C. Darveau (p. 302-458).

TROISIÈME PARTIE

LES ASSISES CRIMINELLES

I

La chasse aux caribous n’est pas un frivole amusement, certes ! et chaque hiver on voit sortir de nos murs, pour se diriger vers la chaîne des Laurentides, plus d’un chasseur bien emmitouflé, le fusil à l’épaule, l’imagination pleine de fantastiques panaches qui dansent sur des têtes effarées. Les neiges sont hautes, les chemins, durs, le froid, piquant, et il est bon d’aspirer l’air vivifiant de nos climats rigoureux. La glace, sous son éblouissant et incorruptible manteau, tient dans une impuissance absolue toutes les souillures du sol.

Aux reflets du soleil les cristaux de la neige étincellent comme une poussière de diamants, et sur les plaines d’une blancheur éclatante se déroule sans fin l’azur foncé d’un ciel pur…

Le notaire Vilbertin et D’Aucheron, son ami, traversaient la ville dans une carriole mollement rembourrée. D’autres suivaient. C’étaient Dupotain, Landau, Griflard, la Longue chevelure. Puis une voiture remplie de provisions de toutes sortes fermait le cortège. Ceux qui connaissaient la coutume du notaire et son goût pour la chasse, n’eurent pas de peine à deviner qu’il s’en allait relancer le caribou dans nos montagnes pittoresques.

Le parti de chasseur descendit la côte d’Abraham, traversa St. Sauveur et suivit le chemin de la petite rivière. Il passa par Lorette, St. Augustin, le Pont Bouge, entra dans la chaîne des Laurentides, laissa derrière lui Ste Catherine, atteignit et dépassa St. Raymond, au fond de sa charmante vallée, sur les bords de la rivière Ste Anne…

La dernière habitation disparut derrière un coteau de neige, au bout des terrains à demi-défrichés, et les chasseurs s’enfoncèrent dans la forêt sombre, infinie, où les montagnes, les rochers, les lacs et les vallons se succèdent toujours, toujours jusqu’aux défrichements du lac St Jean et, par de là, jusqu’à la mer de glace. Les grands sapins, les pruches, les épinettes avec leurs larges palmes vert sombre couvertes de blancs flocons, ressemblaient à ces vieux rois du nord que nous montrent les légendes Scandinaves — vieux rois drapés dans leurs manteaux sombres garnis d’hermine, et couronnés de chevelures d’argent. Les chasseurs marchaient à la file et les raquettes laissaient sur la neige molle une empreinte qu’on eût dit produite par le pied d’un animal énorme ou le sillage d’un vaisseau dans une mer d’écume. Sougraine conduisait la marche. Il connaissait bien ces lieux qu’il avait mille fois parcourus. La Longue chevelure, alerte et souple comme un cerf, le suivait. Puis les chasseurs de la ville, Vilbertin, D’Aucheron, Landau, Dupotain, Griflard. Puis encore les hommes de peine, ceux qui emmenaient le bagage sur des traînes sauvages, ou le portaient sur leur dos. Le soir, on dressait la tente, on allumait le feu, on faisait des lits de sapins, sur les quels on étendait de chaudes couvertes de laine, et, après avoir bu un peu sec et mangé avec appétit, on s’endormait profondément.

On découvrit après quelques jours un superbe ravage, et l’on but à la santé de l’animal complaisant dont la piste allait être un guide sûr. La marche dura plusieurs heures encore avant que l’on put apercevoir un superbe caribou.

Il était couché sous un magnifique sapin, et s’amusait à mordre les petites branches vertes qui pendaient comme des guirlandes au-dessus de lui. À l’approche de la caravane il dressa l’oreille et tourna la tête. Il flaira le danger et son œil doux s’alluma subitement. Il se leva tremblant. Une clameur fit retentir les bois ; les chasseurs étaient presque à portée du fusil. Alors, rapide comme l’éclair, rejetant, son panache mobile afin de ne point s’embarrasser dans les rameaux des arbres, il s’élança à travers les couches mouvantes de la neige. Une poursuite acharnée et sans trêve commença. La Longue chevelure, avait pris les devants. C’était lui, au reste, qui devait tirer le premier. Vilbertin, l’on ne savait pourquoi, avait demandé qu’il en fût ainsi. Sougraine le suivait. Le caribou distança d’abord ses ennemis, mais la fatigue le gagna peu à peu dans cette course sans merci, sur ces neiges molles et profondes…

Les chasseurs s’aperçurent, aux traces, irrégulières qu’il laissait maintenant, que ses forces le trahissaient, et qu’il faiblissait par instant pour reprendre aussitôt courage. Eux-mêmes aussi se sentaient gagner par la fatigue, et l’espoir seul d’un prochain triomphe animait leur courage. Tout à coup deux détonations retentirent ; elles furent suivies de deux gémissements. Puis la forêt sonore, réveillée un instant comme en sursaut, retomba dans son morne silence.

Le caribou était tombé, mais non loin de lui, quelques pas en arrière, celui qui l’avait blessé gisait aussi grièvement atteint.

Les chasseurs arrivèrent tour à tour en poussant des cris de joie ; mais à la vue de la Longue chevelure affaissé sur la neige et couvert de sang, leurs joyeuses clameurs se changèrent en lamentations.

— Comment cet accident est-il arrivé demanda l’un des chasseurs ?

— C’est ma carabine, répondit Sougraine. L’indien ne sait pas comment, par exemple. Il courait, il courait… il y a tant de petites branches… Tu sais.

— On n’est jamais assez prudent à la chasse, reprit, en forme de maxime, le gros notaire qui arrivait tout essoufflé.

Et il échangea avec Sougraine un regard mystérieux.

La balle était entrée en plein corps un peu au-dessus de la hanche. Le sioux, malgré la douleur que lui faisait éprouver sa blessure, n’avait pas perdu connaissance. On le coucha bien enveloppé dans de chaudes couvertures de laine, sur des branches molles au-dessous d’un arbre épais qui lui faisait un excellent abri, en attendant la traîne aux provisions sur laquelle on le mettrait pour le ramener aux plus prochaines habitations.

Le caribou gisait à quelques pas plus loin. Quand les chasseurs l’entourèrent il voulut se lever pour fuir encore, mais sa tête retomba sur la neige ensanglantée, et ses grands yeux doux s’arrêtèrent sur eux pleins de larmes. Qui peut deviner à quoi songe la bête, au moment où elle se sent expirer sous les coups de l’homme ? Ne pouvant raisonner sa douleur, ni s’en expliquer la cause, elle doit en souffrir davantage. L’homme, parfois, domine par la force de sa volonté, les souffrances qui le tuent. Sa pensée l’emporte dans une région supérieure. L’esprit impose silence à la matière.

Le retour fut long et pénible. Sur une traîne, la Longue chevelure, sur l’autre le caribou. Et les hommes peinaient à tirer parmi les broussailles, à travers les arbres de ces régions désertes, par dessus les montagnes, ou à travers les vallons les deux longues traînes sauvages.

On laissa le malade à St. Raymond, dans la première maison que l’on trouva. Puis on fit avertir le médecin qui accourut aussitôt. Le médecin, c’était Rodolphe Houde. Le notaire avait insisté pour qu’on transportât le blessé à Québec, sous prétexte qu’il y serait mieux soigné, mais les autres furent d’avis qu’il ne supporterait pas un plus long voyage et que ce serait très imprudent de l’exposer à de nouvelles fatigues. Le notaire céda. Il supplia Rodolphe de lui envoyer des nouvelles chaque jour, si c’était possible. Il était bien chagrin, le bon notaire, de ce qu’un pareil accident fut arrivé dans une partie de plaisir commencée sous d’aussi heureux auspices. Il croyait bien que jamais il ne retournerait à la chasse. Cela lui faisait prendre en aversion l’amusement le plus cher de sa vie. La vie d’un homme, il faut y songer, c’est d’un grand prix.

II

La partie de chasse avait été organisée par le notaire et Sougraine.

Ils en parlèrent à la Longue chevelure qui n’y vit qu’un agréable délassement. Il avait été entendu qu’il aurait l’honneur de tirer le premier. Il passerait devant, alors, et… l’on ne sait pas ce qui pourrait arriver ensuite.

Madame D’Aucheron fut mise au courant de ces petits arrangements, bien inoffensifs en apparence, et elle trouva que le notaire et Sougraine ne manquaient pas d’imagination. Elle attendait avec une impatience fébrile le retour de ses amis. Comme elle semblait préoccupée plus que de raison, Léontine, toute pétulante, toute joyeuse, lui parlait de sa félicité prochaine, pour la distraire un peu. Mais, moins attendrie que les jours précédents, cette femme rusée disait qu’il ne fallait pas trop compter sur les promesses du bonheur ; qu’il n’y avait rien de changeant comme la fortune ; que souvent la félicité nous échappait au moment où l’on en portait la coupe à ses lèvres. Ces paroles jetaient du froid sur l’enthousiasme de la jeune fille et faisaient renaître de vagues craintes un moment oubliées. Elles produisaient l’effet du brouillard glacé qui s’abat sur le frissonnement amoureux des fleurs de la prairie, le soir d’une chaude journée.

Léontine reçut une lettre de mademoiselle Ida Villor. Elle en dévora les pages charmantes. Jamais sa bonne amie n’avait écrit avec autant d’abandon. Elle lui parlait de Rodolphe, son cher Rodolphe !… Comme il t’aime ! disait-elle, et comme tu seras heureuse avec lui ! Il est bon, va ! Il a bien soin de nous… La clientèle est belle… On vient de loin le chercher. Notre humble demeure, près de l’église, s’ouvre à chaque instant du jour et de la nuit. C’est un peu fatigant, mais cela chasse l’ennui.

Madame Villor allait mieux. Le voyage ne l’avait pas trop fatiguée. Elle articulait quelques mots maintenant Quand le printemps serait revenu avec ses brises chargées de parfums, ses chaudes buées, son éclatant soleil, ses chants d’oiseaux, les murmures des feuilles, les tressaillements nouveaux des champs et des forêts à leur réveil, elle aussi sans doute se ranimerait tout-à-fait et renaîtrait à la vie. Une bonne, une grande nouvelle, pour terminer, ajoutait-elle. On veut que je fasse l’école. J’aurais dit oui, déjà… s’il ne me fallait pour cela négliger un peu, beaucoup même, ma bonne mère et mon cher cousin. On m’offre un joli salaire, et je n’aurai guère à me déranger. Une petite promenade seulement. J’ai bien envie de dire : oui. Si je me décide, tu me verras tomber dans tes bras, car il faudra que j’aille à la ville. Tu reviendras avec moi, c’est Rodolphe qui le veut.

Ces dernières paroles firent longtemps rêver mademoiselle D’Aucheron. Elle ferait bien de se livrer à l’enseignement, pensait-elle, et si j’étais là je lui conseillerais de ne point se fermer une carrière aussi intéressante pour soi-même qu’utile pour les autres.

Comme elle s’abandonnait à l’espoir de voir arriver son amie, et de partir avec elle sans doute, on vint lui dire qu’une jeune personne l’attendait au salon. Elle accourut.

— Ida !

— Léontine !

Les deux noms retentirent à la fois et les deux amies s’embrassèrent dans une douce étreinte.

— J’achevais de lire ta lettre, dit Léontine ; un peu plus et tu la précédais…

— Nous n’avons pas le service de la malle tous les jours, vois-tu, là-bas, dans nos forêts…

— Non, mais vous avez la paix, le calme, le bonheur… n’est-ce pas ?

— Tous les jours, ma bonne Léontine… Viens voir cela.

Mademoiselle Villor fit une bonne provision de livres de classe, alla prendre conseil du Surintendant de l’Instruction publique, et se remit en route pour St Raymond. Léontine l’accompagnait.

Madame D’Aucheron, qui ne détestait pas d’être seule, vu la disposition d’esprit où elle se trouvait et l’attente des nouvelles qui devaient venir, ne fit aucune objection à son départ.

Quand la voiture qui les emmenait fut sur le monticule qui domine le village, Ida chercha des yeux la maison de Rodolphe, et la montrant du doigt à Léontine.

— Là-bas, par de là l’église, sous les grands pins noirs… Vois-tu ?

Léontine ne voyait pas, des larmes voilaient ses regards. On descendit la côte escarpée et on traversa le village au grand trot du cheval. Une voisine que mademoiselle Ida avait laissée avec sa mère vint ouvrir en souriant.

— Tout va bien ici puisque vous souriez, mademoiselle Clémence, observa l’amie de Léontine.

Clémence, c’était la voisine, une vieille fille qui n’avait jamais aimé que les chats et jamais raconté que des nouvelles vraies.

— Oui, mademoiselle, tout va bien ici, mais ça ne va pas bien partout.

— Non ? qu’y a-t-il donc ?…

— Entrez toujours ; déshabillez-vous, mesdemoiselles, vous devez être fatiguées, vous devez avoir froid ; on vous contera tout cela.

Elle n’était pas pressée de dire la nouvelle parce qu’elle ne craignait pas d’être devancée par d’autres. Elle était seule avec la malade. Elle l’eut racontée à la porte, au risque de contracter une fluxion de poitrine, s’il se fut trouvé quelqu’un dans la maison pour lui faire concurrence.

Les jeunes filles embrassèrent la malade.

— Où est Rodolphe ? demanda Ida.

À ce nom un doux tressaillement agita Léontine et une vive rougeur parut sur ses joues encore froides des baisers du vent.

— Voilà la nouvelle, s’écria Clémence ; chaque chose arrive en son temps. On est venu le quérir il y a dix minutes, à bride abattue, pour un sauvage qui s’est fait tuer à la chasse…

Léontine pâlit tout à coup ; une angoisse inexplicable l’oppressait.

— Quand je dis : tuer, reprit Clémence, ce n’est pas tout à fait exact ; mais blessé gravement.

— Quel est le nom de ce sauvage ? demanda mademoiselle Ida.

— Un drôle de nom, répondit Clémence qui ne se hâtait plus.

— Encore, quel est-il ? insista Léontine, qui faisait un effort pour se remettre.

— La Chevelure longue, je crois, ou quelque chose comme ça…

— La Longue chevelure ! s’écria Léontine… est-il possible ? mon Dieu !…

— C’est cela, La Longue chevelure !… Est-ce que vous le connaissez, mademoiselle ? demanda la voisine.

— Depuis peu de temps seulement, mais je l’estime beaucoup… Il est si bon… Si tu veux, Ida, nous irons le voir ?

— Nous le ferons transporter ici, Léontine, et nous le sauverons si c’est possible…

Les jeunes filles attendirent avec une grande impatience le retour du médecin. Il ne revint que le soir. Elles veillaient en causant près du poêle où la flamme bourdonnait gaiement. Quand le cheval qui ramenait Rodolphe s’arrêta devant la porte, couvert de frimas et secouant sa longue crinière et ses grelots au son argentin, elles coururent ouvrir.

Il y eut un moment d’égoïste bonheur : le blessé fut oublié pendant une minute. Que ceux qui n’ont pas aimé jettent la première pierre…

Après les premiers épanchements on parla du malheureux sioux.

— Il est en danger, remarqua Rodolphe, et j’ai mandé un médecin de la ville en consultation… Il n’y a cependant point de parties essentielles de lésées, car la mort serait déjà survenue… Il y a les complications à redouter… les inflammations.

— Sais-tu, cousin, reprit Ida, que nous voudrions l’avoir ici pour le soigner, Léontine et moi.

— S’il est possible de l’amener, nous le ferons de grand cœur. Je tiens à l’avoir sous mes yeux, afin de suivre mieux les phases du mal.

Ensuite Rodolphe raconta comment l’accident était arrivé. Il n’y avait rien de bien surprenant en cela. Les accidents de chasse sont si fréquents. Cependant une pensée amère, atroce peut-être, entrait dans l’esprit de Léontine. Elle voulait s’en débarrasser, la chasser comme un mauvais rêve, comme un cauchemar, et elle revenait toujours, comme l’onde que l’on repousse avec un aviron.

III

Les chasseurs, Vilbertin en tête, rentrèrent dans la ville, avec le caribou qu’ils avaient tué, étendu sur un traîneau. La nouvelle de l’accident se répandit vite. Ce fut toute une journée le sujet de la conversation.

— Il me semblait, disait le notaire, que je ne pouvais pas être toujours heureux à la chasse ; j’avais comme un pressentiment de ce qui devait arriver, et je crois que je ne serais point parti, si les autres ne m’avaient entraîné…

Il disait encore :

— Un accident est vite arrivé. Nous venions d’apercevoir le caribou. Ce fut un cri général. Le sioux prit les devants, l’Abénaqui suivait en imprimant à sa carabine un mouvement de va-et-vient dangereux. Je le voyais bien et j’allais lui dire de faire attention. Tout à coup. Vlan ! Vlan ! deux détonations. Une branche probablement avait fait partir la gâchette… C’est dommage, la chasse promettait, et c’est si plaisant de courir les bois en hiver !… Pourtant, je crois bien que je n’y retournerai plus… Après un malheur comme celui-là… Si le pauvre diable pouvait en revenir !

Le soir il y eut réunion des chasseurs chez D’Aucheron. On parla beaucoup de l’accident. Madame D’Aucheron demanda discrètement au notaire s’il pensait le sioux mortellement atteint. Il répondit de même que les apparences le faisaient croire. La malheureuse reprenait, comme malgré elle, ses rêves de vanité, d’ambition de richesses, de luxe… et sa fille redevenait une chose à exploiter…

La Longue chevelure fut amené chez le docteur Rodolphe. Il éprouva d’abord un mieux sensible puis une rechute. Une fièvre brûlante s’empara de lui. Il eut le délire.

Léontine se tenait à son chevet, et quand Ida revenait de sa classe, elle remplaçait son amie pour lui permettre de se reposer un peu. Le soir, elles veillaient toutes deux avec un dévouement d’enfants pour un père bien-aimé. Tour à tour, avec des linges imbibés d’eau froide, elles lavaient le front et la tête du malade ; elles mettaient de la glace sur ses lèvres enflammées par la fièvre. Puis elles priaient avec une ardente ferveur. Rien n’était touchant comme de voir ces deux anges de la terre disputer à la mort sa victime. Parfois la mort vaincue s’éloignait et l’espérance rentrait dans l’âme des jeunes filles. Le médecin luttait aussi de toutes les forces de son énergie, de toutes les ressources de la science… La lutte était étrange et belle.

Là-bas, dans la ville, trois êtres misérables se cherchaient comme les ombres cherchent les ombres, sans bruit, sans amour, sans charité, pour se communiquer les rumeurs saisies au vol. Ils prenaient un suprême intérêt à la lutte qui se livrait loin d’eux. Ce qu’ils pouvaient faire, ils l’avaient essayé. Ils n’avaient plus qu’à suivre d’un œil inquiet les péripéties du combat. Les vœux qu’ils formaient n’étaient point pour le triomphe des anges et du jeune médecin, mais pour le triomphe de la mort. Elle tardait bien cette mort pourtant si vorace d’habitude… elle tardait bien à venir.

Un jour, la rumeur apporta une nouvelle terrible pour les trois conjurés… La Longue chevelure avait le délire… Il allait mourir peut-être… Mais ce n’est pas cela qui les effrayait. Dans sa folie il avait parlé ; dans son délire il avait jeté un nom en pâture à la curiosité du monde, et plusieurs l’avaient entendu ce nom qui réveillait un triste souvenir. Il avait parlé de Sougraine.

— Ne tire pas, Sougraine, avait-il dit, si je le manque, tu l’attaqueras à ton tour.

Il faisait évidemment allusion à la chasse. Il avait dit encore :

— La Langue muette, cache-toi bien, car si l’on devine que tu es Sougraine, tu seras poursuivi comme le caribou de la forêt par le chasseur implacable…

Puis :

— Elle est méconnaissable, cette malheureuse Elmire, sous ses riches vêtements de dame… Je ne peux cependant pas les laisser périr dans les flammes ; il faut que je les sauve encore… Ils me tueront ensuite, mais n’importe, j’aurai fait mon devoir.

Une nuit entre autres il ne cessa de parler.

À ce nom de Sougraine une foule de pensées assaillirent l’esprit d’Ida. Elle se souvint de l’histoire lamentable racontée par le sioux, le soir du bal et de l’évanouissement de madame D’Aucheron. Léontine, elle, avait des frémissements de terreur. Elle entrevoyait la vérité à travers le sombre tissu des événements, comme à travers des ombres flottantes on aperçoit une lumière encore vague… Elle avait peur de comprendre, de voir trop nettement dans ces mystères redoutables. Et pourtant quelque chose lui disait qu’il y avait un mensonge dans ce qu’elle avait entendu ; qu’elle n’était pas l’enfant du crime, et que sa délivrance et son salut sortiraient de la ruine des siens. Elle aurait bien voulu épancher ses craintes et ses frayeurs dans l’âme de son amie, mais elle n’avait pas le droit de parler.

Elle passa une partie de cette nuit en prière. Ida, remarquant son extrême inquiétude et sa tristesse amère, s’unissait à elle pour prier.

IV

Quelque temps après, l’Abénaqui, fort tranquille en apparence, savourait un verre de whiskey en songeant au blessé de St. Raymond, dans un des nombreux estaminets de la basse ville. Il était seul. Plusieurs jeunes gens entrèrent et, debout près du comptoir, se firent verser à boire.

— Savez-vous la nouvelle ? demanda l’un d’eux.

— Non, quelle nouvelle ?

— Il paraît que Sougraine est revenu…

— Quel Sougraine ?

— Un sauvage qui a tué sa femme et enlevé une jeune fille, il y a vingt ans.

— Et il est revenu ? pourquoi ?

— Pour se faire pendre, je suppose…

— Comment sais-tu cela ?

— C’est lui, paraît-il, qui a, dans une partie de chasse, envoyé une balle à ce beau sioux, la Longue chevelure… sous prétexte de tuer un caribou.

