L’Affaire Lemoine/Par Ernest Renan

Pastiches et MélangesÉditions de la Nouvelle Revue Française (p. 48-58).

VIII

PAR ERNEST RENAN

Si Lemoine avait réellement fabriqué du diamant, il eût sans doute contenté par là, dans une certaine mesure, ce matérialisme grossier avec lequel devra compter de plus en plus celui qui prétend se mêler des affaires de l’humanité ; il n’eût pas donné aux âmes éprises d’idéal cet élément d’exquise spiritualité sur lequel, après si longtemps, nous vivons encore. C’est d’ailleurs ce que paraît avoir compris avec une rare finesse le magistrat qui fut commis pour l’interroger. Chaque fois que Lemoine, avec le sourire que nous pouvons imaginer, lui proposait de venir à Lille, dans son usine, où l’on verrait s’il savait ou non faire du diamant, le juge Le Poittevin, avec un tact exquis, ne le laissait pas poursuivre, lui indiquait d’un mot, parfois d’une plaisanterie un peu vive[1], toujours contenue par un rare sentiment de la mesure, qu’il ne s’agissait pas de cela, que la cause était ailleurs. Rien, du reste, ne nous autorise à affirmer que même à ce moment où se sentant perdu (dès le mois de janvier, la sentence ne faisant plus de doute, l’accusé s’attachait naturellement à la plus fragile planche de salut) Lemoine ait jamais prétendu qu’il savait fabriquer le diamant. Le lieu où il proposait aux experts de les conduire et que les traductions nomment « usine », d’un mot qui a pu prêter au contresens, était situé à l’extrémité de la vallée de plus de trente kilomètres qui se termine à Lille. Même de nos jours, après tous les déboisements qu’elle a subis, c’est un véritable jardin, planté de peupliers et de saules, semé de fontaines et de fleurs. Au plus fort de l’été, la fraîcheur y est délicieuse. Nous avons peine à imaginer aujourd’hui qu’elle a perdu ses bois de châtaigniers, ses bosquets de noisetiers et de vignes, la fertilité qui en faisait au temps de Lemoine un séjour enchanteur. Un Anglais qui vivait à cette époque, John Ruskin, que nous ne lisons malheureusement que dans la traduction d’une platitude pitoyable que Marcel Proust nous en a laissée, vante la grâce de ses peupliers, la fraîcheur glacée de ses sources. Le voyageur sortant à peine des solitudes de la Beauce et de la Sologne, toujours désolées par un implacable soleil, pouvait croire vraiment, quand il voyait étinceler à travers les feuillages leurs eaux transparentes, que quelque génie, touchant le sol de sa baguette magique, en faisait ruisseler à profusion le diamant. Lemoine, probablement, ne voulut jamais dire autre chose. Il semble qu’il ait voulu, non sans finesse, user de tous les délais de la loi française, qui permettaient aisément de prolonger l’instruction jusqu’à la mi-avril, où ce pays est particulièrement délicieux. Aux haies, le lilas, le rosier sauvage, l’épine blanche et rose sont en fleurs et tendent au long de tous les chemins une broderie d’une fraîcheur de tons incomparable, où les diverses espèces d’oiseaux de ce pays viennent mêler leurs chants. Le loriot, la mésange, le rossignol à tête bleue, quelquefois le bengali, se répondent de branche en branche. Les collines, revêtues au loin des fleurs roses des arbres fruitiers, se déploient sur le bleu du ciel avec des courbes d’une délicatesse ravissante. Aux bords des rivières qui sont restées le grand charme de cette région, mais où les scieries entretiennent aujourd’hui à toute heure un bruit insupportable, le silence ne devait être troublé que par le brusque plongeon d’une de ces petites truites dont la chair assez insipide pourtant est pour le paysan picard le plus exquis des régals. Nul doute qu’en quittant la fournaise du Palais de justice, experts et juges n’eussent subi comme les autres l’éternel mirage de ces belles eaux que le soleil à midi vient vraiment diamanter. S’allonger au bord de la rivière, saluer de ses rires une barque dont le sillage raye la soie changeante des eaux, distraire quelques bribes azurées de ce gorgerin de saphir qu’est le col du paon, en poursuivre gaiement de jeunes blanchisseuses jusqu’à leur lavoir en chantant un refrain populaire[2], tremper dans la mousse du savon un pipeau taillé dans le chaume à la façon de la flûte de Pan, y regarder perler des bulles qui unissent les délicieuses couleurs de l’écharpe d’Iris et appeler cela enfiler des perles, former parfois des chœurs en se tenant par la main, écouter chanter le rossignol, voir se lever l’étoile du berger, tels étaient sans doute les plaisirs auxquels Lemoine comptait convier les honorables MM. Le Poittevin, Bordas et consorts, plaisirs d’une race vraiment idéaliste, où tout finit par des chansons, où dès la fin du dix-neuvième siècle la légère ivresse du vin de Champagne paraît trop grossière encore, où l’on ne demande plus la gaieté qu’à la vapeur qui, de profondeurs parfois incalculables, monte à la surface d’une source faiblement minéralisée.

