Hetzel (p. 372-385).

VIII

comme une lampe qui s’éteint.

C’était là une grave complication pour ces passagers et marins, que l’on commençait à pouvoir appeler des naufragés.

Que deviendrait-on, si la traversée se prolongeait ? En faudrait-il arriver à rééditer le radeau de la Méduse, à se nourrir les uns des autres ?

Vraiment cette hypothèse n’était pas inacceptable. Rien qu’aux regards de convoitise qui suivaient parfois le monumental Piperboom, il était évident que déjà cette idée avait germé dans plus d’un cerveau.

Infortuné Hollandais ! Être mangé est assurément tort pénible. Mais combien il doit sembler plus pénible de l’être sans savoir pourquoi !

Piperboom toutefois devait avoir au moins un faible aperçu de la situation. Dans les petits yeux qui trouaient le disque lunaire de son visage passaient des lueurs d’inquiétude, quand il lui fallait quitter la table subitement devenue moins abondante.

Mieux renseignés, ses compagnons de route n’en subissaient pas plus aisément le nouveau et frugal régime.

Lorsque le capitaine Pip, mis au courant par Thompson, eut transmis aux passagers la fâcheuse nouvelle, un concert de désespoir avait d’abord éclaté. En quelques mots précis et calmes, il s’efforça de rassurer le troupeau apeuré.

La situation était nette. Il restait des vivres pour un repas confortable. Eh bien ! au lieu d’un repas confortable, on en ferait quatre qui le seraient moins, voilà tout, et l’on arriverait ainsi jusqu’au soir du 18 juin, D’ici là, on aurait certainement connaissance de la terre, et même on y serait très probablement parvenu.

L’énergie du chef rendit un peu de courage à la troupe. On résolut de s’armer de patience. Mais, que les visages étaient tristes ! Qu’ils étaient mornes, ces touristes partis naguère si brillante condition !

De Baker seul, la satisfaction était parfaite. Il voyait avec plaisir sans limite le voyage de l’Agence Thompson tomber jour en jour un peu plus dans le gâchis. Faire mourir les gens de faim ! Cela devenait délicieux. Un ou deux passagers seraient morts en effet, que son bonheur aurait été complet. Voilà qui eût été décisif ! Toutefois, même si les choses n’allaient pas à ce point, il jugeait déjà son adversaire définitivement terrassé et, d’un geste sec qui scandait de fréquents et muets soliloques, il rayait le nom de Thompson de la liste anglaise des agences de voyages économiques.

Quant au risque qu’il courait personnellement, Baker ne semblait pas s’en préoccuper. Avait-il donc un talisman contre la faim, cet Anglais vindicatif et atrabilaire ?

La journée du 17 s’écoula sous l’empire du nouveau régime. Cela, après tout, ne parut pas autrement cruel. Mais les estomacs à demi vides font les cerveaux à demi solides, et la démoralisation continua à faire son œuvre parmi les passagers.

Le 18, la journée commença d’une manière lugubre. On ne se parlait pas, on s’évitait, on se fuyait, toute vie concentrée dans les yeux braqués vers le Sud où n’apparaissait aucune terre.

Au déjeuner, on mangea le dernier morceau de pain. Si la terre n’était pas en vue avant le soir, la situation deviendrait réellement des plus graves.

Au cours de cette journée, il y eut une distraction de nature à interrompre l’ennui général, et cette distraction — un peu cruelle, peut-être — ce fut, comme toujours, Mr. Blockhead qui la fournit.

Le malheureux épicier honoraire n’avait décidément pas de chance. Alors que les derniers vivres allaient manquer, il ne pouvait même pas jouir de son reste. L’instrument nécessaire se brisait dans sa main — ou plus exactement dans sa bouche.

Aussi, quelle idée de s’être transformé en Aquilon ! Elle ne se guérissait pas, la fluxion que lui avait valu cette fantaisie. Loin de là, elle augmentait de jour en jour, jusqu’à prendre des proportions absolument phénoménales.

