénéfice de l’assurance. Thompson se divertissait à supputer le chiffre que ne pouvait manquer d’atteindre le total.

Un peu après deux heures, les touristes se mirent en route, les uns en voiture, les autres à pied. Sur ce sol sablonneux, il fallut trois heures pour arriver à la baie Mordeira. Quelques maisons, dont l’ensemble méritait à peine le nom de village, s’y élevaient en effet sur le rivage du Nord.

Dans cette partie de l’île, la nature était d’aspect moins sinistrement infertile. Le sol se vallonnait légèrement, et quelques rocs montraient leurs têtes noirâtres à travers la couche amincie du sable, qu’une timide végétation égayait de loin en loin.

À peine arrivé, Thompson, installé dans une misérable auberge, procéda au règlement qu’il avait décidé. Chacun reçut son dû, ni plus ni moins, et Robert en quelques minutes se vit riche de cent cinquante francs.

Pendant ce temps, les passagers, errant sur la grève, examinaient la mer avec inquiétude. Roger avait-il donc eu raison, quand il s’était permis un doute touchant le paquebot en partance ? Pas un navire n’était à l’ancre sur la baie Mordeira, où se balançaient seulement quelques barques de pèche. Qu’allait-on devenir dans ce misérable hameau, s’il fallait y séjourner, au milieu de cette population nègre parmi laquelle on n’avait pas encore aperçu un seul représentant de la race blanche ?

Ce fut un soulagement, quand Thompson reparut. On l’entoura aussitôt. On s’enquit impatiemment de ce qu’il avait décidé.

Mais Thompson n’avait rien décidé, il l’avoua ingénument.
île saint-vincent.
Pour prendre un parti, il manquait des bases les plus nécessaires. Robert, heureusement ferré sur son guide, put lui donner quelques indications sommaires, et Thompson écouta avec un plaisir tout nouveau ces renseignements qui ne lui coûtaient plus rien.

L’archipel du Cap Vert, ainsi que l’apprit Robert à son auditoire, comporte un assez grand nombre d’îles ou d’îlots divisés en deux groupes distincts. Les îles de São-Antonio, de São-Vicente, de São-Nicolao, les îlots de Santa-Lucia, de Branco et de Raza, disposés suivant une ligne presque droite allant à peu près du Nord-Ouest au Sud-Est, constituent le premier groupe, dit « Barlovento » ou « au vent », avec les deux iles du Sel et de Boavista. Ces deux dernières, se continuant par le second groupe, dit « Sotavento » ou « sous le vent », forment avec lui un arc dont la convexité est tournée vers la côte d’Afrique, et sur lequel on rencontre successivement, au sud de Boavista, les îles de Maio, de São-Thiago, de Fogo et de Brava, plus les îlots Rombos.

Puisqu’un séjour de quelque durée était impossible sur cette misérable Île du Sel, il convenait d’abord de savoir si un paquebot ne devait pas y faire prochainement escale. En cas de réponse négative, le seul parti à prendre serait de gagner, sur quelques-unes de ces barques de pèche mouillées dans la baie, une autre île mieux desservie. Il s’agirait alors de choisir cette île avec discernement.

« Nous irions à São-Vicente, décida Robert sans hésiter. Cette île, qui n’est pas la plus vaste de l’archipel, en a monopolisé et en monopolise en effet de plus en plus le commerce. Les navires viennent par centaines relâcher à sa capitale, Porto-Grande, dont la population flottante dépasse vingt fois la population locale. Dans ce port magnifique et très fréquenté, il ne s’écoulerait certainement pas vingt-quatre heures avant que l’occasion s’offrît de rentrer en Angleterre.

Le capitaine, consulté, confirma les affirmations de Robert.

— Certes, vous avez raison, dit-il. Malheureusement, je doute que l’on puisse gagner São-Vicente par ce vent de Nord-Ouest. Il y faudrait des jours et des jours. C’est à mon sens une entreprise irréalisable avec les barques que nous voyons. Je pense que nous devons plutôt chercher à atteindre une des îles sous le vent.

São-Thiago, alors, sans aucun doute, dit Robert.