Le nom de Lemoine ne doit pas d’ailleurs nous donner l’idée d’une de ces sévères obédiences ecclésiastiques qui l’eussent rendu lui-même peu accessible à ces impressions d’une poésie enchanteresse. Ce n’était probablement qu’un surnom, comme on en portait souvent alors, peut-être un simple sobriquet que les manières réservées du jeune savant, sa vie peu adonnée aux dissipations mondaines, avaient tout naturellement amené sur les lèvres des personnes frivoles. Au reste il ne semble pas que nous devions attacher beaucoup d’importance à ces surnoms, dont plusieurs paraissent avoir été choisis au hasard, probablement pour distinguer deux personnes qui sans cela eussent risqué d’être confondues. La plus légère nuance, une distinction parfois tout à fait oiseuse, conviennent alors parfaitement au but que l’on se propose. La simple épithète d’aîné, de cadet, ajoutée à un même nom, semblait suffisante. Il est souvent question dans les documents de cette époque d’un certain Coquelin aîné qui paraît avoir été une sorte de personnage proconsulaire, peut-être un riche administrateur à la manière de Crassus ou de Murena. Sans qu’aucun texte certain permette d’affirmer qu’il eût servi en personne, il occupait un rang distingué dans l’ordre de la Légion d’honneur, créé expressément par Napoléon pour récompenser le mérite militaire. Ce surnom d’aîné lui avait peut-être été donné pour le distinguer d’un autre Coquelin, comédien de mérite, appelé Coquelin cadet, sans qu’on puisse savoir s’il existait entre eux une différence d’âge bien réelle. Il semble qu’on ait voulu seulement marquer par là la distance qui existait encore à cette époque entre l’acteur et le politicien, l’homme ayant rempli des charges publiques. Peut-être tout simplement voulait-on éviter une confusion sur les listes électorales.

… Une société où la femme belle, où le noble de naissance pareraient leur corps de vrais diamants serait vouée à une grossièreté irrémédiable. Le mondain, l’homme à qui suffisent le sec bon sens, le brillant tout superficiel que donne l’éducation classique, s’y plairait peut-être. Les âmes vraiment pures, les esprits passionnément attachés au bien et au vrai y éprouveraient une insupportable sensation d’étouffement. De tels usages ont pu exister dans le passé. On ne les reverra plus. À l’époque de Lemoine, selon toute apparence, ils étaient depuis longtemps tombés en désuétude. Le plat recueil de contes sans vraisemblance qui porte le titre de Comédie humaine de Balzac n’est peut-être l’œuvre ni d’un seul homme ni d’une même époque. Pourtant son style informe encore, ses idées tout empreintes d’un absolutisme suranné nous permettent d’en placer la publication deux siècles au moins avant Voltaire. Or, Mme de Beauséant qui, dans ces fictions d’une insipide sécheresse, personnifie la femme parfaitement distinguée, laisse déjà avec mépris aux femmes des financiers enrichis de paraître en public ornées de pierres précieuses. Il est probable qu’au temps de Lemoine la femme soucieuse de plaire se contentait de mêler à sa chevelure des feuillages où tremblait encore quelque goutte de rosée, aussi étincelante que le diamant le plus rare. Dans le centon de poèmes disparates appelé Chansons des rues et des bois, qui est communément attribué à Victor Hugo, quoiqu’il soit probablement un peu postérieur, les mots de diamants, de perles, sont indifféremment employés pour peindre le scintillement des goutelettes qui ruissellent d’une source murmurante, parfois d’une simple ondée. Dans une sorte de petite romance érotique qui rappelle le Cantique des Cantiques, la fiancée dit en propres termes à l’Époux qu’elle ne veut d’autres diamants que les gouttes de la rosée. Nul doute qu’il s’agisse ici d’une coutume généralement admise, non d’une préférence individuelle. Cette dernière hypothèse est, d’ailleurs, exclue d’avance par la parfaite banalité de ces petites pièces qu’on a mises sous le nom d’Hugo en vertu sans doute des mêmes considérations de publicité qui durent décider Cohélet (L’Ecclésiaste) à couvrir du nom respecté de Salomon, fort en vogue à l’époque, ses spirituelles maximes.