À force de souffrir, Blockhead n’y tint plus. Il alla trouver Thompson et, d’un ton que la douleur exaspérait, le mit en demeure de le soulager. N’aurait-il pas dû avoir un médecin à bord ?

Thompson regarda d’un air triste ce nouvel ennemi de son repos. Jusqu’à celui-là, maintenant ! Quel coup de pied désormais lui réservait l’avenir ?

Toutefois, les souffrances de Blockhead étaient si évidentes, que Thompson voulut au moins essayer de le satisfaire. Après tout, il ne faut pas nécessairement être docteur pour arracher une dent. Est apte à cette besogne qui sait manier une pince, voire à la rigueur une tenaille. Or, n’y avait-il pas à bord toute une catégorie de gens familiers avec ces instruments ? Et Thompson, dans la bonté de son âme, conduisit le malade vers le poste des mécaniciens désœuvrés.

L’un d’eux se proposa sans hésiter et se fit fort d’accomplir l’œuvre désirée. C’était un grand gaillard rouge de peau, roux de poils, d’une carrure herculéenne. Nul doute qu’il eut poigne suffisante pour débarrasser Blockhead en un tour de main.

Mais un écrou est une chose, et une dent en est une autre. Le thérapeute improvisé en fit l’expérience. Armé d’une énorme tenaille de forge, il dut s’y reprendre à trois fois, au milieu des hurlements assourdissants du patient installé sur le pont en plein soleil et solidement maintenu par deux mathurins fort égayés.

Les contorsions multiples du malheureux épicier honoraire n’eussent pas manqué, en toute autre circonstance, de faire naître le rire de ses peu charitables compagnons. L’homme est ainsi fait. Le sens du comique est chez lui plus délicat que le sens du pitoyable. Le rire jaillit avant que ne s’éveille la compassion. Mais, dans la situation actuelle, Mr. Blockhead put être grotesque à son aise. À peine si quelques sourires éteints suivirent Mr. Blockhead qui, enfin délivré, s’enfuyait vers sa cabine, en se tenant la joue à deux mains.

Malgré son mal, ses facultés admiratives n’étaient pas cependant entièrement abolies. Être opéré par un mécanicien, à l’aide d’une tenaille de forge, à bord d’un navire désemparé, voilà qui était à coup sûr peu banal, et, maintenant qu’elle était terminée, Mr. Blockhead n’était pas fâché d’avoir été le héros d’une telle aventure. Aussi trouva-t-il la force de réclamer sa dent. Ce serait plus tard un souvenir palpable de cet extraordinaire voyage. Cette dent, une molaire superbe, lui fut aussitôt remise, et Blockhead, après l’avoir contemplée avec émotion, la mit avec soin dans sa poche.

« Il la gardera contre vous, » dit aimablement Baker à Thompson, qui reconduisait vers barrière son passager soulagé.

Blockhead désormais pouvait manger.

Malheureusement, il était trop tard. Il n’y avait plus rien à manger à bord du Seamew.

Le soir de ce jour mémorable, qui consomma la ruine de la cambuse, on parvint encore, en furetant dans les recoins les plus cachés, à découvrir quelques restes de victuailles, quelques bribes, grâce auxquelles on réussit à se soutenir. Mais c’était bien la dernière fois. Le navire avait été visité de haut en bas, perquisitionné, nettoyé, et, si la terre n’apparaissait pas à bref délai, rien ne pourrait plus sauver des affres de la faim les passagers et l’équipage.

Aussi, de quels regards était fouillé l’horizon du Sud !

Vainement. Le soleil, en s’abaissant le 18, continua à couper une circonférence impeccable que ne brisait aucun profil solide.

On ne pouvait pourtant être loin des îles du Cap Vert. Une erreur du capitaine Pip était inadmissible. Il ne s’agissait donc que d’un retard. Dans la nuit certainement on aurait connaissance de la terre.