— C’est assez singulier, cela. Est-il arrêté ?

— Je ne crois pas. On le cherche.

Pendant ce dialogue Sougraine éprouva toutes les angoisses par lesquelles un homme peut passer. Des sueurs froides lui coulaient des tempes sur les joues et ses dents claquaient de frayeur.

La fille qui servait au comptoir ouvrait la bouche pour dire :

— Je crois que c’est lui qui est assis là-bas, à cette table, mais un sentiment de pitié l’arrêta.

— Il y a vingt ans, pensa-t-elle… Mon Dieu, il doit avoir expié suffisamment sa faute… qu’il s’échappe s’il le peut.

Les jeunes gens sortirent.

Sougraine était trop inquiet pour demeurer plus longtemps dans cette maison ouverte à la foule. Il sentait bien qu’il ne lui restait qu’une chose à faire, disparaître. Il lui en coûtait cependant de laisser le notaire et madame D’Aucheron recueillir seuls le fruit de la partie de chasse. Il décida de se rendre chez Vilbertin pour avoir des nouvelles. Il sortit, la tête basse, mais regardant sournoisement autour de lui pour voir s’il n’y avait rien de suspect. Il suivit les rues les plus désertes. Il rencontra chemin faisant quelques agents de police et, chaque fois, il sentit une sueur perler sur son front, un frisson parcourir tous ses membres. Il était tenté de courir à toutes jambes, au risque de donner l’éveil. Il est si naturel de se sauver quand on a peur. À la tombée de la nuit il entra chez Vilbertin.

Le notaire n’était pas, non plus, d’une gaieté folle. Il voyait clairement maintenant sa coupable sottise. Ses paupières se dessillaient et l’aveuglement qui précède toujours un crime faisait place aux lumières de la raison… Avant la faute on ne voit que les jouissances promises, après, l’on suppute avec amertume ce qu’elles nous coûtent.

En voyant entrer l’indien, il devint d’une pâleur extrême et se prit à trembler.

— Savez-vous, dit-il, d’une voix basse et profondément émue, que le sioux a parlé et que votre vrai nom est connu maintenant ?

— Les paroles d’un fou, cela ne compte guère, répliqua l’indien.

— La curiosité se réveille et l’on voudra savoir ce qu’il y a de vrai dans ces révélations dues à la fièvre : on vous fera arrêter, c’est sûr. Si vous êtes Sougraine, vous n’échapperez point ; ne vous faites pas d’illusion.

— Oh ! non l’indien n’est pas Sougraine ?

— Alors vous n’avez rien à craindre, restez en paix, attendez les événements.

— Si l’indien s’éloigne, combien lui donneras-tu ?

— Mais si vous ne partez pas c’est la prison, le pénitencier, l’échafaud, peut-être, qui vous attend. Allez-vous jouer ainsi votre vie ? Vous pouvez fuir, il en est temps encore. Demain il sera peut-être trop tard…

— L’indien n’ira pas tout seul dans la prison, au pénitencier, sur l’échafaud

— Comment ? fit le notaire effrayé, voudriez-vous nous perdre ? pourquoi ? quel mal vous avons-nous fait ?

— L’indien veut être en bonne compagnie. Tout seul, il sera traité sans pitié ; avec un gros monsieur et une grosse dame, il sera entouré de respect.

— Sougraine, allez-vous en, je vous en conjure !…

— Combien paies-tu ?

Le notaire, écrasé sous une pensée de scandale, de trahison, d’ignominie et de pitié, crut être généreux en offrant vingt-cinq dollars à l’indien… Sougraine éclata de rire, et ce rire moqueur fendit l’âme de l’avare Vilbertin.

— Quoi ! pensa-t-il, ce n’est pas assez de se voir exposé à la honte, la mort, au gibet… il faut encore donner son argent…

Il fit un effort suprême.

— Cent dollars, offrit-il avec une angoisse profonde…

L’indien rit encore. Il se sentait heureux de faire à son tour l’office de bourreau.

Vilbertin se ravisa.

— Vous refusez, dit-il, soit, vous n’aurez rien. Nous n’avons point peur de vous ; nous sommes deux pour contredire vos paroles mensongères. Les juges comprendront bien que je n’avais aucun intérêt à faire disparaître la Longue chevelure. Il ne m’a jamais fait de mal, cet homme-là ; je n’ai rien à craindre de sa part. Il me connaît à peine. C’est vous qui le craigniez avec raison, et qui désiriez sa mort, puisqu’il savait votre nom et pouvait vous livrer à la justice des hommes.

Sougraine comprit que le notaire et madame D’Aucheron pouvaient, en effet, fort bien se tirer d’affaire, et que lui, leur instrument, il serait aisément sacrifié. Il ne lui servirait de rien d’essayer à les compromettre. Il aggraverait sa position, voilà tout. On pourrait être indulgent pour une faute vieille de vingt années, car on supposerait un long repentir ; mais un crime nouveau s’aggraverait de toute la hideur des crimes précédents…

Il reprit après quelques minutes.

— On va s’enfuir, c’est bon, donne les cent dollars.

— Je serais bien fou de payer pour vous empêcher d’être pris, lorsque vous pouvez fuir aisément si vous le voulez C’est votre affaire. Restez ou partez, cela m’est égal.

Sougraine suppliait à son tour…

— L’indien est pauvre, disait-il, il aura besoin de donner beaucoup d’argent pour se sauver loin ; il ne pourra pas travailler pour gagner son pain. Il devra se tenir caché le jour, marcher la nuit… donne les cent dollars et il part tout de suite. Tu vas être heureux, toi, et tu vas épouser une belle jeune fille que tu aimes beaucoup.

Vilbertin s’attendrissait : il allait donner les cent dollars.

— Oh ! si tu savais, continua Sougraine, si tu savais de qui elle est l’enfant, cette jeune fille !… On va te le dire puisque l’on s’enfuit pour ne jamais revenir. Tu ne feras pas voir que tu le sais… pas même à sa mère, madame D’Aucheron. Madame D’Aucheron est sa mère. Et son père… eh bien ! son père, c’est moi !

— Vous ? Vous ? Ah ! vous me trompez, Sougraine, s’écria le notaire, hors de lui. Ce n’est pas possible ! Ai-je bien entendu ? Malédictions ! !

— Si l’indien te trompe, c’est qu’il aurait été trompé lui-même. Madame D’Aucheron lui a dit que Léontine est sa fille…

— Comment madame D’Aucheron sait-elle cela ? Comment ? Parlez, mais parlez donc !

Et Vilbertin, suffoqué, frappait du pied, se tordait les bras.

Voilà le fond de l’affaire… on te racontera tout, puisque l’on part pour ne plus revenir. Tu n’en diras mot à personne… Tu vas comprendre pourquoi l’indien avait de l’influence sur madame d’Aucheron… comme tu as compris pourquoi la Longue chevelure était son maître à lui l’indien. Madame D’Aucheron, c’est Elmire Audet, la jeune fille que j’avais enlevée…

Le notaire faillit tomber à la renverse. Il se passait la main sur le front comme pour en enlever des nuages qui obscurcissaient ses idées.

— Est-ce possible ? murmurait-il, est-ce possible ? Maudite destinée ! Enfer ! démon !

Tu comprends, on lui disait : fais ceci, fais cela et elle faisait comme on lui disait. Donne notre fille à monsieur le ministre, donne-la plutôt à monsieur le notaire, ou à M. Rodolphe… sinon on te dénoncera… et tu seras perdue… Et la jeune fille passait de l’un à l’autre. La peur du scandale de la honte, c’est fort cela… Comprends-tu ?

— Le notaire marchait à grands pas dans son étude, toujours la main sur son front :

— C’est affreux, ce que vous m’avez révélé, Sougraine, oui c’est affreux ! Vous me tuez… Vous me tuez. Vous me volez mon bonheur… Ô désespoir, ô malédiction ! elle, votre fille ? Ce n’est pas vrai ! Dites-moi que ce n’est pas vrai… et je vous donne de l’or tant que vous en voudrez ; qu’ai-je besoin d’argent, moi, maintenant, puisque je suis voué à la honte, à la douleur ? puisqu’elle ne sera jamais ma femme, elle, Léontine ?… j’aurais été si heureux ! si heureux ! Qu’êtes vous venu faire ici, vous, après cette longue absence ? Troubler notre repos… ruiner nos espérances, empoisonner notre vie…

— L’Indien est venu chercher ses enfants, dit Sougraine d’une voix sombre, car il les aime encore…

— Vos enfants ! vos enfants ! c’est faux !… vous ne les aimez point. Partez si vous les aimez encore ; ne troublez point leur repos, ne les couvrez pas d’ignominie… Croyez-vous qu’ils pourraient vous aimer, eux ?

— Des enfants n’aiment-ils pas toujours leur père ?

— Vous vous trompez… moi je suis votre fils… et je vous hais…

Sougraine recula épouvanté…

— Mon fils ? toi, mon fils ?

Sa voix tremblait, ses mains cherchaient un appui…

— Oui, je suis votre fils… répondit le notaire d’une voix sombre.

— Mon fils ? tu es mon fils ?… lequel ! Louis ou Adélard ?

— Adélard est mort il y a longtemps… Il est bien heureux, lui !…

Sougraine tomba à genoux :

— Mon enfant, pardonne à ton père, supplia-t-il…

Le notaire ne répondait rien, Sougraine demeurait à genoux. Il répéta :

— Pardonne à ton père, mon enfant…

— Sauvez-vous avant qu’il soit trop tard, répliqua Vilbertin en proie au désespoir, sauvez-vous.

Sougraine ne bougeait pas. Il était toujours à genoux. Le notaire reprit :

Partez, vous dis-je ; si vous êtes coupable nul ne pourra vous sauver…

— Sougraine est coupable d’avoir enlevé une jeune fille et d’avoir abandonné ses enfants… C’est un grand mal, il le sait bien, mais il n’a point tué votre mère…

— Quoiqu’il en soit, vous ne pouvez pas demeurer ici, vous le comprenez. Voici quelques dollars, adieu…

Sougraine, chassé par son fils, profita de la nuit pour sortir de la ville. Le notaire se mit au lit, mais son esprit exalté fut assailli par une volée de pensées étranges. Dans son angoisse il s’accrochait à des espérances incroyables. J’irai chez la D’Aucheron, se disait-il, je saurai tout. Il faudra bien qu’elle parle.

V

Le notaire Vilbertin était en effet l’un des enfants de Sougraine, le petit lutin, comme l’appelait son oncle Louis-Thomas qui le garda quelque temps chez lui, après la fuite de l’abénaqui avec Elmire Audet. Un notaire de la paroisse voisine, nommé Vilbertin, l’ayant vu, lui trouva de l’esprit, de l’intelligence, l’emmena chez lui, le fit étudier, et lui donna son nom, son étude et sa fille unique, sans autre condition que de pratiquer consciencieusement et de rendre sa femme heureuse. Peu de temps après l’obligeant notaire mourait presque subitement. À son lit de mort il appela son gendre et lui parla tout bas. Il lui montra une lettre qu’il fit jeter à la poste par un serviteur. C’était une lettre qu’il écrivait à madame Villor. Le malheureux gendre pâlit et se troubla mais ce ne fut pas long. Il fit de la tête un signe affirmatif et laissa le beau-père mourir en paix. Quelques semaines après sa femme suivait son père dans la tombe en lui léguant tout ce qu’elle possédait. Alors il partit, la laissant dans le cimetière de sa paroisse natale auprès des siens.

Vilbertin se rendit chez madame D’Aucheron. Une personne moins agitée, moins troublée qu’elle, eut remarqué du premier coup d’œil le bouleversement du notaire.

— Vous savez, madame, commença-t-il, qu’il n’est question dans la ville que de l’affaire Sougraine.

Quelle affaire ? demanda-t-elle en pâlissant.

Une affaire madame, qui date de vingt-trois ans. Vous vous en souvenez ?

Ce dernier mot était cruel et cruellement dit. Madame D’Aucheron éprouva une torture au fond du cœur.

— J’ai vu Sougraine, hier soir, reprit le notaire, et il m’a tout avoué. Il m’a dit qui vous êtes.

— Moi ? fit madame D’Aucheron.

— Oui, vous… Et je lui ai dit qui je suis, et sa surprise a égalé la mienne. Vous êtes, vous, Elmire Audet…

Madame D’Aucheron, la tête basse, ne répondit point.

— Je suis venu vous demander si mademoiselle Léontine est ma sœur… Parlez, soyez franche, dites, est-elle ma sœur ?

— Votre sœur ?… je ne sais point… je ne comprends rien à ce que vous me demandez…

— Vous allez comprendre. Je suis Louis, l’un des enfants de Sougraine…

— Vous ? vous ? Louis ? le fils de Sougraine ? Est-ce possible ?… Et elle le regardait de ses grands yeux bleus hagards…

— Léontine est-elle ma sœur ?

Madame D’Aucheron se mit à rire…

— Non je vous le jure, elle n’est pas votre sœur. J’ai dit un mensonge à votre père pour sauver la paix de ma maison… Hélas ! cela n’aura servi de rien.

— Dieu soit loué ! s’écria le notaire… tout n’est pas perdu encore.

Il s’abandonnait à une joie folle…

— Vous avez un autre frère… je ne sais point s’il vit… je n’ai eu connaissance de rien, et l’on ne m’a jamais rien dit…

Le notaire revenait à son étude tout fier, tout palpitant, tout à ses amours un instant compromises.

— Dès que mon père sera loin, se disait-il, je profiterai de mes avantages sur mes rivaux ; je serai, à mon tour, maître de ces gens-là… Il m’est bien égal d’être appelé Sougraine ou Vilbertin. On ne peut rien me faire à moi… Et puis, je suis riche, on me respectera… en ma présence, du moins. En arrière, on dira ce qu’on voudra… Madame D’Aucheron, elle, ce n’est pas la même chose… Si elle tombe… elle tombe dans la boue… Une grande dame ne se laisse pas traîner dans la fange comme cela. Elle fera bien des sacrifices avant de consentir à cette dégradation… J’aurai Léontine. Ô mon amour, tu n’es pas perdu !… Quand je pense à la peur que j’ai eue !… j’en frissonne encore… Elle, ma sœur ? Bah ! ça n’avait pas de bon sens… je le sentais bien… Vilbertin, tu vas te tirer d’affaire. Que le diable emporte les autres… Chacun pour soi… Les autres ne voudront peut-être pas épouser une jeune fille élevée par Elmire Audet, par Elmire Audet déchue, avilie, ridiculisée… montrée au doigt… Moi je l’emmènerai dans la solitude… je l’aurai à moi seul… Oh ! qu’elle soit un objet de honte pour tous si je ne puis l’obtenir qu’à ce prix-là…

VI

Monsieur Le Pêcheur gardait rancune à Sougraine ; il se mit en frais de découvrir sa retraite, et lança une meute de policiers sur ses traces.

— Si je le pince, se promettait-il, il verra !… je lui apprendrai à venir troubler mes amours… Mais comment pouvait-il avoir tant d’influence sur madame D’Aucheron ? se demandait-il ?

Et il cherchait. Il avait l’esprit inventif, de l’audace dans la conception, de la curiosité dans le caractère, et ne s’effrayait devant aucune supposition quelqu’absurde qu’elle fut…

— Si c’était cela ! se dit-il, tout haut, en se frappant le front comme un homme qui veut en faire jaillir une étincelle… si c’était cela ! car enfin, il y a quelque chose, c’est sûr. Il faut voir.

Quelques heures après il présentait ses hommages à madame D’Aucheron. Léontine venait d’arriver et les nouvelles qu’elle apportait étaient des meilleures. La longue chevelure échappait à la mort ; la science et la charité chantaient leur hymne de triomphe, et madame Villor commençait à se lever, marchait sans le secours de personne. La maison du médecin s’emplissait de chants et de gaieté.

— Vous savez sans doute, commença le jeune ministre que notre ami la Langue muette était un misérable enleveur de fille, un assassin, peut-être…

— J’ai vu ce que les journaux en disent, répondit madame D’Aucheron.

— Comment avez-vous pu être trompée, vous surtout, mesdames, qui avez un instinct si merveilleux ?

— Nous ne faisons cependant pas métier d’épier les gens, répondit Léontine en souriant avec malice.

— J’espère, au moins, que vous ne faites pas, non plus, métier de protéger les scélérats en rupture de ban, reprit le ministre.

— Nous protégeons nos hôtes quelqu’ils soient, dit madame d’Aucheron ; mais nous nous efforçons de recevoir des gens honnêtes seulement.

— Ce serait drôle, continua le ministre, si nous allions découvrir Elmire Audet, maintenant… Elle se cache sans doute quelque part… qui sait ? elle est peut-être une grande dame aujourd’hui… une dame louée, aimée, admirée de tout le monde…

Il pouvait parler, le ministre, on ne songeait pas à l’interrompre, tant la surprise était grande chez madame D’Aucheron et sa fille. Une même pensée les atteignait au cœur :

— Il sait tout ; c’est fini…

Il revenait encore ce tourbillon noir : la honte, la peur, les terreurs, l’ignominie… Et tout cela dansait, glissait, s’agitait lugubrement, confusément comme les cendres et les charbons d’un âtre immense où passe un souffle de tempête. Le ministre continuait toujours avec méchanceté :

— Je crois que je sais où la prendre, cette jolie femme aux yeux bleus ; car elle avait les yeux bleus, la jeune Elmire. Elle aura vieilli un peu. Les femmes même les plus aimables sont soumises à cette inéluctable loi ; mais je parie qu’on pourra la reconnaître encore. Il reste toujours quelque chose des traits de la jeunesse sur les visages les plus vieux. On soulève les rides et les teintes roses des fraîches années apparaissent encore. Qu’est-ce que je fais ? parler de rides, c’est absurde. Elmire n’a pas plus de 40 ans maintenant, l’âge de la beauté parfaite, votre âge, madame, j’en ferais le pari… Voyons, dites, est-ce que je me trompe beaucoup ?

— Vous êtes bien cruel, monsieur, dit Léontine et vous n’avez pas la générosité d’un gentilhomme.

Elle se leva pour sortir.

— Je puis laisser échapper Sougraine, madame, si vous le désirez, vous n’avez qu’à parler.

— La clémence est une vertu divine, dit encore mademoiselle D’Aucheron, debout, prête à s’éloigner.

Madame D’Aucheron gardait le silence.

— L’amour est une chose divine aussi, répondit le ministre ; je vous promets la clémence, mademoiselle, si vous me donnez l’amour…

— Jamais, monsieur ; j’ai choisi mon époux.

Elle quitta le salon. Sa mère resta seule avec monsieur le Pêcheur.

Le Pêcheur se leva à son tour. Il était très froissé.

— Je sais votre secret, madame, dit-il froidement : j’avais deviné juste. Sougraine sera pris et vous verrez ce qui s’en suivra.

VII

Quelques jours plus tard, un homme armé d’une carabine, des raquettes aux pieds, errait à l’aventure dans les bois que traverse la rivière Batiscan, au-dessus de la paroisse de Notre-Dame-des-Anges. Il paraissait accablé de tristesse autant que de fatigue, et le soir, quand le silence envahissait la forêt et que tout se confondait dans un océan de ténèbres, il entrait dans une cabane de bûcheron, abandonnée depuis longtemps, et là, s’endormait sur un lit de branches. Il avait épuisé sa provision de poudre et de plomb, et sa carabine, fidèle, amie des anciens jours, lui devenait inutile.

Quelques jeunes gens qui venaient de couper des billots vers le haut de la rivière, remarquèrent des traces de raquettes et se dirent entre eux qu’il devait y avoir un trappeur en ces endroits. Ils entrèrent dans la cabane pour y passer la nuit, car il se faisait tard, déjà. Ils ne furent pas surpris d’y trouver un chasseur. C’est l’habitude de ceux qui errent dans les bois, en hiver, de chercher un refuge dans les chantiers.

Sougraine, — car le chasseur c’était lui — réveillé en sursaut par le bruit que firent en entrant les bûcherons, s’élança vers la porte pour s’échapper.

— Eh ! l’ami, dit l’un des survenants, vous êtes bien peureux… nous ne sommes pas des ours.

— Un sauvage ! remarqua quelqu’un de la bande.

— La chasse est elle bonne ? demanda un autre.

— La chasse ne paie guère encore, répondit Sougraine : on a tendu des collets aujourd’hui ; on ne sait pas quelle chance on aura.

— Y a-t-il longtemps que vous avez laissé les habitations ? Quelles nouvelles ?

— Oh ! non, il n’y a pas longtemps…

— D’où venez vous ? de Lorette ?

— Oui, de Lorette.

Il était content de faire croire cela. Le mensonge était petit et les conséquences pouvaient en être grandes.

— Comme ça, vous n’avez pas de nouvelles de Notre-Dame-des-Anges, fit un jeune homme. J’aurais pourtant voulu savoir comment se portent ma vieille mère et ma jeune blonde… Mais je le saurai demain.

— Bah ! la mère Audet est taillée pour vivre un siècle, reprit le plus vieux de la bande, et la petite Fradette, ta blonde, serait bien folle de ne pas fréquenter un peu pour se consoler de ton absence.

Au nom de la mère Audet, Sougraine eut un frisson. C’était un des frères d’Elmire qu’il voyait là, devant lui ?…

La causerie ne fut pas longue, et tous ces hommes durs à la fatigue, rudes au travail, s’endormirent d’un profond sommeil, dans leur hutte de bois rond, sur des rameaux de sapin. Seul, Sougraine fut longtemps avant de clore les paupières, tant son esprit était cruellement tourmenté.

Les hommes de chantier partirent dès le point du jour. La première chose qu’ils apprirent en arrivant à Notre-Dame-des-Anges fut le retour de Sougraine.

