L’Adolescent (Jean-Christophe)/II Sabine

Paul Ollendorff (Tome 3p. 71-140).

II

SABINE


Dans une aile de la maison, de l’autre côté de la cour, logeait au rez-de-chaussée une jeune femme de vingt ans, veuve depuis quelques mois, avec une petite fille. Madame Sabine Froehlich était aussi locataire du vieux Euler. Elle occupait la boutique qui donnait sur la rue, et elle avait de plus deux chambres sur la cour, avec jouissance d’un petit carré de jardin, séparé de celui des Euler par une simple clôture de fil de fer, où s’enroulait du lierre. On l’y voyait rarement ; l’enfant s’y amusait seule, du matin au soir, à tripoter la terre ; et le jardin poussait comme il voulait, au grand mécontentement du vieux Justus, qui aimait les allées ratissées et le bel ordre dans les parterres. Il avait essayé de faire à sa locataire quelques observations à ce sujet ; mais c’était probablement pour cela qu’elle ne se montrait plus ; et le jardin n’en allait pas mieux.

Madame Froehlich tenait une petite mercerie, qui aurait pu être assez achalandée, grâce à sa situation, dans une rue commerçante, au cœur de la ville ; mais elle ne s’en occupait pas beaucoup plus que du jardin. Au lieu de faire son ménage elle-même, comme il convenait, selon madame Vogel, à une femme qui se respecte, — surtout quand elle n’est pas dans une situation de fortune qui permette, sinon excuse l’oisiveté, — elle avait pris une petite servante, une fille de quinze ans, qui venait quelques heures, le matin, pour faire les chambres et garder le magasin, pendant que la jeune femme s’attardait paresseusement dans son lit, ou à sa toilette.

Christophe l’apercevait parfois, à travers ses carreaux, circulant dans sa chambre, pieds nus, dans sa longue chemise, ou assise pendant des heures en face de son miroir ; car elle était si insouciante, qu’elle oubliait de fermer ses rideaux ; et, quand elle s’en apercevait, elle était si indolente, qu’elle ne prenait pas la peine d’aller les baisser. Christophe, plus pudique qu’elle, s’écartait de sa fenêtre, pour ne pas la gêner ; mais la tentation était forte. En rougissant un peu, il jetait un regard de côté sur les bras nus, un peu maigres, languissamment levés autour des cheveux défaits, les mains jointes derrière la nuque, s’oubliant dans cette pose, jusqu’à ce qu’ils fussent engourdis, et qu’elle les laissât retomber. Christophe se persuadait que c’était par mégarde qu’il voyait en passant cet agréable spectacle, et qu’il n’en était pas troublé dans ses méditations musicales ; mais il y prenait goût, et il finit par perdre autant de temps à regarder madame Sabine, qu’elle en perdait à faire sa toilette. Non pas qu’elle fût coquette : elle était plutôt négligée, à l’ordinaire, et n’apportait pas à sa mise le soin méticuleux qu’y mettaient Amalia ou Rosa. Si elle s’éternisait devant sa table de toilette, c’était pure paresse ; à chaque épingle qu’elle enfonçait, il lui fallait se reposer ensuite de ce grand effort, en se faisant dans le miroir de petites mines dolentes. Elle n’était pas encore tout à fait habillée, à la fin de la journée.

Souvent, la bonne sortait, ayant que Sabine fût prête ; et un client sonnait à la porte du magasin. Elle le laissait sonner et appeler une ou deux fois, avant de se décider à se lever de sa chaise. Elle arrivait, souriante, sans se presser, — sans se presser, cherchait l’article qu’on lui demandait, — et, si elle ne le trouvait pas après quelques recherches, ou même (cela arriva) s’il fallait, pour l’atteindre, se donner trop de peine, transporter par exemple l’échelle d’un bout de la pièce à l’autre, — elle disait tranquillement qu’elle n’avait plus l’objet ; et comme elle ne s’inquiétait pas de mettre à l’avenir un peu plus d’ordre chez elle, ou de renouveler les articles qui manquaient, les clients se lassaient et s’adressaient ailleurs. Sans rancune, du reste. Le moyen de se fâcher avec cette aimable personne, qui parlait d’une voix douce, et ne s’émouvait de rien ! Tout ce qu’on pouvait lui dire lui était indifférent ; et on le sentait si bien, que ceux qui commençaient à se plaindre n’avaient même pas le courage de continuer : ils partaient, répondant par un sourire à son charmant sourire ; mais ils ne revenaient plus. Elle ne s’en troublait point. Elle souriait toujours.

Elle avait l’air d’une petite figure florentine. Les sourcils levés, bien dessinés, des yeux gris à demi ouverts, sous le rideau des cils. La paupière inférieure un peu gonflée, avec un léger pli creusé dessous. Le petit nez délicat se relevait vers le bout par une courbe légère. Une autre petite courbe le séparait de la lèvre supérieure, qui se retroussait au dessus de la bouche entr’ouverte, avec une moue de lassitude souriante. La lèvre inférieure était un peu grosse ; le bas de la figure, rond, avait le sérieux enfantin des petites vierges de Filippo Lippi. Le teint était un peu brouillé, les cheveux brun-clair, des boucles en désordre, et un chignon à la diable. Elle avait un corps menu, aux os délicats, aux mouvements paresseux. Mise sans beaucoup de soin, — une jaquette qui bâillait, des boutons qui manquaient, de vilains souliers usés, l’air un peu souillonnette, — elle charmait par sa grâce juvénile, sa douceur, sa chatterie instinctive. Quand elle venait prendre l’air à la porte de la boutique, les jeunes gens qui passaient la regardaient avec plaisir ; et bien qu’elle ne se souciât point d’eux, elle ne manquait pas de le remarquer. Son regard prenait alors cette expression reconnaissante et joyeuse, qu’ont les yeux de toute femme qui se sent regardée avec sympathie. Il semblait dire :

— Merci !… Encore ! Encore ! Regardez-moi !…

Mais quelque plaisir qu’elle eût à plaire, jamais sa nonchalance n’eût fait le moindre effort pour plaire.

Elle était un objet de scandale pour les Euler-Vogel. Tout en elle les blessait : son indolence, le désordre de sa maison, la négligence de sa toilette, son indifférence polie à leurs observations, son éternel sourire, la sérénité impertinente avec laquelle elle avait accepté la mort de son mari, les indispositions de son enfant, ses mauvaises affaires, les ennuis gros et menus de la vie quotidienne, sans que rien changeât rien à ses chères habitudes, à ses flâneries éternelles, — tout en elle les blessait : et le pire de tout, qu’ainsi faite, elle plaisait. Madame Vogel ne pouvait le lui pardonner. On eût dit que Sabine le fît exprès pour infliger par sa conduite un démenti ironique aux fortes traditions, aux vrais principes, au devoir insipide, au travail sans plaisir, à l’agitation, au bruit, aux querelles, aux lamentations, au pessimisme sain, qui était la raison d’être de la famille Euler, comme de tous les honnêtes gens, et faisait de leur vie un purgatoire anticipé. Qu’une femme qui ne faisait rien et se donnait du bon temps, toute la sainte journée, se permît de les narguer de son calme insolent, tandis qu’ils se tuaient à la peine comme des galériens, — et que, par dessus le marché, le monde lui donnât raison, — cela passait les bornes, c’était à décourager d’être honnête !… Heureusement, Dieu merci ! il y avait encore quelques gens de bon sens sur terre. Madame Vogel se consolait avec eux. On échangeait les observations du jour sur la petite veuve, qu’on épiait à travers ses persiennes. Ces commérages faisaient la joie de la famille, le soir, quand on était réuni à table. Christophe écoutait d’une oreille distraite. Il était si habitué à entendre les Vogel se faire les censeurs de la conduite de leurs voisins, qu’il n’y prêtait plus aucune attention. D’ailleurs, il ne connaissait encore de madame Sabine que sa nuque et ses bras nus, qui, bien qu’assez plaisants, ne lui permettaient pas de se faire une opinion définitive sur sa personne. Il se sentait pourtant plein d’indulgence pour elle ; et, par esprit de contradiction, il lui savait gré surtout de ne point plaire à madame Vogel.


Le soir, après dîner, quand il faisait très chaud, on ne pouvait rester dans la cour étouffante, où le soleil donnait, toute l’après-midi. Le seul endroit de la maison où l’on respirât un peu était le côté de la rue. Euler et son gendre allaient quelquefois s’asseoir sur le pas de leur porte, avec Louisa. Madame Vogel et Rosa n’apparaissaient qu’un instant : elles étaient retenues par les soins du ménage ; madame Vogel mettait son amour-propre à bien montrer qu’elle n’avait pas le temps de flâner ; et elle disait, assez haut pour qu’on l’entendît, que tous ces gens qui étaient là, à bâiller sur leurs portes, sans faire œuvre de leurs dix doigts, lui donnaient sur les nerfs. Ne pouvant — (elle le regrettait) — les forcer à s’occuper, elle prenait le parti de ne pas les voir, et elle rentrait travailler rageusement. Rosa se croyait obligée de l’imiter. Euler et Vogel trouvaient des courants d’air partout, ils craignaient de se refroidir, et remontaient chez eux ; ils se couchaient fort tôt, et se seraient crus perdus s’ils avaient changé la moindre chose à leurs habitudes. À partir de neuf heures, il ne restait plus que Louisa et Christophe. Louisa passait ses journées dans sa chambre ; et, le soir, Christophe s’obligeait, quand il le pouvait, à lui tenir compagnie, pour la forcer à prendre un peu l’air. Seule, elle ne fût point sortie : le bruit de la rue l’effarait. Les enfants se poursuivaient avec des cris aigus. Tous les chiens du quartier y répondaient avec leurs aboiements. On entendait des sons de piano, une clarinette un peu plus loin, et, dans une rue voisine, un cornet à piston. Des voix s’interpellaient. Les gens allaient et venaient par groupes, devant leurs maisons. Louisa se serait crue perdue, si on l’eût laissée seule au milieu de ce tohu-bohu. Mais auprès de son fils, elle y trouvait presque plaisir. Le bruit s’apaisait graduellement. Les enfants et les chiens se couchaient les premiers. Les groupes s’égrenaient. L’air devenait plus pur. Le silence descendait. Louisa racontait de sa voix fluette les petites nouvelles que lui avaient apprises Amalia ou Rosa. Elle n’y trouvait pas un très grand intérêt. Mais elle ne savait de quoi causer avec son fils, et elle éprouvait le besoin de se rapprocher de lui, de dire quelque chose. Christophe, qui le sentait, feignait de s’intéresser à ce qu’elle racontait ; mais il n’écoutait pas. Il s’engourdissait vaguement, et repassait les événements de sa journée.

Un soir qu’ils étaient ainsi, — pendant que sa mère parlait, il vit s’ouvrir la porte de la mercerie voisine. Une forme féminine sortit silencieusement, et s’assit dans la rue. Quelques pas séparaient sa chaise de Louisa. Elle s’était placée dans l’ombre la plus épaisse. Christophe ne pouvait voir son visage ; mais il la reconnaissait. Sa torpeur s’effaça. L’air lui parut plus doux. Louisa ne s’était pas aperçue de la présence de Sabine, et continuait à mi-voix son tranquille bavardage. Christophe l’écoutait mieux, et il éprouvait le besoin d’y mêler ses réflexions, de parler, d’être entendu peut-être. La mince silhouette demeurait sans bouger, un peu affaissée, les jambes légèrement croisées, les mains l’une sur l’autre posées à plat sur ses genoux. Elle regardait devant elle, elle ne semblait rien entendre. Louisa s’assoupissait. Elle rentra. Christophe dit qu’il voulait rester encore un peu.

Il était près de dix heures. La rue s’était vidée. Les derniers voisins rentraient l’un après l’autre. On entendait le bruit des boutiques qui se fermaient. Les vitres éclairées clignaient de l’œil et s’éteignaient. Une ou deux s’attardaient encore : elles moururent. Silence… Ils étaient seuls, ils ne se regardaient pas, ils retenaient leur souffle, ils semblaient ignorer qu’ils étaient l’un près de l’autre. Des champs lointains venait le parfum des prairies fauchées, et, d’un balcon voisin, l’odeur d’un pot de giroflées. L’air était immobile. La Voie Lactée coulait au-dessus de leurs têtes. À droite, Jupiter sanglant. Au-dessus d’une cheminée, le Chariot de David inclinait ses essieux ; dans le pâle ciel vert, ses étoiles fleurissaient comme des marguerites. À l’église de la paroisse, onze heures sonnèrent répétées tout autour par les autres églises, aux voix claires ou rouillées, et, dans l’intérieur des maisons, par les timbres assourdis des pendules, ou par les coucous enroués.

Ils s’éveillèrent brusquement de leur songerie, et se levèrent en même temps. Et, comme ils allaient rentrer, chacun de son côté, tous deux ils se saluèrent de la tête, sans parler. Christophe remonta dans sa chambre. Il alluma sa bougie, s’assit devant sa table, la tête dans ses mains, et resta longtemps sans penser. Puis il soupira, et se coucha.