Le sort en avait décidé autrement. Pour comble de malchance la brise mollit au coucher du soleil et ne cessa de diminuer d’heure en heure. Avant minuit, il faisait calme plat. Le Seamew, hors d’état de gouverner, ne pouvait plus compter pour gagner la terre que sur le faible courant qui le drossait.

Dans la région des alizés, les changements de direction du vent sont assez rares. Cependant, à force de s’avancer vers le Sud, le Seamew s’était notablement approché du point où la brise cesse d’être aussi constante. Il s’en fallait, à vrai dire, qu’il eût atteint cette limite, mais, aux îles du Cap Vert, la proximité du continent fausse le régime des alizés. Près peu au sud-est de l’archipel, ils sont définitivement supprimés, alors qu’ils persistent à latitude égale au milieu de l’Océan. Dans cette région, ils ne soufflent avec une certaine régularité que d’octobre à mai. En décembre et en janvier, ce sont des vents d’Est dont l’haleine brûlante dessèche et dévore. Juin, juillet et août constituent la saison des pluies, et l’on devait s’estimer heureux que le Seamew eût jusque-là gardé son pont sec.

À ce nouveau désagrément que le sort lui infligeait, Thompson eut la velléité de s’arracher les cheveux. Quant au capitaine Pip, bien malin qui eût pu connaître ses impressions. À peine, si, par un simple froncement de sourcils, il autorisa Artimon à supposer qu’il éprouvait quelque désagrément du contretemps.

Pour être cachée, l’inquiétude du capitaine n’en était pas moins réelle. Toute la nuit, il demeura sur le pont. Quel moyen aurait-il de gagner la terre lorsqu’elle serait en vue, avec ce navire sans âme, qui ne gouvernait même plus ?

Toutefois, le problème ne se posait pas encore. L’aube du 19 n’éclaira qu’une vaste plaine liquide, sans un îlot, sans un rocher.

Cette journée fut pénible. Dès le matin, les estomacs mal satisfaits la veille au soir commencèrent à crier famine. Si les chétifs et les faibles supportaient assez bien le jeûne commençant, il fut pour les passagers robustes une véritable souffrance. Piperboom, parmi ceux-ci, se faisait remarquer par son visage défait. La veille, il n’avait traduit son regret que par un indéfinissable regard en constatant le mutisme de la cloche et l’absence de tout préparatif pour le dîner. Mais quand, ce jour-là, les heures passèrent, sans que ni le premier ni le second déjeuner fussent sonnés, il n’y tint plus. Il alla trouver Thompson et, à l’aide d’une énergique pantomime, lui fit comprendre qu’il mourait de faim. Thompson lui ayant démontré par gestes son impuissance, le Hollandais tomba dans l’abîme du désespoir.

Combien moins malheureux le spongieux Johnson ! L’alcool ne manquait pas à bord du Seamew, et qu’importait que l’on ne pût manger alors qu’on pouvait boire ? Or Johnson buvait d’une prodigieuse manière, et son perpétuel abrutissement le rendait inaccessible à la peur.

Baker n’avait pas semblable remède à sa disposition, et pourtant il semblait également d’excellente humeur. Il exhibait même une mine si florissante, que Robert, vers midi, ne put s’empêcher de lui en exprimer son étonnement.

« Vous n’avez donc pas faim, vous ? lui dit-il.

— Permettez ! répondit Baker. Je n’ai « plus » faim. Il y a une nuance.

— Certes ! approuva Robert. Et vous seriez réellement bien bon de m’indiquer votre moyen.

— Le plus simple de tous, dit Baker. Manger à la manière ordinaire.

— Manger ? Mais quoi ?

— Je vais vous montrer ça, répondit Baker, en entraînant Robert dans sa cabine. Au reste, il y en a largement pour deux.