— Il est à Québec, assurait-on. Il a été reconnu. Les gazettes annoncent une récompense de la part du gouvernement à celui qui l’arrêtera.

— Parions, s’écria Audet, que c’est lui que nous avons rencontré, dans la cabane à billots, la nuit dernière… Je m’explique sa frayeur, maintenant… Si nous avions pu deviner !

Comme une trainée de poudre, la nouvelle se répandit dans la paroisse, que Sougraine se cachait dans un chantier abandonné, sur le bord de la rivière Batiscan, à quelques milles seulement dans la forêt, et l’on organisa une expédition pour l’aller surprendre.

Sougraine prévit ce qui devait arriver. Vers le soir il sortit de la cabane et, marchant avec une grande précaution, il suivit le cours de la rivière pendant quelques arpents. Il s’arrêta près d’un amas de racines et de branches, reste d’un arbre arraché du sol un jour de tempête, attendant en ce lieu que les ombres fussent assez épaisses pour lui permettre de fuir sans être aperçu. Il venait de se réfugier en cet endroit, quand il entendit des voix et un bruit de raquettes sur la neige durcie. Quelques instants après il vit, dans la pénombre, un groupe noir qui s’avançait sur le lit gelé de la rivière. Les voix devenaient plus distinctes.

— Il ne nous échappera pas, s’il est encore dans la cabane, disait l’un de ceux qui approchaient.

— Nous ferions mieux d’attendre, dit un autre ; il peut nous voir arriver.

Et la troupe s’arrêta.

— Nous n’allons pas rester ici, plantés comme des piquets, au beau milieu de la neige, repartit une voix.

— Avec cela qu’il ne fait pas chaud. Nous sommes exposés au vent comme des girouettes.

— Il y a là, tout près, un tas de branches qui feraient un excellent abri.

Celui qui disait cela montrait, de la main, l’endroit s’était réfugié l’abénaqui.

La troupe se dirigea vers l’arbre tombé. Sougraine ne pouvait pas fuir sans être vu. Les gens s’étaient mis au pas de course, à qui arriverait le premier.

Un moment il perdit la tête, demeura immobile, les yeux fixés sur ces hommes qui le traquaient, comme le charmeur qui regarde le serpent pour le désarmer. L’instinct de la conservation lui revenant tout à coup, il ôta ses raquettes et se fourra sous le tronc, passant à travers les branches que la neige n’avait pas entièrement recouvertes.

— On est mieux ici que sur la glace, observa l’un des chasseurs d’hommes, en s’asseyant sur un tronc d’arbre pourri.

— Il y a des pistes, observa un autre. Notre individu a dû passer par ici.

— Nous ne sommes pas loin du chantier, ajouta un troisième.

Le fugitif blotti dans la neige, ramassé sur lui-même, tremblant, retenant son haleine, éprouvait des tourments qui lui semblaient longs comme l’éternité. Il se demandait s’ils ne partiraient pas bientôt ; s’ils allaient passer la nuit là. Il devait être nuit enfin. L’obscurité ne venait donc point, ce soir-là, sous la forêt ? Ses pieds s’engourdissaient. Ils gelaient peut-être. S’il allait se geler les pieds !… Oh ! il mourrait là, dans sa cachette, comme un fauve. On le trouverait au printemps. Les ours le dévoreraient peut-être… Ce serait affreux, cette mort lente, dans le désert, sans une prière, sans un prêtre,… Mourir sans confession, sans recevoir le pardon de ses fautes… Mais, non ! il ne gelait point… Ce n’était rien que de l’engourdissement. Tout à l’heure il sortirait et ses pieds seraient encore dispos et rapides… Ses pieds ! il ne les sentait plus. Il les remuait peut-être, mais il n’en était pas sûr… Ses mains ! l’une était sous lui, plongée dans la neige froide, l’autre se crispait sur un tronçon de branche.

Et les hommes qui le traquaient riaient et discouraient ensemble. Tout à coup un grognement sourd et rauque sortit du fond de l’antre formé par le pied de l’arbre affaissé sur ses énormes racines. Sougraine frémit. Il leva quelque peu la tête et crut voir, plus avant sous le tronc, deux yeux ardents qui le regardaient fixement dans l’obscurité.

Il voulut reculer sans faire crier la neige, sans faire craquer une branche, car le moindre bruit pouvait attirer l’attention des hommes ou exciter la bête dont il profanait l’asile. Au premier mouvement qu’il fit, un rameau sec cassa, et l’animal gronda plus fort.

Une sueur abondante et glacée coulait maintenant sur ses membres, et des transes amères torturaient son âme. Devant lui, un fauve cruel et affamé, irrité d’être dérangé dans sa retraite, derrière, des hommes qui le guettaient pour lui faire expier une faute que le repentir avait sans doute effacée depuis longtemps. Alternative épouvantable ! Les hommes sans pitié le conduiraient à l’échafaud, la bête le dévorerait tout vif… Après tout, s’il ne bougeait plus, s’il demeurait là, immobile comme un cadavre, l’animal l’oublierait peut-être, ou lui pardonnerait de l’avoir troublé dans son repaire. Mais il ne pourrait pas rester là longtemps : il y mourrait. Il fit un nouveau mouvement de recul.

— Avez-vous entendu ? demanda quelqu’un de la bande.

— Oui, un grondement sourd qui sortait de là, fit un autre, en montrant l’arbre arraché qui leur servait d’abri.

— Il se pourrait qu’un ours y fût caché. Baptiste Lanouette en a tué un pas bien loin d’ici, l’hiver dernier.

Un nouveau grognement sortit du repaire et tous s’éloignèrent subitement.

— Sougraine aussi sortit de son gîte ! L’ours poussa un cri féroce mais n’osa pas le suivre. Ces animaux-là ne marchent guère sur la neige molle. Ils s’enferment l’automne dans un arbre creux ou se cachent sous un tas de branches, d’où ils ne sortent que le printemps pour se mettre en quête de leur nourriture.

Quand l’obscurité fut assez épaisse, Sougraine prit le chemin des habitations, marchant d’abord avec peine à cause de l’engourdissement de ses pieds, et titubant comme un homme ivre. La nuit était avancée quand il arriva aux premières maisons. Tout reposait dans un calme profond, seul le cœur troublé du malheureux fugitif s’agitait convulsivement dans cette paix universelle.

VIII

Un missionnaire de l’ouest venait d’arriver à Québec. Il se nommait François-Xavier Blanchet, était natif de l’une de nos jolies paroisses de la rive sud. Il se consacrait aux missions des côtes du Pacifique depuis sa jeunesse. Il pouvait avoir cinquante ans. Il était grand, un peu courbé par l’habitude des longues marches dans les montagnes, plein de zèle pour le salut des hommes et doué d’une énergie indomptable. Il avait pour devise : Quand on veut on peut. Il fut vite au courant des nouvelles qui défrayaient la ville depuis quelques jours. On lui demanda s’il n’avait pas, par hasard, rencontré Sougraine, autrefois, dans ses pérégrinations. Il ne se souvenait pas de lui. Mais quand on lui parla de la Longue chevelure, il n’écouta plus avec la même indifférence. Il avait beaucoup entendu parler de ce fier sioux que les siens voulurent un jour mettre à mort. Il savait sa vie aventureuse, ses actions chrétiennes, sa condamnation à mort et sa délivrance par deux vieillards convertis. Il exprima le désir de le voir.

On lui dit qu’il était à St. Raymond. Il s’y rendit avec l’abbé Pâquet, un ancien compagnon de classe.

La Longue chevelure éprouva une indicible joie à la vue du missionnaire des Montagnes Rocheuses.

— Mon père, commença-t-il, je n’ai guère l’air d’un chasseur sioux mourant. Ce n’est pas ainsi d’ordinaire que l’on meurt dans ma tribu… sur un bon lit de duvet, dans une chambre bien chaude, avec des amis dévoués qui prient.

Puis il ajouta :

— Ce serait ridicule, n’est-ce pas, d’avoir échappé à tant de dangers, pendant une vie d’aventures comme la mienne, pour venir se faire tuer prosaïquement, dans une partie de chasse.

— Mais vous ne mourrez pas, vous êtes hors de danger, m’assure-t-on. J’ai moi-même un peu d’expérience en ces matières et je ne vois que d’excellents symptômes répliqua le missionnaire.

— En effet, je me trouve mieux…

— Pensez-vous, continua le prêtre, que vous étiez dans un moindre danger, il y a vingt ans, quand le conseil de guerre des sioux vous avait jugé et condamné ?

— C’est vrai, dit la Longue Chevelure, et je ne comprends pas comment j’ai été sauvé.

— Je le sais moi. Un jour, deux vieillards entrèrent dans ma cabane et se jetèrent à mes genoux en pleurant. Je fus étonné, car ce n’est que rarement que l’on voit pleurer des guerriers sioux.

— Quelles grandes douleurs remplissent-elles donc le cœur des courageux guerriers de la plus vaillante tribu ? leur demandai-je avec douceur.

— Les guerriers, dans leur ignorance, ont fait bien du mal, me répondirent-ils ; ils veulent connaître ton Dieu et l’adorer.

Ils me dirent que mon Dieu était bon puisqu’il ordonnait de rendre aux pères infortunés les corps de leurs fils ; qu’il était juste, puisqu’il punissait le mal et récompensait le bien ; qu’il était miséricordieux puisqu’il pardonnait tout à ceux qui l’imploraient avec humilité. Ils me racontèrent plus en détail la mort de leurs deux fils, et comment vous aviez chassé les corbeaux qui venaient se repaître de leurs cadavres, en attendant qu’on pût leur donner la sépulture. C’est cette bonne action qui les a touchés. Quand, ils virent que vous étiez voué à une mort cruelle, ils résolurent de vous sauver. Ils étaient cependant dans un grand embarras, ne sachant comment faire pour tromper la vigilance des gardiens que l’on avait mis à la porte de votre wigwam et le temps pressait, la nuit arrivait, la dernière nuit que vous deviez passer sur la terre. Ils pensèrent à gagner les sentinelles par des promesses, mais si par malheur, l’une d’elles résistait, elle donnerait l’éveil, et toute chance de vous délivrer s’évanouissait alors. Ils auraient pu mettre le trouble dans le camp, en répandant une fausse rumeur d’attaque, mais on vous aurait égorgé immédiatement ; c’était l’ordre. Tuer les sentinelles, voilà ce qu’ils allaient faire dans leur reconnaissance extrême, ces pauvres vieillards, et déjà leurs arcs tendus frémissaient dans leurs mains, quand l’un d’eux, se souvenant qu’il vous avait souvent vu prier le Seigneur, se jeta à genoux en disant :

— Ô grand Esprit qu’adore mon frère La Longue Chevelure, viens à notre secours.

Alors, m’ont-ils tous deux assuré, une femme vêtue de blanc leur est apparue et leur a dit de la suivre. Dans leur étonnement ils ont laissé tomber leurs arcs et leurs flèches. Cette femme, ils la reconnurent bien, c’était la vôtre.

— Tu n’es donc pas morte, lui demandèrent-ils… tu n’as donc pas été tuée ?…

— Ce sont vos fils qui m’ont assassinée, répondit la femme blanche, et elle se dirigea vers votre cabane. Ils la suivirent en priant le Dieu qu’ils ne connaissaient pas encore. Les sentinelles dormaient. Ils entrèrent, défirent vos liens et vous conduisirent loin du campement, dans un endroit où vous alliez prier souvent, sur un tapis de gazon, au pied d’un rocher marqué d’une grande croix rouge.

— C’est l’endroit où mon père est mort, dit la Longue chevelure, fort impressionné. Je croyais avoir été le jouet d’un rêve étrange, pendant cette nuit-là, continua-t-il et je pensais apprendre un jour que ma délivrance n’avait rien eu que de fort naturel. Je n’étais pas digne de cette mystérieuse intervention de l’ange qui m’avait tant aimé ici-bas.

— N’oubliez jamais, dit le prêtre, combien le seigneur s’est montré miséricordieux envers vous.

IX

— Personne ici ! fit avec un désappointement singulier, le premier des limiers qui entra dans la cabane où s’était d’abord réfugié Sougraine.

— Il me semblait, dit un autre, qu’il n’attendrait pas notre arrivée. Il sortira du bois ou il y crèvera de faim avant le printemps.

Ils reprirent le lendemain matin, tout décontenancés, le chemin de leur village. En passant près du repaire de l’ours, ils firent beaucoup de bruit et imitèrent les aboiements des chiens. L’ours, mécontent d’être troublé de nouveau dans sa tranquille demeure, répondit par de longs grognements.

— C’est ce que nous voulions savoir, dit alors l’un de la bande. Au revoir, compère Martin. Tu auras de nos nouvelles.

Sougraine s’était réfugié dans une grange. Il se blottit dans le foin, sur le fenil, et dormit en attendant le jour, d’un sommeil agité. Il resta dans sa cachette toute la journée du lendemain. La faim le torturait. Il fallait pourtant manger. Il ne pouvait pas se laisser mourir comme cela, autant valait se livrer à la justice et courir une chance de salut.

Le soir venu il sortit, se glissa le long de la première maison et vit, par la fenêtre plusieurs hommes assis autour du poêle. Ils fumaient en causant. Des nuages de fumée bleue montaient lentement sous le plafond noirci. Une femme et deux jeunes filles travaillaient près de la table, éclairées par une petite lampe.

Sougraine pensa :

— Il y a plusieurs hommes ici, il ne doit pas y en avoir chez les voisins.

Il se dirigea vers la maison voisine, comme il y arrivait il vit venir quelqu’un de son côté. C’était un jeune garçon. Il paraissait tout petit dans l’obscurité et courait vite. Sougraine se cacha près d’une pile de bois. L’enfant entra sans frapper. Il sortit au bout d’un instant, portant quelque chose sous son bras. Sougraine eut envie de courir après lui pour voir si n’était pas un pain. Il aurait pu vivre quelques jours avec cela. Oui, mais quelle imprudence ! On devinerait bien que c’est lui… et la chasse s’organiserait de nouveau. Il regarda par la fenêtre et ne vit qu’une vieille femme qui allait et venait dans l’unique pièce. Il entra.

— Bonjour, monsieur, dit la vieille femme avec cette bonne politesse qui ne se perd pas encore dans nos campagnes…

— Ma bonne mère, dit Sougraine, veux-tu me donner un morceau de pain, pour l’amour du bon Dieu…

— Pour l’amour du bon Dieu on donne toujours, répondit la vieille en se dirigeant vers la huche.

Elle prit du pain.

— Si vous avez besoin de souper, dit-elle, bien que je n’aie pas grand’chose, je puis toujours vous offrir un morceau de lard. L’eau est chaude, je pourrai aussi vous faire un peu de thé.

— Tu es bien bonne, la mère, mais on est pressé, répondit Sougraine, un peu de pain pour manger en allant, cela va suffire…

Cette grande hâte n’était pas naturelle. La vieille eut un soupçon et se mit à fixer l’inconnu. Elle savait que Sougraine était dans les environs.

L’abénaqui s’agitait et regardait souvent du côté de la porte…

— Si c’était lui ! pensa la vieille.

Et elle se prit à trembler à son tour. Elle eut peur…

— Vous n’êtes pas d’ici ? risqua-t-elle, de sa voix cassée.

— Non, répondit l’Indien, on n’est pas d’ici…

— Allez-vous loin ?

— Oui, on va loin…

Elle s’approchait avec son morceau de pain. Sougraine avait envie de se reculer. Il sentait comme un fer rouge le regard inquisiteur de cette vieille femme. Elle s’avançait toujours tenant un morceau de pain à la main. Soudain elle s’écria, d’une voix terrible, pleine de colère et de douleur…

— Sougraine, qu’as-tu fait de ma fille ?

L’abénaqui, terrifié, ne songea pas même à fuir. Il tomba à genoux.

— Pardon, dit-il, pardon !

La vieille femme était presque belle dans son indignation…

— Sougraine, tu m’as ravi mon enfant, ma fille bien-aimée, mon Elmire que j’aimais tant !… tu l’as déshonorée,… tu l’as perdue aux yeux de Dieu et des hommes… Sougraine, je pleure depuis plus de vingt ans, et c’est par ta faute !… J’aurais été heureuse, moi, avec mon Elmire ! J’étais pauvre, mais nous autres, les pauvres, nous nous contentons de peu… c’est bien le moins qu’on nous laisse nos enfants ! Tu ne sais pas toutes les larmes que peut verser une mère à qui l’on enlève sa fille chérie !… toutes les nuits qu’elle passe dans les angoisses ! toutes les malédictions qu’elle appelle sur la tête du ravisseur ! Où est-elle, ma fille, Sougraine, dis, où est-elle ?… Elle est morte sans doute. Tu l’as peut-être tuée… On dit que tu sais tuer les femmes, toi…

Sougraine se leva subitement et d’un geste solennel…

— Jamais, se récria-t-il, jamais l’indien n’a tué sa femme… c’est un mensonge…

— Où est ma fille, continuait la vieille femme Audet ? Sougraine qu’as-tu fait de ma fille ?…

— Ta fille, elle est riche et heureuse…

— Ah ! tu me trompes… tu ris de ma crédulité… C’est mal de se moquer d’une mère… d’une vieille personne qui n’a plus d’espoir qu’en la tombe !…

— Je te le jure elle est riche… et heureuse… Elle demeure à Québec, c’est une des grandes dames de la ville…

La vieille femme branla la tête en signe de doute… Sougraine reprit.

— Ta fille Elmire s’appelle maintenant madame D’Aucheron…

— Madame D’Aucheron ? s’écria la mère Audet, en levant les mains au ciel… et presque défaillante, madame D’Aucheron ?… la mère de mademoiselle Léontine ?… de la bonne demoiselle Léontine !

— C’est elle-même, affirma Sougraine.

L’infortunée vieille murmurait.

— Madame D’Aucheron !… madame D’Aucheron !… est-ce possible… non, ce n’est pas possible…

Elle était accablée par une pensée amère… Madame D’Aucheron avait renié sa mère… Oui, elle l’avait reniée, puisqu’elle n’avait pas voulu la reconnaître… Oh ! la nouvelle douleur était bien plus aiguë que la première… Une mère qui perd sa fille, c’est affreux, mais une fille qui renie sa mère… il n’y a point de mot pour exprimer cela.

Tout à coup la vieille éclata en sanglots… Sougraine fit un pas vers la porte. Il entendit du bruit au dehors. Une pâleur affreuse couvrit sa figure et il s’écria :

— Malédiction ! je suis perdu !…

La mère Audet, oubliant sa douleur, oubliant sa vengeance, lui montra un caveau sous l’escalier.

— Cachez-vous, dit-elle, que Dieu me pardonne mes offenses, comme je vous pardonne le mal que vous m’avez fait.

X

Madame D’Aucheron avait vu, de nouveau, ses beaux projets s’évanouir comme un songe, le laborieux échafaudage de sa fortune et de son bonheur s’écrouler comme un mur que le pic a sapé. Cette fois, il lui semblait qu’elle resterait ensevelie sous les décombres. Elle cherchait, pour sortir de l’horrible position qu’elle s’était faite, une issue qu’elle ne pouvait trouver, et ressemblait à l’oiseau captif qui se heurte aux barreaux de sa cage avec l’espoir toujours nouveau mais toujours inutile d’en sortir. Dans ses efforts incessants elle perdait les ressources de son imagination. Ce qui l’effrayait surtout, c’était l’avenir. Un avenir tout prochain. Elle regrettait de s’être laissée surprendre par le rusé ministre. Il ne savait rien, d’abord : il ne pouvait pas savoir. Il supposait tout au plus. Des suppositions, ce ne sont point des preuves. Elle aurait dû se moquer de lui hardiment, lui rire au nez. Maintenant il était trop tard. La sottise était faite, il fallait en porter la peine. Le supplier, ce beau monsieur, cela ne servirait de rien. Il était froissé, plus que cela, irrité. Quand on est ministre on ne se laisse pas éconduire comme un mortel vulgaire. Si cette entêtée de Léontine n’avait pas parlé comme elle a fait. C’est elle, après tout qui est à blâmer. La misérable ! voilà donc comment elle me récompense de mes soins et de mon amour…

Toutes ces idées et bien d’autres encore, trottaient dans l’esprit de madame D’Aucheron. Depuis sa dernière visite à Vilbertin, et sa rencontre dans l’étude du notaire, avec sa femme et l’abénaqui, monsieur D’Aucheron éprouvait une vague inquiétude. Il sentait qu’il se passait quelque chose d’anormal dans son entourage, mais après s’être mis inutilement l’esprit à la torture pour deviner ce que cela pouvait bien être, il n’avait rien trouvé. Il attendit stoïquement, se disant qu’on est toujours averti assez tôt d’un malheur, et qu’il ne faut pas aller au devant du courrier qui nous apporte une mauvaise nouvelle.

Il n’avait pas eu de peine de l’accident arrivé à la Longue chevelure. Il était même arrivé fort à propos, cet accident, puisque le malheureux sioux se trouvait comme une pierre d’achoppement dans le sentier qu’il suivait avec ses amis, lui D’Aucheron. La chasse allait donner plus qu’elle n’avait promis.

L’honorable monsieur Le Pêcheur avait lancé des limiers à la poursuite de Sougraine. Il éprouvait un certain plaisir à se venger de cet homme qui avait tenté de l’exploiter ; il savourait d’avance, surtout, la satisfaction cruelle qu’il aurait de voir mademoiselle D’Aucheron devenir la risée du monde, car le monde impitoyable ne lui épargnerait ni ses plaisanteries, ni ses sarcasmes, dès qu’il saurait l’histoire de madame D’Aucheron, sa protectrice, sa mère adoptive. Les deux, la mère et la fille, seraient enveloppées dans la même réprobation. Cela ne pouvait tarder. Sougraine n’échapperait point. Et quand même il réussirait à déjouer les recherches de la police et à passer à l’étranger, l’ancienne coureuse d’aventures serait bien obligée de parler. On la provoquerait ; on la taquinerait ; on ferait revivre son passé dans les chroniques scandaleuses.