Moins commerçante que São-Vicente, São-Thiago n’en est pas moins l’île la plus grande de l’archipel, et son chef-lieu, la Praya, en est la capitale. La Praya est, en outre, un excellent port, où le mouvement maritime dépasse annuellement cent quarante mille tonneaux. Là aussi, sans aucun doute, on trouverait toutes facilités pour se rapatrier, et, quant à l’éloignement, il n’y avait guère de différence. La seule objection, c’était l’insalubrité de cette île, qui lui a valu d’être surnommée « la mortifère ».

— Bah ! dit Thompson, nous ne comptons pas nous y établir. Un jour ou deux, ce n’est pas une affaire, et si personne ne s’y oppose…

Avant tout, cependant, il convenait de trancher la question du paquebot. Mais, dans ce pays aux trois quarts sauvage, où il n’y avait apparence ni de gouverneur, ni de maire, on ne savait à qui s’adresser. Sur le conseil du capitaine, Thompson, escorté de tous ses compagnons d’infortune, aborda un groupe d’indigènes qui considéraient curieusement la foule des naufragés.

Ceux-ci n’étaient pas des noirs. Des mulâtres seulement, issus du croisement de colons portugais et des esclaves d’autrefois. À leur costume, on les reconnaissait pour des marins.

Robert, prenant la parole au nom de Thompson, s’adressa à l’un de ces mulâtres et lui demanda s’il existait dans l’Île du Sel un moyen de regagner l’Angleterre.

Le matelot caboverdien hocha la tête. Ce moyen n’existait pas. Les paquebots ne touchaient pas à l’Île du Sel, et il était très improbable que l’on trouvât un autre navire. Pendant la saison des alizés, d’octobre à mai, les bâtiments, à voiles pour la plupart, ne manquent pas dans la baie Mordeira. Mais, à cette époque de l’année, le dernier d’entre eux était parti avec son chargement de sel, et très probablement il n’en viendrait pas un seul avant le mois d’octobre suivant.

Ce point résolu d’une manière aussi formelle, on ne pouvait plus hésiter. Les marins, d’ailleurs, parurent trouver tout naturel le projet de gagner une autre île. Leurs barques étaient solides et auraient fait au besoin de plus longues croisières. En ce qui concernait São-Vicente, ils furent unanimement de l’avis du capitaine. Il n’y fallait pas compter avec cette aire de vent.

— Et São-Thiago ? insinua Robert.

En entendant ce nom, les marins caboverdiens échangèrent un coup d’œil. Avant de répondre, ils prirent le temps de la réflexion. Une pensée les tracassait évidemment qu’ils n’exprimaient pas.

— Pourquoi pas ? dit enfin l’un d’eux. Ça dépend du prix.

— Ceci regarde monsieur, formula Robert en désignant Thompson.

— Parfaitement, déclara celui-ci, quand la réponse du mulâtre lui eut été traduite. Si le capitaine et vous voulez bien m’accompagner, ce marin nous montrera les barques qu’il peut nous proposer et nous discuterons en même temps les conditions du voyage. »

Moins d’une heure plus tard, tout était convenu. Pour le transport des naufragés et de leurs bagages, le capitaine avait choisi six barques sur lesquelles il estimait qu’on pouvait se risquer sans imprudence. D’un commun accord, on avait fixé le départ à trois heures du matin, afin de voyager autant que possible pendant le jour. Il ne s’agissait, en effet, de rien moins que de franchir cent dix milles, et il fallait prévoir dix-sept heures de traversée au minimum.

Personne d’ailleurs ne protesta. On avait hâte de quitter cette île désolée.

Les bagages furent arrimés séance tenante. Quant aux passagers, après un grossier repas, ils usèrent le temps de leur mieux. Les uns se promenèrent sur la grève, les autres tentèrent d’y sommeiller étendus. Pas un qui consentit à accepter l’hospitalité par trop rudimentaire que pouvaient offrir les masures du village.

Le moment du départ trouva tout le monde sur pied. À l’heure dite, chacun avait pris sa place, et les six barques, larguant leurs voiles, doublaient rapidement la Pointe des Tortues. Comme on le voit, Thompson montait en grade. Le commodore se transformait en amiral.