Il n’y en avait pas pour deux, il y en avait pour dix. Deux énormes valises pleines de victuailles diverses, voilà ce que put voir Robert après avoir juré un silence absolu.

— Comment ! s’écria-t-il, en admirant une telle prévoyance. Vous aviez songé à cela !

— Quand on voyage sous le pavillon de l’Agence Thompson, il faut songer à tout, » répondit Baker d’un air profond, en offrant généreusement à Robert de puiser dans ses richesses.

Celui-ci n’accepta que pour apporter son butin aux deux passagères américaines, qui lui firent largement honneur, sur l’assurance que leur providentiel pourvoyeur en avait pris sa part.

Les autres passagers, privés d’un tel secours, trouvaient le temps étrangement long. Aussi, quel cri de soulagement, quand, vers une heure de l’après-midi, le cri de « Terre ! » tomba enfin des barres de misaine.

On se crut sauvé, et tous les regards se tournèrent vers la passerelle. Le capitaine n’était pas à son poste.

Il était urgent cependant qu’il fût mis au courant. Un passager alla frapper à la porte de la cabine du commandant. Mais le commandant n’était pas dans sa cabine, non plus que dans aucune partie de l’arrière.

Ceci commençait à devenir inquiétant. Plusieurs touristes se répandirent dans les diverses parties du bâtiment, réclamant le capitaine à tous les échos. Ils ne le trouvèrent pas. Pendant ce temps, sans que l’on sût comment, la nouvelle se répandait à bord qu’un marin, envoyé dans la cale, y avait constaté trois pieds d’eau.

on se précipita vers les embarcations.

Alors, ce fut de l’affolement. On se précipita vers les embarcations d’ailleurs insuffisantes pour tant de monde. Mais le capitaine avait laissé des ordres en s’éloignant. On se heurta à des marins qui montaient la garde autour des canots, et le flot humain lut invinciblement refoulé sur le spardeck, où l’on eut tout le loisir de maudire, et Thompson, et le capitaine Pip, dont l’entêtement annihilait les derniers moyens de salut.

Thompson, lui non plus, n’était pas là. En voyant comment les choses tournaient, il s’était prudemment terré en quelque coin, et il y attendait en sûreté la fin de l’orage.

Quant au capitaine, pendant qu’on l’accablait, il faisait comme toujours son devoir.

À peine au courant de la nouvelle complication, il s’était affalé dans la cale, et, en ce moment, il procédait à un minutieux examen, dont le résultat n’avait rien d’encourageant.

Il eut beau, en effet, l’explorer soigneusement de bout en bout, il ne put trouver de blessures dans la carène. Il n’y avait pas, à proprement parler, de voie d’eau qu’il eût été possible d’aveugler avec plus ou moins de difficulté, ou plutôt il y en avait par centaines. Si en aucun point la mer ne pénétrait en abondance dans l’intérieur du navire, elle y suintait goutte à goutte par mille endroits. Évidemment, sous les chocs répétés des lames, les rivets avaient pris du jeu, les coutures s’étaient entr’ouvertes, et le Seamew mourait tout simplement de vieillesse.

À cela, rien à faire, et le capitaine, écoutant, l’oreille collée au vaigrage, le bruissement de l’eau assassine, ne put que se reconnaître désarmé.

Cependant, il avait son air habituel en remontant sur le spardeck quelques instants plus tard, et c’est d’une voix tranquille qu’il ordonna à l’équipage de se mettre aux pompes.

Après tout, la situation n’était pas désespérée. La terre était prochaine, et l’on avait le droit de compter que les pompes courageusement manœuvrées arriveraient à assécher la cale.

Il fallut renoncer à cet espoir. Des sondages fréquents démontrèrent bientôt que la mer envahissante gagnait, malgré tous les efforts, environ cinq centimètres par heure.

D’autre part, la terre, visible toujours, ne paraissait pas sensiblement plus près. Le soleil se coucha avant que le nuage lointain eût cessé d’être un nuage.

