L’Affaire Crainquebille (1901)/Chapitre VII

Édouard Pelletan (p. 81-92).

CHAPITRE VII

Les Conséquences.


Et
le vieil homme allait marmonnant :

— Pour sûr que c’est une morue. Et même y a pas plus morue que cette femme-là.

Mais dans le fond de son cœur, ce n’est pas de cela qu’il lui faisait un reproche. Il ne la méprisait pas d’être ce qu’elle était. Il l’en estimait plutôt, la sachant économe et rangée. Autrefois ils causaient tous deux volontiers ensemble. Elle lui parlait de ses parents qui habitaient la campagne.
Et ils formaient tous deux le même vœu de cultiver un petit jardin et d’élever des poules. C’était une bonne cliente. De la voir acheter des choux au petit Martin, un sale coco, un pas grand’chose, il en avait reçu un coup dans l’estomac ; et quand il l’avait vue faisant mine de le mépriser, la moutarde lui avait monté au nez, et dame !

Le pis, c’est qu’elle n’était pas la seule qui le traitât comme un galeux. Personne ne voulait plus le connaître. Tout comme Mme Laure, Mme Cointreau la boulangère, Mme Bayard de l’ « Ange-Gardien » le méprisaient et le repoussaient. Toute la société, quoi.

Alors ! parce qu’on avait été mis pour quinze jours à l’ombre, on n’était plus bon seulement à vendre des poireaux ! Est-ce que c’était juste ? Est-ce qu’il y avait du bon sens à faire mourir de faim un brave homme parce qu’il avait eu des difficultés avec les flics ? S’il ne pouvait plus vendre ses légumes, il n’avait plus qu’à crever.

Comme le vin maltraité, il tournait à l’aigre. Après avoir eu « des mots » avec Mme Laure, il en avait maintenant avec tout le monde. Pour un rien, il disait leur fait aux chalandes, et sans mettre de gants, je vous prie de le croire. Si elles tâtaient un peu longtemps la marchandise, il les appelait proprement râleuses et purées ; pareillement chez le troquet, il engueulait les camarades. Son ami, le marchand de marrons, qui ne le reconnaissait plus, déclarait que ce sacré père Crainquebille était un vrai porc-épic. On ne peut le nier : il devenait incongru, mauvais coucheur, mal embouché, fort en gueule. C’est que, trouvant la société imparfaite, il avait moins de facilité qu’un professeur de l’École des sciences morales et politiques à exprimer ses idées sur les vices du système et sur les réformes nécessaires, et que ses pensées ne se déroulaient pas dans sa tête avec ordre et mesure.

Le malheur le rendait injuste. Il se revanchait sur ceux qui ne lui voulaient pas de mal et quelquefois sur de plus faibles que lui. C’est ainsi qu’il donna une gifle à Alphonse, le petit du marchand de vin, qui lui avait demandé si l’on était bien à l’ombre. Il le gifla et lui dit :

— Sale gosse ! c’est ton père qui devrait être à l’ombre au lieu de s’enrichir à vendre du poison.

Acte et parole qui ne lui faisaient pas honneur ; car, ainsi que le marchand de marrons le lui remontra justement, on ne doit pas battre un enfant, ni lui reprocher son père, qu’il n’a pas choisi.

Il s’était mis à boire. Moins il gagnait d’argent, plus il buvait d’eau-de-vie. Autrefois économe et sobre, il s’émerveillait lui-même de ce changement.

— J’ai jamais été fricoteur, disait-il. Faut croire qu’on devient moins raisonnable en vieillissant.

Parfois il jugeait sévèrement son inconduite et sa paresse :

— Mon vieux Crainquebille, t’es plus bon que pour lever le coude.

Parfois il se trompait lui-même et se persuadait qu’il buvait par besoin :

— Faut comme ça, de temps en temps, que je boive un verre pour me donner des forces et pour me rafraîchir. Sûr que j’ai quelque chose de brûlé dans l’intérieur. Et il y a encore que la boisson comme rafraîchissement.


Souvent il lui arrivait de manquer la criée matinale et il ne se fournissait plus que de marchandise avariée qu’on lui livrait à crédit. Un jour se sentant les jambes molles et le cœur las, il laissa sa voiture dans la remise et passa toute la sainte journée à tourner autour de l’étal de Mme Rose, la tripière, et devant tous les troquets des Halles. Le soir, assis sur un panier, il songea, et il eut conscience de sa déchéance. Il se rappela sa force première et ses antiques travaux, ses longues fatigues et ses gains heureux, ses jours innombrables, égaux et pleins ; les cent pas, la nuit, sur le carreau des Halles, en attendant la criée ; les légumes enlevés par brassées et rangés avec art dans la voiture, le petit noir de la mère Théodore avalé tout chaud d’un coup, au pied levé, les brancards empoignés solidement ; son cri, vigoureux comme le chant du coq, déchirant l’air matinal, sa course par les rues populeuses, toute sa vie innocente et rude de cheval humain, qui, durant un demi-siècle, porta, sur son étal roulant, aux citadins brûlés de veilles et de soucis la fraîche moisson des jardins potagers. Et, secouant la tête, il soupira :

— Non ! j’ai plus le courage que j’avais. Je suis fini. Tant va la cruche à l’eau qu’à la fin elle se casse. Et puis, depuis mon affaire en justice, je n’ai plus le même caractère. Je suis plus le même homme, quoi !

Enfin il était démoralisé. Un homme dans cet état-là, autant dire que c’est un homme par terre et incapable de se relever. Tous les gens qui passent lui pilent dessus.