Le lendemain, en se levant, il s’approcha machinalement de la fenêtre, et regarda du côté de la chambre de Sabine. Mais les rideaux étaient clos. Ils le furent, toute la matinée. Ils le furent toujours depuis.


Christophe proposa à sa mère, le soir suivant, d’aller de nouveau s’asseoir devant la porte de la maison. Il en prit l’habitude. Louisa s’en réjouit ; elle s’inquiétait de le voir s’enfermer dans sa chambre, aussitôt après dîner, fenêtre close, volets clos. — La petite ombre muette ne manqua pas non plus de revenir s’asseoir à sa place accoutumée. Ils se saluaient d’un rapide signe de tête, sans que Louisa s’en aperçût. Christophe causait avec sa mère. Sabine souriait à sa petite fille, qui jouait dans la rue ; vers neuf heures, elle allait la coucher, puis revenait sans bruit. Quand elle tardait un peu, Christophe commençait à craindre qu’elle ne revînt plus. Il guettait les bruits de la maison, les rires de la fillette qui ne voulait pas dormir ; il distinguait le frôlement de la robe de Sabine, avant qu’elle eût paru sur le seuil de la boutique. Alors il détournait les yeux, et parlait à sa mère d’une voix plus animée. Il avait le sentiment parfois que Sabine le regardait. Il jetait de son côté des regards furtifs. Mais jamais leurs yeux ne se rencontraient.

L’enfant servit de lien entre eux. Elle courait dans la rue avec d’autres petits. Ils s’amusaient ensemble à exciter un brave chien débonnaire, qui sommeillait, le museau allongé entre les pattes ; il entr’ouvrait un œil rouge, et poussait à la fin un grognement ennuyé : alors ils se dispersaient, en piaillant d’effroi et de bonheur. La fillette poussait des cris perçants, et regardait derrière elle, comme si elle était poursuivie : elle allait se jeter dans les jambes de Louisa, qui riait affectueusement. Louisa retenait l’enfant, elle la questionnait ; et l’entretien s’engageait avec Sabine. Christophe n’y prenait point part. Il ne parlait pas à Sabine. Sabine ne lui parlait pas. Par une convention tacite, ils feignaient de s’ignorer. Mais il ne perdait pas un mot des propos échangés par dessus sa tête. Son silence paraissait hostile à Louisa. Sabine ne le jugeait pas ainsi ; mais il l’intimidait, et elle se troublait un peu dans ses réponses. Alors elle trouvait une raison pour rentrer.

Pendant toute une semaine, Louisa enrhumée garda la chambre. Christophe et Sabine se trouvèrent seuls. La première fois, ils en furent effrayés. Sabine, pour se donner une contenance, tenait la petite sur ses genoux, et la mangeait de baisers. Christophe gêné ne savait pas s’il devait continuer d’ignorer ce qui se passait auprès de lui. Cela devenait difficile : bien qu’ils ne se fussent pas encore adressé la parole, la connaissance était faite, grâce à Louisa. Il essaya de sortir une ou deux phrases de sa gorge ; mais les sons s’arrêtaient en route. La fillette, une fois de plus, les tira d’embarras. En jouant à cache-cache, elle tournait autour de la chaise de Christophe, qui l’attrapa au passage et l’embrassa. Il n’aimait pas beaucoup les enfants ; mais il éprouvait une douceur singulière à embrasser celle-ci. La petite se débattait, tout occupée de son jeu. Christophe la taquina, elle lui mordit les mains ; il la laissa glisser à terre. Sabine riait. Ils échangèrent, en la regardant, quelques mots insignifiants. Puis Christophe essaya — (il s’y crut obligé) — de lier conversation ; mais il n’avait pas grandes ressources de parole ; et Sabine ne lui facilitait pas la tâche ; elle se contentait de répéter ce qu’il venait de dire :

— Il faisait bon, ce soir.

— Oui, ce soir était excellent.

— On ne respirait pas dans la cour.

— Oui, la cour était étouffante.

L’entretien devenait pénible. Sabine profita de ce qu’il était l’heure de faire rentrer la petite, pour rentrer avec elle ; et elle ne se montra plus.

Christophe craignit qu’elle ne fît de même, les soirs suivants, et qu’elle évitât de se trouver avec lui, tant que Louisa ne serait pas là. Mais ce fut tout le contraire ; et, le lendemain, Sabine essaya de reprendre l’entretien. Elle le faisait par volonté plutôt que par plaisir ; on sentait qu’elle se donnait beaucoup de mal pour trouver des sujets de conversation, et qu’elle s’ennuyait elle-même des questions qu’elle posait : demandes et réponses tombaient au milieu de silences navrants. Christophe se rappelait les premiers tête-à-tête avec Otto ; mais avec Sabine, les sujets étaient plus restreints encore, et elle n’avait pas la patience d’Otto. Quand elle vit le peu de succès de ses tentatives, elle n’insista pas : il fallait se donner trop de mal, cela ne l’intéressait plus. Elle se tut, et il l’imita.

Aussitôt, tout redevint très doux. La nuit reprit son calme, et leur cœur ses pensées. Sabine se balançait lentement sur sa chaise, en rêvant. Christophe rêvait, à ses côtés. Ils ne se disaient rien. Au bout d’une demi-heure, Christophe, se parlant à lui-même, s’extasia à mi-voix sur les effluves grisants apportés par le vent tiède, qui venait de passer sur une charrette de fraises. Sabine répondit deux ou trois mots. Ils se turent de nouveau. Ils savouraient le charme de ces silences indéfinis, de ces mots indifférents. Ils subissaient le même rêve, ils étaient pleins d’une seule pensée ; ils ne savaient point laquelle, ils ne se l’avouaient pas à eux-mêmes. Quand onze heures sonnèrent, ils se quittèrent en souriant.

Le jour d’après, ils ne tentèrent même plus de renouer conversation : ils reprirent leur cher silence. De loin en loin, quelques monosyllabes leur servaient à reconnaître qu’ils pensaient aux mêmes choses.

Sabine se mit à rire :

— Comme c’est mieux, dit-elle, de ne pas se forcer à parler ! On s’y croit obligé, et c’est si ennuyeux !

— Ah ! fit Christophe, d’un ton pénétré, si tout le monde était de votre avis !

Ils rirent tous deux. Ils pensaient à madame Vogel.

— La pauvre femme ! dit Sabine, comme elle est fatigante !

— Elle ne se fatigue jamais, reprit Christophe, d’un air navré.

Sabine s’égaya de son air et de son mot.

— Vous trouvez cela plaisant ? dit-il. Cela vous est bien aisé, à vous. Vous êtes à l’abri.

— Je crois bien, dit Sabine. Je m’enferme à clef chez moi.

Elle avait un petit rire doux, presque silencieux. Christophe l’écoutait, ravi, dans le calme de la nuit. Il aspira l’air frais, avec délices.

— Ah ! que c’est bon de se taire ! fit-il en s’étirant.

— Et que c’est inutile de parler ! dit-elle.

— Oui, dit Christophe, on se comprend si bien !

Ils retombèrent dans leur silence. La nuit les empêchait de se voir. Ils souriaient tous deux.

Pourtant, s’ils sentaient de même, quand ils étaient ensemble, — ou s’ils se l’imaginaient, — ils ne savaient en réalité rien l’un de l’autre. Sabine ne s’en inquiétait aucunement. Christophe était plus curieux. Un soir, il lui demanda :

— Aimez-vous la musique ?

— Non, dit-elle simplement. Elle m’ennuie. Je n’y comprends rien du tout.

Cette franchise le charma. Il était excédé par les mensonges des gens qui se disaient fous de musique et qui mouraient d’ennui, quand ils en entendaient : ce lui semblait presque une vertu de ne pas l’aimer et de le dire. Il s’informa si Sabine lisait.

— Non. D’abord, elle n’avait pas de livres.

Il lui offrit les siens.

— Des livres sérieux ? demanda-t-elle, inquiète.

— Pas de livres sérieux, si elle ne voulait pas. Des poésies.

— Mais ce sont des livres sérieux !

— Des romans, alors.

Elle fit la moue.

— Cela ne l’intéressait pas ?

— Si, cela l’intéressait ; mais c’était toujours trop long ; jamais elle n’avait la patience d’aller jusqu’au bout. Elle oubliait le commencement, elle sautait des chapitres, et elle ne comprenait plus rien. Alors elle jetait le livre.

— Belle preuve d’intérêt !

— Bah ! c’était bien assez pour une histoire pas vraie. Elle réservait son intérêt pour autre chose que pour des livres.

— Pour le théâtre peut-être ?

— Ah ! bien, non !

— Est-ce qu’elle n’y allait pas ?

— Non. Il faisait trop chaud. Il y avait trop de monde. On est bien mieux chez soi. Les lumières font mal aux yeux. Et les acteurs sont si laids !

Là-dessus, il était d’accord avec elle. Mais il y avait encore autre chose au théâtre : les pièces.

— Oui, fit-elle distraitement. Mais je n’ai pas le temps.

— Que pouvez-vous faire du matin jusqu’au soir ?

Elle souriait :

— Il y a tant à faire !

— C’est vrai, dit-il, vous avez votre magasin.

— Oh ! fit-elle tranquillement, cela ne m’occupe pas beaucoup.

— C’est votre fillette alors qui vous prend tout votre temps ?

— Oh ! non, la pauvre petite ! elle est bien sage, elle s’amuse toute seule.

— Alors ?

Il s’excusa de son indiscrétion. Mais elle s’en amusait.

— Il y avait tant, tant de choses !

— Quelles ?

— Elle ne pouvait pas dire. Il y en avait de toutes sortes. Quand ce ne serait que se lever, faire sa toilette, penser au dîner, faire le dîner, manger le dîner, penser au souper, ranger un peu sa chambre… La journée était déjà finie… Et il fallait bien pourtant avoir aussi un peu de temps pour ne rien faire !…

— Et vous ne vous ennuyez pas ?

— Jamais.

— Même quand vous ne faites rien ?

— Surtout quand je ne fais rien. C’est bien plutôt de faire quelque chose, qui m’ennuie.

Ils se regardèrent en riant.

— Que vous êtes heureuse ! dit Christophe. Moi, je ne sais pas ne rien faire.

— Il me semble que vous savez très bien.

— J’apprends depuis quelques jours.

— Eh bien, vous arriverez.

Il avait le cœur paisible et reposé, quand il venait de causer avec elle. Il lui suffisait de la voir. Il se détendait de ses inquiétudes, de ses irritations, de cette angoisse nerveuse qui lui contractait le cœur. Nul trouble quand il lui parlait. Nul trouble quand il songeait à elle. Il n’osait se l’avouer ; mais, dès qu’il était près d’elle, il se sentait pénétré par une torpeur délicieuse, il s’assoupissait presque. Les nuits, il dormait comme il n’avait jamais dormi.


En revenant de son travail, il jetait un coup d’œil dans l’intérieur de la boutique. Il était rare qu’il ne vît pas Sabine. Ils se saluaient en souriant. Parfois, elle était sur le seuil, et ils échangeaient quelques mots ; ou bien il entr’ouvrait la porte, il appelait la petite, et lui glissait dans la main un cornet de bonbons.

Un jour, il se décida à entrer. Il prétendit avoir besoin de boutons pour son veston. Elle se mit à en chercher ; mais elle ne les trouva pas. Tous les boutons étaient mêlés : impossible de s’y reconnaître. Elle était un peu ennuyée qu’il vît ce désordre. Lui s’en divertissait, et se penchait curieusement pour mieux voir.

— Non ! fit-elle, en tâchant de cacher les tiroirs avec ses mains. Ne regardez pas ! C’est un fouillis…

Elle se remit à chercher. Mais Christophe la gênait. Elle se dépita, et repoussant le tiroir :

— Je ne trouve pas, dit-elle. Allez donc chez Lisi, dans la rue à côté. Elle en a sûrement. Elle a tout ce qu’on veut.

Il rit de cette façon de faire des affaires.

— Est-ce que vous lui envoyez ainsi tous vos clients ?

— Ma foi, ce n’est pas la première fois, répondit-elle gaiement.

Elle avait pourtant un peu honte.

— C’est trop ennuyeux de ranger, reprit-elle. Je remets de jour en jour pour le faire… Mais je le ferai sûrement demain.

— Voulez-vous que je vous aide ? dit Christophe.

Elle refusa. Elle eût bien voulu accepter ; mais elle n’osait pas, à cause des commérages. Et puis, cela l’humiliait.

Ils continuèrent à causer.

— Et vos boutons ? dit-elle à Christophe, après un moment. Vous n’allez pas chez Lisi ?

— Jamais de la vie, dit Christophe. J’attendrai que vous ayez rangé.

— Oh ! dit Sabine, qui avait déjà oublié ce qu’elle venait de dire, n’attendez pas si longtemps !

Ce cri du cœur les mit en joie.

Christophe s’approcha du tiroir qu’elle avait repoussé :

— Laissez-moi chercher, voulez-vous ?