Il s’occupait aussi de son élection et disait partout, pour exciter la curiosité des gens, qu’une chose tout à fait surprenante, étrange, inouïe et scandaleuse, serait bientôt connue publiquement ; qu’une famille haut placée, qui croyait sa considération affermie sur le roc, s’apercevrait qu’elle n’était assise que sur un sable mobile… Le procès de Sougraine ferait éclater la bombe. On verrait… Les gens gobaient la nouvelle, fouillaient dans les familles, soupçonnaient les réputations les plus intactes, sans rien trouver.

Monsieur Duplessis, le brave professeur de l’École Normale, fut mis au courant de cette rumeur méchante que le ministre avait lancée dans la ville, qui volait de bouche en bouche, avec une rapidité que le mal seul peut atteindre, et prenait de jour en jour des proportions plus considérables. Il n’était pas sot, le père Duplessis, et les agissements singuliers de la famille D’Aucheron n’avaient pas manqué de le surprendre. Toutefois il en avait cherché vainement les motifs et avait fini par croire à l’un de ces caprices inexplicables auxquels les braves gens n’échappent pas toujours et dont souvent ils souffrent plus que les autres. Les paroles menaçantes du ministre furent un éclair. Il entrevit la vérité. Elle émergeait d’un fond de ténèbres. Le nom de Sougraine expliquait tout. Il savait que l’indien était devenu un habitué de la maison, mais un habitué que l’on cachait et dont on semblait rougir.

Il prenait vite une résolution et détestait les tâtonnements. Dès que l’on a jugé bonne une action, disait-il, il faut la faire. Le bien ne souffre point de délai, et tous les instants de la vie doivent être employés à bien faire.

Il se rendit auprès de l’honorable M. Le Pêcheur qui le reçut avec empressement, bien qu’il y eût, sur la banquette placée à sa porte, plusieurs solliciteurs déjà fatigués d’attendre.

— Vous vous portez bien, j’espère, mon cher professeur, dit le ministre en serrant les mains loyales du vieillard.

— Pas mal pour le temps et la saison, répondit le père Duplessis…

— C’est vrai que nous sommes en hiver ; c’est une rude saison.

— Pour moi, je suis toujours en hiver et je ne verrai plus de printemps. Cela vaut autant, après tout, car j’ai fait mon tour, répondit le professeur…

— Heureux ceux qui passent leur vie dans la pratique du bien ! reprit le ministre.

— Quand ces hommes sont placés comme vous, monsieur, ils sont doublement heureux, car leurs actes ont un grand retentissement et leur influence est immense.

Le ministre baissa la tête.

— Vous m’avez demandé mon appui dans votre élection, monsieur le ministre, reprit le professeur, et je viens vous le promettre à une condition…

— Laquelle ? monsieur Duplessis, parlez ; je suis sûr que nous allons nous entendre…

— Il circule une rumeur assez étonnante, continua le père Duplessis. On dit qu’une réputation va s’effondrer… qu’une famille opulente et respectée est sur le point de se voir aux prises avec la misère et le mépris.

— C’est vrai, se hâta répondre le ministre.

— Pouvez-vous empêcher ce malheur ?

Le ministre réfléchit assez longtemps.

— Peut-être, dit-il ; cela dépendra de Sougraine. S’il échappe, le secret reste mien et je suis maître de la destinée de cette famille ; s’il est arrêté, je n’y puis plus rien, car il parlera, lui. Il faudra qu’il dévoile tout…

— Je venais vous dire que mon influence vous serait acquise si vous pouviez éloigner le malheur de cette maison…

— Savez-vous donc, M. Duplessis, quelle est cette maison que le déshonneur menace ?

— Je crois le savoir, monsieur le ministre. Dans tous les cas, soit que je devine juste ou que je fasse erreur, il y a, n’est-ce pas, des gens qui sont menacés d’une horrible infortune, eh bien ! sauvez ces gens quels qu’ils soient, et comptez sur mon appui dans votre élection.

— Je vais donner des ordres secrets pour qu’on favorise la fuite de Sougraine.

— Faites ce qu’il vous plaira pourvu que ce ne soit rien de mal.

— Je serais si content d’avoir votre appui ! ajouta le ministre ; cela m’assurerait le succès…

Le père Duplessis se disposait à sortir quand on entendit un bruit de voix dans les couloirs.

— Il est pris !… Où est-il ? L’avez-vous vu ? C’est M. Le Pêcheur qui va jubiler !… Une foule de paroles, des questions, des réponses, des affirmations, des doutes qui volaient, se croisaient, s’éparpillaient. Le ministre pâlit tout à coup. Il toucha le bouton de la sonnette électrique. Un garçon de bureau parut.

— Quel est ce bruit ? demanda-t-il…

— Sougraine est arrêté, monsieur le ministre, répondit le messager radieux, croyant annoncer une heureuse nouvelle à son chef.

Le ministre fit une grimace significative dont le messager fut tout ébahi. Il ne s’attendait pas à cela. Il y aura toujours des surprises pour les messagers des ministres, et jamais ces êtres pourtant bien curieux et profonds observateurs souvent, ne pourront comprendre tout à fait ceux qu’ils sont destinés à servir.

— Alors, fit le père Duplessis en se retirant, il n’y a plus d’espoir ?

— Je vais essayer quand même, M. le professeur, je vais essayer.

Le ministre avait une idée. Un ministre qui a la grâce d’état doit avoir au moins une idée de temps à autre.

— Nous ferons les élections avant les assises criminelles, pensa-t-il ; j’ai une chance de mater le père, si je ne l’ai tout à fait pour moi. Je nourrirai grassement ses espérances en lui promettant tout ce qu’on peut promettre en pareille occasion.

XI

Sougraine venait de s’enfoncer dans la noire cachette que la vieille femme lui avait désignée, lorsque la porte s’ouvrit. C’était le garçon de la mère Audet qui entrait. Il ne remarqua pas l’agitation de sa mère, ni ses yeux mouillés de larmes, ni ses soupirs étouffés. La pauvre vieille pleurait si souvent.

— Ce misérable Sougraine, dit-il, en ôtant son capot, il nous a échappé. Il a été plus fin que nous et n’est pas revenu à la cabane. N’importe, il est bien guetté ; il n’ira pas loin.

Il vit du pain à terre. C’était le morceau que dans sa surprise Sougraine avait laissé tomber.

— Sapristi ! la mère, le blé est donc bien abondant cette année, qu’on laisse traîner le pain du bon Dieu sur le plancher ? dit-il avec une pointe d’humeur.

La vieille regarda, ne répondit rien et ramassa le pain.

— Nous allons tuer un ours, demain, reprit Audet ; il est caché sous un arrachis, au 9e portage, un peu en deçà de la cabane où s’était réfugié Sougraine.

— Un ours ? dit la vieille femme, l’avez-vous vu ?

— Non, mais nous l’avons entendu grogner, c’est tout comme… Ce qui me fait de la peine, c’est d’avoir manqué Sougraine. Le maudit ! si je savais où il se cache…

Sougraine ne put s’empêcher de frissonner et le tremblement nerveux de ses membres dérangea quelque chose dans la collection de vieilleries entassées au fond du caveau.

— Des rats ? fit Audet, allons ! pataud ! pataud !

Il appelait son chien. Pataud, c’était un petit terrier, allègre, vif, remuant qui ne répondait pas du tout à son nom lourd et sonore. Pataud ne vînt point.

— Où est donc le chien ? demanda le garçon.

— Le petit Bernier est venu le chercher il y a un instant, pour le mettre, cette nuit, dans leur laiterie, répondit la vieille en tremblant, il paraît qu’il y a une belette qui dévore tout…

Audet se mit à genoux et pria quelques minutes, les bras appuyés sur sa chaise, le dos au poèle qui chantait son monotone refrain. Il se coucha et la vieille, ayant éteint la lampe fumeuse, se jeta à genoux à son tour et pria longtemps. Ensuite elle ouvrit la huche, reprit le morceau de pain et l’alla donner à Sougraine.

— Sauvez-vous, dit-elle.

Elle lui ouvrit la porte tout doucement, tout doucement. Il était profondément touché. Il fouilla son gousset et tira un rouleau de billets de banque.

— Voici, dit-il, de l’argent qui vient de votre fille, Sougraine vous le donne, il n’en veut plus, que Dieu ait pitié de lui…

La mère Audet repoussa la main, et les billets tombèrent sur le plancher nu de la pauvre habitation.

— Ta fille te doit bien cela, reprit Sougraine ; garde tout…

Il sortit ému, épouvanté, et prit le chemin qui longeait la rivière.

La mère Audet se jeta sur son lit et s’endormit en priant. Pendant son sommeil des larmes coulaient lentement sur ses joues ridées…

Sougraine s’enfuit en mangeant le pain que lui avait donné la charité chrétienne, et, quand le jour approcha, il monta sur un fenil pour y passer la journée. Il était tombé une légère couche de neige, qui recouvrait, comme un tapis d’une éclatante blancheur, les maisons, les granges, les routes et les champs. Maintenant, au ciel devenu clair, s’allumaient d’étincelantes étoiles, et sur les forêts noires bordant l’horizon, le disque de la lune à son premier quartier brillait comme les cornes de feu de quelqu’animal étrange noyé dans un océan d’azur. L’indien ne songea point aux traces que ses pieds avaient laissées sur la neige.

Un petit garçon vint à la grange, de bon matin, pour faire le train. Dans nos campagnes on charge les enfants de cette importante fonction. Il arrive que ceux-ci, faute d’expérience, donnent aux animaux une nourriture insuffisante ou mal proportionnée, négligent d’aérer les étables qui, le printemps venu, se transforment en infirmeries ou en musées de squelettes vivants. Ensuite, nos braves cultivateurs sont étonnés de la malechance qui les poursuit, et se demandent comment il se fait qu’ils perdent tant d’animaux et que leur bétail ne rapporte rien.

Le petit garçon remarqua les pistes sur la neige. Il dit en rentrant :

— Il est venu quelqu’un à la grange cette nuit : il y a des traces : un pied d’homme.

Un voisin survint.

— Savez-vous, demanda-t-il, que Sougraine a été vu par ici ? Vous vous souvenez de Sougraine qui a enlevé la petite Audet, il y a bien vingt à vingt-cinq ans de cela ? On disait aussi qu’il avait tué sa femme…

— Est-ce bien vrai, il est par ici ?

— Rien de plus vrai. Pierre Audet, Léon Bernier, le petit Noël à Jean, et deux ou trois autres encore qui descendaient des chantiers ont couché avec lui dans la cabane du neuvième portage. Il ne savait pas alors que c’était lui. Ce n’est qu’en arrivant au village qu’ils ont appris que le gouvernement le faisait chercher. Ils sont remontés à la cabane le lendemain soir, mais, bernique !

— Le petit gars, qui vient de faire le train, a vu des pistes d’homme dans la direction de la grange. C’est un peu drôle ; jamais il ne vient personne rôder comme cela autour de nos bâtiments. Si c’était lui ?

Ils sortirent, suivirent les traces en les examinant attentivement…

— Il est certainement venu quelqu’un, observa Marcel L’Enseigne, le voisin.

Il n’y avait pas de risque à l’affirmer.

Et celui qui est entré dans la grange n’en est pas sorti, continua-t-il, c’est encore certain. Envoyez votre garçon chercher des gens ; on va fouiller la grange. Il est bon d’être plusieurs : ces sauvages… on ne sait pas…

Ils en demandèrent deux, il en vint dix.

Sougraine entendit venir tous ces hommes qui le cherchaient ; il se vit perdu. Il eut été content de mourir tout à coup, et de n’offrir qu’un cadavre à ces chiens de visages pâles qui le traquaient comme une meute fait d’une bête fauve.

Peu de temps après il fut pris garrotté et conduit à la maison au milieu des rires et des huées.

XII

Les élections générales mettaient la Province en feu. Les libéraux et les conservateurs s’acharnaient les uns contre les autres, et s’obstinaient à jeter entre eux un abîme tous les jours plus profond. Les héros de l’éloquence populaire escaladaient les hustings armés de lettres compromettantes, de journaux humoristiques, de documents de toutes sortes, et faisaient entendre à la foule enthousiaste et préjugée, des paroles de salut ou de ruine, de menace ou d’encouragement, selon qu’ils étaient inspirés par les faveurs ministérielles ou par les dépits de l’opposition. Les uns glorifiaient le premier ministre et ses collègues. Jamais hommes semblables ne nous avaient gouvernés. Ils possédaient toutes les vertus, toutes les qualités administratives, une finesse d’observation surprenante, un flair étrange. Depuis leur arrivée au pouvoir, la Province s’était enrichie, des travaux de toutes sortes avaient fourni du pain à l’ouvrier, l’économie était franchement à l’ordre du jour. Pas de bouches inutiles. Peu d’employés, mais des bons. Plus d’avances, de bonus, de gratifications d’aucune sorte. Il fallait songer au peuple qui paie, à l’ouvrier qui souffre.

Les autres, d’une voix indignée, démolissaient tout ce splendide échafaudage élevé à la gloire des ministres, décrivaient, avec des larmes dans la voix, les hontes et les lâchetés des escrocs politiques qui escaladent le pouvoir afin de dépouiller la Province et d’appeler leurs amis à la curée, montraient, avec des airs effrayés, la profondeur du gouffre que creusaient sous nos pieds les chevaliers d’industrie et les spéculateurs véreux, suppliaient le peuple d’ouvrir enfin les yeux, de secouer sa torpeur, de chasser les infâmes qui déshonoraient le pays et le poussaient à la ruine.

Le peuple écoutait toujours, avec un égal intérêt, ces diatribes échevelées et ces louanges stupides, trouvait que tout cela ne manquait point de bons sens, ni de vraisemblance ; qu’il y avait probablement du vrai, beaucoup de vrai, et finissait par subir l’influence de quelque gros bonnets.

Il est évident que l’excès de langage de nos orateurs d’élection, de même que les articles pleins d’exagérations qui s’impriment presque chaque jour dans les journaux, ébranlent les convictions du peuple et faussent son jugement. Les hommes publics sont rarement aussi bons ou aussi méchants qu’on le dit. On oublie, dans l’intérêt de la cause que l’on embrasse, cette juste mesure qui est le propre de l’homme fort et du lutteur chrétien. Ceux qui gouvernent ne doivent pas faire litière de leur prestige et de leur nom. S’ils aiment la gloire et les distinctions, ils doivent tenir à leur réputation qui survit aux jours du pouvoir.

M. Le Pêcheur fut élu par une majorité de trois voix. Une petite majorité, l’on est convenu d’appeler cela une défaite morale. C’est un baume sur les blessures du vaincu, mais un baume qui n’est pas sans amertume. Il semble évident, en effet, qu’on aurait pu trouver, en cherchant mieux, les malheureuses voix qui manquent

On cria dans les rangs de l’opposition, dans les réunions intimes et dans les assemblées publiques, que la corruption la plus effrénée venait de faire son œuvre, et que l’argent du trésor avait coulé à flots ; que la liberté avait été étouffée sous les monceaux d’or ; qu’il faudrait une catastrophe pour réveiller la conscience publique… Une chose certaine, c’est que le père Duplessis, tout à son idée de charité, avait mis ses pauvres dans la balance. Personne ne songeait à chercher là la raison du triomphe de l’hon. ministre. Le vieux professeur se donna garde de l’oublier, lui, et il écrivit un petit mot à son noble obligé pour lui rappeler ses engagements. Le Pêcheur jeta la note au panier.

Serait-il convenable d’intervenir pour arrêter les fins de la justice, raisonnait-il ? N’y avait-il pas là une question sociale de la plus haute importance ? Comment un homme honnête et intelligent comme le père Duplessis n’avait-il pas songé à cela ? Il est vrai, d’un autre côté, que l’offense était ancienne, douteuse même. Si l’abénaqui eut été seul à jouir de l’impunité, passe encore… Mais cette femme, madame D’Aucheron, volait sa haute réputation et les hommages des honnêtes gens. C’était une injustice envers la société de Québec. On lui serait reconnaissant, à lui le ministre, s’il remettait chacun à sa place, comme cela doit être. Il était l’élu du peuple, il devait protéger le peuple contre la supercherie et la fraude. On attendait cela de son esprit impartial.

Il répondit à monsieur Duplessis qu’il s’occupait de l’affaire. C’était vrai, mais pas dans le sens que le voulait le professeur. Il avait un dernier espoir, c’est que mademoiselle d’Aucheron serait peut-être éblouie par son nouveau triomphe et se montrerait touchée enfin de la constance et de la force de son attachement. Il se faisait illusion. La résolution de Léontine était bien prise, maintenant, et rien ne pourrait l’ébranler : Rodophe, ou le couvent. Rodolphe, dans son imagination exaltée, dans son cœur naïf et débordant d’amour, elle le voyait tout près, tout près… et le couvent paraissait là-bas, à demi-perdu dans une buée vaporeuse.

Madame D’Aucheron avait complètement perdu la tête, et ne se sentait plus la force de prendre une résolution. Elle était comme une épave ballotée par les flots, au gré des vents et des courants. Elle ne savait plus où était le salut ; elle ne le voyait nulle part. Menacée par le ministre qui avait surpris ses secrets, par le notaire qui la jetterait comme une vaurienne sur le pavé, par sa fille qui reculait devant le sacrifice et parlait d’entrer dans un couvent, par son mari qui se montrait maintenant tout inquiet, tout troublé, tout désolé, elle chancelait, s’affaissait. Elle eût voulu s’insurger contre elle même, braver les menaces et se moquer du monde. Elle se disait qu’il fallait désarmer ses ennemis par l’audace, et ne pas se laisser désarçonner comme cela du premier coup. À quoi lui servirait de se laisser aller à la frayeur ? ce n’est pas ce qui la sauverait. Elle comptait les jours qui la séparaient des assises, comme un condamné, les jours qui lui restent à vivre. Elle regardait cette époque fatale, comme on regarde avec teneur le nuage plein d’éclairs et de tonnerre qui accourt de l’horizon ténébreux.

XIII

En rentrant chez lui, après sa dernière visite à madame D’Aucheron, M. Le Pêcheur trouva une lettre portant le timbre de St. Jean D’Iberville.

— Tiens, fit-il, une lettre du père.

Ce n’est point par l’écriture qu’il la reconnaissait ; le père Le Pêcheur ne savait pas écrire. Il déchira le bout de l’enveloppe, déplia la mince feuille de papier réglé et lut des yeux, en un moment, les deux pages de fine écriture. C’était évidemment la main de la maîtresse d’école.

Le bonhomme Le Pêcheur suppliait le ministre d’empêcher l’arrestation de Sougraine. Il ne savait pas encore que le malheureux était pris. Il disait :

— Tu es tout puissant, puisque tu es ministre, interviens au plus vite, c’est moi qui t’en conjure. Il faut que cette homme reste libre ; il faut qu’il s’éloigne, qu’il s’en aille, qu’on n’en entende jamais parler.

— Voilà qui est curieux, par exemple, se dit le jeune ministre… Est-ce un coup monté ? On dirait qu’il y a entente entre le père Le Pêcheur et le père Duplessis. C’est tout de même singulier. Je voudrais bien l’empêcher d’être pris, ce chenapan de sauvage, mais il n’est plus temps. On pourrait peut-être lui faire prendre la clef des champs… Mais madame D’Aucheron aurait beau rire de moi. Allons ! que justice se fasse !

Une foule considérable suivait la rue St. Louis et s’engouffrait dans les ruelles qui conduisent aux anciens hôpitaux militaires, métamorphosés depuis plusieurs années en Palais de justice. À l’extérieur, la bâtisse a le même aspect triste, pauvre, désolé, avec sa couche d’enduit jaunâtre qui donne aux pierres une certaine harmonie de ton avec la rouille des vieilles ferrures ; à l’intérieur, des malades encore et encore des médecins. Les malades d’une société qui se corrompt et les médecins que demande la morale outragée.

Un spectacle toujours nouveau attirait cette foule curieuse : Un procès à sensation. Le monde est tellement avide d’émotions qu’il serait capable de pousser au crime afin de voir juger un criminel. Si l’accusé n’a rien de remarquable, s’il est peu retors, laid, gauche, mal fait, on le verra condamner sans regret ; s’il est beau, rusé, ferme, de bonne mine, on le prend sous sa protection, on fait des vœux pour son acquittement, et, s’il est condamné, on crie à l’injustice. C’est comme au théâtre. On ne songe pas qu’un malfaiteur est d’autant plus à redouter qu’il a plus de qualités physiques ou morales, et que ce n’est pas l’homme que la justice veut atteindre mais le crime même. L’homme s’est fait l’instrument du mal, il faut qu’il devienne l’instrument de la réparation. Le mal doit être honni, poursuivi, puni partout et toujours, sans merci ni pitié, l’homme doit être un objet de commisération. Attendrissons-nous sur le sort du coupable mais applaudissons au châtiment du crime.

Sougraine allait être amené à la barre des criminels. La salle d’audience était remplie. Il y avait des gens debout dans les passages, dans les galeries, autour des siéges réservés aux avocats, partout. Quand l’accusé parut précédé et suivi par des hommes de la police, il se fit un long murmure et toutes les têtes se tournèrent vers lui.