Une heure après le départ, on laissait à bâbord la pointe sud de l’Île du Sel, et, aux rayons du soleil levant, Boavista apparaissait dans le lointain.

Par une chance rare à cette époque de l’année, le ciel se maintenait obstinément pur. Un vent assez vif soufflait du Nord-Ouest, poussant grand largue les six embarcations qui gagnaient vers le Sud d’une pareille allure.

À huit heures du matin, on passa au large de Boavista. C’était une terre basse, d’un aspect aussi aride que l’Île du Sel, un simple banc de sable, que percent en son milieu quelques pics de basalte couronnant un soulèvement longitudinal qui n’atteint pas cent mètres de hauteur.

Par le travers des barques s’ouvrait la Rade Anglaise, au fond de laquelle s’élèvent les cabanes et les rares maisons de Rabil, village érigé au rang de chef-lieu. Peut-être des navires étaient-ils à l’ancre dans la rade, mais la distance ne permit pas de s’en assurer.

Quelques heures plus tard, le sommet du São-Antonio, pic culminant de l’île de São-Thiago, commença à denteler l’horizon. Ce point élevé de deux mille deux cent cinquante mètres fut salué des hourras des naufragés auxquels il indiquait le but encore éloigné du voyage.

Bien que plus prochaine, l’ile de Miao, beaucoup plus basse que São-Thiago, ne se montra qu’après celle-ci. Il était deux heures de l’après-midi, quand on aperçut ses rivages sablonneux. À cinq heures, on parvenait à sa hauteur.

C’était la réédition de l’Île du Sel et de Boavista. Rien qu’une steppe de sable, sans rivière, sans sources et sans arbres, sur lequel des plaques de sel réverbéraient par endroits les rayons du soleil. On avait peine à croire que plus de trois mille créatures humaines vécussent sur cette lande si totalement inféconde.

L’œil lassé de cette monotonie de tristesse se reportait avec plaisir vers l’horizon du Sud où grandissait rapidement São-Thiago. Ses rocs découpés, ses falaises de basalte, ses barranques emplies d’une végétation touffue, rappelaient un peu l’aspect des Açores, et, par rapport à la désolation des sables, on trouvait agréable cette sauvagerie autrefois jugée fastidieuse.

À huit heures du soir, on doubla la Pointe Est, au moment où s’allumait le phare qui la couronne. Une heure plus tard, dans la nuit grandissante, on distingua le feu de la pointe de Tamaro qui ferme à l’occident le Porto da Praya. Une heure encore, et, après avoir doublé la pointe des Biscadas, les barques pénétraient à la file indienne dans l’eau plus calme de la baie, au fond de laquelle brillaient les lumières de la ville.

Ce n’est pas vers ces lumières que se dirigèrent les marins caboverdiens. À peine avaient-ils doublé la pointe des Biscadas, qu’ils avaient lofé en grand, s’efforçant de longer la côte. Quelques instants plus tard, ils mouillaient à une assez grande distance de la ville.

Robert s’étonna de cette manœuvre. Renseigné par son guide, il n’ignorait pas qu’un débarcadère existe sur le rivage occidental. Mais tout ce qu’il put dire fut inutile. Pour une raison ou une autre, les mulâtres persistèrent dans leur projet, et commencèrent le transbordement des gens et des choses au moyen de chaloupes amenées par les deux bateaux portant les bagages.

Successivement, les passagers furent conduits à un petit rocher situé au pied de la falaise qui termine la pointe orientale de la baie. Ainsi que Robert put le discerner d’après les indications de son Baedeker, c’était l’ancien débarcadère aujourd’hui complètement abandonné, et il s’étonna de plus en plus de la fantaisie des transporteurs.

Le ressac faisait rage contre ce rocher, et l’atterrissage au milieu de l’obscurité ne fut rien moins que facile. Il y eut plus d’une chute sur la surface glissante du granit que la vague polissait depuis des siècles, et plusieurs passagers prirent un bain involontaire. Néanmoins, tout se termina sans accident notable, et, un peu après onze heures, la totalité des naufragés était à terre.