Elle courut à lui pour l’empêcher :

— Non, non, je vous en prie, je suis sûre que je n’ai pas…

— Je parie que vous l’avez.

Du premier coup, il ramena, triomphant, le bouton qu’il voulait. Il lui en fallait d’autres. Il voulut continuer de fouiller ; mais elle lui arracha la boîte des mains, et, se piquant d’amour-propre, elle se mit elle-même à chercher.

Le jour baissait. Elle s’approcha de la fenêtre. Christophe s’assit à quelques pas ; la fillette grimpa sur ses genoux. Il feignait d’écouter son verbiage, et y répondait distraitement. Il regardait Sabine, qui se savait regardée. Elle se penchait sur la boîte. Il apercevait sa nuque et un peu de sa joue. — Et tandis qu’il la regardait, il vit qu’elle rougissait. Et il rougit aussi.

L’enfant parlait toujours. Personne ne lui répondait. Sabine ne bougeait plus. Christophe ne voyait pas ce qu’elle faisait : il était sûr qu’elle ne faisait rien, elle ne regardait même pas la boîte qu’elle tenait. Le silence se prolongeait. La petite fille inquiète se laissa glisser des genoux de Christophe :

— Pourquoi vous ne dites plus rien ?

Sabine se retourna brusquement, et la serra dans ses bras. La boîte se répandit par terre ; la petite poussa des cris de joie, elle courut à quatre pattes à la poursuite des boutons qui roulaient sous les meubles. Sabine revint près de la fenêtre, et appuya son visage contre les carreaux. Elle semblait s’absorber dans la vue du dehors.

— Adieu, dit Christophe, troublé.

Elle ne bougea point la tête, et dit tout bas :

— Adieu.


L’après-midi, le dimanche, la maison restait vide. Toute la famille se rendait à l’église, et entendait les vêpres. Sabine n’y allait point. Christophe, en plaisantant, lui en fit des reproches, une fois qu’il l’aperçut assise devant sa porte, dans le petit jardin, tandis que les belles cloches s’égosillaient à l’appeler. Elle répondit sur le même ton que la messe seule était obligatoire ; les vêpres ne l’étaient pas : il était donc inutile, et même un peu indiscret, de faire excès de zèle ; et elle aimait à penser qu’au lieu de lui en vouloir, Dieu lui en saurait gré.

— Vous faites Dieu à votre image, dit Christophe.

— Cela m’ennuierait tant à sa place ! fit-elle d’un ton convaincu.

— Vous ne vous occuperiez pas souvent du monde, si vous étiez à sa place.

— Tout ce que je lui demanderais, c’est qu’il ne s’occupât pas de moi.

— Cela n’en irait peut-être pas plus mal, dit Christophe.

— Chut ! s’écria Sabine, nous disons des impiétés !

— Je ne vois pas l’impiété qu’il y a à dire que Dieu vous ressemble. Je suis sûr qu’il est flatté.

— Voulez-vous vous taire ! dit Sabine, moitié riant, moitié fâchée. Elle commençait à craindre que Dieu se scandalisât. Elle se hâta de détourner la conversation.

— Et puis, dit-elle, c’est le seul moment de la semaine, où l’on peut jouir en paix du jardin.

— Oui, dit Christophe. Ils ne sont pas là.

Ils se regardèrent.

— Quel silence ! fit Sabine. On n’est pas habitué… On ne sait plus où on est…

— Oh ! cria brusquement Christophe avec colère, il y a des jours où j’ai envie de l’étrangler !

Il n’était pas besoin d’expliquer de qui il voulait parler.

— Et les autres ? demanda Sabine gaiement.

— C’est vrai, dit Christophe, découragé. Il y a Rosa.

— Pauvre petite ! dit Sabine.

Ils se turent.

— Si c’était toujours comme c’est maintenant !… soupira Christophe.

Elle leva vers lui ses yeux riants, puis les baissa de nouveau. Il s’aperçut qu’elle travaillait.

— Que faites-vous là ? demanda-t-il.

(Il était séparé d’elle par le rideau de lierre tendu entre les deux jardins).

— Vous voyez bien, dit-elle, en levant une écuelle qu’elle tenait sur ses genoux ; j’écosse des petits pois.

Elle poussa un gros soupir.

— Mais ce n’est pas désagréable ! dit-il en riant.

— Oh ! répondit-elle, c’est mourant, d’avoir à s’occuper toujours de son dîner !

— Je parie, dit-il, que si c’était possible, vous vous passeriez de dîner, plutôt que d’avoir l’ennui de le préparer.

— Bien sûr ! s’écria-t-elle.

— Attendez ! Je vais vous aider.

Il enjamba la clôture, et vint près d’elle.

Elle était assise sur une chaise, à l’entrée de sa maison. Il s’assit sur une marche, à ses pieds. Dans les plis de sa robe ramassés sur son ventre, il puisait des poignées de gousses vertes ; et il versait les petites balles rondes dans l’écuelle posée entre les genoux de Sabine. Il regardait à terre. Il voyait les bas noirs de Sabine, qui moulaient ses chevilles et ses pieds, dont l’un sortait à demi de l’un de ses souliers. Il n’osait lever les yeux vers elle.

L’air était lourd. Le ciel était très blanc, très bas, sans un souffle. Aucune feuille ne bougeait. Le jardin était clos de grands murs : le monde finissait là.

L’enfant était sortie avec une voisine. Ils étaient seuls. Ils ne se disaient rien. Ils ne pouvaient plus rien dire. Sans voir, il prenait sur les genoux de Sabine d’autres poignées de petits pois ; ses doigts tremblaient en la touchant : ils rencontrèrent, au milieu des gousses fraîches et lisses, les doigts de Sabine qui tremblaient. Ils ne purent plus continuer. Ils restèrent immobiles, ne se regardant pas : elle, renversée sur sa chaise, la bouche entr’ouverte, les bras pendants ; lui, assis à ses pieds, adossé contre elle ; il sentait le long de son épaule et de son bras la tiédeur de la jambe de Sabine. Ils étaient haletants. Christophe appuyait ses mains contre la pierre, pour les rafraîchir : une de ses mains frôla le pied de Sabine, sorti de son soulier, et resta posée sur lui, ne put se détacher. Un frisson les parcourut. Ils étaient près du vertige. La main de Christophe serrait les doigts menus du petit pied de Sabine. Sabine, moite et glacée, se penchait vers Christophe…

Des voix connues les arrachèrent à cette ivresse. Ils tressaillirent. Christophe se releva d’un bond, et repassa la barrière. Sabine ramassa les épluchures dans sa robe, et regagna la maison. De la cour, il se retourna. Elle était sur le seuil. Ils se regardèrent. Des gouttelettes de pluie commençaient à faire sonner les feuilles des arbres… Elle referma sa porte. Madame Vogel et Rosa rentraient… Il remonta chez lui…

Comme le jour jaunâtre s’éteignait, noyé dans des torrents de pluie, il se leva de sa table, mû par une impulsion irrésistible ; il courut à sa fenêtre fermée, et il tendit les bras vers la fenêtre d’en face. Au même moment, à la fenêtre d’en face, derrière les vitres closes, dans la demi-ombre de la chambre, il vit — il crut voir — Sabine qui lui tendait les bras.

Il se précipita hors de chez lui. Il descendit l’escalier. Il courut à la barrière du jardin. Au risque d’être vu, il allait la franchir. Mais, comme il regardait la fenêtre où elle lui était apparue, il vit que tous les volets étaient fermés. La maison semblait endormie. Il hésita à continuer. Le vieux Euler, qui allait à sa cave, l’aperçut et l’appela. Il revint sur ses pas. Il crut avoir rêvé.


Rosa ne fut pas longtemps sans s’apercevoir de ce qui se passait. Elle était sans défiance, et elle ne savait pas encore ce que c’était qu’un sentiment jaloux. Elle était prête à tout donner, et ne demandait rien en échange. Mais si elle se résignait mélancoliquement à ce que Christophe ne l’aimât point, elle n’avait jamais envisagé la possibilité que Christophe aimât une autre.

Un soir, après dîner, elle venait de terminer une ennuyeuse tapisserie, à laquelle elle travaillait depuis des mois. Elle se sentit heureuse, et elle eut envie de s’émanciper un peu, pour une fois, d’aller causer avec Christophe. Elle profita de ce que sa mère avait le dos tourné, pour s’esquiver de la chambre. Elle se glissa hors de la maison, comme un écolier en faute. Elle se réjouissait de confondre Christophe, qui avait affirmé dédaigneusement qu’elle ne finirait jamais son travail. Elle s’amusait de le surprendre dans la rue. La pauvre petite avait beau connaître les sentiments de Christophe à son égard ; elle était toujours disposée à juger du plaisir que les autres devaient avoir à la rencontrer, d’après celui qu’elle éprouvait en les voyant.

Elle sortit. Devant la maison, comme d’habitude, Christophe et Sabine étaient assis. Le cœur de Rosa se serra. Pourtant elle ne s’arrêta pas à cette impression irraisonnée ; et gaiement, elle interpella Christophe. Le bruit de sa voix aiguë, dans le silence de la nuit, produisit sur Christophe l’effet d’une fausse note. Il tressaillit sur sa chaise, et grimaça de colère. Rosa lui agitait triomphalement sa tapisserie sous le nez. Christophe la repoussa avec impatience.

— Elle est finie, finie ! insistait Rosa.

— Eh bien, allez en commencer une autre ! dit sèchement Christophe.

Rosa fut consternée. Toute sa joie était tombée.

Christophe continua méchamment :

— Et quand vous en aurez fait trente, quand vous serez bien vieille, vous pourrez au moins vous dire que vous n’avez pas perdu votre vie !

Rosa avait envie de pleurer :

— Mon Dieu ! comme vous êtes méchant, Christophe ! dit-elle.

Christophe eut honte, et lui dit quelques mots d’amitié. Elle se contentait de si peu, qu’elle retrouva aussitôt sa confiance ; et elle repartit de plus belle dans son bruyant bavardage ; elle ne pouvait parler bas, elle criait à tue-tête, suivant l’habitude de la maison. Malgré tous ses efforts, Christophe ne put cacher sa mauvaise humeur. Il répondit d’abord quelques monosyllabes irrités ; puis il ne répondit rien, il tourna le dos, et s’agitait sur sa chaise, en grinçant des dents, à ses notes de crécelle. Rosa voyait qu’elle l’impatientait, elle savait qu’elle devait se taire ; mais elle n’en continuait que plus fort. Sabine, silencieuse, dans l’ombre, à quelques pas, assistait à la scène avec une impassibilité ironique. Puis, lassée, et sentant que la soirée était perdue, elle se leva et rentra. Christophe ne s’aperçut de son départ que quand elle n’était plus là. Il se leva aussitôt et, sans même s’excuser, il disparut de son côté, avec un sec bonsoir.

Rosa, restée seule dans la rue, regardait, atterrée, la porte par où il venait de rentrer. Les larmes la gagnaient. Elle revint précipitamment, remonta chez elle, sans faire de bruit, pour ne pas avoir à parler à sa mère, se déshabilla en toute hâte, et, une fois dans son lit, enfoncée sous ses draps, elle sanglota. Elle ne cherchait pas à réfléchir sur ce qui s’était passé ; elle ne se demandait pas si Christophe aimait Sabine, si Christophe et Sabine ne pouvaient la souffrir ; elle savait que tout était perdu, que la vie n’avait plus de sens, qu’il ne lui restait qu’à mourir.

Le lendemain matin, la réflexion lui revint avec l’éternel et décevant espoir. En repassant les événements de la veille, elle se persuada qu’elle avait eu tort de leur attribuer cette importance. Sans doute, Christophe ne l’aimait pas ; elle s’y résignait, gardant au fond du cœur la pensée inavouée qu’elle finirait par se faire aimer, à force de l’aimer. Mais où avait-elle pris qu’il y eût quelque chose entre Sabine et lui ? Comment aurait-il pu aimer, intelligent comme il était, une petite personne, dont l’insignifiance et la médiocrité frappaient les yeux de tous ? Elle se sentit rassurée, — et n’en commença pas moins à surveiller Christophe. Elle ne vit rien, de tout le jour, puisqu’il n’y avait rien à voir ; mais Christophe, qui la vit en revanche rôder tout le jour autour de lui, sans s’expliquer pourquoi, en conçut une irritation singulière. Elle y mit le comble, le soir, quand elle reparut et s’installa décidément à côté d’eux, dans la rue. Ce fut une réédition de la scène de la veille : Rosa seule parla. Mais Sabine n’attendit pas aussi longtemps, pour retourner chez elle ; et Christophe l’imita. Rosa ne pouvait plus se dissimuler que sa présence était importune ; mais la malheureuse fille tâchait de se duper. Elle ne voyait pas qu’elle ne pouvait rien faire de pis, que de chercher à s’imposer ; et, avec sa maladresse habituelle, elle continua, les jours suivants.

Le lendemain, Christophe, flanqué de Rosa, attendit vainement que Sabine parût.