Personne ne dormit cette nuit-là. Fébrilement, on attendait le lever du soleil, qui fort heureusement se lève de bonne heure au mois de juin.

Avant quatre heures, on distingua une terre basse et sablonneuse, surmontée d’un mamelon de médiocre hauteur à une dizaine de milles dans le Sud-Ouest. Étant donnée la faible élévation de son point culminant, le Pic Martines, cette île, que le capitaine désigna sous le nom d’Île du Sel, n’avait pu être aperçue la veille que de vingt à vingt-cinq milles tout au plus. Il fallait donc que le courant qui entraînait le Seamew eût singulièrement décru.

En tous cas, si faible fût-il, ce courant portait droit à la côte, et peu à peu, à raison d’un nœud à l’heure environ, on parvenait vers midi à un mille d’une pointe que le capitaine nomma la pointe Martines, quand le courant, changeant subitement de direction, courut du Nord au Sud, tandis que sa vitesse était doublée.

Il était temps vraiment que la terre fût devenue si proche. L’eau à cette heure s’élevait à deux mètres vingt dans la cale. Mais sans doute, sous l’influence des mêmes causes qui l’avaient amené jusque-là, le navire ne tarderait pas à s’échouer sur une saillie du rivage. Échouage qui serait sans danger par ce beau temps, avec ce calme plat et cette mer d’huile.

Non. Le Seamew, inerte, véritable épave, courait parallèlement à la côte sans en approcher. Au gré du courant qui le poussait, il en contournait toutes les sinuosités, en doublait toutes les pointes, en se maintenant à l’invariable distance d’un mille.

À chaque instant, on jetait la sonde. Sa réponse était toujours la même : pas de fond. Impossible par conséquent de mouiller. Le capitaine se mordait les moustaches, en proie à la sourde rage de l’impuissance.

Véritable supplice de Tantale, le salut était là, à portée de la main, inaccessible cependant.

Ce n’est pas que l’aspect, de l’île fût bien tentant. Pas un arbre, pas un bouquet de verdure. Dans toutes les régions que le regard pouvait atteindre, on ne voyait que du sable.

À mesure que l’on s’avançait vers le Sud, la côte s’abaissait d’un mouvement régulier. L’île se faisait plaine, plaine faiblement vallonnée et d’une affreuse infertilité.

Vers trois heures et demie, on dériva au large du Pedra de Lurne, assez bon ancrage, où quelques barques de pêche se balançaient. On fit en vain des signaux de détresse. Personne ne répondit. Le Pedra de Lume passa, puis disparut.

Deux heures plus tard, on doublait la Pointe Est, et un souffle d’espoir emplissait les âmes à bord du Seamew. À la faveur d’un remous, le navire avait fait un grand mouvement vers la côte. Cinq cents mètres au plus l’en séparaient désormais.

Malheureusement, le mouvement s’arrêta comme il avait commencé, sans que l’on sût pourquoi, et le Seamew continua à longer l’Île du Sel, dont les moindres détails apparaissaient nettement.

À cette faible distance, on eût pu héler, si un être humain se fût montré. Mais rien ne vivait dans ce désert. On n’avait devant les yeux qu’un véritable steppe, qui justifiait amplement l’expression du voyageur anglais appelant, l’Île du Sel un tombeau de sable. Basse, grise, sinistre, cette lande s’étendait, presque au niveau de la mer, défendue contre le ressac par une ceinture de récifs.

Le Seamew, suivant, à une vitesse uniforme, sa route implacable, contourna la baie qui se creuse après la Pointe Est. Avant une heure, il aurait doublé la Pointe du Naufrage, et après, ce serait de nouveau la mer, la mer profonde dans laquelle le navire sombrait lentement.