Il regarda avec assurance cette foule curieuse et menaçante et un sourire triste passa sur ses lèvres pâles. Le juge, l’un des plus éminents du pays, sa longue toge de soie noire sur les épaules et son rabat blanc tombant sur la poitrine, entra précédé de l’huissier audiencier. Le silence se fit dans toute la salle. Les jurés furent appelés et répondirent à leurs noms, en se levant. Les jurés sont tenus de connaître leurs noms et même leurs prénoms, mais rien de plus. Tant mieux s’ils sont ignorants et simples ; on les pétrit plus facilement. Les natures timides sont recherchées. Les revêches qui ont un cran de fermeté sont souvent éloignées avec succès. Un beau système tout de même. N’y touchons pas, l’Angleterre nous l’a donné ; c’est sacré. Honni soit qui mal y pense ! Vous êtes jugé par vos pairs. Mes pairs ? des naïfs qui souvent se laissent manipuler comme de la cire et trompent les fins de la justice. Si vous voulez pratiquer le système à la lettre, comme vous prétendez qu’il le doit être, faites donc juger l’accusé par ses compères… Le voleur par des voleurs et l’assassin par des assassins. Voilà ce qui s’appellerait suivre la lettre de la loi anglaise.

En face du banc des juges, auprès d’une longue table couverte de drap bleu foncé, s’étaient assis les avocats chargés de conduire la cause : Le substitut du Procureur Général, M. Dunbar, l’un des plus éminents parmi les jurisconsultes anglais, M. Guillaume Amyot, un orateur puissant, puis, M. F. X. Lemieux, jeune encore, mais déjà célèbre par son éloquence ardente et ses merveilleuses ressources.

Sougraine, désespéré, gémissait dans sa prison et personne ne voulait ou n’osait entreprendre la tâche ardue de le défendre. Il était pauvre et ne pouvait récompenser le dévoûment de son avocat. Il fallait donc que la charité, une grande charité, vint s’unir à de grands talents pour lui venir en aide. C’est une chose terrible que d’être accusé d’un crime qui entraîne la peine capitale, lorsque l’on est innocent, et grand Dieu ! quelle responsabilité pèse sur la tête d’un homme de loi qui se charge d’éclairer le tribunal et de faire triompher la justice ! Comme il doit être habile, perspicace et prudent ! comme il est bon qu’il sache bien dire, exposer nettement et savamment ! comme il est important surtout qu’il soit honnête, car l’honnêteté a des accents qui vont à l’âme et que ne saurait trouver le mensonge.

Quand on vit monsieur Lemieux prendre la défense de Sougraine, on se dit que le prisonnier serait sauvé s’il était possible qu’il le fut…

Messieurs Stuart et Vallée — ce dernier, un notaire fatigué de sa paisible profession qui s’était fait avocat — tous deux remarquables aussi, s’étaient joints à leur jeune confrère, pour l’assister.

M. Dunbar avait préparé avec un soin tout particulier l’acte d’accusation. Jamais son talent d’investigation, son esprit logique, sa vertu farouche ne s’étaient mieux affirmés. Il fit l’exposé de la cause au milieu d’un religieux silence :

— Il y a vingt trois ans, dit-il, une famille du nom d’Audet vivait heureuse malgré son indigence, au milieu de nos campagnes tranquilles, dans l’une de nos bonnes et chrétiennes paroisses, sur les bords de la rivière Batiscan. Le père, la mère, les enfants étaient unis par des liens sacrés que les années resserraient de plus en plus.

Une jeune fille, surtout, une jolie enfant de seize ans, faisait les délices de cet intérieur heureux. Un jour elle disparut, et les recherches pour la trouver furent vaines. Le deuil entra dans l’humble maison et les pleurs coulèrent, coulèrent sans jamais cesser. Aujourd’hui encore, sous le même toit solitaire de la chaumière de Notre-Dame-des-Anges, une vieille femme qui n’a pas voulu être consolée, verse des larmes sur la perte de sa fille chérie.

Un indien était venu dresser sa tente au bord de la rivière, non loin de la calme demeure des Audet. Cet homme demi-sauvage avait une femme et des enfants ; mais il vit la jeune fille canadienne et fut troublé jusqu’au fond de son âme. Il se laissa bercer par des rêves de volupté, ne trouva plus de charmes à la femme qu’il avait choisie pour compagne, ne fut pas ému des angoisses qu’il préparait à une mère pleine de sollicitude, et, dans son fol amour, il abusa de la confiance naïve de l’enfant, lui fit oublier ses devoirs et sa famille, et, repliant sa tente il partit pour d’autres lieux. Elmire Audet le suivait.

Cependant la femme trahie était restée comme une esclave auprès de l’homme infidèle. C’était sans doute l’amour de ses enfants qui l’enchaînait encore au malheureux. Les jours pour elle s’écoulaient dans l’amertume. Quelquefois, lasse de supporter tant de hontes et d’ignominies elle se révoltait et alors des querelles sérieuses survenaient, des injures et des coups s’échangeaient. Une telle existence ne pouvait durer. Le mari ne pouvait goûter tranquillement les délices de ses illégitimes amours, et la vue continuelle de sa femme ne laissait plus de repos à sa conscience. Il croyait sans doute que si elle disparaissait, le trouble de son âme disparaîtrait aussi, et qu’il pourrait s’endormir dans une douce sécurité. Étrange méprise des âmes coupables !

Un soir, sur les bords du St. Laurent, au pied des caps élevés de St. Jean Deschaillons, l’on entendit des plaintes, des cris et des gémissements. L’on savait que l’Indien s’était arrêté là depuis quelques jours avec sa famille. On vit un canot s’éloigner sur le fleuve profond. L’accusé — car c’était lui — l’accusé toucha la rive nord avec ses enfants. Sa femme ne les accompagnait point. Plus tard, à quelques lieues en bas de Québec, on trouva, sur le rivage, le cadavre d’une femme noyée. Cette femme avait une corde autour du cou. Elle avait donc été trainée à l’eau. On la reconnut, c’était Clarisse Naptanne, la femme de Sougraine, l’accusé.

Les témoins vont corroborer ces paroles.

Un long murmure roula sous les vieux lambris, et les têtes se bercèrent comme la houle au jour de grande brise. Chacun voulait voir ce don Juan de la forêt.

L’accusé se pencha sur la barre comme écrasé sous le poids de ces regards scrutateurs.

XIV

Le coroner du district de Québec, à l’époque du crime, était mort depuis longtemps. On retrouva toute fois le procès verbal de l’enquête qui eut lieu alors. Il y était dit qu’un nommé Turgeon, de la paroisse de Beaumont, avait déclaré avoir trouvé dans ses pêches le cadavre d’un homme ayant une corde au cou. Que ce cadavre ayant été transporté à Québec, on reconnut alors que c’était celui d’une femme. On rit un peu de la naïveté ou de la modestie extrême du brave pêcheur.

Le verdict fut : « Trouvé mort. »

Verdict plein de sagesse et d’à propos auquel personne ne trouva à redire ; la critique cette fois, fut désarmée.

Après l’enquête, le corps fut enterré dans le cimetière Belmont, près de Québec, et la description en fut donnée par les journaux de la ville. La semaine suivante, le curé de Notre-Dame-des-Anges vint à Québec et dit qu’une personne était disparue, l’automne précédent, de St. Jean Deschaillons. On fit l’exhumation du cadavre. Il était fort décomposé mais pas tout à fait méconnaissable. Le curé affirma que c’était la femme de Sougraine, un sauvage abénaqui.

Alors on se mit à la poursuite de ce sauvage qui était parti avec une jeune fille. Toutes les recherches furent inutiles. Les deux fugitifs erraient dans les prairies de l’Ouest.

Turgeon, le pêcheur de Beaumont, qui avait fait la lugubre trouvaille, vivait encore. Il fut appelé comme témoin. Il se souvenait bien du cadavre en question.

L’abbé Lamontagne, le curé de Notre-Dame-des-Anges se rendit aussi à l’appel de la cour.

Il avait connu le prisonnier et sa femme, Clarisse Naptanne, dite Bisson. Ils furent ses paroissiens autrefois. La femme Sougraine, plus âgée que son mari, était grande et forte. Ils avaient deux petits garçons, l’un âgé de dix à douze ans et l’autre un peu plus jeune.

Ils demeuraient à une lieue environ du presbytère et habitaient une cabane d’écorce, sur les bords de la rivière Batiscan. L’accord paraissait régner dans le ménage.

Il continua :

Au nombre de mes paroissiens était aussi une jeune fille de seize ans, nommée Elmire Audet. J’ai vu cette fille aller plusieurs fois chez l’accusé. Celui-ci a quitté la paroisse avec sa famille vers la fin d’octobre. Je n’ai jamais revu sa femme. Lui, il est revenu en novembre. Il était seul. Je lui ai demandé où étaient sa femme et ses enfants et il m’a répondu qu’ils étaient aux Trois-Rivières. Elmire Audet était alors dans la paroisse. Quelques jours après elle n’y était plus.

J’ai vu le corps de la défunte au cimetière Belmont, et, l’ai parfaitement reconnu. C’était bien la femme du prisonnier. À la mâchoire inférieure il y avait une dent qui faisait saillie. Les dents de la mâchoire supérieure étaient noircies par l’usage du tabac et usées par la pipe. La défunte fumait beaucoup. Les cheveux étaient très noirs.

Transquestionné par M. Lemieux le curé ajouta :

— Un peu avant son départ Sougraine est venu à confesse et à communié.

Hermine Auger, un autre témoin, fut appelée.

— Il y a vingt-trois ou vingt-quatre ans, dit-elle, je demeurais chez monsieur Raymond Beaudet, à St. Jean Deschaillons. Un soir du mois d’octobre, j’étais au bord du cap et j’entendis du bruit sur la grève. Un homme criait : Ma maudite, je vais te tuer et te noyer ? Une voix de femme répliquait en pleurant : Laisse-moi donc, j’ai les pieds gelés, je vais, mourir. Elle disait aussi : je vais me noyer ! Un peu plus tard j’ai vu un canot qui s’en allait. Il y avait un homme à l’arrière et quelque chose de blanc au milieu.

À une transquestion qui lui fut posée par M. Lemieux, elle répondit :

— Après le départ du canot, j’ai encore entendu du bruit sur le rivage ; c’était toujours la voix de femme qui continuait ses lamentations.

Alors comparut Metsalabanlé, le chef abénaqui de Bécancour.

— Je me nomme Joseph-Louis Metsalabanlé. Je suis le chef des Abénaquis de Bécancour. Mon nom signifie : un homme que l’on a renfermé par surprise et qui réussit à s’échapper. L’accusé est arrivé à Bécancour avec ses enfants, vers le commencement de novembre de l’an 18… Il est venu chez moi le lendemain de son arrivée. Il était sous l’influence de la boisson. Je lui ai demandé où était sa femme et il m’a répondu qu’il ne le savait pas ; qu’elle était comme folle lorsqu’il l’avait laissée et qu’elle avait voulu faire chavirer le canot dans la traversée. Il a ajouté qu’elle était au désespoir et s’était peut-être jetée à l’eau.

Pierre-Antoine Thomas, autre Abénaqui vint à son tour :

— Je demeure à Bécancour dit-il. Je connais le prisonnier et j’ai connu sa femme. Sougraine est arrivé chez moi, un soir de l’automne de 18… avec ses deux enfants. Un charretier les conduisait. Je lui demandai où était sa femme et il me répondit qu’elle était désertée par désespoir. Il me demanda si je voulais prendre ses enfants en pension parce qu’il allait en chantier. Il partit et je gardai les enfants. Je le revis plus tard ; il s’informa de sa femme et de ce qu’on disait de lui. Je lui dis qu’on le soupçonnait d’avoir tué sa femme. Il nia, disant qu’il n’avait jamais pensé à cela. La première fois qu’il est venu il n’avait pas l’air inquiet, mais, la seconde fois, il était très abattu. Il partit le matin au petit jour et s’enfonça dans la forêt. Il revint le soir même, vers dix heures, mangea, alla se coucher dans le grenier, puis partit encore de grand matin, disant qu’on ne le reverrait probablement pas de sitôt.

Je lui dis que, puisqu’il n’était point coupable, il ferait mieux de se livrer. Il me répondit qu’il le ferait s’il n’était pas sûr d’être puni pour avoir enlevé une jeune fille.

Puis, il ajouta, répondant à M. Lemieux, que l’accusé lui avait dit qu’il regrettait de s’être amouraché de cette jeune fille et qu’il ne savait pas où il avait eu la tête ; que Sougraine vivait en bon accord avec sa femme et était un bon sauvage ; qu’un des enfants lui avait dit alors que la défunte, pendant la traversée, avait voulu faire chavirer le canot.

Desanges Denis, épouse de Léon Deveau, fit la déposition suivante : Nous demeurons à cinq arpents environ du fleuve. Sougraine est arrivé chez nous, un matin, il y a bien vingt ans passés de cela. Il est entré seul et nous a demandé de prendre soin de ses enfants jusqu’au lundi. C’était le samedi, je crois. Il dit qu’il voulait aller à la recherche de sa femme qui l’avait laissé après une querelle. Il a ajouté qu’elle était jalouse d’une jeune fille. Il a dit aussi qu’il irait à Notre-Dame des-Anges chercher des piéges qu’il avait tendus. Il fut absent une couple d’heures. Il est allé chercher ses enfants et les a amenés chez nous. Ils sont partis le dimanche. Il est revenu une quinzaine de jours plus tard avec une jeune fille. Il m’a dit que c’était sa femme. Ils sont arrivés le soir, ont partagé le même lit et sont repartis le lundi matin.

Le témoin dit se rappeler bien tous ces détails, parce que Sougraine ayant été soupçonné du meurtre de sa femme, quelques mois plus tard, elle dut alors raconter souvent ce qu’elle savait touchant cet homme. Elle ne reconnaissait pas l’accusé, cependant ; il avait trop vieilli.

L’huissier appela : Pierre Leroyer, de son nom sauvage la Longue chevelure.

Il se fit un profond murmure, et les curieux qui remplissaient les couloirs se rangèrent pour livrer passage au noble chasseur des Montagnes Rocheuses. Lui, pâle, mal rétabli encore de sa récente blessure, il s’avança lentement, le front haut mais sans arrogance, vers le banc des témoins. Un air de souffrance tempérait l’énergie de sa figure et lui donnait un charme nouveau. On savait comment il avait été blessé dans une partie de chasse, quelles souffrances il avait endurées, comme la mort était venue près de l’emporter. Depuis quelques jours seulement il pouvait sortir ; la plaie était cicatrisée. C’est lui qui dans un accès de fièvre, avait innocemment et sans malice, trahi son frère l’Abénaqui, un sauvage comme lui. Il le regrettait sans doute… comme l’on peut regretter une faute dont l’on n’est nullement responsable. S’il n’eut point eu cette fièvre, l’accusé serait encore libre et heureux. Voilà ce que peut faire une parole même inconsciente. Ah ! si la partie de chasse n’avait pas eu lieu !… Mais c’était le notaire, c’était Sougraine, c’était madame D’Aucheron qui l’avaient imaginée, cette malheureuse partie de chasse… Ainsi souvent les projets des méchants tournent contre eux.

La Longue chevelure parlait bien. Sa voix nette et ferme était l’écho d’une âme droite. On sentait que cette âme n’avait rien à cacher, et que cette parole n’avait rien à taire. On se plaisait à l’entendre, cet homme demi-sauvage.

Il raconta sa première rencontre avec l’accusé ; comment il le sauva lui et sa jeune amie des flammes de la prairie, et les emmena dans son wigwam, au milieu des montagnes. Il répéta les questions qu’il leur adressa, alors et les réponses qu’ils lui firent. L’accusé lui avait affirmé que sa femme était morte d’un hérésypèle, à St. Jean Deschaillons, et qu’elle était enterrée dans le cimetière de la paroisse ; qu’il était marié avec cette jeune fille et ne voulait point s’en séparer ; que cependant il avait fini par avouer que le mariage n’avait pas été célébré encore et que la jeune fille était sa maîtresse. Alors dit le témoin, je lui défendis de vivre plus longtemps avec elle, et je pris la résolution de renvoyer la jeune fille dans son pays, dès qu’il se présenterait une occasion. L’accusé se montra soumis. Des voyageurs canadiens passèrent vers le même temps et je leur confiai la jeune fille. Ma femme aussi partit alors avec une jeune enfant…

La voix du sioux trembla légèrement. On vit qu’il faisait un effort pour refouler une émotion profonde. Il s’interrompit un moment et baissa la tête comme pour se recueillir. Il reprit ensuite.

— Les malheurs qui suivirent ne regardent que moi, ce n’est point le lieu de les répéter ici. Je dus, pour échapper à la mort, fuir ma tribu. Je n’avais plus qu’à pleurer sur ma femme indignement massacrée par les sioux, et sur la perte de mon enfant morte avec sa mère, sans doute. Je m’éloignai de mes chères montagnes. Deux ans après je rencontrai l’accusé à Los Angelos. Il niait toujours avoir tué sa femme. Plus tard, je gagnai les pays espagnols de l’Amérique du Sud. Je cherchais les parents de ma mère. Je ne revis plus Sougraine, jusqu’au jour où je le rencontrai à l’auberge du Loup Garou, il y a quelques semaines. Je ne le reconnus pas alors, mais depuis j’ai pu constater son identité. Je le reconnais bien maintenant.

Les péripéties du procès n’étaient pas finies. Les curieux en auraient pour leur temps perdu, cette fois, et l’on en parlerait longtemps de l’affaire Sougraine.

L’audience avait été suspendue, mais la foule était restée là, entassée dans la vaste pièce, aimant mieux respirer l’air chaud et vicié qui la remplissait, que de perdre un mot des témoignages. Au reste, dans un tête à tête entre le prisonnier à la barre et son défenseur, on avait surpris une parole qui piquait la curiosité.

— On va le faire venir… Il faut qu’il vienne, avait dit l’avocat…

— Quel peut être ce témoin ? C’était la question que chacun se faisait.

À la reprise de l’audience, au milieu d’un calme solennel, l’huissier appela :

— Louis Vilbertin !

Il y eut un désappointement, On comptait sur un nom nouveau, inconnu, improbable… et c’était le gros notaire que tout le monde connaissait.

Il roula lentement vers ce qu’on appelle vulgairement la boîte aux témoins. Il s’essuyait le front avec son mouchoir. En marchant il pensait :

— Qu’avait-il besoin de me déranger ainsi ? Est-ce que je vais le sauver ? Et puis, c’est cruel de me forcer à m’avouer publiquement son fils… Il embrassa l’Évangile, comme il eut embrassé n’importe quoi.

— Votre nom est Louis Vilbertin ? demanda le greffier.

— Mon vrai nom est Louis Sougraine, répondit le notaire, d’une voix ferme, un peu irritée ; je suis le fils de l’accusé.

Il bravait l’opinion.

— Le fils de l’accusé ! ce mot s’échappa de toutes les bouches… Ce fut un murmure sourd qui couvrit un instant la parole des avocats.

— Nous demeurions, il y a vingt trois ans, à Notre-Dame-des-Anges. La famille se composait de mon père, de ma mère, de mon frère et de moi-même. Nous sommes partis de là avant l’hiver, en canot, suivant le cours de la rivière. Nous nous rendîmes à Ste Anne, sur la grève, et de là à St. Jean Deschaillons. Là, mon père et ma mère se battirent. C’était le soir, sur le bord de l’eau. C’est mon père qui commença la querelle. Il voulait avoir son capot que ma mère avait mis sur ses épaules pour se garantir du froid. Il battit la défunte à coups de poings et d’aviron et la jeta à terre dans les branches. Ma mère lui demandait de ne pas la tuer et elle pleurait. La querelle a bien duré une heure. Le prisonnier lança aussi des pierres à ma mère. Elle paraissait souffrir beaucoup. J’ai vu du sang sur elle… Nous sommes partis pour traverser le fleuve, mon père, mon frère et moi… ma mère est demeurée sur la grève. Mon père ne voulut pas la laisser embarquer. Il la menaça avec une branche. Après notre départ elle est restée assise sur le sable et elle pleurait. Dans la traversée mon père nous a dit qu’il nous tuerait si nous rapportions ce qu’il avait fait. Le temps était noir. Le prisonnier nous a conduits à une maison où nous avons couché. Puis nous avons gagné Bécancour. Mon père nous a laissés chez mon oncle Pierre-Antoine, et je n’ai jamais revu ma mère.

Répondant ensuite à M. Lemieux, il continua :

— En traversant la rivière ma mère a menacé de faire verser le canot. Avant de partir de Sainte Anne elle avait envoyé mon père acheter de la boisson. Elle but du whisky avant d’embarquer et aussi pendant la traversée, si je me rappelle bien… Il y a longtemps de cela. Elle but, je crois, ce qui restait dans une première bouteille… Peut-être un demiard… C’est l’idée qui m’est restée. Cependant mon père avait bu plus qu’elle…

Plusieurs dirent :

— Le gros notaire ne tient pas à sauver son père…

Et d’autres :

— On dirait qu’il veut être le fils d’un pendu…

Le notaire, sous les questions pressées de M. Lemieux, soufflait, haletait, s’épongeait… puis se contredisait.

— Mon père, avoua-t-il, pria la défunte de lui hacher du tabac. C’était dans le canot, en traversant. Elle consentit, se mit à la besogne, puis cessa tout à coup… La querelle commença alors… Ma mère voulut faire chavirer le canot, comme je l’ai dit, et l’accusé la supplia d’avoir pitié de nous, ses enfants… mon défunt frère et moi… Elle donna un coup d’aviron à mon père… Rendus sur la grève elle le frappa avec un couteau… C’était pour se défendre… Ils se battaient. Mon père n’avait pas de couteau, pas de bâton, non plus… Si je me souviens bien… Mon père alluma un feu sur la grève pour nous réchauffer et préparer des aliments. Il demanda à ma mère de venir manger avec nous… Elle refusa. La querelle était terminée. Lorsque nous fûmes sur la grève de Batiscan, après avoir traversé le fleuve, mon père fit un petit feu et nous nous couchâmes tout au près… Mon père nous avoua, à mon frère et à moi, qu’il avait du regret d’avoir ainsi abandonné sa femme, seule, dans l’état où elle se trouvait… Il remonta alors dans le canot… et fut absent pendant quelques heures… Nous crûmes qu’il allait la chercher… Il revint seul… Il était triste… Il dit qu’il l’avait trouvée morte et que dans la crainte d’être soupçonné ou inquiété il l’avait traînée à la rivière…

Vilbertin se retira. Il avait des sueurs aux tempes et des rougeurs sur les joues. On entendit comme un soupir de soulagement qui montait de tous les cœurs. Les choses devaient s’être passées ainsi. Il était raisonnable de le supposer.