Le surlendemain, Rosa se trouva seule. Ils avaient renoncé à lutter. Mais elle n’y gagnait rien, que la rancune de Christophe, furieux d’être privé de ses chères soirées, son unique bonheur. Il lui pardonnait d’autant moins, qu’absorbé par ses propres sentiments, il ne se fût jamais avisé de deviner ceux de Rosa.

Il y avait beau temps que Sabine les connaissait : elle savait que Rosa était jalouse, avant même de savoir si elle-même était amoureuse ; mais elle n’en disait rien ; et, avec la cruauté naturelle de toute jolie femme, qui se sait sûre de la victoire, elle assistait, silencieuse et narquoise, aux efforts inutiles de sa maladroite rivale.


Rosa, restée maîtresse du champ de bataille, contemplait piteusement le résultat de sa tactique. Le mieux était pour elle de ne pas s’obstiner, et de laisser en paix Christophe, au moins pour le moment : ce fut donc ce qu’elle ne fit pas ; et comme le pis qu’elle pût faire, c’était de lui parler de Sabine, ce fut justement ce qu’elle fit.

Le cœur battant, elle lui dit timidement, pour connaître sa pensée, que Sabine était jolie. Christophe répliqua sèchement qu’elle était très jolie. Et bien que Rosa eût prévu la réponse qu’elle s’attirait, elle en reçut un coup au cœur, en l’entendant. Elle savait bien que Sabine était jolie ; mais jamais elle n’y avait pris garde ; elle la voyait pour la première fois, par les yeux de Christophe ; elle voyait ses traits fins, son petit nez, sa bouche menue, son corps mignon, ses mouvements gracieux… Ah ! quelle douleur !… Que n’eût-elle pas donné pour être dans ce corps ! Elle ne s’expliquait que trop qu’on le préférât au sien !… Le sien !… Qu’avait-elle fait pour l’avoir ? Qu’il lui pesait ! Qu’il lui paraissait laid ! Il lui était odieux. Et penser qu’il n’y avait que la mort qui l’en délivrerait jamais !… Elle était trop fière et trop humble à la fois pour se plaindre de n’être pas aimée : elle n’y avait aucun droit ; et elle cherchait à s’humilier encore davantage. Mais son instinct se révoltait… Non, ce n’était pas juste !… Pourquoi ce corps, à elle, à elle, et non à Sabine ?… Et pourquoi aimait-on Sabine ? Qu’avait-elle fait pour l’être ?… Rosa la voyait sans indulgence, paresseuse, négligente, égoïste, indifférente à tous, ne s’occupant ni de sa maison, ni de son enfant, ni de qui que ce fût, n’aimant qu’elle, ne vivant que pour dormir, flâner, et ne rien faire… Et c’était cela qui plaisait… qui plaisait à Christophe,… à Christophe, qui était si sévère, à Christophe qui savait juger, à Christophe qu’elle estimait et qu’elle admirait par-dessus tout ! Ah ! c’était trop injuste ! C’était trop bête aussi !… Comment Christophe ne le voyait-il pas ? — Elle ne pouvait s’empêcher de lui glisser, de temps en temps, une remarque désobligeante pour Sabine. Elle ne le voulait pas ; mais c’était plus fort qu’elle. Toujours elle le regrettait, parce qu’elle était bonne, et n’aimait à dire du mal de personne. Mais elle le regrettait encore plus, parce qu’elle s’attirait ainsi de cruelles réponses qui lui montraient combien Christophe était épris. Il ne ménageait rien alors. Blessé dans son affection, il cherchait à blesser : il y réussissait. Rosa ne répliquait pas, et s’en allait, tête basse, serrant les lèvres, pour ne pas pleurer. Elle pensait que c’était sa faute à elle, qu’elle n’avait que ce qu’elle méritait, pour avoir fait de la peine à Christophe, en attaquant ce qu’il aimait.

Sa mère fut moins patiente. Madame Vogel, qui voyait tout, n’avait pas tardé à remarquer, ainsi que le vieux Euler, les entretiens de Christophe avec sa jeune voisine : il n’était pas difficile de deviner le roman. Les projets qu’ils avaient formés en secret de marier quelque jour Rosa avec Christophe, en étaient contrariés ; et cela leur semblait de la part de Christophe une offense personnelle, bien qu’il ne fût pas tenu de savoir qu’on avait disposé de lui, sans l’avoir consulté. Mais le despotisme d’Amalia n’admettait pas qu’on pensât autrement qu’elle ; et il lui paraissait scandaleux que Christophe eût passé outre à l’opinion méprisante, qu’elle avait, maintes fois, exprimée sur Sabine.

Elle ne se gêna point pour la lui répéter. Chaque fois qu’il était là, elle trouvait un prétexte pour parler de la voisine ; elle cherchait les choses les plus blessantes à en dire, celles qui pouvaient être le plus sensibles à Christophe ; et avec sa crudité de vue et de langage, elle n’avait pas de peine à les trouver. L’instinct féroce de la femme, si supérieur à celui de l’homme dans l’art de faire du mal, comme de faire du bien, la faisait insister moins sur la paresse de Sabine et ses défauts moraux, que sur sa malpropreté. Son œil indiscret et fureteur en avait été chercher des preuves, à travers les carreaux, jusqu’au fond de la maison, dans les secrets de toilette de Sabine ; et elle les étalait avec une complaisance grossière. Quand elle ne pouvait tout dire, par décence, elle laissait entendre davantage.

Christophe pâlissait de honte et de colère ; il devenait blanc comme un linge, et ses lèvres tremblaient. Rosa, qui prévoyait ce qui allait se passer, suppliait sa mère de finir ; elle tâchait même de défendre Sabine. Mais elle ne faisait que rendre Amalia plus agressive.

Et brusquement, Christophe bondissait de sa chaise. Il tapait sur la table, et se mettait à crier que c’était une indignité de parler ainsi d’une femme, de l’épier chez elle, d’étaler ses misères ; il fallait être bien méchant, pour s’acharner contre un être bon, charmant, paisible, qui vivait à l’écart, qui ne faisait de mal à personne, qui ne disait de mal de personne. Mais on se trompait fort, si on croyait lui faire tort ainsi : on ne faisait que la rendre plus sympathique et faire ressortir sa bonté.

Amalia sentait qu’elle était allée trop loin ; mais elle était blessée de la leçon ; et, portant la dispute sur un autre terrain, elle disait qu’il était trop facile de parler de bonté : avec ce mot, on excusait tout. Parbleu ! Il était bien commode de passer pour bon, en ne s’occupant jamais de rien, ni de personne, en ne faisant pas son devoir !

À quoi Christophe ripostait que le premier devoir était de rendre la vie aimable aux autres, mais qu’il y avait des gens, pour qui le devoir était uniquement ce qui est laid, ce qui est maussade, ce qui ennuie, ce qui gêne la liberté des autres, ce qui vexe, ce qui blesse le voisin, les domestiques, sa famille, et soi-même. Dieu nous garde de ces gens et de ce devoir, comme de la peste !…

La dispute s’envenimait. Amalia devenait fort aigre. Christophe ne lui cédait en rien. — Et le résultat le plus clair, c’était que, désormais, Christophe affectait de se montrer constamment avec Sabine. Il allait frapper à sa porte. Il causait joyeusement et riait avec elle. Il choisissait pour cela les moments où Amalia et Rosa pouvaient le voir. Amalia se vengeait par des paroles rageuses. Mais l’innocente Rosa avait le cœur déchiré par ce raffinement de cruauté ; elle sentait qu’il les détestait, qu’il voulait se venger ; et elle pleurait amèrement.


Ainsi, Christophe qui avait tant de fois souffert de l’injustice, apprit à faire souffrir injustement.


À quelque temps de là, le frère de Sabine, meunier à Landegg, un petit bourg à quelques lieues de la ville, célébrait le baptême d’un garçon. Sabine était marraine. Elle fit inviter Christophe. Il n’aimait pas ces fêtes ; mais pour la satisfaction d’ennuyer les Vogel et d’être avec Sabine, il accepta avec empressement.

Sabine se donna le malin plaisir d’inviter aussi Amalia et Rosa, sûre qu’elles refuseraient. Elles n’y manquèrent point. Rosa mourait d’envie d’accepter. Elle ne détestait pas Sabine, elle se sentait même parfois le cœur plein de tendresse pour elle, parce que Christophe l’aimait ; elle avait envie de le lui dire, de se jeter à son cou. Mais sa mère était là, et l’exemple de sa mère. Elle se raidit dans son orgueil, et refusa. Puis, lorsqu’ils furent partis, et qu’elle pensa qu’ils étaient ensemble, qu’ils étaient heureux ensemble, qu’ils se promenaient en ce moment dans la campagne, par cette belle journée de juillet, tandis qu’elle restait enfermée dans sa chambre, avec une pile de linge à raccommoder, auprès de sa mère qui grondait, il lui sembla qu’elle étouffait ; et elle maudit son amour-propre. Ah ! s’il avait été encore temps !… S’il avait été encore temps, hélas ! elle eût fait de même…

Le meunier avait envoyé son char-à-bancs chercher Christophe et Sabine. Ils prirent en passant quelques invités de la ville, ou des fermes sur le chemin. Le temps était frais et sec. Le clair soleil faisait reluire les rouges grappes des sorbiers sur la route, et des cerisiers dans les champs. Sabine souriait. Sa figure pâlotte était rosée par l’air vif. Christophe tenait sur ses genoux la petite fille. Ils ne cherchaient pas à se parler, ils parlaient à leurs voisins, peu importait à qui, et de quoi : ils étaient contents d’entendre la voix l’un de l’autre, ils étaient contents d’être emportés dans la même voiture. Ils échangeaient des regards de joie enfantine, en se montrant une maison, un arbre, un passant. Sabine aimait la campagne ; mais elle n’y allait presque jamais : son incurable paresse lui interdisait toute promenade ; il y avait près d’un an qu’elle n’était pas sortie de la ville : aussi jouissait-elle des moindres choses qu’elle voyait. Elles n’étaient point nouvelles pour Christophe ; mais il aimait Sabine ; et comme tous ceux qui aiment, il voyait tout au travers d’elle, il sentait chacun de ses tressaillements de plaisir, il exaltait encore les émotions qu’elle éprouvait ; car en se confondant avec l’aimée, il lui prêtait son être.

Arrivés au moulin, ils trouvèrent dans la cour tous les gens de la ferme et les autres invités, qui les reçurent avec un vacarme assourdissant. Les poules, les canards et les chiens faisaient chorus. Le meunier Bertold, un gaillard au poil blond, carré de la tête et des épaules, aussi gros et grand que Sabine était frêle, enleva sa petite sœur dans ses bras, et la posa délicatement à terre, comme s’il avait peur de la casser. Christophe ne tarda pas à s’apercevoir que la petite sœur faisait, selon l’habitude, ce qu’elle voulait du colosse, et que tout en se moquant lourdement de ses caprices, de sa paresse, et de ses mille et un défauts, il la servait à pieds baisés. Elle y était habituée, et le trouvait naturel. Elle trouvait tout naturel, et ne s’étonnait de rien. Elle ne faisait rien pour être aimée : il lui semblait tout simple qu’elle le fût ; et si elle ne l’était point, elle n’en avait souci : c’est pourquoi chacun l’aimait.

Christophe fit une autre découverte, qui lui causa moins de plaisir. C’est qu’un baptême suppose non seulement une marraine, mais un parrain, et que celui-ci a sur celle-là des droits, auxquels il se garde de renoncer, surtout quand la marraine est jeune et jolie. Il s’en avisa brusquement, quand il vit un fermier, aux cheveux blonds frisottants, avec des anneaux dans les oreilles, s’approcher de Sabine en riant et l’embrasser sur les deux joues. Au lieu de se dire qu’il était un sot de l’avoir oublié, et un sot plus sot encore de s’en formaliser, il en voulut à Sabine, comme si elle avait fait exprès de l’attirer dans ce guet-apens. Sa mauvaise humeur augmenta, quand il se trouva séparé d’elle, dans la suite de la cérémonie. Sabine se retournait de temps en temps, dans le cortège qui serpentait à travers les prairies, et elle lui jetait un regard amical. Il affectait de ne pas la voir. Elle sentait qu’il était fâché, elle devinait pourquoi ; mais cela ne l’inquiétait guère : elle s’en amusait. Eût-elle eu une brouille véritable avec quelqu’un qu’elle aimait, malgré toute la peine qu’elle en eût ressentie, elle n’eût jamais fait le moindre effort pour dissiper le malentendu : il fallait se donner trop de mal. Tout finirait bien par s’arranger tout seul.

