L’Affaire Crainquebille (1901)/Chapitre VIII

Édouard Pelletan (p. 93-102).

CHAPITRE VIII

Les Dernières Conséquences.



L
a misère vint, la misère noire. Le vieux marchand ambulant, qui rapportait autrefois du faubourg Montmartre les pièces de cent sous à plein sac, maintenant n’avait plus un rond. C’était l’hiver. Expulsé de sa soupente, il coucha sous des charrettes, dans une remise. Les pluies ayant tombé pendant vingt-quatre jours, les égouts débordèrent et la remise fut inondée.

Accroupi dans sa voiture, au-dessus des eaux empoisonnées, en compagnie des araignées, des rats, et des chats faméliques, il songeait dans l’ombre. N’ayant rien mangé de la journée et n’ayant plus pour se couvrir les sacs du marchand de marrons, il se rappela la semaine durant laquelle le gouvernement lui avait donné le vivre et le couvert, dans une chambre bien propre. Il envia le sort des prisonniers, qui ne souffrent ni du froid ni de la faim, et il lui vint une idée :

— Puisque je connais le truc, pourquoi que je m’en servirais pas ?

Il se leva et sortit dans la rue. Il n’était guère plus de onze heures. Il faisait un temps aigre et noir. Une bruine tombait, plus froide et plus pénétrante que la pluie. De rares passants se coulaient au ras des murs.

Crainquebille longea l’église Saint-Eustache et tourna dans la rue Montmartre. Elle était déserte. Un gardien de la paix se tenait planté sur le trottoir, au chevet de l’église, sous un bec de gaz, et l’on voyait, autour de la flamme, tomber une petite

pluie rousse. L’agent la recevait sur son capuchon. Il avait l’air transi, mais soit qu’il préférât la lumière à l’ombre, soit qu’il fût las de marcher, il restait sous son candélabre, et peut-être s’en faisait-il un compagnon, un ami. Cette flamme tremblante était son seul entretien dans la nuit solitaire. Son immobilité ne paraissait pas tout à fait humaine ; le reflet de ses bottes sur le trottoir mouillé, qui semblait un lac, le prolongeait inférieurement et lui donnait de loin l’aspect d’un monstre amphibie, à demi sorti des eaux. De plus près, encapuchonné et armé, il avait l’air monacal et militaire. Les gros traits de son visage, encore grossis par l’ombre du capuchon, étaient paisibles et tristes. Il avait une moustache épaisse, courte et grise. C’était un vieux sergot, un homme d’une quarantaine d’années.

Crainquebille s’approcha doucement de lui et, d’une voix hésitante et faible, lui dit :

— Mort aux vaches !

Puis il attendit l’effet de cette parole consacrée. Mais elle ne fut suivie d’aucun effet. Le sergot resta immobile et muet, les bras croisés sous son manteau court. Ses yeux, grands ouverts et qui luisaient dans l’ombre, regardaient Crainquebille avec tristesse, vigilance et mépris.

Crainquebille étonné, mais gardant encore un

reste de résolution, balbutia :

— Mort aux vaches ! que je vous ai dit.

Il y eut un long silence durant lequel tombait la pluie fine et rousse et régnait l’ombre glaciale. Enfin le sergot parla :

— Ce n’est pas à dire… Pour sûr et certain que ce n’est pas à dire. À votre âge on devrait avoir plus de connaissance… Passez votre chemin.

— Pourquoi que vous m’arrêtez pas ? demanda Crainquebille.

Le sergot secoua la tête sous son capuchon humide :

— S’il fallait empoigner tous les poivrots qui disent ce qui n’est pas à dire, y en aurait de l’ouvrage !… Et de quoi que ça servirait ?

Crainquebille, accablé par ce dédain magnanime, demeura longtemps stupide et muet, les pieds dans le ruisseau. Avant de partir, il essaya de s’expliquer :

— C’était pas pour vous que j’ai dit : « Mort aux vaches ! » C’était pas plus pour l’un que pour l’autre que je l’ai dit. C’était pour une idée.

Le sergot répondit avec une austère douceur :

— Que ce soye pour une idée ou pour autre chose, ce n’était pas à dire, parce que, quand un homme fait son devoir et qu’il endure bien des souffrances, on ne doit pas l’insulter par des paroles futiles… Je vous réitère de passer votre chemin.

Crainquebille la tête basse et les bras ballants, s’enfonça sous la pluie dans l’ombre.