Un témoin, M. Léon Deveau, de Batiscan, vint dire qu’il n’y avait pas de trace de feu sur la grève où s’était arrêté le prisonnier, et laissa croire que Vilbertin venait d’inventer une petite histoire pour sauver son père. Il y eut un malaise soudain. Mais le défenseur de l’accusé ne se tint pas pour battu.

— La grève est-elle large chez-vous ? demanda-t-il au témoin.

— Oui, monsieur, répondit celui-ci, joliment large.

— Et la marée s’avance loin ?

— Oui monsieur, assez loin.

— A-t-elle pu couvrir l’endroit où s’est arrêté l’accusé, et faire disparaître ainsi toute trace de feu ?…

— Certainement, reprit le témoin.

— Alors, fit l’avocat triomphant, il n’est pas étonnant que vous n’ayez vu nulle trace du feu allumé par le prisonnier ; c’est le contraire qui eut été surprenant… Une mer passant sur un feu sans l’éteindre…

Un rire bruyant courut dans la vaste salle.

XV

Un homme qui n’avait pas été peu surpris en voyant un huissier entrer chez lui, c’était monsieur D’Aucheron. Il pensa d’abord que Vilbertin le lâchait, comme on dit en termes d’affaires, et que la dégringolade allait commencer. Après tout, s’il fallait tomber, autant valait que ce fût aujourd’hui que demain. La pensée d’un mal qui vous menace est souvent plus amère que le mal lui-même. L’imagination grossit le mauvais comme le bon. C’est un verre qui nous montre souvent les choses sous un faux aspect.

— Un subpœna, monsieur D’Aucheron, avait dit l’huissier en saluant avec la gravité que comporte le métier.

— Un subpœna ? fit M. D’Aucheron, qui eut envie d’éclater de rire, tant il avait eu peur.

— Oui monsieur, pour madame.

— Pour madame D’Aucheron ? Mais, tonnerre ! au sujet de quelle affaire ?

— L’affaire Sougraine, monsieur D’Aucheron…

— Hein ! l’affaire Sougraine ? voilà qui est drôle. Où va-t-on chercher les témoins maintenant ? Qu’est-ce qu’elle connaît de cette affaire, ma femme ?

Cependant le souvenir du mystère qu’il avait essayé de débrouiller depuis quelque temps, mystère où sa femme, le notaire et Sougraine paraissaient se comprendre parfaitement, lui revint à l’esprit. De grosses gouttes de sueurs perlaient sur son front. Il comprit que tout allait éclater.

L’Huissier s’était retiré ; il se rendit à la chambre de sa femme.

— Madame, dit-il avec un accent grave et solennel, lui tendant le papier légal d’une main qui s’efforçait de ne point trembler, on vous appelle comme témoin dans l’affaire Sougraine — une affaire vieille de vingt trois ans — dites-moi donc, s’il vous plaît, ce que vous connaissez de cette affaire.

Madame D’Aucheron poussa un cri.

— Témoin ! moi, témoin ! et elle s’affaissa sur sa chaise.

Léontine accourut.

Implacable, M. D’Aucheron se tenait là, debout devant elle. Il était résolu d’en finir.

— Madame, dites-moi, je vous prie de quelle façon vous avez été mêlée à l’affaire Sougraine ?…

Léontine à son tour jeta une clameur, mais elle ne faiblit pas.

— Pauvre mère, dit-elle, c’est donc fini ; tout est connu, et elle se prit à pleurer à chaudes larmes…

— Tout n’est pas connu, répliqua M. D’Aucheron, mais j’ai le droit de tout savoir, et je veux que l’on parle ici avant d’aller parler à la cour…

Il passa le subpœna à Mademoiselle Léontine qui lut à travers ses pleurs…

— Pauvre mère ! reprit-elle ! pauvre mère ! comme elle va souffrir !…

— Eh bien ! mademoiselle, parlez donc, s’il vous plaît, si votre mère ne veut ou ne peut pas le faire, dit monsieur D’Aucheron, impatienté.

— Mon père, dit-elle d’une voix pleine de douceur, de prières et de larmes, ayez pitié de ma malheureuse mère… soyez miséricordieux.

D’Aucheron tremblait. Il voyait bien que tout s’écroulait autour de lui, et que sa vie était à jamais empoisonnée. Il n’osait plus parler. Il écoutait maintenant, le front courbé, l’arrêt terrible qui le condamnait à la honte et à la souffrance pour le reste de ses jours.

— Ma mère, votre femme… reprit Léontine au milieu de ses sanglots… c’était…

— C’était ?

— Elmire Audet !

— Elmire Audet ! s’écria monsieur D’Aucheron, en se cachant le visage dans ses mains. Malheureux que je suis !

— Pitié ! pardon ! criait Léontine.

— Malheureux que je suis ! répétait toujours D’Aucheron. Et il aurait voulu pleurer. La rage et la douleur l’étouffaient.

Il sortit marchant vite comme un homme pressé d’arriver, et cependant il ne savait où il allait. Ceux qui le rencontrèrent s’aperçurent qu’il n’était pas comme de coutume et se détournèrent pour le regarder. Il passa devant l’église du faubourg St.

Jean et lui qui se vantait de ne pas importuner le Seigneur, et de ne jamais prendre la place des autres, dans les églises, il s’en alla tomber à genoux devant les saints tabernacles. C’est que les grandes douleurs ramènent à Dieu, et que les hommes profondément infortunés sentent bien que le secours ne peut pas leur venir des hommes. Il demeura longtemps, là, sur le parquet, la tête baissée, les mains jointes, et criant vers Dieu.

Le père Duplessis se trouvait à l’église ; c’était l’heure de sa visite au St. Sacrement.

— Il devait en être ainsi, pensa-t-il. Le retour à Dieu ou le suicide.

Quand D’Aucheron sortit il le suivit.

— Mon cher ami, commença-t-il, à quelque chose malheur est bon. Vous perdez beaucoup mais vous gagnez davantage. Au reste, songez-y bien, il n’y a pas de quoi se jeter à la rivière, s’il y a raison de se jeter dans les bras de Dieu.

— Connaissiez-vous mon malheur ? demanda monsieur D’Aucheron.

— Je le soupçonnais. Madame D’Aucheron était mademoiselle Elmire Audet.

— Hélas ! qui l’aurait pensé ?

— Mademoiselle Elmire Audet, tout enfant, a fait une faute mais elle s’est repentie ; elle est devenue une excellente femme. Ce n’est pas la première fois que cela arrive, ce ne sera pas la dernière non plus, hélas ! soyez-en sûr.

D’Aucheron s’était attendu à bien des mécomptes, à des revers, à des insuccès, mais il ne se doutait nullement que l’orage viendrait de ce côté. Ce qui l’affligeait surtout, c’était de passer sous la dent venimeuse de la médisance. Il se sentait horriblement humilié. Il ne lui serait pas possible de se relever de ce coup et il serait obligé de s’en aller vivre ailleurs.

XVI

Plusieurs témoins furent appelés encore pour prouver la culpabilité de l’accusé, mais aucun ne put affirmer que ce ravisseur de jeunes filles fut en effet le meurtrier de sa femme. Ils dirent, pour la plupart, que des querelles s’élevaient souvent entre Sougraine et sa femme et qu’ils proféraient l’un contre l’autre des menaces de mort. Au reste, après vingt-trois ans, les témoins se faisaient rares et ne se souvenaient guère.

Il y eut un mouvement extraordinaire dans la salle, et un murmure d’étonnement passa sur la foule quand l’huissier audiencier appela le nom de madame D’Aucheron.

Elle entra vêtue de noir et voilée. L’huissier grossissant de plus en plus sa voix qu’il voulait rendre terrible, criait en vain : silence ! silence ! silence !

Madame D’Aucheron prêta le serment d’usage.

— Votre nom, madame, est Elmire Audet, n’est-ce pas ? demanda le greffier, qui voulait lui éviter la honte de le dire elle-même.

Elle répondit affirmativement, mais on ne l’entendit pas dans la salle, tant la surprise était grande.

L’honorable M. Le Pêcheur vint alors s’asseoir près de l’avocat de la couronne et parut suivre la cause avec beaucoup d’intérêt. Les gens remarquèrent avec surprise le plaisir qu’il paraissait éprouver en voyant la souffrance du témoin. Plusieurs s’en indignèrent. On fit raconter à madame D’Aucheron ses amours avec l’abénaqui alors qu’elle était jeune fille, sa fuite de la maison paternelle, ses pérégrinations nombreuses. Elle parlait bas et à chaque instant on la suppliait de parler plus haut. Ce n’était pas assez de raconter ses hontes, il fallait même les raconter à haute voix. La pudeur n’avait plus le droit de jeter son voile mystérieux sur ces confidences. Souvent la pauvre femme hésitait. Elle balbutiait des aveux qu’elle était tentée de cacher. Elle n’avait que seize ans lorsqu’elle partit avec l’accusé. Elle le connaissait depuis deux ans déjà…

— J’avais eu alors, depuis un mois environ, des relations avec le prisonnier, avoua-t-elle, et j’ignore si sa femme le savait. Nous sommes partis secrètement. Nous avons passé la première nuit dans une grange, à St. Ubalde, et le lendemain, nous étions à Batiscan. Il ne m’avoua la mort de sa femme qu’au lac Mégantic. Chez M. Deveau, à Batiscan, il me dit qu’elle était aux Trois-Rivières avec ses enfants. Il avait dit la même chose à ma mère. Nous traversâmes le fleuve en canot, puis, nous nous acheminâmes, à pied, vers Richmond, où nous devions prendre le train. Il affirmait que nous allions à la recherche de sa femme… Dans la gare de Richmond j’entendis des gens qui disaient qu’un sauvage enlevait une jeune fille et qu’il fallait l’arrêter. Je prévins Sougraine et il se cacha pendant quelques jours dans le bois. Puis, quand il revint nous partîmes pour nous rendre au lac Mégantic où nous passâmes huit jours, chez un monsieur Beaulé. Il nous dit alors que sa femme était morte…

Il m’a parlé de la traversée du fleuve qu’il avait faite avec sa famille. Il m’a dit que sa femme avait voulu faire chavirer le canot et qu’il l’avait suppliée de le laisser rendre à terre pour l’amour de ses enfants. À terre, il prépara le souper et pria sa femme de venir manger. Elle prit un aviron et le lui brisa sur le dos. Elle était ivre. Il est ensuite allé choisir du bois pour faire un aviron, après avoir défendu à ses enfants qu’il avait placés sur une grosse roche, de suivre leur mère quand même elle irait les chercher. À son retour les enfants lui dirent que leur mère avait voulu les battre avec un bâton, puis qu’elle s’était éloignée en disant qu’ils ne la reverraient jamais. C’est lui qui m’a conté cela.

Nous avons continué notre route vers les États-Unis.

Transquestionnée par M. Lemieux, elle répondit :

Pendant que nous étions au lac Mégantic, mon père est venu avec un autre homme pour me chercher. Il a donné la main à tout le monde, à Sougraine comme aux autres. Il lui a demandé s’il avait objection à me laisser partir, et l’accusé a répondu que non. Lorsque mon père m’a demandé de retourner chez nous, j’ai refusé en disant que j’avais honte, que je serais montrée du doigt comme une chienne…

Il y eut un mouvement de surprise… Le mot sonnait mal. On la regardait avec curiosité.

Madame D’Aucheron paraissait horriblement souffrir. Son regard avait quelque chose de vague et de hagard qui faisait mal ; sa parole, tantôt vive et saccadée, tantôt hésitante et embarrassée décelait un grand trouble intérieur. Il lui venait des rougeurs de honte sur les joues et aussitôt après, des pâleurs d’effroi.

Le substitut du Procureur lui demanda si le prisonnier ne lui avait jamais dit comment était morte sa femme.

Elle se leva vivement :

— Oui, monsieur, répondit-elle, et sa voix était vibrante, il m’a dit que cela lui ayant fait de la peine de l’avoir quittée seule sur la grève, il était allé la chercher pour l’emmener avec ses enfants, mais qu’il la trouva morte étendue sur le sable. Oui, je m’en souviens comme si c’était d’hier… monsieur le juge… Qu’alors il l’a jetée à l’eau pour éviter les persécutions… Vous comprenez ? Il aurait été soupçonné… Le monde est si méchant…

— C’est en effet bien possible… murmura-t-on de toute part, dans la salle.

— C’est ce que tu m’as dit, Sougraine, n’est-ce pas ? continua le témoin, en se tournant vers le prisonnier.

— C’est bien, madame, observa le juge, mais adressez-vous aux jurés, s’il vous plaît, non pas à l’accusé.

— Je ne mens pas, monsieur le juge. J’avais oublié cela dans mon premier témoignage, parce qu’on ne me demandait rien. La mémoire me faisait défaut. Maintenant je vois tout comme si j’y étais. Il y a pourtant longtemps de cela…

Elle se mit à compter sur ses doigts…

— Un, deux, trois, quatre, cinq — quatre fois cinq font vingt, et trois, font vingt-trois… Mon garçon aurait vingt-trois ans…

— Elle est folle ! madame D’Aucheron est folle s’écria-t-on de toute part. Le juge la fit reconduire chez elle. Un vague malaise s’appesantit sur l’assistance, et chacun se sentit touché de cette douloureuse destinée.

L’honorable monsieur le Pêcheur pensait, lui :

— Les voilà bien punis, les D’Aucheron, de leur insolence à mon égard.

XVII

La défense n’ayant pas de témoins à faire entendre, l’enquête fut déclarée close.

M. Lemieux prit la parole, et dans un long et habile plaidoyer, il démolit pièce par pièce le raisonnement subtil de l’avocat de la Couronne. Il paraissait profondément ému ; sa voix un peu hésitante d’abord, comme un flot qui cherche à rompre sa digue, prit peu à peu de la force et de l’ampleur. La vague devenait torrent… On sentait des frémissements passer sur la foule anxieuse.

— Pourquoi, disait-il, pourquoi peindre sous des couleurs si terribles l’infortuné que voici ? Il montrait Sougraine. Pourquoi lui prêter une malice qu’il n’eut jamais et des intentions dont le Seigneur seul peut connaître la droiture ou la perversité ?… Qu’il se soit fait aimer d’une jeune fille, et que cette infortunée, dans son aveuglement fatal, ait poussé la folie jusqu’à déserter le foyer paternel et s’enfuir, avec lui, en pays étranger, c’est possible, c’est vrai, mais cela ne prouve nullement qu’il soit un assassin. On prétend que la femme délaissée le gênait. On le prétend mais on ne le prouve pas. C’est elle-même, cette femme que l’on veut faire passer pour une victime touchante, c’est elle-même qui pria la jeune Elmire de venir demeurer sous la tente de son mari.

Mais voyons donc ce qu’était la défunte elle-même, voyons ce qu’elle faisait, ce qu’elle disait et déduisons en les conséquences naturelles. La logique n’est pas à dédaigner. Cette femme était adonnée à l’ivrognerie, le plus odieux des vices et celui qui mène le plus souvent à la mort tragique et subite. Elle était grande, fortement constituée, d’une humeur maussade et querelleuse. Elle ne craignait pas de provoquer la colère de son mari et savait se défendre de lui. Ne l’a-t-elle pas frappé à coup d’aviron, pendant qu’ils traversaient le fleuve dans leur canot. En se livrant à une action aussi brutale, dans un pareil moment, au milieu des flots prêts à les engloutir, n’exposait-elle pas volontairement la vie de tous ceux qui se trouvaient dans la frêle embarcation ? Et ses enfants n’étaient-ils pas là ? De quel crime n’est pas capable une mère qui expose de la sorte la vie de ses enfants ?…

Mais la vie, elle s’en souciait bien, elle. C’est la mort qu’elle appelait, la mort pour elle même et pour les autres. Ne l’a-t-elle pas crié, dans sa rage insensée. Je veux mourir, disait-elle, je veux me noyer.

Elle était ivre. Elle but encore cependant, et, descendue sur le rivage, elle continua l’odieuse orgie commencée pendant la traversée.

Fatigué de ces menaces, de ces plaintes, de ces clameurs qui montaient comme des imprécations de l’enfer, et jetaient dans l’étonnement les habitants des côtes voisines, l’accusé se rembarqua seul avec ses enfants. Il avait pardonné à sa femme cependant, puisqu’il l’avait priée de venir partager avec lui son modeste souper.

La femme délaissée se livra, dans son désespoir, à des fureurs nouvelles, redoubla ses gémissements et ses blasphèmes, s’avança, chancelante, sur le sable de la grève, et tomba d’épuisement sur le sol glacé. Là, les émotions trop violentes, la colère, la crainte, et surtout l’action des alcools, le froid de l’atmosphère et l’humidité du sol, venaient de lui porter un coup funeste. Le cerveau s’était enflammé, peut-être, ou le cœur s’était paralysé. La mort qu’elle avait invoquée tout à l’heure vint tout à coup la chercher…

Ce n’est pas du roman que je fais, messieurs, les choses ont dû se passer ainsi. L’accusé, dont le caractère est doux, éprouva bientôt des remords et regretta d’avoir abandonné sa femme dans le triste état d’ébriété ou il l’avait laissée. Et puis, il n’était pas sans éprouver certaine crainte assez légitime.

Si elle venait à mourir là bas, pensait-il, on me soupçonnerait peut-être de l’avoir tuée. On sait que j’ai débarqué sur cette rive et que j’en suis reparti soudainement, le soir, sans elle. Les apparences seraient contre moi. Le préjugé naîtrait vite, et je serais peut-être condamné. Il est arrivé que des innocents aient été ainsi trouvés coupables… Je vais aller la chercher.

Il partit seul dans son canot, et quand il atteignait la rive sud, il régnait partout un silence lugubre. Il appela, rien ne répondit à son appel rien que les échos des rochers. Il marcha vers l’endroit où il avait quitté la malheureuse créature. Rien encore.

Elle a peut-être essayé de se rendre aux maisons de la côte, se dit-il, et il se dirigea vers les hauteurs.

Alors il l’aperçut couchée dans les broussailles. Il crut qu’elle dormait et voulut l’éveiller. Elle ne se réveilla pas. Elle dormait du sommeil qui n’a pas de réveil ici bas. Il fut effrayé, anéanti.

On va dire que je l’ai tuée… que faire ?

Il était hors de lui, et ne pouvait rassembler ses idées. Il aurait voulu réfléchir froidement, ne fut-ce qu’une minute, et son trouble augmentait toujours.

La faire disparaître, c’est tout ce qu’il trouva au milieu du tourbillon des pensées diverses qui l’agitaient.

Il détacha machinalement la corde qui lui ceignait les reins, la passa en frémissant autour du cou de la morte et, traînant le lourd fardeau, il se dirigea vers le fleuve.

C’est mal, pourtant ce que je fais-là, pensait-il, mais il ne pouvait s’empêcher de marcher. Et le cadavre suivait, glissant avec son bruit mât sur la grève rocailleuse. Il l’attacha à l’arrière de son canot et se mit à ramer avec ardeur, se hâtant d’achever cette horrible tâche. Derrière le canot, le cadavre roulait et creusait un sillage lugubre qui s’effaçait bientôt. Au milieu du fleuve il détacha la corde et la morte descendit lentement, creusant la vague qui se referma bientôt sur elle comme le couvercle d’un tombeau. Il reprit sa rame. Alors une pensée, comme une lame aiguë, traversa son esprit.

— Ma ceinture !… Malheur !

Il venait de comprendre les suites terribles que pouvaient avoir cet oubli… Il était trop tard. Il n’y avait plus qu’à attendre le hasard des événements, la sagesse des hommes ou la justice de Dieu. Il fut longtemps plein de tristesse et puis, afin d’éviter les dangers d’une accusation redoutable dont il serait toujours difficile de se laver, il s’en alla vers des régions lointaines.

Il eut tort de ne pas avouer franchement les causes de la mort de sa femme et les circonstances dont elle fut environnée. La franchise est encore la meilleure défense d’un accusé. Mais quand on connaît le caractère timide et craintif du sauvage, l’idée étrange qu’il se forme de nos tribunaux, son horreur instinctif de la prison, son effroi de tous ces apprêts solennels de la justice, on n’est pas surpris de le voir se compromettre par des explications inexactes…

C’est là l’histoire vraie du crime de Sougraine, et qui se déduit naturellement des témoignages rendus.

Un murmure approbateur accueillit les paroles du jeune avocat.

Alors M. Amyot se leva à son tour. On était avide de voir comment il rétablirait l’accusation et pourrait détruire l’effet produit par son habile confrère. On le savait un redoutable jouteur aux luttes de la parole. Il repassa, en les commentant, les témoignages que l’on venait d’entendre et s’écria en terminant :

— L’accusé voulait vivre avec la jeune fille qu’il avait introduite sous sa tente, contre la morale et la justice, mais la présence de l’épouse légitime devenait un embarras, et il fallait qu’elle disparût. En effet elle disparaît, et désormais le bonheur coupable ne sera plus troublé. Elle disparaît, mais Dieu qui se joue des projets des hommes, veut qu’un jour, longtemps après le crime, à trente lieues de l’endroit où pour la dernière fois les accents plaintifs de la victime ont été entendus, on trouva sur le rivage un cadavre que la vague y avait apporté. Une corde est nouée autour du cou bleuâtre de ce cadavre sans nom qui vient l’on ne sait d’où… ce cadavre c’est celui de la femme de l’accusé, cette corde qui lui serre le cou, c’est une corde qui servait de ceinture à l’accusé. La dernière fois qu’ils ont été vus, la victime et l’accusé, ils étaient ensemble. Ils burent, s’injurièrent et se battirent odieusement L’homme, le mari infidèle partit, mais il revint seul, au milieu de la nuit… Que se passa-t-il alors entre la femme délaissée et lui, dans les ténèbres, sur les rivages déserts ?… Ce cadavre retrouvé avec une corde au cou trahit le secret des ombres et révèle un crime qui demande un châtiment ?