À table, placé entre la meunière et une grosse fille aux joues rouges, qu’il avait escortée à la messe, sans daigner faire attention à elle, Christophe eut l’idée de regarder sa voisine ; et, l’ayant trouvée passable, il lui fit, pour se venger, une cour bruyante qui attirât l’attention de Sabine. Il y réussit ; mais Sabine n’était pas femme à être jalouse de rien, ni de personne : pourvu qu’elle fût aimée, il lui était indifférent qu’on aimât ou non d’autres ; et, au lieu de s’en piquer, elle fut ravie de voir que Christophe s’amusait. De l’autre bout de la table, elle lui adressa son plus charmant sourire. Christophe fut décontenancé ; il ne douta plus de l’indifférence de Sabine ; et il retomba dans son mutisme boudeur, dont rien ne put le tirer, ni les agaceries, ni les rasades. À la fin, comme il s’assoupissait, se demandant rageusement ce qu’il était venu faire au milieu de cette interminable mangeaille, il n’entendit pas le meunier proposer une promenade en bateau, pour reconduire à leurs fermes certains des invités. Il ne vit pas non plus Sabine qui lui faisait signe de venir de son côté, pour prendre la même barque. Quand il y pensa, il n’y avait plus de place pour lui ; et il dut monter dans un autre bateau. Cette nouvelle déconvenue ne l’eût pas rendu plus aimable, s’il n’avait bientôt découvert qu’il allait semer en route presque tous ses compagnons. Alors il se dérida, et leur fit bon visage. D’ailleurs, cette belle après-midi sur l’eau, le plaisir de ramer, la gaieté de ces braves gens, finirent par dissiper toute sa mauvaise humeur. Sabine n’étant plus là, il ne se surveilla plus, et n’eut plus de scrupules à s’amuser franchement, comme les autres.

Ils étaient dans trois barques. Elles se suivaient de près, cherchant à se dépasser. Ils s’adressaient de l’une à l’autre des injures joyeuses. Quand les barques se frôlaient, Christophe voyait le regard souriant de Sabine ; et il ne pouvait s’empêcher de lui sourire aussi : ils sentaient que la paix était faite. C’est qu’il savait que tout à l’heure ils reviendraient ensemble.

On se mit à chanter des chansons à quatre voix. Chaque groupe, à tour de rôle, disait un des couplets ; le refrain était repris en chœur. Les barques, espacées, se répondaient en écho. Les sons glissaient sur l’eau, comme des oiseaux. De temps en temps, un bateau accostait à la rive : un ou deux paysans descendaient ; ils restaient sur le bord, et faisaient des signaux aux barques qui s’éloignaient. La petite troupe s’égrenait. Les voix se détachaient une à une du concert. À la fin, ils furent seuls, Christophe, Sabine et le meunier.

Ils revinrent dans la même barque, redescendant le fil de l’eau. Christophe et Bertold tenaient les rames, mais ils ne ramaient pas. Sabine, assise à l’arrière, en face de Christophe, causait avec son frère, et regardait Christophe. Ce dialogue leur permettait de se regarder en paix. Jamais ils n’eussent pu le faire, si les paroles menteuses s’étaient tues. Les paroles semblaient dire : « Ce n’est pas vous que je vois ». Mais les regards se disaient : « Qui es-tu ? Qui es-tu ? toi que j’aime !… toi que j’aime, qui que tu sois !… »

Le ciel se couvrait, les brouillards s’élevaient des prairies, la rivière fumait, le soleil s’éteignit au milieu des vapeurs. Sabine s’enveloppa les épaules et la tête, en frissonnant, de son petit châle noir. Elle semblait fatiguée. Comme le bateau, longeant la rive, glissait sous les branches étendues des saules, elle ferma les yeux : sa figure toute menue était blême ; ses lèvres avaient un pli douloureux ; elle ne bougeait plus, elle paraissait souffrir, — avoir souffert, — être morte. Christophe eut le cœur serré. Il se pencha vers elle. Elle rouvrit les yeux, elle vit les yeux inquiets de Christophe qui l’interrogeaient, et elle leur sourit. Ce fut pour lui comme un rayon de soleil. Il demanda à mi-voix :

— Vous êtes malade ?

Elle fit signe que non, et dit :

— J’ai froid.

Les deux hommes étendirent sur elle leurs manteaux ; ils enveloppèrent ses pieds, ses jambes et ses genoux, comme un enfant qu’on borde dans son lit. Elle se laissait faire, et les remerciait du regard. Une pluie fine et glacée commençait à tomber. Ils reprirent les rames, et se hâtèrent de revenir. De lourdes nuées éteignaient le ciel. La rivière roulait des flots d’encre. Des lumières s’allumaient aux fenêtres des maisons, de ci de là, dans les champs. Quand ils arrivèrent au moulin, la pluie tombait à flots, et Sabine était transie.

On alluma un grand feu dans la cuisine, et on attendit que l’averse fût passée. Mais elle ne fit que redoubler, et le vent se mit de la partie. Ils avaient trois lieues à faire en voiture, pour revenir à la ville. Le meunier déclara qu’il ne laisserait pas partir Sabine par un temps pareil ; et il leur proposa à tous deux de passer la nuit à la ferme. Christophe hésitait à accepter ; il chercha conseil dans les yeux de Sabine ; mais les yeux de Sabine fixaient obstinément les flammes du foyer : on eût dit qu’ils craignaient d’influer sur la décision de Christophe. Mais quand Christophe eut dit oui, elle tourna vers lui sa figure rougissante — (était-ce du reflet du feu ?) — et il vit qu’elle était contente.

Chère soirée… La pluie faisait rage au dehors. Le feu lançait dans la noire cheminée des essaims d’étincelles dorées. Ils faisaient cercle autour. Leurs silhouettes fantasques s’agitaient sur le mur. Le meunier montrait à la fillette de Sabine comment on fait des ombres avec les mains. L’enfant riait et n’était pas tout à fait rassurée. Sabine, penchée sur le feu, l’attisait machinalement avec une lourde pincette ; elle était un peu lasse, et rêvassait en souriant, tandis que, sans écouter, elle hochait la tête aux bavardages de sa belle-sœur, qui lui contait ses affaires domestiques. Christophe, assis dans l’ombre, à côté du meunier, tirait doucement les cheveux de l’enfant, et regardait le sourire de Sabine. Elle savait qu’il la regardait. Il savait qu’elle lui souriait. Ils n’eurent pas occasion de se parler une seule fois de la soirée, ni de se regarder en face : ils ne le cherchaient point.


Ils se séparèrent de bonne heure. Leurs chambres étaient voisines. Une porte intérieure menait de l’une à l’autre. Christophe vérifia machinalement que le verrou était mis du côté de Sabine. Il se coucha et s’efforça de dormir. La pluie cinglait les vitres. Le vent hululait dans la cheminée. Une porte battait à l’étage au-dessus. Un peuplier battu par l’ouragan craquait devant la fenêtre. Christophe ne pouvait fermer les yeux. Il pensait qu’il était sous le même toit, auprès d’elle. Un mur l’en séparait. Il n’entendait aucun bruit dans la chambre de Sabine. Mais il croyait la voir. Soulevé sur son lit, il l’appelait à voix basse, à travers la muraille, il lui disait des mots tendres et passionnés, il lui tendait les bras. Et il lui semblait qu’elle lui tendait aussi les bras. Il entendait en lui la voix aimée qui lui répondait, qui redisait ses paroles, qui l’appelait tout bas ; et il ne savait pas si c’était lui qui faisait les demandes et les réponses, ou si vraiment elle parlait. À un appel plus fort, il ne put résister : il se jeta hors du lit ; à tâtons dans la nuit, il s’approcha de la porte ; il ne voulait pas l’ouvrir, il se sentait rassuré par cette porte fermée. Et comme il touchait de nouveau à la poignée, il vit que la porte s’ouvrait…

Il fut saisi. Il la referma doucement, il la rouvrit, il la referma encore. N’était-elle pas fermée tout à l’heure ? Oui, il en était sûr. Qui donc l’avait ouverte ?… Les battements de son cœur l’étouffaient. Il s’appuya sur son lit, il s’assit pour respirer, il était terrassé par la passion. Elle lui enlevait la faculté de voir, d’entendre, de faire aucun mouvement : tout son corps fut pris d’un tremblement. Il avait la terreur de cette joie inconnue, qu’il appelait depuis des mois, et qui était là, près de lui, dont rien ne le séparait plus. Ce garçon violent et possédé d’amour, brusquement, ne sentait plus qu’effroi et répugnance devant ses désirs réalisés. Il avait honte d’eux, honte de ce qu’il allait faire. Il aimait trop pour oser jouir de ce qu’il aimait, il le redoutait plutôt : il eût tout fait pour éviter d’être heureux. Aimer, aimer, n’est-ce donc possible qu’au prix de profaner ce qu’on aime ?…

Il était retourné près de la porte ; et, tremblant d’amour et de crainte, la main sur la serrure, il ne pouvait se décider à ouvrir.

Et de l’autre côté de la porte, ses pieds nus sur le carreau, grelottante de froid, Sabine était debout.

Ainsi, ils hésitèrent,… combien de temps ? Des minutes ? Des heures ?… Ils ne savaient pas qu’ils étaient là ; et pourtant ils le savaient. Ils se tendaient les bras, — lui, écrasé par un amour si fort, qu’il n’avait pas le courage d’entrer, — elle, l’appelant, l’attendant, et tremblant qu’il entrât… Et quand il se décida enfin à entrer, elle venait de se décider à repousser le verrou.

Alors il se traita de fou. Il pesa sur la porte de toute sa force. Sa bouche collée sur la serrure, il supplia :

— Ouvrez !

Il appelait Sabine, tout bas ; elle pouvait entendre son souffle haletant. Elle restait près de la porte, immobile, glacée, claquant des dents, sans force ni pour ouvrir, ni pour se recoucher…

L’ouragan continuait à faire craquer les arbres et battre les portes de la maison… Ils retournèrent, chacun vers son lit, le corps brisé, le cœur plein de tristesse. Les coqs chantaient d’une voix enrouée. Les premières lueurs de l’aube parurent à travers les carreaux couverts de buée. Une aube lamentable, blafarde, noyée dans l’opiniâtre pluie…

Christophe se leva, dès qu’il put ; il descendit dans la cuisine, il causa avec les gens. Il avait hâte d’être parti, et il craignait de se retrouver seul en présence de Sabine. Ce lui fut presque un soulagement, quand la fermière vint dire que Sabine était souffrante, qu’elle avait pris froid dans la promenade d’hier, et qu’elle ne partirait pas, ce matin.

Le trajet de retour fut lugubre. Il avait refusé la voiture, et revenait à pied, par les campagnes mouillées, dans le brouillard jaunâtre qui enveloppait la terre, les arbres, les maisons, d’un linceul. Ainsi que la lumière, la vie semblait éteinte. Tout avait l’air de spectres. Il était comme un spectre lui-même.


À la maison, il trouva des visages irrités. Tous étaient scandalisés qu’il eût passé la nuit, Dieu savait où, avec Sabine. Il s’enferma dans sa chambre, et se mit à travailler. Sabine revint le lendemain, et s’enferma de son côté. Ils prirent garde de ne pas se rencontrer. Le temps était d’ailleurs pluvieux et froid : ni l’un ni l’autre ne sortait. Ils se voyaient derrière leurs vitres closes. Sabine était enveloppée, au coin du feu, et songeait. Christophe était enfoui dans ses papiers. Ils se saluaient d’une fenêtre à l’autre, avec une réserve un peu froide, et feignaient de s’absorber de nouveau. Ils ne se rendaient pas compte exactement de ce qu’ils sentaient : ils s’en voulaient l’un à l’autre, ils s’en voulaient à eux-mêmes, ils en voulaient aux choses. La nuit de la ferme était écartée de leur pensée : ils en rougissaient, et ils ne savaient pas s’ils rougissaient davantage de leur folie, ou de n’y avoir pas cédé. Il leur était pénible de se voir ; car cette vue leur rappelait des souvenirs qu’ils voulaient fuir ; et, d’un commun accord, ils se retirèrent l’un et l’autre au fond de leurs chambres, pour s’oublier tout à fait. Mais cela n’était pas possible, et ils souffraient de cette hostilité secrète qu’ils sentaient entre eux. Christophe était poursuivi par l’expression de sourde rancune, qu’il avait pu lire une fois sur le visage glacé de Sabine. Elle ne souffrait pas moins de ces pensées ; elle avait beau les combattre, les nier même : elle ne pouvait s’en défaire. Il s’y joignait la honte que Christophe eût deviné ce qui se passait en elle ; — et la honte de s’être offerte… la honte de s’être offerte et de ne s’être pas donnée.

Christophe accepta avec empressement l’occasion qui s’offrit d’aller pour quelques concerts à Cologne et à Düsseldorf. Il était bien aise de passer deux ou trois semaines loin de la maison. La préparation de ces concerts et la composition d’une œuvre nouvelle qu’il voulait y jouer l’occupèrent tout entier, et il finit par oublier les souvenirs importuns. Ils s’effaçaient aussi de l’esprit de Sabine, reprise par la torpeur de sa vie habituelle. Ils en vinrent à penser l’un à l’autre avec indifférence. S’étaient-ils vraiment aimés ? Ils en doutaient. Christophe fut sur le point de partir pour Cologne, sans avoir dit adieu à Sabine.

