L’Affaire Lemoine/Dans un feuilleton dramatique de M. Emile Faguet

Pastiches et MélangesÉditions de la Nouvelle Revue Française (p. 44-47).

VII

DANS UN FEUILLETON DRAMATIQUE
DE M. ÉMILE FAGUET

L’auteur de le Détour et de le Marché — c’est à savoir M. Henri Bernstein — vient de faire représenter par les comédiens du Gymnase un drame, ou plutôt un ambigu de tragédie et de vaudeville, qui n’est peut-être pas son Athalie ou son Andromaque, son l’Amour veille ou son les Sentiers de la vertu, mais encore est quelque chose comme son Nicomède, qui n’est point, comme vous avez peut-être ouï-dire, une pièce entièrement méprisable et n’est point tout à fait le déshonneur de l’esprit humain. Tant est que la pièce est allée, je ne dirai pas par-dessus les nues, mais enfin est allée aux nues, où il y a un peu d’exagération, mais d’un succès légitime, comme la pièce de M. Bernstein fourmille d’invraisemblances, mais sur un fonds de vérité. C’est par où l’Affaire Lemoine diffère de la Rafale, et, en général, des tragédies de M. Bernstein, comme aussi d’une bonne moitié des comédies d’Euripide, lesquelles fourmillent de vérités, mais sur un fond d’invraisemblance. De plus c’est la première fois qu’une pièce de M. Bernstein intéresse des personnes, dont il s’était jusqu’ici gardé. Donc, l’escroc Lemoine, voulant faire une dupe avec sa prétendue découverte de la fabrication du diamant, s’adresse… au plus grand propriétaire de mines de diamants du monde. Comme invraisemblance, vous m’avouerez que c’est une assez forte invraisemblance. Et d’une. Au moins, pensez-vous que ce potentat, qui a dans la tête toutes les plus grandes affaires du monde, va envoyer promener Lemoine, comme le prophète Néhémie disait du haut des remparts de Jérusalem à ceux qui lui tendaient une échelle pour descendre : Non possum descendere, magnum opus facio. Ce qui serait parler de cire. Pas du tout, il s’empresse de prendre l’échelle. La seule différence est, qu’au lieu d’en descendre, il y monte. Un peu jeune, ce Werner. Ce n’est pas un rôle pour M. Coquelin le cadet, c’est un rôle pour M. Brûlé. Et de deux. Notez que ce secret, qui n’est naturellement qu’une poudre de perlimpinpin insignifiante, Lemoine ne lui en fait pas cadeau. Il le lui vend deux millions et encore lui fait comprendre que c’est donné :

Admirez mes bontés et le peu qu’on vous vend
Le trésor merveilleux que ma main vous dispense.
Ô grande puissance
De l’orviétan !

Ce qui ne change pas grand’chose, à tout prendre, à l’invraisemblance no 1, mais ne laisse pas d’aggraver considérablement l’invraisemblance no 2. Mais enfin, tout coup vaille ! Mon Dieu, remarquez que jusqu’ici nous suivons l’auteur qui, en somme, est bon dramatiste. On nous dit que Lemoine a découvert le secret de la fabrication du diamant. Nous n’en savons rien, après tout ; on nous le dit, nous voulons bien, nous marchons. Werner, grand connaisseur en diamants, a marché, et Werner, financier retors, a casqué. Nous marchons de plus en plus. Un grand savant anglais, moitié physicien, moitié grand seigneur, un lord anglais, comme dit l’autre (mais non, madame, tous les lords sont Anglais, donc un lord anglais est un pléonasme ; ne recommencez pas, personne ne vous a entendue), jure que Lemoine a vraiment découvert la pierre philosophale. On ne peut pas plus marcher que nous ne marchons. Patatras ! voilà les bijoutiers qui reconnaissent dans les diamants de Lemoine des pierres qu’ils lui ont vendues et qui viennent précisément de la mine de Werner. Un peu gros, cela. Les diamants ont encore les marques qu’y avaient mises les bijoutiers. De plus en plus gros :

Au diamant marqué qui sort ainsi du four,
Je ne reconnais plus l’auteur de le Détour.

Lemoine est arrêté, Werner redemande son argent, le lord anglais ne dit plus mot ; du coup, nous ne marchons plus, et comme toujours, en pareil cas, nous sommes furieux d’avoir marché et nous passons notre mauvaise humeur sur… Parbleu ! l’auteur est là pour quelque chose, je pense. Werner aussitôt demande au juge de faire saisir l’enveloppe où est le fameux secret. Le juge y consent immédiatement. Personne de plus aimable que ce juge. Mais l’avocat de Lemoine dit au juge que la chose est illégale. Le juge renonce aussitôt ; personne de plus versatile que ce juge. Quant à Lemoine, il veut absolument aller se balader avec le juge, les avocats, les experts, etc., jusqu’à Amiens où est son usine, pour leur prouver qu’il sait faire du diamant. Et chaque fois que le juge aimable et versatile lui répète qu’il a escroqué Werner, Lemoine répond : « Laissons ce discours et voyons ma balade. » À quoi le juge pour lui donner la réplique : « La balade, à mon goût, est une chose fade. » Personne de plus versé dans le répertoire moliériste que ce juge. Etc.