Sougraine écouta, la tête basse, cet appel à la vengeance des hommes. Tout le monde le regardait pour deviner ce qui se passait en lui.

Le juge s’obstina à voir un crime où il n’y avait peut-être qu’un accident, et son adresse porta quelque peu le trouble dans l’esprit des jurés qui se retirèrent pour délibérer. Ils passèrent la nuit en discussion. Le lendemain, à l’ouverture de la séance, ils dirent qu’ils s’accordaient et l’huissier les introduisit dans leur tribune. Tous les yeux se fixèrent sur eux avec une intensité brûlante. Il y avait un serrement de cœur presque douloureux dans cette foule anxieuse. On cherchait à deviner sur la figure de ces hommes qui tenaient dans leurs mains la vie de leur semblable, le jugement solennel qui allait être rendu. L’accusé aussi regardait ses juges, et son œil mélancolique était suppliant comme une prière. Il s’efforçait de ne point trembler et pourtant un frisson courait de temps en temps sur tout son corps. Les jurés furent comptés et appelés par leur nom. Le silence devint profond.

— Le prisonnier à la barre est-il coupable ou non coupable du crime dont il est accusé ? fit la voix solennelle du juge.

XVIII

Madame D’Aucheron rentra chez elle en chantant. Léontine qui attendait son retour à la maison, se leva vivement et courut au devant d’elle. Elle crut d’abord que tout avait tourné pour le mieux, et que sa mère était véritablement au comble de la joie. Elle reconnut bientôt son erreur.

La malheureuse femme fit quelques pas en cadence, puis éclata de rire. Elle, rit longtemps de ce rire nerveux, hébété qui fait tant de mal à entendre.

Alors Léontine se mit à pleurer. Elle devinait un nouveau malheur. La pauvre folle se regarda dans une glace et, après avoir salué son image, se mit à lui parler.

— C’est toi qui es Elmire Audet, dit-elle ; une belle coureuse, en vérité, une belle fille, oui, qui rougit de sa mère et ne veut pas la faire manger à sa table. Tu seras punie, un jour, et c’est moi, madame D’Aucheron, moi la riche, la belle madame D’Aucheron, qui t’apprendrai à courir les bois… Ne raisonne pas ! Insolente, tu te moques de moi ! tu répètes mes paroles, comme un perroquet, tiens ! attrape !…

Et, du revers de sa main, elle frappa d’un vigoureux coup la glace qui tomba en éclats sur le tapis soyeux.

Léontine tout effrayée appela.

Monsieur D’Aucheron qui se trouvait dans une pièce retirée n’avait rien entendu. En entendait le cri poussé par Léontine il se précipita vers le salon. Sa femme ne le reconnut point. Elle regardait sa main ensanglantée. Elle s’était blessée en frappant la glace.

— C’est vous, monsieur qui m’avez mordu, dit-elle, et elle se précipita sur lui.

Il voulut lui parler avec douceur pour la calmer. Rien n’y fit : elle s’irritait de plus en plus et vociférait des paroles incohérentes. Il tenta de l’intimider et la poussa violemment sur un fauteuil. Elle se releva comme une tigresse et, ne pouvant l’atteindre parce qu’il se mettait à l’abri derrière les meubles, elle déchira ses vêtements en lambeaux. Alors, un sentiment de pudeur, le dernier qui meurt chez la femme, lui revint tout à coup et elle se cacha derrière une porte.

La servante avait couru chercher du secours. Des voisins arrivèrent. Ils triomphaient peut-être au fond du cœur, mais ils paraissaient fort touchés de ce qui se passait. Madame D’Aucheron fut enfermée, les mains solidement liées, et des Sœurs de Charité vinrent en prendre soin, en attendant qu’on la conduisit à l’hospice des aliénés.

XIX

Les jurés avaient répondu « non coupable » et Sougraine, mis en liberté, était sorti au milieu des applaudissements de la foule. Le peuple, naturellement honnête et droit, a toujours peur de voir la justice humaine faire fausse route, et l’innocent subir la peine due au coupable. Il veut que l’accusé soit élargi lorsque le crime n’est pas irrévocablement attesté.

Sougraine fut pendant quelques jours comme abasourdi par la commotion qu’il avait éprouvée.

À la prostration succéda je ne sais quel réveil joyeux, comme un rayon de soleil après l’orage. Il est si bon de se sentir plein de vie après avoir vu le fossoyeur chercher l’endroit où il creuserait notre fosse ! de n’avoir plus rien à redouter de ceux-là mêmes qui pouvaient nous perdre d’une seule parole ! de dire que l’on a, comme les autres, sa place au soleil, et que personne n’osera nous déranger.

Il reparut donc, le vieil abénaqui, heureux et triomphant, dans nos rues encore pleines de rumeurs. Tout le monde le regardait avec curiosité. On se détournait pour le voir marcher de son pas lent et mesuré, le corps légèrement penché en avant, avec ce balancement léger commun à l’homme des bois et à l’homme de la mer. Lui, il élaborait un nouveau projet. Il voulait avoir sa fille, mademoiselle Léontine, car il la croyait bien son enfant. Il la donnerait ensuite à qui il voudrait. Rien n’appelle le succès comme le succès. Il venait d’échapper à l’échafaud, il ne devait pas s’arrêter en si beau chemin ; la fortune allait devenir son esclave. Il se le promettait. La chance grise comme la déveine, et fait faire les mêmes folies :

Le notaire paraissait d’une gaieté folle depuis quelques jours. Il fredonnait, chantait presque sans cesse dans son étude ordinairement si calme. Il serrait la main à ses clients, leur racontait des anecdotes pour les faire rire, les laissait sortir sans les faire payer plus que de raison. Et puis, par moments il s’arrêtait, la figure enflammé, l’œil ardent, la bouche entr’ouverte voluptueusement. Il voyait quelque chose de divin, que personne ne pouvait deviner. Une forme svelte, gracieuse, pleine d’amoureuses provocations, se balançait dans un rayon de lumière devant lui, comme une feuille de rose sur le souffle qu’elle parfume. Il voyait Léontine.

Qui l’empêcherait d’être à lui, maintenant ? La Longue chevelure n’était plus à craindre ; le jeune ministre jouait le rôle d’un ennemi, presque d’un persécuteur ; le médecin Rodolphe ne serait pas de force à lutter, le voulut-il ; mais il n’oserait pas, ce jeune homme sans fortune, affronter le scandale et se marier avec une fille élevée par une coureuse de sauvages. Il triomphait de cet effondrement pitoyable de la famille D’Aucheron ; il allait édifier son bonheur sur ces ruines qu’il avait désirées.

Il frémissait, et ses lèvres charnues jetaient des souffles de feu…

— Dès qu’ils apprirent le malheur qui était venu fondre sur Léontine, leur amie, Rodolphe et sa cousine se hâtèrent d’accourir. L’entrevue fut des plus touchantes et des plus douloureuses. Les deux jeunes fiancés, dans cette immense affliction, ressentirent le besoin de se rapprocher davantage, de s’unir plus intimement. Quand l’ouragan se déchaîne sur la prairie, les petits oiseaux cherchent un refuge dans l’arbre voisin et se serrent l’un contre l’autre, sur la branche feuillue que le souffle impétueux agite et dépouille.

Vilbertin tout à sa passion, fit de nouvelles ouvertures à son ami D’Aucheron. Mais celui-ci, depuis qu’il s’était agenouillé dans l’église, sous la main de Dieu qui le châtiait, ne voyait plus le monde comme auparavant. Toute chose lui paraissait vaine et rien ne le touchait plus. Il se reposait dans l’indifférence, en attendant peut-être qu’il se lançât avec une nouvelle ardeur dans une autre direction.

Il ne se souciait plus d’imposer ses volontés à la jeune fille ni d’intervenir dans ses amours. Vilbertin le menaça.

— Tout m’est égal, maintenant, répondit D’Aucheron. La ruine matérielle n’est rien à côté de l’autre.

Vilbertin ne lâcha point prise. Rien n’est tenace comme un jeune amour dans un cœur vieux. Il imagina un moyen qu’il crut irrésistible pour obtenir la jeune fille et devenir le maître de ses destinées. Il dit à Sougraine son père.

— Mademoiselle Léontine est votre fille, n’est-ce pas ?

— Je n’ai pas de preuves certaines, mais madame D’Aucheron me l’a donné à entendre :

— Vous allez la réclamer ; je paierai les frais. Adressez-vous aux tribunaux. Allez trouver D’Aucheron d’abord, et demandez-lui d’être raisonnable. S’il refuse pas de pitié. Je le ruine. Il me doit tout ce qu’il possède. Quand il n’aura plus d’argent, et en conséquence plus d’amis, il ne sera plus en état de supporter les frais d’un procès et sera condamné d’avance.

Sougraine, sans se demander pourquoi, fit comme le voulait le notaire, son fils.

Mais il rencontra une résistance absolue de la part de M. D’Aucheron.

Alors il revendiqua publiquement mademoiselle Léontine comme sa fille. Ce fut un nouvel appât jeté à la curiosité publique. Les journaux promirent à leurs lecteurs de les tenir au courant de l’intéressant procès. On se disait cependant :

— Comment cela se fait-il ? madame D’Aucheron, dans son témoignage, a parlé d’un garçon, et non pas d’une fille… Il est vrai que la folie commençait…

Mademoiselle Léontine était tombée dans une profonde mélancolie. Elle n’osait plus sortir car la honte de celle qui lui avait servi de mère retombait sur sa tête. Elle songeait à mourir. Oh ! la mort, comme elle est douce et bien venue parfois ! Elle songeait aussi à entrer au couvent. Une autre mort. La mort au monde et à ses plaisirs… mais aussi à ses amertumes et à ses déceptions. Elle rentrerait au couvent pour s’y enterrer sous les voûtes saintes où l’on chante des cantiques à la louange du Seigneur, où l’on prie avec ferveur, où l’on pleure sans amertume. Il n’était pas raisonnable qu’elle fit porter à un homme aimé, le poids de ses chagrins et de ses humiliations… Non, cela serait un crime… Le procès lui avait révélé une chose étonnante, mais qui la réjouissait un peu : Le notaire Vilbertin était peut-être son frère… Il ne la poursuivrait plus de ses amoureuses instances…

Elle fut effrayée de cette autre persécution qui la trouvait sans défense. L’homme en qui elle avait instinctivement placé une confiance absolue, sans savoir trop pourquoi, la Longue chevelure, paraissait lui-même sans espérance et sans ressources. Les armes dont il comptait se servir pour frapper les ennemis de sa jeune protégée, venaient de se rompre dans ses mains, et la victoire lui échappait. Le vieil instituteur et sa pieuse femme conseillaient le couvent, comme le refuge naturel des âmes aimantes que le monde persécute et que le sauveur appelle à lui. D’Aucheron qui se trouvait seul et sentait le besoin d’être aimé, soutenu, encouragé, la suppliait de ne point l’abandonner. Au milieu de ces cruelles perplexités, battue comme une algue légère par la fureur des flots, la jeune fille tournait souvent les yeux vers la retraite de l’amour pur et des âmes chastes. Le couvent lui envoyait des rayonnements mystiques qui l’éblouissaient, des bouffées de parfums célestes qui l’enivraient. Elle y devinait une paix complète, inaltérable. C’était le port calme et sûr après la tempête. Elle y verserait des larmes silencieuses en songeant à celui qu’elle aime — qu’elle aimera toujours… Dieu le permettrait, car il a aimé lui-même jusqu’à la mort. Bien des âmes vont à Dieu par la voie douloureuse ; c’est la plus sûre. Elle irait à lui par cette voie.

Elle demanda son entrée chez les sœurs de la Charité. Ses premières années s’étaient écoulées dans cette maison ; elle y avait puisé les germes de ces douces vertus qui s’épanouirent ensuite au milieu des plaisirs du monde. Son retour sous le toit sacré fut salué avec joie. Ses adieux à Rodolphe furent longs, pénibles, douloureux. Elle faillit un instant faiblir dans sa décision devant les vives instances du jeune homme.

XX

Cependant Sougraine faisait des recherches sérieuses pour prouver qu’il était le père de Léontine. Il avait parfois des doutes dans la réussite, mais comme le résultat du procès ne pouvait le mettre dans une condition pire, il donnait tête baissée dans l’aventure.

Le notaire intenta une poursuite contre son ex-ami D’Aucheron, et la fortune surfaite du brasseur d’affaires s’écroula en un jour aux yeux du public ébahi.

Le Pêcheur se dit en apprenant cela :

— Sapristi ! je l’ai échappé belle…

Le jour ne se faisait pas sur la légitimité des prétentions de Sougraine, et Vilbertin commençait à craindre qu’il ne fût plus possible de faire sortir la jeune fille du couvent où elle venait de se réfugier. Il entrait dans des fureurs subites à la pensée de cette proie tant convoitée qui lui échappait. Son mécontentement se manifestait de mille manières, et les malheureux, qui avaient affaire à lui, se retiraient fort rudoyés. Il se vengeait en multipliant les ruines autour de lui. Il voulait que tout le monde souffrit, et le métier de bourreau lui révélait des délices qu’il ne soupçonnait pas auparavant.

Cependant la jeune postulante fut amenée devant la cour pour rendre témoignage de ce qu’elle connaissait. Elle était plus belle encore avec sa capeline blanche et sa robe de bure. Ses yeux toujours baissés ne laissaient guère apercevoir la rougeur que les pleurs avaient laissée après la perte de son bonheur. Elle dût avouer que madame D’Aucheron, un jour, avait fait comprendre à Sougraine qu’elle, Léontine, était leur fille à tous les deux.

Après cet important témoignage, on crut que Sougraine avait gagné sa cause.

Un vieux prêtre d’une paroisse éloignée se présenta alors devant le juge.

— J’ai vu par les journaux, dit-il, que l’on serait heureux d’avoir des renseignements sur un enfant né l’on ne sait où, d’une fille nommée Elmire Audet, il y a vingt trois ans. J’ai baptisé un enfant dont la mère portait ce nom, et dont le père était un indien du nom de Sougraine. Voici le registre.

Il y eut un grand murmure de surprise dans le palais d’audience.

Le vieux prêtre fut assermenté comme témoin et l’extrait de baptême fut alors lu comme suit :

Nous soussigné prêtre, curé de la paroisse de St. Jean d’Iberville avons ce jourd’hui, le 5 juillet 18… baptisé un enfant du sexe masculin, né le même jour, d’une fille nommée Elmire Audet et d’un père inconnu.

Parrain, Jean-Louis Martel.

Marraine, Jeanne-Marie Laliberté.

Mais, M. le curé, observa le juge, vous saviez le nom du père de l’enfant, puisque vous dites que c’est Sougraine, et vous ne l’avez pas enregistré cependant.

— Je ne le savais que par ouï dire… La jeune fille perdit connaissance et devint folle. Elle venait des Montagnes Rocheuses. Ceux qui se trouvaient avec elle durent la laisser dans l’une de nos charitables familles et continuer leur chemin. Sa folie dura plusieurs mois. Quand elle fut capable de se lever, elle ne se souvenait plus de rien. Elle se rendit à Lowell, dans les États. Son enfant est resté dans la maison où il est né. L’excellent citoyen qui l’a élevé est ici, il rendra témoignage si vous le désirez…

Alors le curé s’étant retiré, un beau vieillard à la barbe blanche, au sourire doux, se présenta. Il embrassa l’Évangile avec respect, après l’avoir pris de sa main tremblante.

Il déclina son nom et dit :

— J’ai élevé, en effet, un enfant étranger né dans ma maison, comme M. le curé vient de le dire. C’était un petit garçon. Il y a vingt-trois ans de cela. J’avais dix autres enfants, mais n’importe ! il lui fallait une place au soleil, à cet enfant. Puisqu’il était venu, il fallait voir pourquoi. Je l’ai fait instruire un peu. Il a fait son chemin. Il a pris mon nom qui n’est pas beau mais qu’on porte honnêtement. Il s’appelle Jean-Baptiste-Oscar Le Pêcheur. L’honorable Oscar Le Pêcheur, monsieur le juge…

Il y eut un tel étonnement dans la salle d’audience que, pendant dix minutes, toute procédure fut interrompue. Cependant cet incident mettait fin à la cause, et Sougraine, qui n’était pas le moins étonné, se proposa d’aller sans délai renouveler connaissance avec l’honorable ministre son enfant.

XXI

Le père Le Pêcheur s’était imposé une rude tâche en venant rendre témoignage dans cette affaire Sougraine-D’Aucheron. Il n’avait jamais, avant ce jour-là, révélé à son fils le secret de sa naissance. Il fallait éviter l’humiliation à ce déshérité. Le jeune homme apprit de ses petits compagnons, cependant, cette chose pénible que la charité lui cachait avec soin. Les petits compagnons, dans leurs colères d’un moment, sont d’implacables bourreaux. Ils l’appelèrent : bâtard. Il demanda à ses parents ce que signifiait ce mot qu’on lui lançait, comme une flèche acérée, pour le blesser. Il ne le sut pas d’abord. On lui donna des explications qui n’expliquaient rien du tout. Cependant il finit par le comprendre ce mot cruel, il finit par la savoir cette chose humiliante… Mais il ne connut jamais le nom des auteurs de ses jours. Il songeait maintenant, depuis qu’il était devenu un homme important, à retrouver sa mère, si elle vivait encore. Il y mettait de la vanité. Il pensait en souriant : Il faut qu’elle dise : ô felix culpâ… l’heureuse faute que j’ai faite…

Le bonhomme Le Pêcheur avait suivi le procès de Sougraine avec un intérêt que l’on comprend aisément. Il s’était bien ému du triste sort de madame D’Aucheron, mais il s’était réjoui de voir que son fils adoptif n’aurait rien à souffrir des scandaleuses révélations. Il resterait inconnu. Il n’en était plus ainsi aujourd’hui ; c’est l’enfant lui-même qu’on voulait retrouver, et, en face d’une erreur possible et d’une grande injustice en voie de s’accomplir, le brave homme n’hésita plus. Il descendit à Québec. Le jeune ministre fut enchanté mais surpris de le voir. Le bonhomme ne voyageait plus depuis des années. Il demeurait tranquille au coin de son humble foyer, laissant rouler le monde d’ornière en ornière.

— Quel bon vent vous amène, père ? avait dit le ministre en serrant la main du vieillard.

— Des choses sérieuses, mon enfant…

— Quoi donc ?….. Venez-vous chercher une réponse à votre lettre de l’autre jour. En vérité j’ai tant d’occupations que j’oublie mes devoirs envers vous : Je vous prie de me pardonner…

— Ce qui est fait est fait. Il faut affronter le péril, maintenant, et marcher droit au but. Au reste, tu n’es pas responsable de ta naissance, et l’on juge un homme d’après son mérite, aujourd’hui, non pas d’après la valeur de ceux qui l’ont engendré.

— Je parie que vous venez me révéler, sans que je vous le demande, le secret que vous m’avez toujours caché, lorsque je vous ai interrogé.

— C’est vrai, mon enfant, c’est vrai, fit le vieillard tout tremblant.

— Eh bien ! parlez, je suis fort. Je puis tout entendre sans broncher.

— J’en doute, mon enfant… j’en doute.

— Vraiment ! vous m’effrayez, parlez vite. J’aime mieux en finir tout de suite.

— Eh bien ! mon cher… ta mère… était… Elmire Audet… et ton père, Sougraine l’indien.

Le ministre bondit en jetant une clameur.

— Si j’avais pu te voir plus tôt, ajouta le vieillard, ce qui nous afflige maintenant ne serait peut-être pas arrivé ; mais il m’a été impossible de sortir la semaine dernière. Je ne voulais pas faire écrire. Des lettres, ça parle à tout le monde ; il n’y a qu’à les interroger. Puis, notre maîtresse d’école est jeune ; il faut respecter son ignorance… son innocence, je veux dire.

Le jeune ministre n’entendait guère les réflexions du père Le Pêcheur. Il repassait dans son esprit les incidents qui s’étaient produits depuis quelques semaines, et regrettait la position qu’il avait prise à l’égard de madame D’Aucheron. Il s’était vengé de sa mère… Tout se fut si bien arrangé, si mademoiselle Léontine n’eut pas tant fait la difficile. Madame D’Aucheron serait encore une femme respectée, Sougraine aurait été facilement désintéressé, moyennant finances, son prestige et sa fortune, à lui, n’auraient fait que grandir ; il aurait continué à recueillir les hommages et les félicitations de tout le monde… Au lieu de cela, la folie d’une femme qu’il devait reconnaître publiquement pour sa mère, la ruine financière d’un homme auquel il devait tous les égards, et, sur le front de son père, la tache indélébile que laisse toujours une accusation capitale… Et c’était à cause de Rodolphe Houde que tout cela arrivait… Il se rencontre donc des hommes qui nous apportent toutes sortes de calamités. Si on les connaissait d’avance il faudrait les écraser comme des vipères. Quand on les devine ils nous ont mordu. Il sentait qu’il était injuste envers Rodolphe, mais dans son irritation il mettait un certain plaisir à déchirer l’innocence.

Tout à coup il se prit à rire.

— Mais tout n’est pas perdu, fit-il. Personne encore ne sait le nom de mes parents, n’est-ce pas ?