La veille de son départ, un je ne sais quoi les rapprocha. C’était une de ces après-midi de Dimanche, où tous étaient à l’église. Christophe aussi était sorti, pour terminer ses préparatifs de voyage. Sabine, assise dans son minuscule jardin, se chauffait aux derniers rayons du soleil. Christophe rentra : il était pressé, et son premier mouvement en la voyant fut de la saluer et de passer. Mais quelque chose le retint, au moment où il passait : fut-ce la pâleur de Sabine, ou quelque sentiment indéfinissable : remords, crainte, tendresse ?… Il s’arrêta, se retourna vers Sabine, et, appuyé sur la clôture du jardin, il lui souhaita le bonsoir. Sans répondre, elle lui tendit la main. Son sourire était plein de bonté, — d’une bonté qu’il ne lui avait jamais vue. Son geste voulait dire : « Paix entre nous… » Il saisit sa main par-dessus la barrière, il se pencha sur elle, et la baisa. Elle n’essaya point de la retirer. Il avait envie de se jeter à genoux, de lui dire : « Je vous aime »… Ils se regardèrent en silence. Mais ils ne s’expliquèrent point. Après un moment, elle dégagea sa main, elle détourna la tête. Il se détourna aussi, afin de cacher son trouble. Puis ils se regardèrent de nouveau avec des yeux rassérénés. Le soleil se couchait. Des nuances subtiles, violet, orange et mauve, couraient dans le ciel froid et clair. Elle resserra frileusement son châle sur ses épaules, d’un geste qui lui était familier. Il demanda :

— Comment allez-vous ?

Elle fit une petite moue, comme si cela ne valait pas la peine de répondre. Ils continuaient de se regarder, heureux. Il leur semblait qu’ils s’étaient perdus, et qu’ils venaient de se retrouver…

Il rompit enfin le silence, et dit :

— Je pars demain.

La figure de Sabine s’effara :

— Vous partez ? répéta-t-elle.

Il se hâta d’ajouter :

— Oh ! seulement pour deux ou trois semaines.

— Deux ou trois semaines ! dit-elle d’un air consterné.

Il expliqua qu’il s’était engagé pour des concerts, mais qu’une fois de retour, il ne bougerait plus de tout l’hiver.

— L’hiver, dit-elle, c’est loin…

— Mais non, fit-il, ce sera bientôt arrivé.

Elle hochait la tête, sans le regarder.

— Quand nous reverrons-nous ? dit-elle, après un instant.

Il ne comprit pas bien cette question : il y avait déjà répondu.

— Aussitôt que je serai revenu : dans quinze jours, vingt au plus.

Elle gardait son air atterré. Il essaya de plaisanter :

— Le temps ne vous durera pas, dit-il. Vous dormirez.

— Oui, dit Sabine.

Elle regardait à terre, elle essayait de sourire ; mais sa lèvre tremblait.

— Christophe !… dit-elle tout à coup, en se redressant vers lui.

Il y avait dans sa voix un accent de détresse. Elle semblait dire :

— Restez ! Ne partez pas !…

Il lui saisit la main, il la regarda, il ne comprenait pas l’importance qu’elle attachait à ce voyage de quinze jours ; mais il n’attendait qu’un mot d’elle, pour lui dire :

— Je reste…

Au moment où elle allait parler, la porte de la rue s’ouvrit, et Rosa parut. Sabine retira sa main de la main de Christophe, et rentra précipitamment chez elle. Sur le seuil, elle le regarda une fois encore, — et disparut.


Christophe pensait la revoir dans la soirée. Mais, surveillé par les Vogel, suivi partout par sa mère, en retard comme toujours dans ses préparatifs de voyage, il ne put trouver un instant pour s’échapper hors de chez lui.

Le lendemain, il partit de très bonne heure. En passant devant la porte de Sabine, il eut envie d’entrer, de frapper à la fenêtre : il lui était pénible de la quitter sans lui avoir dit au revoir ; — car il avait été interrompu par Rosa, avant d’avoir eu le temps de le faire. Mais il pensa qu’elle dormait, et qu’elle lui saurait mauvais gré de l’avoir réveillée. Puis, que lui dirait-il ? Il était maintenant trop tard pour renoncer au voyage ; et si elle le lui demandait ?… Enfin il ne s’avouait pas qu’il n’était pas fâché d’essayer son pouvoir sur elle, — au besoin, de lui faire un peu de peine… Il ne prenait pas au sérieux le chagrin que son départ causait à Sabine ; et il pensait que cette courte absence augmenterait la tendresse que, peut-être, elle avait pour lui.

Il courut à la gare. Malgré tout, il avait quelques remords. Mais dès que le train se mit en marche, tout fut oublié, il se sentait le cœur plein de jeunesse. Il salua gaiement la vieille ville, dont le soleil rosissait les toits et le sommet des tours ; et, avec l’insouciance de ceux qui partent, il dit adieu à ceux qui restaient et il n’y pensa plus.

Pendant tout le temps qu’il fut à Düsseldorf et à Cologne, Sabine ne lui revint pas un jour à l’esprit. Absorbé du matin au soir par les répétitions et les concerts, par les dîners et les conversations, occupé de mille objets nouveaux et de la satisfaction orgueilleuse de ses succès, il n’eut pas le temps de se souvenir. Une seule fois, la cinquième nuit après son départ, se réveillant brusquement, après un cauchemar, il s’aperçut qu’il pensait à elle en dormant, et que c’était cette pensée qui l’avait réveillé ; mais il lui lut impossible de se rappeler comment il pensait à elle. Il était angoissé et agité. Ce n’était pas surprenant : il avait joué, le soir, dans un concert, et, au sortir de la salle, il s’était laissé entraîner à un souper, où il avait bu quelques verres de champagne. Ne pouvant dormir, il se leva. Une pensée musicale l’obsédait. Il se dit que c’était cela qui le tourmentait en dormant, et il l’écrivit. En la relisant, il fut frappé de voir combien elle était triste. Il n’avait aucune tristesse, en l’écrivant : du moins, il lui semblait ainsi. Mais il se souvint que d’autres fois, quand il était triste, il ne pouvait écrire que des musiques joyeuses, dont la gaieté le blessait. Il ne s’y arrêta pas davantage. Il était habitué, sans les comprendre, aux surprises de son monde intérieur. Il se rendormit aussitôt après, et ne se rappelait plus rien le lendemain matin.

Il prolongea son voyage de trois ou quatre jours. Il s’amusait à le prolonger, sachant qu’il lui suffisait de vouloir, pour revenir aussitôt : il n’était pas pressé de rentrer. Ce ne fut que dans le wagon, sur le chemin du retour, que la pensée de Sabine le reprit. Il ne lui avait pas écrit. Il était même si insouciant, qu’il n’avait pas pris la peine de réclamer à la poste les lettres qu’on aurait pu lui adresser. Il trouvait une jouissance secrète à ce silence, il savait que là-bas on l’attendait, et qu’on l’aimait… Qu’on l’aimait ? Jamais elle ne le lui avait dit encore, jamais il ne le lui avait dit. Sans doute, ils le savaient, sans avoir besoin de le dire. Pourtant, rien ne valait la sûreté de cet aveu. Pourquoi avaient-ils tant attendu pour le faire ? Quand ils étaient près de parler, quelque chose, toujours, — un hasard, une gêne, — les en avait empêchés. Pourquoi ? Pourquoi ? Que de temps ils avaient perdu !… Il brûlait d’entendre les chères paroles sortir de la bouche aimée. Il brûlait de les lui dire, il les disait tout haut, dans son compartiment vide. À mesure qu’il approchait, l’impatience l’étreignait, une sorte d’angoisse… Plus vite ! Plus vite donc ! Oh ! penser que dans une heure il allait la revoir !…


Il était six heures et demie du matin, quand il rentra dans la maison. Personne n’était encore levé. Les fenêtres de Sabine étaient fermées. Il passa dans la cour, sur la pointe des pieds, pour qu’elle ne l’entendît pas. Il riait de la surprendre. Il monta chez lui. Sa mère dormait. Il fit sa toilette, sans bruit. Il avait faim ; mais il craignit d’éveiller Louisa, en cherchant dans le buffet. Dans la cour, il entendit des pas ; il ouvrit doucement sa fenêtre, et vit Rosa, qui, la première levée, comme d’habitude, commençait à balayer. Il l’appela à mi-voix. Elle eut un mouvement de surprise joyeuse, en le voyant ; puis elle prit un air sévère. Il pensa qu’elle lui en voulait encore ; mais il était d’excellente humeur, en ce moment. Il descendit auprès d’elle.

— Rosa, Rosa, dit-il d’une voix joyeuse, donne-moi à manger, ou je te mange ! je meurs de faim !

Rosa sourit, et l’emmena dans la cuisine du rez-de-chaussée. En lui versant une jatte de lait, elle ne pouvait s’empêcher de lui poser une kyrielle de questions sur son voyage et sur ses concerts. Mais bien qu’il fût disposé à y répondre, — (dans le bonheur d’être revenu, il était presque heureux de retrouver le bavardage de Rosa), — Rosa s’arrêtait brusquement, au milieu de ses interrogations, sa figure s’allongeait, elle détournait les yeux, elle était soucieuse. Puis le bavardage reprenait ; mais il semblait qu’elle se le reprochât, et, de nouveau, elle s’arrêtait court. Il finit par le remarquer, et dit :

— Mais qu’est-ce que tu as donc, Rosa ? Est-ce que tu me boudes ?

Elle secoua énergiquement la tête, pour dire que non ; et, se tournant vers lui, avec sa brusquerie habituelle, des deux mains elle lui prit le bras :

— Oh ! Christophe !… dit-elle.

Il fut saisi. Il laissa tomber le morceau de pain qu’il tenait.

— Quoi ! Qu’est-ce qu’il y a ? fit-il.

Elle répétait :

— Oh ! Christophe !… Il est arrivé un tel malheur !…

Il repoussa la table. Il bégaya :

— Ici ?

Elle montra la maison, de l’autre côté de la cour.

Il cria :

— Sabine !

Elle pleura :

— Elle est morte.

Christophe ne vit plus rien. Il se leva, il se sentit tomber, il s’accrocha à la table, il renversa ce qui était dessus, il voulut crier. Il souffrait de douleurs atroces. Il fut pris de vomissements.

Rosa, épouvantée, s’empressait auprès de lui ; elle lui tenait la tête, pleurait.

Aussitôt qu’il put parler, il dit :

— Ce n’est pas vrai !

Il savait que c’était vrai. Mais il voulait le nier, il voulait faire que ce qui était ne fût pas. Quand il vit le visage de Rosa tout ruisselant de larmes, il ne douta plus, et il sanglota.

Rosa releva la tête :

— Christophe ! dit-elle.

Étendu sur la table, il se cachait la figure. Elle se pencha vers lui :

— Christophe !… Maman vient !…

Christophe se redressa :

— Non, non, dit-il, je ne veux pas qu’elle me voie.

Elle lui prit la main, elle le guida, chancelant, aveuglé par ses pleurs, jusqu’à un petit bûcher, qui donnait sur la cour. Elle referma la porte. Ils se trouvèrent dans la nuit. Il s’assit au hasard sur un billot qui servait à fendre le bois. Elle, sur des fagots. Les bruits du dehors arrivaient amortis et lointains. Là, il pouvait pleurer, sans crainte d’être entendu. Il s’abandonna à ses sanglots avec fureur. Rosa ne l’avait jamais vu pleurer ; elle ne pensait même pas qu’il pût pleurer ; elle ne connaissait que ses larmes de petite fille, et ce désespoir d’homme la remplissait d’effroi et de pitié. Elle était pénétrée pour Christophe d’un amour passionné. Cet amour n’avait rien d’égoïste : c’était un immense besoin de sacrifice, une abnégation maternelle, une soif de souffrir pour lui, de lui prendre tout son mal. Elle lui passa son bras par dessus l’épaule :

— Cher Christophe, dit-elle, ne pleure pas !

Christophe se détourna :

— Je veux mourir !

Rosa joignit les mains :

— Ne dis pas cela, Christophe !

— Je veux mourir. Je ne peux plus… je ne peux plus vivre… À quoi sert-il de vivre ?

— Christophe, mon petit Christophe ! Tu n’es pas seul. On t’aime…

— Qu’est-ce que cela me fait ? Je n’aime plus rien. Tout le reste peut bien vivre ou mourir. Je n’aime rien, je n’aimais qu’elle, je n’aimais qu’elle !

Il sanglota plus fort, la tête cachée dans ses mains. Rosa ne pouvait plus rien dire. L’égoïsme de la passion de Christophe la poignardait. À l’instant où elle croyait être le plus près de lui, elle se sentait plus isolée et plus misérable que jamais. La douleur, au lieu de les rapprocher, les séparait encore. Elle pleura amèrement.

Après quelque temps, Christophe s’interrompit de pleurer, et demanda :

— Mais comment ? comment ?…

Rosa comprit :

— Elle a pris l’influenza, le soir de ton départ. Tout de suite, elle a été emportée…

Il gémissait :

— Mon Dieu !… Pourquoi ne m’a-t-on pas écrit ?

Elle dit :

— J’ai écrit. Je ne savais pas ton adresse : tu ne nous avais rien dit. J’ai été demander au théâtre. Personne ne la savait.