Tout à coup, l’homme qui sondait aux bossoirs cria :

« Vingt-cinq brasses !… Fond de sable !… »

Le capitaine, sur la passerelle, tressaillit de plaisir. Évidemment, le profil sous-marin se relevait. Que cela continuât un instant encore, et il deviendrait possible de mouiller.

« Faites faire le peneau de l’ancre, Mr. Fliship, » dit-il avec calme au second.

Un quart d’heure encore, le Seamew suivit le fil du courant, tandis que la sonde ne cessait d’accuser des profondeurs constamment plus réduites.

« Dix brasses !… Fond de sable !… cria enfin l’homme de bossoir.

— Mouille ! » commanda le capitaine.

La chaîne fila bruyamment par l’écubier, puis le Seamew, évitant cap au Nord, demeura immobile.

Immobile, il l’était certes, et sans le plus petit mouvement de tangage ni de roulis, sur cette mer dont aucune ride ne ternissait le miroir. Un lac eût été moins paisible.

Mais un autre danger que celui de la tempête menaçait les touristes de l’Agence Thompson. Le navire qui les portait fuyait sous leurs pieds. L’eau, dont la cale était maintenant à demi pleine, montait peu à peu, et bientôt le pont arriverait au niveau de l’océan.

Il fallait se hâter d’aller chercher un refuge sur la terre ferme.

Toutefois, le Seamew étant capable, grâce au secours des pompes, de flotter de longues heures encore, le temps ne pressait pas outre mesure.

On put donc procéder à un débarquement méthodique. Sans bousculade, ni précipitation. On eut le loisir de vider les cabines. On n’oublia rien, jusqu’aux plus menus objets. Avant même de sauver les gens, on se donna le luxe de sauver les choses.

Vers sept heures et demie, tous les passagers étaient parvenus sains et saufs au rivage. Alignés en rangs d’oignons devant leurs bagages amoncelés, légèrement ahuris de l’aventure, ils contemplaient un peu bêtement la mer, sans trouver un mot à se dire.

Après avoir quitté son bord le dernier, comme le veulent les règlements maritimes, le capitaine Pip, Artimon sur ses talons, était avec ses marins, devenus ses égaux par l’abandon du navire. Lui aussi il contemplait la mer, bien qu’un observateur superficiel eût pu aisément s’y tromper. Jamais, en effet, le

le « seamew » disparut dans l’eau.

capitaine n’avait louché d’une manière si excessive, et jamais son nez n’avait passé un aussi mauvais quart d’heure.

Cependant, depuis que l’on avait abandonné les pompes, le navire enfonçait plus rapidement. En une demi-heure, l’eau eut envahi les hublots des cabines, puis monta… monta…

Ce fut à huit heures vingt exactement, à l’instant précis où le soleil atteignait l’horizon de l’Ouest, que le Seamew coula. Sans drame, sans agonie, il disparut tranquillement dans l’eau qui se referma sur lui avec mollesse. Un instant plus tôt, on le voyait, on ne le vit plus, voilà tout.

Les touristes regardaient, figés sur le rivage. Ils ne parvenaient pas à prendre tout cela au sérieux. Comme dit le poète, ils en demeuraient stupides.

Partir joyeusement pour les Canaries, et aboutir à un banc de sable dans l’archipel du Cap Vert, il n’y avait pas lieu de s’en vanter. Si encore ils avaient eu des tempêtes à combattre, même leur navire s’était éventré sur des récifs !… Mais non, rien de tout cela ne s’était produit. La nature n’avait cessé de se montrer bienveillante : ciel d’azur, brise légère, mer clémente, aucun atout n’avait manqué à leur jeu. En ce moment, particulièrement, il faisait le plus beau temps du monde…

Et cependant, ils étaient là.

Avait-on jamais entendu parler d’un naufrage pareil ? Pouvait-on imaginer quelque chose de plus absurde ?

Et les touristes restaient devant la mer, bouches bées, et, non sans raison, ils se jugeaient un peu ridicules.