Avec une hâte singulière qui donna fort à penser, les chaloupes rallièrent leurs bords respectifs. Moins de dix minutes plus tard, les six bateaux appareillaient, s’élançaient vers la haute mer, et disparaissaient dans la nuit.

En tous cas, s’il y avait là un mystère, ce n’était ni le temps, ni le lieu d’essayer de le comprendre. La situation des voyageurs réclamait présentement toute leur attention. Ils ne pouvaient dormir à la belle étoile, et, d’autre part, comment transporter ces caisses, ces malles, ces valises qui encombraient le rivage ? Il fallut encore que le capitaine intervînt. Conformément à sa décision, on laissa les bagages en arrière sous la garde de deux matelots, et les autres naufragés se mirent en route dans la direction de la ville encore bien lointaine.

Combien changée, la colonne brillante que Thompson dirigeait naguère avec une si parfaite maëstria ! Ce n’était plus qu’un troupeau en désordre, qui, déprimé, découragé, cherchait péniblement son chemin sur cette côte inconnue, semée de blocs épars et recouverte d’une épaisse nuit.

Route épuisante, même pour de plus valides marcheurs. Pendant plus d’une heure, on suivit un sentier à peine tracé, les pieds enfonçant jusqu’à la cheville dans un sable profond et cotonneux. Puis on dut gravir un chemin escarpé. Minuit était depuis longtemps sonné, quand les touristes à bout de forces se virent entourés de secourables maisons.

La ville entière dormait. Pas un passant. Pas une lumière. Au milieu de ce désert d’ombre et de silence, trouver suffisant logement pour tant de personnes était un véritable problème.

On prit le parti de se diviser en trois bandes. L’une, sous la conduite du capitaine, comprit l’équipage du navire défunt. La seconde, dirigée par Thompson, compta naturellement Baker parmi ses membres. La troisième enfin se confia au polyglottisme de Robert.

Cette dernière du moins, à laquelle s’étaient incorporés Roger et les deux Américaines, n’eut aucune peine à trouver un hôtel. En quelques minutes, Robert en avait découvert un. Il en heurta aussitôt la porte de façon à réveiller les plus obstinés dormeurs.

Quand l’hôte, attiré par le vacarme, eut entrouvert sa porte, la vue d’aussi nombreux clients parut le frapper de stupéfaction.

« Avez-vous des chambres à nous donner ? demanda Robert.

— Des chambres ?… répéta l’hôtelier, comme s’il eut rêvé. Mais d’où diable sortez-vous ? s’écria-t-il avec explosion avant de répondre. Comment êtes-vous venus ici ?

— Comme on y vient d’ordinaire, je pense. En bateau, dit Robert impatiemment.

— En bateau ! répéta le Portugais qui semblait au comble de l’étonnement.

— Oui, en bateau, affirma Robert agacé. Qu’y a-t-il là de si extraordinaire ?

— En bateau ! s’écria derechef hôtelier. On n’a cependant pas levé la quarantaine.

— Quelle quarantaine ?

— Eh ! Par le Christ ! Celle de l’île, où pas un navire n’a abordé depuis un mois.

C’était au tour de Robert d’être étonné.

— Que se passe-t-il donc ici ? Quelle est la cause de cette quarantaine ? demanda-t-il.

l’atterrissage ne fut rien moins que facile.

— Une violente épidémie de fièvre pernicieuse.

— Dangereuse ?

— Vous pouvez le dire ! Rien qu’en ville, il meurt plus de vingt personnes par jour, sur une population de quatre mille habitants.

— Parbleu ! s’écria Robert, il faut avouer que je n’ai pas eu une brillante idée en conseillant de venir ici. Heureusement que nous n’y sommes pas pour longtemps !

— Pas pour longtemps ! se récria l’hôtelier.

— Certes !

Le Portugais hocha la tête d’une manière peu rassurante.

— Pour le moment, je vais, s’il vous plaît, vous montrer vos chambres, dit-il ironiquement. J’ai idée que vous ne les quitterez pas de sitôt. D’ailleurs, vous verrez vous-mêmes demain que, lorsqu’on est à São-Thiago, on y reste. »