Il savait combien elle était timide, et combien cette démarche avait dû lui coûter. Il demanda :

— Est-ce qu’elle… est-ce qu’elle t’avait dit de le faire ?

Elle secoua la tête :

— Non. Mais j’ai pensé…

Il la remercia du regard. Le cœur de Rosa se fondit.

— Mon pauvre… pauvre Christophe ! dit-elle.

Elle se jeta à son cou, en pleurant. Christophe sentit le prix de cette pure tendresse. Il avait tant besoin d’être consolé ! Il l’embrassa :

— Tu es bonne, dit-il, tu l’aimais donc, toi ?

Elle se détacha de lui, elle lui jeta un regard passionné, ne répondit pas, et se remit à pleurer.

Ce regard fut une illumination pour lui. Ce regard voulait dire :

— Ce n’était pas elle que j’aimais…

Christophe vit enfin ce qu’il n’avait pas su — ce qu’il n’avait pas voulu voir depuis des mois. Il vit qu’elle l’aimait.

— Chut ! dit-elle, on m’appelle.

On entendait la voix d’Amalia.

Rosa demanda :

— Veux-tu rentrer chez toi ?

Il dit :

— Non, je ne pourrais pas encore, je ne pourrais pas causer avec ma mère… Plus tard…

Elle dit :

— Reste. Je reviendrai tout à l’heure.

Il resta dans le bûcher obscur, où un filet de jour tombait d’un étroit soupirail, vêtu de toiles d’araignées. On entendait le cri d’une marchande dans la rue ; contre le mur, dans une écurie voisine, un cheval s’ébrouait et frappait du sabot. La révélation, que Christophe venait d’avoir, ne lui faisait aucun plaisir ; mais elle l’occupait, un instant. Il s’expliquait maintenant beaucoup de choses, qu’il n’avait pas comprises. Une foule de petits faits, auxquels il n’avait pas prêté attention, lui revenaient à l’esprit et s’éclairaient pour lui. Il s’étonnait d’y penser, il s’indignait de se laisser distraire, une seule minute, de sa misère. Mais cette misère était si atroce, si irrespirable, que l’instinct de conservation, plus fort que sa volonté, que son courage, que son amour, l’obligeait à en détourner les yeux, se jetait sur cette nouvelle pensée, comme le désespéré qui se noie saisit, malgré lui, le premier objet qui peut l’aider, non à se sauver, mais à se soutenir un moment encore au-dessus de l’eau. D’ailleurs, c’est parce qu’il souffrait, qu’il sentait à présent ce qu’une autre souffrait — souffrait par lui. Il comprenait les larmes qu’il venait de faire répandre. Il avait pitié de Rosa. Il pensait combien il avait été cruel pour elle, — combien il serait cruel encore. Car il ne l’aimait pas. À quoi servait-il qu’elle l’aimât ? Pauvre petite !… Il avait beau se dire qu’elle était bonne (elle venait de le prouver). Que lui faisait sa bonté ? Que lui faisait sa vie ?… Il pensa :

— Pourquoi n’est-ce pas elle qui est morte, et l’autre qui est vivante ?

Il pensa :

— Elle vit, elle m’aime, elle peut me le dire aujourd’hui, demain, toute ma vie ; — et l’autre, la seule que j’aime, elle est morte sans m’avoir dit qu’elle m’aimait, je ne lui ai pas dit que je l’aimais, jamais je ne le lui entendrai dire, jamais elle ne le saura…

Et le souvenir lui revint tout à coup de la dernière soirée : il se rappela qu’ils allaient se parler, quand l’arrivée de Rosa les en avait empêchés. Et il haït Rosa…

La porte du bûcher se rouvrit. Rosa appela Christophe à voix basse, le chercha à tâtons. Elle lui prit la main. Il éprouvait une aversion à la sentir près de lui : il se le reprochait en vain, c’était plus fort que lui.

Rosa se taisait : la profondeur de sa compassion lui avait appris le silence. Christophe lui sut gré de ne point troubler son chagrin par des paroles inutiles. Pourtant il voulait savoir… elle était la seule qui pût lui parler d’elle. Il demanda tout bas :

— Quand est-elle… ?

(Il n’osait dire : morte).

Elle répondit :

— Il y a eu samedi huit jours.

Un souvenir lui traversa l’esprit. Il dit :

— Dans la nuit.

Rosa le regarda, étonnée, et dit :

— Oui, la nuit, entre deux et trois heures.

La mélodie funèbre lui réapparut.

Il demanda, en tremblant :

— A-t-elle beaucoup souffert ?

— Non, non, grâce au ciel, cher Christophe, elle n’a presque pas souffert. Elle était si faible ! Elle n’a fait aucune résistance. Tout de suite, on a vu qu’elle était perdue.

— Et elle, est-ce qu’elle l’a vu ?

— Je ne sais pas. Je crois…

— Elle a dit quelque chose ?

— Non, rien. Elle se plaignait, comme un petit enfant.

— Tu étais là ?

— Oui, les deux premiers jours, j’étais là toute seule, avant que son frère ne vînt.

Il lui serra la main, dans un élan de reconnaissance.

— Merci.

Elle sentit le sang lui refluer au cœur.

Après un silence, il dit, il balbutia la question qui l’étouffait :

— Elle n’a rien dit… pour moi ?

Rosa secoua la tête tristement. Elle eût donné beaucoup pour pouvoir lui faire la réponse qu’il attendait ; elle se reprochait presque de ne pas savoir mentir. Elle tâcha de le consoler :

— Elle n’avait plus conscience.

— Elle parlait ?

— On ne comprenait pas bien. Elle parlait tout bas.

— Où est la petite fille ?

— Le frère l’a emmenée chez lui, dans son pays.

— Et elle ?

— Elle est aussi là-bas. Lundi de la semaine passée, elle est partie d’ici.

Ils se remirent à pleurer.

La voix de madame Vogel rappela encore Rosa. Christophe, de nouveau seul, revivait ces journées de mort. Huit jours, il y avait huit jours déjà… Ô Dieu ! qu’était-elle devenue ? Comme il avait plu, cette semaine, sur la terre !… Et lui, pendant ce temps, il riait, il était heureux !

Il sentit dans sa poche un paquet enveloppé dans du papier de soie : c’étaient des boucles d’argent qu’il lui rapportait pour ses souliers. Il se souvint du soir où sa main s’était posée sur le petit pied déchaussé. Ses petits pieds, où étaient-ils maintenant ? Comme ils devaient avoir froid !… Il pensa que le souvenir de ce tiède contact était le seul qu’il eût de ce corps bien-aimé. Jamais il n’avait osé le toucher, le prendre dans ses bras, l’étreindre contre le sien. Elle s’en était allée, tout entière inconnue, pour jamais. Il ne savait rien d’elle, ni de son âme, ni de sa chair. Il n’avait pas un souvenir de sa forme, de sa vie, de son amour… Son amour ?… quelle preuve en avait-il ?… Il n’avait pas une lettre, pas une relique, — rien. Où la saisir, où la chercher, en lui-même, hors de lui ?… Ô néant ! Il ne lui restait rien d’elle que l’amour qu’il avait pour elle, il ne lui restait que lui… — Et malgré tout, son désir enragé de l’arracher à la destruction, son besoin de nier la mort, faisait qu’il s’attachait à cette dernière épave, dans un acte de foi forcené :


« … Ne son gia morto ; e ben c’albergo cangi,
resto in te vivo, c’or mi vedi e piangi,
se l’un nell’altro amante si trasforma. »


« … Je ne suis pas morte, j’ai changé de demeure, je reste vivante en toi, qui me vois et qui pleures. En l’âme de l’amant se change l’âme aimée. »


Il n’avait jamais lu ces sublimes paroles ; mais elles étaient en lui. Chacun remonte à son tour le calvaire des siècles. Chacun retrouve les peines, chacun retrouve l’espoir désespéré et la folie des siècles. Chacun remet ses pas dans les pas de ceux qui furent, de ceux qui luttèrent avant lui contre la mort, nièrent la mort, — sont morts.


Il se mura chez lui. Ses volets restaient clos, tout le jour, pour ne pas voir les fenêtres de la maison d’en face. Il fuyait les Vogel : ils lui étaient odieux. Il n’avait rien à leur reprocher : c’étaient de trop braves gens, et trop pieux, pour n’avoir pas fait taire leurs sentiments devant la mort. Ils savaient la peine de Christophe, et ils la respectaient, quoi qu’ils en pussent penser ; ils évitaient de prononcer devant lui le nom de Sabine. Mais ils avaient été ses ennemis, quand elle vivait : c’était assez, pour qu’il fût le leur, maintenant qu’elle ne vivait plus.

D’ailleurs, ils n’avaient rien changé à leurs façons bruyantes ; et malgré la pitié sincère, mais passagère, qu’ils avaient éprouvée, il était évident que ce malheur leur était indifférent au fond — (c’était trop naturel) — : peut-être même en éprouvaient-ils un secret débarras. Christophe l’imaginait du moins. Maintenant que les intentions des Vogel à son égard lui devenaient claires, il était porté à se les exagérer. En réalité, ils tenaient fort peu à lui ; et il s’attribuait une trop grande importance. Mais il ne doutait pas que la mort de Sabine, en écartant le principal obstacle aux projets de ses hôtes, ne leur parût laisser le champ libre à Rosa. Aussi il la détesta. Que l’on eût — (les Vogel, Louisa, Rosa même) — disposé de lui tacitement, sans même le consulter, cela seul eût suffi, dans n’importe quel cas, pour lui enlever toute affection pour celle qu’on voulait qu’il aimât. Il se cabrait, toutes les fois qu’on lui semblait toucher à son ombrageuse liberté. Mais ici, il n’était pas seul en cause. Les droits qu’on s’arrogeait sur lui ne portaient pas seulement atteinte à ses droits, mais à ceux de la morte à qui son cœur s’était donné. Aussi les défendait-il âprement, bien que personne ne les attaquât. Il suspectait la bonté de Rosa, qui souffrait de le voir souffrir, et venait souvent frapper à sa porte, pour le consoler et lui parler de l’autre. Il ne la repoussait pas : il avait besoin de causer de Sabine avec quelqu’un qui l’eût connue ; il voulait savoir les plus petits détails de ce qui s’était passé pendant la maladie. Mais il n’en était pas reconnaissant à Rosa, il prêtait à son cœur des mobiles intéressés. Ne voyait-il pas que la famille, qu’Amalia même permettait ces visites et ces longues causeries, que jamais elle n’eût autorisées, si elle n’y avait trouvé son compte ? Rosa n’était-elle pas d’accord avec les siens ? Il ne pouvait croire que sa compassion fût tout à fait sincère et dénuée de pensées personnelles.

Et sans doute, elle ne l’était pas. Rosa plaignait Christophe de tout son cœur. Elle faisait effort pour voir Sabine avec les yeux de Christophe, pour l’aimer au travers de lui ; elle se reprochait sévèrement les mauvais sentiments qu’elle avait pu avoir contre elle, et lui en demandait pardon, le soir, dans ses prières. Mais pouvait-elle oublier qu’elle, elle était vivante, qu’elle voyait Christophe à toute heure du jour, qu’elle l’aimait, qu’elle n’avait plus à craindre l’autre, que l’autre s’effaçait, que son souvenir même s’effacerait à son tour, qu’elle restait seule, qu’un jour peut-être… ? Pouvait-elle réprimer, au milieu de sa douleur, de la douleur de son ami, qui était plus sienne que la sienne, — pouvait-elle réprimer un brusque mouvement de joie, un espoir irraisonné ? Elle se le reprochait ensuite. Ce n’était qu’un éclair. C’était assez. Il l’avait vu. Il lui jetait un regard qui lui glaçait le cœur : elle y lisait des pensées haineuses ; il lui en voulait de vivre, quand l’autre était morte.

Le meunier, avec sa voiture, vint chercher le petit mobilier de Sabine. En rentrant d’une leçon, Christophe vit étalés, devant la porte, dans la rue, le lit, l’armoire, les matelas, le linge, tout ce qui avait été à elle, tout ce qui restait d’elle. Ce lui fut un spectacle odieux. Il passa précipitamment. Sous le porche, il se heurta à Bertold qui l’arrêta :

— Ah ! mon cher monsieur, disait-il en lui serrant la main avec effusion, hein ! qui aurait dit cela quand nous étions ensemble ? Comme nous étions contents, tous ! C’est pourtant depuis ce jour-là, depuis cette sacrée promenade sur l’eau, qu’elle a commencé à aller mal. Enfin ! cela ne sert à rien de se plaindre ! Elle est morte. Après elle, ça sera notre tour. C’est la vie… Et vous, comment allez-vous ? Moi, très bien, Dieu merci !