Au reste, qu’on apprenne demain à fabriquer le diamant, je serai sans doute une des personnes les moins faites pour attacher à cela une grande importance. Cela tient beaucoup à mon éducation. Ce n’est guère que vers ma quarantième année, aux séances publiques de la Société des Études juives, que j’ai rencontré quelques-unes des personnes capables d’être fortement impressionnées par la nouvelle d’une telle découverte. À Tréguier, chez mes premiers maîtres, plus tard à Issy, à Saint-Sulpice, elle eût été accueillie avec la plus extrême indifférence, peut-être avec un dédain mal dissimulé. Que Lemoine eût ou non trouvé le moyen de faire du diamant, on ne peut imaginer à quel point cela eût peu troublé ma sœur Henriette, mon oncle Pierre, M. Le Hir ou M. Carbon. Au fond, je suis toujours resté sur ce point-là, comme sur bien d’autres, le disciple attardé de saint Tudual et de saint Colomban. Cela m’a souvent conduit à commettre, dans toutes les choses qui regardent le luxe, des naïvetés impardonnables. À mon âge, je ne serais pas capable d’aller acheter seul une bague chez un bijoutier. Ah ! ce n’est pas dans notre Trégorrois que les jeunes filles reçoivent de leur fiancé, comme la Sulamite, des rangs de perles, des colliers de prix, sertis d’argent « vermiculata argento ». Pour moi, les seules pierres précieuses qui seraient encore capables de me faire quitter le Collège de France, malgré mes rhumatismes, et prendre la mer, si seulement un de mes vieux saints bretons consentait à m’emmener sur sa barque apostolique, ce sont celles que les pêcheurs de Saint-Michel-en-Grève aperçoivent parfois au fond des eaux, par les temps calmes, là où s’élevait autrefois la ville d’Ys, enchâssées dans les vitraux de ses cent cathédrales englouties.

… Sans doute des cités comme Paris, Londres, Paris-Plage, Bucarest, ressembleront de moins en moins à la ville qui apparut à l’auteur présumé du IVe Évangile, et qui était bâtie d’émeraude, d’hyacinthe, de béryl, de chrysoprase, et des autres pierres précieuses, avec douze portes formées chacune d’une seule perle fine. Mais l’existence dans une telle ville nous ferait vite bâiller d’ennui, et qui sait si la contemplation incessante d’un décor comme celui où se déroule l’Apocalypse de Jean ne risquerait pas de faire périr brusquement l’univers d’un transport au cerveau ? De plus en plus le « fundabo te in sapphiris et ponam jaspidem propugnacula tua et omnes terminos tuos in lapides desiderabiles » nous apparaîtra comme une simple parole en l’air, comme une promesse qui aura été tenue pour la dernière fois à Saint-Marc de Venise. Il est clair que s’il croyait ne pas devoir s’écarter des principes de l’architecture urbaine tels qu’ils ressortent de la Révélation et s’il prétendait appliquer à la lettre le « Fundamentum primum calcedonius…, duodecimum amethystus », mon éminent ami M. Bouvard risquerait d’ajourner indéfiniment le prolongement du boulevard Haussmann.

Patience donc ! Humanité, patience. Rallume encore demain le four éteint mille fois déjà d’où sortira peut-être un jour le diamant ! Perfectionne, avec une bonne humeur que peut t’envier l’Éternel, le creuset où tu porteras le carbone à des températures inconnues de Lemoine et de Berthelot. Répète inlassablement le sto ad ostium et pulso, sans savoir si jamais une voix te répondra : « Veni, veni, coronaberis ». Ton histoire est désormais entrée dans une voie d’où les sottes fantaisies du vaniteux et de l’aberrant ne réussiront pas à t’écarter. Le jour où Lemoine, par un jeu de mots exquis, a appelé pierres précieuses une simple goutte d’eau qui ne valait que par sa fraîcheur et sa limpidité, la cause de l’idéalisme a été gagnée pour toujours. Il n’a pas fabriqué de diamant : il a mis hors de conteste le prix d’une imagination ardente, de la parfaite simplicité de cœur, choses autrement importantes à l’avenir de la planète. Elles ne perdraient de leur valeur que le jour où une connaissance approfondie des localisations cérébrales et le progrès de la chirurgie encéphalique permettraient d’actionner à coup sûr les rouages infiniment délicats qui mettent en éveil la pudeur, le sentiment inné du beau. Ce jour-là, le libre penseur, l’homme qui se fait une haute idée de la vertu, verrait la valeur sur laquelle il a placé toutes ses espérances subir un irrésistible mouvement de dépréciation. Sans doute, le croyant, qui espère échanger contre une part des félicités éternelles une vertu qu’il a achetée à vil prix avec des indulgences, s’attache désespérément à une thèse insoutenable. Mais il est clair que la vertu du libre penseur ne vaudrait guère davantage le jour où elle résulterait nécessairement du succès d’une opération intracranienne.