— Je crois bien, en effet, que chez nous, personne, excepté le curé, ne se souvient du nom de ta mère.

— Alors pourquoi parleriez-vous ? que venez-vous faire ici ? retournez à la maison discrètement et les choses vont s’arranger. Le monde ne s’en portera pas plus mal parce qu’il ne saura ni le nom de mon père ni celui de ma mère.

— Écoute, mon garçon, si tu étais seul en cause on resterait muet. On comprend aisément qu’il ne serait pas légitime de briser une existence comme la tienne, de t’apporter, dans tous les cas, des déboires et des humiliations pour satisfaire les caprices d’un homme qui t’a mis sur la terre, comme on jette une graine dans un champ étranger, sans se soucier qu’elle germe ou périsse, mais il y a une question de justice envers une autre personne : Il ne faut pas que mademoiselle Léontine prenne ta place et boive le calice que tu refuses de boire…

— Bah ! des scrupules… On sait qu’elle est une enfant trouvée, elle… qu’importe le nom de ses parents ?

— Le curé est venu ; il saurait toujours bien remplir son devoir, lui, si j’étais assez lâche pour forfaire au mien.

Le vieillard secouait ses longs cheveux blancs et des rayons de vertu indignée illuminaient sa belle figure.

— Alors, vite, que cela finisse. Puisque le calice ne peut s’éloigner de moi, je le boirai.

Le jeune ministre passait vite d’un sentiment à un autre. Il était mobile comme une vague, malin comme un diable, capricieux comme un lutin. Il se rendit chez D’Aucheron pendant que son père adoptif se dirigeait vers le palais de justice. Il prenait les devants. Il dit en riant, à tous ceux qu’il rencontra, le secret qui lui faisait tant de mal. Personne ne voulut le croire. Il était anxieux de voir sa mère. Il regrettait bien d’avoir été dur à son égard et de s’être réjoui de son humiliation. La faute retombait sur sa tête. Il est toujours mal de se réjouir des malheurs des autres. On ne sait pas ce qui nous attend. S’il avait su qu’elle était sa mère, il se serait, mis entre elle et la main brutale du destin. Le soufflet n’eut pas été pour elle. Enfin, il était trop tard et toutes les réflexions, tous les regrets, tous les reproches ne serviraient de rien.

Madame D’Aucheron le reconnut. Elle se portait beaucoup mieux ; la crise était passée et le danger d’une folie irrémédiable s’éloignait de plus en plus. Ceci avait lieu pendant le procès même, le dernier jour, au moment où le père Pêcheur rendait témoignage. Personne ne connaissait donc encore le redoutable secret. Le jeune ministre était un peu dans l’embarras. Il ne savait pas s’il devait, par des phrases adroites, préparer madame D’Aucheron à la grande surprise qui l’attendait, ou se jeter dans ses bras en l’appelant sa mère. Il la regardait fixement, doucement, et lui, toujours froid, léger, badin, sceptique, il sentait des larmes mouiller ses paupières… Une mère, voyez-vous, ce n’est pas une femme comme une autre. Il y a dans son amour quelque chose qui n’est pas de la terre.

— Vous pleurez, monsieur, dit madame D’Aucheron… vous avez donc du chagrin, vous aussi ?

— C’est de joie, répondit le jeune ministre… je ne suis plus orphelin… j’ai retrouvé ma mère…

— Votre mère ?… vous l’aviez perdue ?…

— Je l’ai retrouvée, s’écria-t-il, en enveloppant de ses bras la pauvre femme tout étonnée, c’est vous… c’est vous !… je suis l’enfant que vous avez mis au monde en revenant des Montagnes Rocheuses, à St Jean d’Iberville, il y a vingt trois ans !

Madame D’Aucheron poussa un cri, puis fondit en larmes…

Monsieur D’Aucheron, qui entrait au même instant, vit le jeune ministre et sa mère serrés l’un contre l’autre dans un étroit embrassement… Il ne savait rien encore. Le sang reflua vers son cœur, il pâlit, la colère s’alluma dans son âme. Il était armé.

— Misérables ! s’écria-t-il.

Un éclair jaillit et le garçon d’Elmire Audet roula sur les tapis soyeux, comme une fleur qui se détache de sa tige.

Madame D’Aucheron se leva tout effrayée, toute désespérée. Elle était belle à voir dans sa douleur de mère…

— Mon enfant ! s’écria-t-elle ! mon fils !… Vous me l’avez tué !… Ah !… tuez-moi ! tuez-moi, je vous en prie !…

Puis elle se jeta sur le corps ensanglanté du jeune ministre, s’efforçant de le rappeler à la vie, par les paroles les plus douces que les lèvres d’une mère puissent prononcer…

Il ne l’entendait plus ; il était mort.

D’Aucheron, terrifié, regardait debout, immobile, le lamentable spectacle…

Alors quelques amis se présentèrent. Le procès venait de se terminer et ils accouraient annoncer à D’Aucheron que M. Le Pêcheur était l’enfant de sa femme. Ils s’arrêtèrent stupéfiés en face du tableau sanglant que présentait le salon… D’Aucheron raconta ce qui venait de se passer. Madame D’Aucheron criait toujours :

— Mon enfant ! mon fils !… ah ! tuez-moi !…

C’était vraiment une scène à fendre l’âme, et tout le monde se mit à pleurer. On apprit dans la ville la mort tragique de l’honorable M. Le Pêcheur en même temps que le secret de sa naissance…

XXII

Le printemps arrivait avec ses brises tièdes, ses volées harmonieuses d’oiseaux voyageurs, le murmure des eaux qui reprenaient leurs courses vagabondes, les épanouissements des boutons sur les branches, les effluves d’amour dans les airs ensoleillés. La Longue Chevelure songeait maintenant à retourner dans les lointaines contrées d’où il venait. Il irait revoir encore l’humble tombeau de sa femme dans les solitudes des Montagnes Rocheuses. Il voulut avant son départ, se rendre à St. Raymond pour dire adieu à la maison hospitalière de Rodolphe. Le jeune médecin se livrait à l’étude avec une ardeur de plus en plus grande. L’amour de la science, le désir de savoir, la noble ambition de protéger la vie de ses semblables le consolaient un peu de l’amour perdu et du bonheur envolé. Il cherchait l’oubli de sa peine dans le travail et le bien, comme d’autres le cherchent dans le mal et l’oisiveté.

Madame Villor sentait ses forces revenir. Le printemps la ramenait comme il ramène tout. Un soir, tout à coup, elle recouvra complètement l’usage de la parole. Ce furent des cris de joie dans la famille. On remercia le Seigneur à genoux. La Longue Chevelure entra un instant après. Il leva les mains au ciel et poussa une exclamation de surprise en voyant la malade s’approcher et lui souhaiter le bon jour.

— Dieu s’est montré miséricordieux envers moi, dit-elle ; il est juste, et c’est vous, sans doute, que sa bonté veut atteindre. Asseyez-vous là, je vais vous parler de votre enfant.

Leroyer se prit à trembler comme s’il eut été saisi de frayeur. C’était la joie et l’espérance.

— Vous le savez, continua madame Villor, je suis la sœur de Léon Houde, l’un des voyageurs que vous avez autrefois arrachés à la mort. Il fut blessé en défendant votre femme. Les sauvages jetèrent votre petite fille dans un torrent et lui, malgré leurs clameurs et leurs flèches, il se précipita et réussit à la sauver. Il l’apporta à son foyer. Il y avait une somme considérable dans les langes de l’enfant ; il confia cette somme à un notaire de ses amis, pour qu’il la fît fructifier. Elle fut perdue. Mon frère mourut peu de temps après et sa femme le suivit aussitôt dans la tombe. La petite fille fut envoyée dans un hospice. Ce fut le docteur Grenier, un ami de mon défunt mari, qui se chargea de la conduire à Québec et de la mettre entre les mains des sœurs de la Charité. C’est-à-dire non, ce n’est pas lui-même qui la porta chez les Sœurs, mais un de ses parents, un homme de la plus haute respectabilité, m’a-t-il assuré, alors, en toute franchise. Sachant la petite dans un couvent, sous l’œil des bonnes sœurs et de Dieu, je n’ai plus eu d’inquiétudes à son sujet, et,… je dois l’avouer, je ne m’en suis pas occupée davantage. Si j’avais su ! Si j’avais pu prévoir !…

Elle s’arrêta suffoquée par les émotions.

— Mon enfant ! ma petite Estellina, disait la Longue chevelure, dans son transport, vais-je enfin la retrouver ?… j’ai peur ! j’ai peur qu’elle fuie encore, qu’elle fuie toujours, comme l’oiseau dont le nid a été détruit par la foudre !… Et moi qui m’en allais désespéré !… Ah ! mon âme a manqué de confiance en Dieu…

Madame Villor alla prendre, dans une petite botte en fer blanc verni, un papier qu’elle remit au sioux.

— Un jour j’ai reçu ce billet, dit-elle, voulez-vous le voir ?

Leroyer prit le papier d’une main tremblante et se mit à lire :

Madame,

Vous êtes la sœur d’un homme qui fut mon ami, c’est à vous que je demanderai pardon, puisque cet homme et sa digne femme ne sont plus. Je serai bref, car mes forces s’en vont. Je vais mourir… je me meurs… Les 5,000 dollars de la petite indienne n’ont pas été perdus, comme je l’ai faussement attesté ; je les ai gardés… j’ai chargé mon gendre de tout remettre à l’enfant, si on la trouvait, capital et intérêts. À l’enfant, ou aux siens, ou aux hospices de la charité… Voyez à ce que mes volontés dernières soient exécutées. Mon gendre se nomme Louis Sougrain… que Dieu me fasse miséricorde !…

Il n’y avait pas de signature. Un oubli du mourant.

— Sougrain ! Sougrain ! disaient toutes les personnes… Il faut que ce soit Sougraine, le notaire Sougraine… Si c’était lui ? Vilbertin ?…

La Longue Chevelure regarda madame Villor d’une singulière façon.

— Vous êtes désireux de savoir, devina-t-elle, si les volontés du mourant ont été accomplies. L’héritier du notaire infidèle est parti pour les États-Unis peu de temps après la mort de son beau-père. Il a méprisé les prières du mourant. Il a gardé l’argent sans doute…

— Le notaire Vilbertin est riche, très riche, observa Rodolphe…

Madame Villor reprit :

— Au moment où je me proposais de vous révéler ce que vous venez d’entendre, j’ai reçu cet autre billet. J’ai eu peur, car la première lettre n’étant pas signée, ne pouvait me servir de preuve. La peur m’a causé le mal que vous savez, et dont le Seigneur m’a enfin délivrée.

Ce nouveau billet, c’était la lettre menaçante que l’on a vue déjà. Elle venait de Vilbertin. Il savait, le rusé notaire, que son beau-père avait écrit à la sœur de Léon Houde pour lui déclarer ses dernières volontés et lui demander pardon. C’est cet écrit que le mourant lui avait montré. Il croyait bien faire, il donna l’éveil au coquin qui laissa le pays immédiatement.

— Il est certain, dit Rodolphe, que Sougrain, Sougraine et Vilbertin ne sont qu’une seule et même personne. Allons le voir. Le misérable, il faudra bien qu’il parle.

— C’est vrai, soupira la Longue chevelure, mais tout cela n’a rapport qu’à l’argent et m’intéresse peu. C’est mon enfant que je veux retrouver… ma pauvre Estellina !

XXIII

Le même jour une voiture s’arrêtait à la porte de l’étude de maître Vilbertin. Le cheval était essoufflé, chaud, enveloppé d’une buée de vapeur tiède. Il avait dévoré le chemin. C’est que Rodolphe et la Longue chevelure avaient hâte d’arriver. Le notaire ouvrait la porte pour mettre dehors son ex-ami D’Aucheron.

— Va-t-en au diable ! criait-il, et crève comme un chien !

D’Aucheron était ruiné. Il partit pour ne jamais revenir. On dit qu’il est aujourd’hui dans un ermitage, en pays étranger. Il aurait cherché auprès de Dieu des consolations que le monde ne sait point donner. Il ne fut pas mis en accusation pour le meurtre de M. Le Pêcheur. L’erreur était évidente…

Disons tout de suite, puisque nous arrivons au terme de notre récit, que madame D’Aucheron est entrée, après le départ de son mari, chez les pénitentes du Bon Pasteur. Elle est un modèle de douceur et de soumission. Rien ne pourrait l’arracher au refuge béni où la tempête l’a poussée.

Pourquoi ces naufragés de la vertu trouvent-ils un port où s’abriter, pendant que tant d’autres sont engloutis tout à coup, dans les abîmes ?… Secret de Dieu. Pourtant la miséricorde du Ciel est infinie et sa justice est éternelle… Mais on ne sait pas le secret des cœurs, les rayonnements de la Foi dans l’ombre, la puissance de la prière. Il se fait, en faveur de certaines âmes, un travail mystérieux et puissant qui échappe à notre attention, mais non pas à l’œil de Dieu…

Sougraine, effrayé des coups qui frappaient ses enfants, effrayé de la solitude qui se faisait autour de lui, pleurant ses fautes inutiles ou ses espérances effondrées, prit sa carabine fidèle et s’enfonça dans les forêts.

Rodolphe et son compagnon entrèrent chez le notaire Vilbertin. Le notaire ne leur offrit pas de sièges. Il leur demanda rudement ce qu’ils désiraient.

— Mon enfant ! répondit brusquement le sioux.

— Je ne vous comprends pas, répliqua le notaire, un peu décontenancé.

— Vous êtes M. Louis Sougraine dit Vilbertin ? reprit l’indien.

— Oui. Et vous, vous êtes la Longue chevelure dit Leroyer ?…

— Et le père d’une petite fille dont vous détenez la dot injustement et contre la volonté sacrée d’un mourant.

Ce fut un coup de foudre. Le notaire ne s’attendait pas à cela. Pourtant il ramassa ses forces et voulut lutter.

— J’ai des preuves, reprit la Longue chevelure et je vais vous faire rendre gorge. Si vous avez oublié les recommandations de votre beau-père, je vous en ferai souvenir…

— Connaissez-vous le misérable qui a écrit ce papier ? demanda à son tour Rodolphe, en dépliant le billet que l’on connaît déjà.

— Non, répondit le notaire, je ne le connais pas.

— Vous faites mieux d’avouer, continua Rodolphe, on ne vous laissera pas en paix, et l’on retracera bien le chemin que vous avez fait pour dépister les recherches.

— Votre beau-père, vous connaissait sans doute, car il a bien pris ses précautions… repartit le sioux. Il a chargé quelqu’un de vous surveiller et de vous forcer à faire la restitution qu’il ne pouvait plus faire, lui ; mais ce que je veux, c’est mon enfant, ajouta-t-il avec douceur ; je n’ai nul besoin de l’argent que vous avez reçu, je ne veux pas qu’il en soit question, je suis riche, très-riche.

Le notaire essaya de nier encore, mais devant les promesses formelles de la Longue chevelure et de Rodolphe, qu’il ne serait nullement inquiété au sujet de l’argent, s’il aidait à retrouver l’enfant ; devant l’espérance d’arracher encore quelque chose à la reconnaissance du généreux indien, il consentit à parler.

— J’ai passé quelques mois aux États-Unis, avoua-t-il, et je suis ensuite venu demeurer à Québec. Je ne me suis jamais occupé de l’enfant… je ne sais pas où elle est… je ne l’ai jamais vue…

— Ô mon enfant ! mon enfant ! soupirait la Longue chevelure… si je la trouve, je vous récompenserai bien.

Le notaire était presque ému. Il pensait.

— Comme cela tourne bien ! Après tout, l’argent console de l’amour quelquefois… Si je pouvais l’oublier, elle, je serais encore heureux… L’oublier ! l’oublier !…

Rodolphe dit :

— Si nous allions voir le père Duplessis, c’est un homme de bons conseils…

— Je le veux bien, répondit Leroyer. Venez avec nous, monsieur Vilbertin.

Le père Duplessis était en tête à tête avec Horace, un gai compagnon des âges passés qui ne vieillit pas. Il fut enchanté de la visite, enchanté, mais presque stupéfait. Ce qui l’étonnait, c’était de voir ensemble Rodolphe et le notaire. Après tout, se dit-il, sage ennemi vaut mieux que fol ami.

Le jeune docteur prit la parole et annonça la guérison de sa tante, puis il exposa ce qu’elle avait raconté au sujet de la petite fille de la Longue chevelure. Il fut assez délicat pour ne pas faire allusion à l’argent. Le notaire était tout surpris d’une si haute indulgence ; il n’en suait pas moins à grosses gouttes, tant il avait peur.

— Attendez donc ! fit Duplessis, attendez donc !… est-ce que… ? Ah ! par exemple, ce serait bien drôle…

Et sa figure honnête s’illuminait des rayons de l’espoir.

La Longue chevelure éprouvait des tressaillements indicibles et s’enivrait de ses paroles comme d’une liqueur généreuse.

— Le docteur Grenier, de Lotbinière, reprit le vieillard, en regardant profondément dans le passé, c’est à moi qu’il a confié une petite fille… oui ; c’est à moi…

— À vous ? s’écrièrent les visiteurs au comble de l’étonnement.

— À moi-même, oui, il y a bien vingt et un ou vingt-deux ans de cela… Grenier, c’était mon cousin. J’ai porté la petite, le même jour, chez les Sœurs de la Charité… Je n’ai seulement pas demandé d’où elle venait… Grenier l’apportait, c’était suffisant… Il est bon d’être un peu curieux parfois… La curiosité n’est pas toujours un défaut.

De terribles émotions bouleversaient l’âme de la Longue chevelure pendant ces paroles du vieux professeur.

— Allons vite à l’hospice de la charité, s’écria-t-il, allons vite…

— Sans doute qu’on y va courir, répliqua le père Duplessis. Il faut la retrouver, la petite… il le faut… Imaginez un peu !… Je prends, mon carnet… Tout y est, l’arrivée, le mois, le jour… On a fait les choses régulièrement… Si j’avais su… Mais : avant de juger de tout il faudrait tout connaître. Soyons tranquilles pourtant, quand Dieu donne le mal il donne aussi le remède.

Ils partirent tous quatre en voiture, le sioux, Rodolphe, le notaire et le père Duplessis. En allant ils étaient d’une gaieté folle. Arrivés dans le parloir du couvent, Duplessis, qui était bien connu, demanda à voir la Supérieure. Elle s’empressa d’accourir.

— Il y a vingt et un ans, commença-t-il, on a confié à la charité de votre maison, une petite fille de quelques mois, pensez-vous qu’il soit possible de la retrouver ?

— Je n’étais pas supérieure alors, répondit la religieuse, en souriant, et je n’étais pas ici, même ; mais on peut retrouver cette enfant, je crois, si elle n’est pas morte. Avez-vous quelqu’indication qui nous aiderait à la reconnaître ?

— Non, rien, dit le vieux professeur, si ce n’est la date précise de son entrée.

— C’est quelque chose mais c’est peu, répliqua la religieuse. On la retrouvera cependant si elle peut être retrouvée, continua-t-elle ; je vais ordonner les recherches.

Elle sortit.

La Longue chevelure ne pouvait la première émotion passée, se défendre d’une vague et pénible crainte. Si elle était morte, son enfant… Si l’on ne pouvait la retrouver ?…

La supérieure ne fut pas longtemps absente. On entendit dans les grands couloirs vides, ses pas empressés. C’était comme des coups de marteau dans le cœur du père infortuné. Elle revenait. La porte s’ouvrit.

— Mon Dieu ! soupira Leroyer, que va-t-elle m’apprendre ?…

La bonne religieuse souriait.

— Elle sourit pensèrent les quatre hommes, la nouvelle est bonne ; on va revoir la petite… qui doit être grande.

— Eh bien ? fit la Longue chevelure, d’une voix à peine intelligible à cause de l’émotion.

— Elle est retrouvée, répondit la supérieure.

— Retrouvée !

Ce fut le cri qui s’échappa des quatre poitrines.

La Longue chevelure leva les mains au ciel :

— Mon Dieu, soyez béni ! dit-il… soyez béni !… béni !…

Rodolphe avait des larmes plein les yeux ; le notaire comptait ce que l’heureuse trouvaille pouvait lui rapporter ; Duplessis pensait, lui : quand Dieu envoie le jour, c’est pour tout le monde.

— Où est-elle ? demanda la Longue chevelure, où est-elle ?…

— Ici même, répondit la religieuse ; elle nous a laissées pendant longtemps, mais elle est revenue au bercail.

— Ici ! répétèrent à la fois Leroyer, Duplessis, Rodolphe et le notaire.

— La voici ! fit la supérieure en ouvrant la porte.

Léontine apparut.

— Ma fille ?… elle ?… s’écria la Longue chevelure en se précipitant les bras ouverts au devant de la jeune postulante.

Il la pressa longtemps sur son cœur débordant d’ivresse.

— Léontine ! Léontine ! disait Rodolphe, et il était fou de surprise et de bonheur.

— Elle ! Elle ! rugit le notaire… Ah ! si j’avais su !… si j’avais su !…

Le père Duplessis pensait : Ce ne sont pas les grandes choses qui sont belles, ce sont les belles choses qui sont grandes. »

— Ma fille ! mon Estellina ! disait le sioux, ah ! comme je t’aime !… Il n’était pas vain cet instinct qui me poussait à te protéger… Ah ! comme je t’aime !…

La jeune postulante, tenant ses bras enlacés autour du cou de son père, pleurait, pleurait.

— Je ne vous quitterai plus, dit-elle enfin.

— Ô mon enfant, répondit la Longue chevelure, voici l’homme que tu ne quitteras plus, car il sera ton époux.

Il montrait Rodolphe.

— Malédiction ! hurla le notaire.

Et il tomba sur le parquet comme une machine qui se brise. L’apoplexie l’avait foudroyé.