Il était rouge, suant, et sentait le vin. L’idée que c’était son frère, qu’il avait des droits sur son souvenir, blessait Christophe. Il souffrait d’entendre cet homme parler de celle qu’il aimait. Le meunier était heureux, au contraire, de trouver un ami avec qui causer de Sabine ; il ne comprenait pas la froideur de Christophe. C’est qu’il ne se doutait pas de tout ce que sa présence, l’évocation subite de la journée à la ferme, les souvenirs heureux qu’il rappelait lourdement, les pauvres reliques de Sabine, qui jonchaient le sol, et qu’il poussait du pied, en causant, remuaient de souffrance dans l’âme de Christophe. Le seul nom de Sabine, chaque fois qu’il revenait dans sa bouche, déchirait Christophe. Il cherchait un prétexte pour faire taire Bertold. Il gagna l’escalier ; mais l’autre s’attachait à lui, l’arrêtait sur les marches, continuait son récit. Enfin, comme le meunier lui racontait la maladie de Sabine, avec le plaisir étrange que trouvent certaines gens, surtout des gens du peuple, à parler de maladies, avec un luxe de détails pénibles, Christophe n’y tint plus : (il se raidissait, pour ne pas crier de douleur), il l’interrompit net :

— Pardon, dit-il, avec une sécheresse glaciale, il faut que je vous quitte.

Il le quitta, sans autre adieu.

Cette insensibilité révolta le meunier. Il n’avait pas été sans deviner la secrète affection de sa sœur et de Christophe. Que celui-ci témoignât d’une telle indifférence, lui parut monstrueux : il jugea que Christophe n’avait point de cœur.

Christophe avait fui dans sa chambre : il suffoquait. Tant que dura le déménagement, il ne sortit plus de chez lui. Il s’était juré de ne pas regarder par la fenêtre, mais il ne pouvait s’empêcher de le faire ; et, caché dans un coin, derrière ses rideaux, il suivait le départ des bardes aimées avec une attention douloureuse. En les voyant disparaître pour toujours, il était sur le point de courir dans la rue, de crier : « Non ! non ! laissez-les moi ! Ne me les emportez pas ! » Il voulait supplier qu’on lui donnât au moins un objet, un seul objet, qu’on ne la lui prît pas tout entière. Mais comment eût-il osé le demander au meunier ? Il n’était rien pour lui. Son amour, elle-même ne l’avait pas su : comment aurait-il osé le dévoiler à un autre ? Puis, s’il avait essayé de dire un mot, il eût éclaté en sanglots… Non, non, il fallait se taire, il fallait assister à cette disparition totale, sans pouvoir — sans oser rien faire pour sauver un débris du naufrage…

Et quand tout fut fini, quand la maison fut vide, quand la porte cochère se fut refermée sur le meunier, quand les roues du chariot se furent éloignées, en ébranlant les vitres, quand leur bruit s’effaça, il se jeta par terre, n’ayant plus une larme, plus une pensée pour souffrir ou pour lutter, glacé, comme mort lui-même.

On frappa à la porte. Il resta immobile. On frappa de nouveau. Il avait oublié de s’enfermer à clef. Rosa entra. Elle eut une exclamation, en le voyant étendu sur le plancher, et s’arrêta, effrayée. Il souleva la tête, avec colère :

— Quoi ? Que veux-tu ? Laisse-moi !

Elle ne s’en allait pas, elle restait, hésitante, adossée à la porte, elle répétait :

— Christophe…

Il se releva en silence ; il était honteux qu’elle l’eût vu ainsi. En s’époussetant de la main, il demanda durement :

— Eh bien, qu’est-ce que tu veux ?

Rosa, intimidée, dit :

— Pardon… Christophe… je suis entrée… Je t’apportais…

Il vit qu’elle tenait un objet à la main.

— Voilà, dit-elle, en le lui tendant. J’ai demandé à Bertold qu’il me donnât un souvenir d’elle. J’ai pensé que cela te ferait plaisir…

C’était une petite glace d’argent, le miroir de poche, où elle se regardait, des heures, moins par coquetterie que par désœuvrement. Christophe le saisit, saisit la main qui le lui tendait :

— Oh ! Resi !… fit-il.

Il était pénétré par sa bonté, et par le sentiment de sa propre injustice. D’un mouvement passionné, il s’agenouilla devant elle, et lui baisa la main :

— Pardon… pardon… dit-il.

Rosa ne comprit pas d’abord ; puis, elle comprit trop bien ; elle rougit, elle trembla, elle se mit à pleurer. Elle comprit qu’il voulait dire :

« Pardon si je suis injuste… pardon si je ne t’aime pas… pardon si je ne puis pas… si je ne puis pas t’aimer, si je ne t’aimerai jamais !… »

Elle ne lui retirait pas sa main ; elle savait que ce n’était pas elle qu’il embrassait. Et, la joue appuyée sur la main de Rosa, il pleurait à chaudes larmes, sachant qu’elle lisait en lui : il avait une amère tristesse à ne pouvoir l’aimer, à la faire souffrir.

Ils restèrent ainsi, pleurant tous deux, dans le crépuscule de la chambre.

Enfin elle dégagea sa main. Il continuait de murmurer :

— Pardon !…

Elle lui posa sa main doucement sur la tête. Il se releva. Ils s’embrassèrent en silence, ils sentirent sur leurs lèvres l’acre goût de leurs larmes.

— Nous serons toujours amis, dit-il tout bas.

Elle hocha la tête, et le quitta, trop triste pour parler.

Ils pensaient que le monde est mal fait. Qui aime n’est pas aimé. Qui est aimé n’aime point. Qui aime et est aimé est un jour, tôt ou tard, séparé de son amour… On souffre. On fait souffrir. Et le plus malheureux n’est pas toujours celui qui souffre.


Christophe recommença à fuir la maison. Il n’y pouvait plus vivre. Il ne pouvait voir en face les fenêtres sans rideaux, l’appartement vide.

Il connut une pire douleur. Le vieux Euler se hâta de relouer le rez-de-chaussée. Un jour, Christophe vit dans la chambre de Sabine des figures étrangères. De nouvelles vies effaçaient les dernières traces de la vie disparue.

Il lui devint impossible de rester au logis. Il passa des journées entières au dehors ; il ne revenait qu’à la nuit, quand il ne pouvait plus rien voir. De nouveau, il reprit ses courses dans la campagne. Elles le ramenaient invinciblement à la ferme de Bertold. Mais il n’y entrait pas, il n’osait approcher, il faisait le tour, de loin. Il avait découvert un point, sur une colline, d’où l’on dominait la ferme, la plaine et la rivière : ce fut son but de promenade habituel. De là, il suivait des yeux les méandres de l’eau, jusqu’aux bouquets de saules, sous lesquels il avait vu passer l’ombre de la mort sur les traits de Sabine. De là, il distinguait les deux fenêtres des chambres où ils avaient veillé, côte à côte, si près, si loin, séparés par une porte, — la porte de l’éternité. De là, il planait au-dessus du cimetière. Il n’avait pu se résoudre à y entrer : il avait depuis l’enfance l’horreur de ces champs pourris, auxquels il se refusait à attacher l’image des êtres qu’il aimait. Mais d’en haut et de loin, le petit champ des morts n’avait rien de sinistre ; il était calme, il dormait au soleil… Dormir !… Elle aimait dormir ! Rien ne la dérangerait là. Les chants des coqs se répondaient à travers la plaine. De la ferme montaient le bourdonnement du moulin, les piaillements de la basse-cour, les cris des enfants qui jouaient. Il apercevait la petite fille de Sabine, il la voyait courir, il distinguait son rire. Une fois, il la guetta, près de la porte de la ferme, dans un repli du chemin creux qui faisait le tour des murs ; il la saisit au passage, il l’embrassa furieusement. La petite eut peur, et se mit à pleurer. Elle l’avait presque oublié déjà. Il lui demanda :

— Es-tu contente ici ?

— Oui, je m’amuse…

— Tu ne veux pas revenir ?

— Non !

Il l’avait lâchée. Cette indifférence d’enfant le désolait. Pauvre Sabine !… C’était elle pourtant, un peu d’elle… Si peu ! L’enfant ne ressemblait pas à sa mère : il avait passé en elle, mais il n’était pas elle ; à peine avait-il gardé de ce mystérieux passage un parfum très léger de l’être disparu : des inflexions de voix, un petit froncement de lèvres, une façon de ployer la tête. Le reste de la personne était tout un autre être ; et cet être mêlé à celui de Sabine répugnait à Christophe, sans qu’il se l’avouât.

Ce n’était qu’en lui-même que Christophe retrouvait l’image de Sabine. Partout elle le suivait, elle flottait autour de lui ; mais il ne se sentait véritablement avec elle, que quand il était seul. Nulle part, elle n’était plus près de lui que dans ce refuge, sur la colline, loin des regards, au milieu de ce pays, plein de son souvenir. Il faisait des lieues pour y venir, il y montait en courant, le cœur battant, comme à un rendez-vous : c’en était un, en effet. Dès qu’il était arrivé, il se couchait à terre, — cette même terre, où son corps était couché ; — il fermait les yeux : et elle l’envahissait. Il ne voyait pas ses traits, il n’entendait pas sa voix : il n’en avait pas besoin ; elle entrait en lui, elle le prenait, il la possédait tout entière. Dans cet état d’hallucination passionnée, il n’avait même pas la force de penser, il ne savait pas ce qui se passait, il ne savait rien, sinon qu’il était avec elle.

Cet état dura peu. — À dire vrai, il ne fut tout à fait sincère qu’une seule fois. Dès le lendemain, la volonté y avait part. Et depuis lors, vainement Christophe tâcha de le faire revivre. C’est alors seulement qu’il pensa à évoquer en lui la figure et la forme précise de Sabine : jusque-là, il n’y songeait point. Il y réussit, par éclairs, et il en était tout illuminé. Mais c’était au prix d’heures d’attente et de nuit.

— Pauvre Sabine ! pensait-il, ils t’oublient tous, il n’y a que moi qui t’aime, qui te garde pour toujours, ô mon précieux trésor ! Je t’ai, je te tiens, je ne te laisserai pas échapper !… »

Il parlait ainsi, parce que déjà elle lui échappait : elle fuyait de sa pensée, comme l’eau au travers des doigts, il revenait toujours, fidèle au rendez-vous. Il voulait penser à elle, et il fermait les yeux. Mais il lui arrivait, après une demi-heure, une heure, deux heures parfois, de s’apercevoir qu’il n’avait pensé à rien. Les bruits de la vallée, le bouillonnement des écluses, les clochettes de deux chèvres qui broutaient sur la colline, le bruit du vent dans les petits arbres grêles, au pied desquels il était étendu, imbibaient sa pensée poreuse et molle, comme une éponge. Il s’indignait contre sa pensée : elle s’efforçait de lui obéir, et de fixer l’image disparue à laquelle il voulait lier sa vie ; mais sa pensée retombait, lasse et endolorie, et de nouveau elle se livrait, avec un soupir de soulagement, au flot paresseux des sensations.

Il secoua sa torpeur. Il parcourut la campagne en tous sens, à la recherche de Sabine. Il la cherchait dans le miroir, où son sourire avait passé. Il la cherchait au bord de la rivière, où ses mains s’étaient trempées. Mais le miroir et l’eau ne lui renvoyaient que son propre reflet. L’excitation de la marche, l’air frais, son sang vigoureux qui battait, réveillèrent des musiques en lui. Il voulut se donner le change :

— Ô Sabine !… soupirait-il.

Il lui dédia ces chants, il entreprit de faire revivre dans sa musique son amour et sa peine… Il avait beau faire : amour et peine revivaient bien ; mais la pauvre Sabine n’y trouvait pas son compte. Amour et peine regardaient vers l’avenir, et non vers le passé. Christophe ne pouvait rien contre sa jeunesse. La sève remontait en lui avec une impétuosité nouvelle. Son chagrin, ses regrets, son chaste et brûlant amour, ses désirs refoulés, exaspéraient sa fièvre. En dépit de son deuil, son cœur battait des rythmes allègres et violents ; des chants emportés bondissaient sur des mètres ivres : tout célébrait la vie, la tristesse même prenait un caractère de fête. Christophe était trop franc pour persister à se faire illusion ; et il se méprisait. Mais la vie l’emportait ; et triste, l’âme pleine de mort et le corps plein de vie, il s’abandonna à sa force renaissante, à la joie délirante et absurde de vivre, que la douleur, la pitié, le désespoir, la blessure déchirante d’une perte irréparable, tous les tourments de la mort, ne font qu’aiguillonner et aviver chez les forts, en labourant leurs flancs d’un éperon furieux.


Christophe savait d’ailleurs qu’il gardait en lui, dans les retraites souterraines de l’âme, un asile inaccessible, inviolable, où l’ombre de Sabine était close. Le torrent de la vie ne saurait l’emporter. Chacun porte au fond de lui comme un petit cimetière de ceux qu’il a aimés. Ils y dorment, des années, sans que rien vienne les troubler. Mais un jour vient, — on le sait, — où la fosse se rouvre. Les morts sortent de leur tombe, et sourient de leurs lèvres décolorées — aimantes, toujours — à l’aimé, à l’amant, dans le sein duquel leur souvenir repose, comme l’enfant qui dort dans les entrailles maternelles.