Les hommes d’un même temps voient entre les personnalités diverses qui sollicitent tour à tour l’attention publique des différences qu’ils croient énormes et que la postérité n’apercevra pas. Nous sommes tous des esquisses où le génie d’une époque prélude à un chef-d’œuvre qu’il n’exécutera probablement jamais. Pour nous, entre deux personnalités telles que l’honorable M. Denys Cochin et Lemoine les dissemblances sautent aux yeux. Elles échapperaient peut-être aux Sept Dormants, s’ils s’éveillaient une seconde fois du sommeil où ils s’endormirent sous l’empereur Decius et qui ne devait durer que trois cent soixante-douze ans. Le point de vue messianique ne saurait plus être le nôtre. De moins en moins la privation de tel ou tel don de l’esprit nous apparaîtra comme devant mériter les malédictions merveilleuses qu’il a inspirées à l’auteur inconnu du Livre de Job. « Compensation », ce mot, qui domine la philosophie d’Emerson, pourrait bien être le dernier mot de tout jugement sain, le jugement du véritable agnostique. La comtesse de Noailles, si elle est l’auteur des poèmes qui lui sont attribués, a laissé une œuvre extraordinaire, cent fois supérieure au Cohélet, aux chansons de Béranger. Mais quelle fausse position ça devait lui donner dans le monde ! Elle paraît d’ailleurs l’avoir parfaitement compris et avoir mené à la campagne, peut-être non sans quelque ennui[3], une vie entièrement simple et retirée, dans le petit verger qui lui sert habituellement d’interlocuteur. L’excellent chanteur Polin, lui, manque peut-être un peu de métaphysique ; il possède un bien plus précieux mille fois, et que le fils de Sirach ni Jérémie ne connurent jamais : une jovialité délicieuse, exempte de la plus légère trace d’affectation, etc.

  1. Procès, tome II passim, et notamment pays, etc.
  2. Quelques-uns de ces chants d’une délicieuse naïveté nous ont été conservés. C’est généralement une scène empruntée à la vie quotidienne que le chanteur retrace gaiement. Seuls les mots de Zizi Panpan, qui les coupent presque toujours à intervalles réguliers, ne présentent à l’esprit qu’un sens assez vague. C’était sans doute de pures indications rythmiques destinées à marquer la mesure pour une oreille qui eût été sans cela tentée de l’oublier, peut-être même simplement une exclamation admirative, poussée à la vue de l’oiseau de Junon, comme tendrait à le faire croire ces mots plusieurs fois répétés les plumes de paon, qui les suivent à peu d’intervalle.
  3. On peut se demander si cet exil était bien volontaire et s’il ne faut pas plutôt voir là une de ces décisions de l’autorité analogue à celle qui empêchait Mme de Staël de rentrer en France, peut-être en vertu d’une loi dont le texte ne nous est pas parvenu et qui défendait aux femmes d’écrire. Les exclamations mille fois répétées dans ces poèmes avec une insistance si monotone : « Ah ! partir ! ah ! partir ! prendre le train qui siffle en bondissant ! » (Occident.) « Laissez-moi m’en aller, laissez-moi m’en aller. » (Tumulte dans l’aurore.) « Ah ! Laissez-moi partir. » (Les héros.) « Ah ! rentrer dans ma ville, voir la Seine couler entre sa noble rive. Dire à Paris : je viens, je reprends, j’arrive ! » etc., montrent bien qu’elle n’était pas libre de prendre le train. Quelques vers où elle semble s’accommoder de sa solitude : « Et si déjà mon ciel est trop divin pour moi », etc., ont été évidemment ajoutés après coup pour tâcher de désarmer par une soumission apparente les rigueurs de l’Administration.