L’Adolescent (Jean-Christophe)/I La Maison Euler

Paul Ollendorff (Tome 3p. 3-69).

I

LA MAISON EULER


La maison était plongée dans le silence. Depuis la mort du père, tout semblait mort. Maintenant que s’était tue la voix bruyante de Melchior, on n’entendait plus, du matin au soir, que le murmure lassant du fleuve.

Christophe s’était rejeté dans un travail obstiné. Il mettait une rage muette à se punir d’avoir voulu être heureux. Aux condoléances et aux mots affectueux il ne répondait rien, raidi dans son orgueil. Sans un mot, il s’acharnait à ses tâches quotidiennes, et donnait ses leçons avec une attention glacée. Ses élèves qui connaissaient son malheur étaient choquées de son insensibilité. Mais ceux qui, plus âgés, avaient quelque expérience de la douleur, savaient ce que cette froideur apparente pouvait, chez un enfant, dissimuler de souffrance ; et ils avaient pitié de lui. Il ne leur savait point gré de leur sympathie. La musique même ne lui apportait aucun soulagement. Il en faisait sans plaisir, comme un devoir. On eût dit qu’il trouvât une joie cruelle à ne plus avoir de plaisir à rien, ou à se le persuader, à se priver de toutes les raisons de vivre, et à vivre pourtant.

Ses deux frères, effrayés par le silence de la maison en deuil, s’étaient empressés de la fuir. Rodolphe était entré dans la maison de commerce de son oncle Théodore, et il logeait chez lui. Quant à Ernst, après avoir essayé de deux ou trois métiers, il s’était engagé sur un des bateaux du Rhin, qui font le service entre Mayence et Cologne ; et il ne reparaissait que quand il avait besoin d’argent. Christophe restait donc seul avec sa mère dans la maison trop grande ; et l’exiguïté des ressources, le paiement de certaines dettes qui s’étaient découvertes après la mort du père, les avaient décidés, quelque peine qu’ils en eussent, à chercher un autre logement plus humble et moins coûteux.

Ils trouvèrent un petit étage, — deux ou trois chambres au second étage d’une maison de la rue du Marché. Le quartier était bruyant, au centre de la ville, loin du fleuve, loin des arbres, loin de la campagne et de tous les lieux familiers. Mais il fallait consulter la raison, et non le sentiment ; et Christophe trouvait là une belle occasion de satisfaire à son besoin chagrin de mortification. D’ailleurs, le propriétaire de la maison, le vieux greffier Euler, était un ami de grand-père, il connaissait toute la famille : c’était assez pour décider Louisa, perdue dans sa maison vide, et irrésistiblement attirée vers ceux qui avaient pu connaître les êtres qu’elle avait aimés.

Ils se préparèrent au départ. Ils savourèrent longuement l’amère mélancolie des derniers jours passés au foyer triste et cher que l’on quitte pour jamais. Ils osaient à peine échanger leur douleur ; ils en avaient honte, ou peur. Chacun pensait qu’il ne devait pas montrer sa faiblesse à l’autre. À table, tous deux seuls dans une lugubre pièce aux volets demi-clos, ils n’osaient pas élever la voix, ils se hâtaient de manger et évitaient de se regarder, par crainte de ne pouvoir cacher leur trouble. Ils se séparaient aussitôt après. Christophe retournait à ses affaires ; mais, dès qu’il avait un instant de liberté, il revenait, il s’introduisait en cachette chez lui, il montait sur la pointe des pieds dans sa chambre ou au grenier. Alors il fermait la porte, il s’asseyait dans un coin, sur une vieille malle, ou sur le rebord de la fenêtre, et il restait là sans penser, se remplissant du bourdonnement indéfinissable de la vieille maison qui tressaillait au moindre pas. Son cœur tremblait comme elle. Il épiait anxieusement les souffles les plus légers du dedans et du dehors, les craquements du plancher, les bruits imperceptibles et familiers : il les reconnaissait tous. Il perdait conscience, sa pensée était envahie par les images du passé ; il ne sortait de son engourdissement qu’au son de l’horloge de Saint-Martin, qui lui rappelait qu’il était temps de repartir.

À l’étage au-dessous, le pas de Louisa allait et venait doucement. Pendant des heures, on ne l’entendait plus ; elle ne faisait aucun bruit. Christophe tendait l’oreille. Il descendait, un peu inquiet, comme on le reste longtemps, après un grand malheur. Il entr’ouvrait la porte : Louisa lui tournait le dos ; elle était assise devant un placard, au milieu d’un fouillis de choses ; des chiffons, de vieux effets, des objets dépareillés, des souvenirs qu’elle avait sortis, sous prétexte de les ranger. Mais la force lui manquait : chacun lui rappelait quelque chose ; elle le tournait et le retournait entre ses doigts, et elle se mettait à rêver ; l’objet s’échappait de ses mains ; elle restait, des heures, les bras pendants, affaissée sur sa chaise, et perdue dans une torpeur douloureuse.

La pauvre Louisa passait maintenant la meilleure partie de sa vie dans le passé, — ce triste passé, qui avait été pour elle bien avare de joie ; mais elle était si habituée à souffrir, qu’elle conservait la gratitude des moindres bienfaits rendus, et que les pâles lueurs qui brillaient de loin en loin dans la suite de ses jours médiocres suffisaient à les illuminer. Tout le mal que lui avait fait Melchior était oublié, elle ne se souvenait que du bien. L’histoire de son mariage avait été le grand roman de sa vie. Si Melchior y avait été entraîné par un caprice, dont il s’était vite repenti, c’était de tout son cœur qu’elle s’était donnée ; elle s’était crue aimée, comme elle aimait elle-même ; et elle en avait gardé à Melchior une reconnaissance attendrie. Ce qu’il était devenu, par la suite, elle ne cherchait pas à le comprendre. Incapable de voir la réalité comme elle est, elle savait seulement la supporter comme elle est, en humble et brave femme, qui n’a pas besoin de comprendre la vie, pour vivre. Ce qu’elle ne s’expliquait pas, elle s’en remettait à Dieu de l’expliquer. Par une piété singulière, elle prêtait à Dieu la responsabilité de toutes les injustices qu’elle avait pu souffrir de Melchior et des autres, n’attribuant à ceux-ci que le bien qu’elle en avait reçu. Aussi cette vie de misère ne lui avait laissé aucun souvenir amer. Elle se sentait seulement usée, — chétive comme elle était, — par ces années de privations et de fatigues ; et maintenant que Melchior n’était plus là, maintenant que deux de ses fils s’étaient envolés du foyer, et que le troisième semblait pouvoir se passer d’elle, elle avait perdu tout courage pour agir ; elle était lasse, somnolente, sa volonté était engourdie. Elle passait par une de ces crises de neurasthénie, qui frappent souvent, au déclin de la vie, des personnes actives et laborieuses, quand un coup imprévu leur enlève toute raison de vivre. Elle n’avait plus le courage de finir le bas qu’elle tricotait, de ranger le tiroir où elle cherchait, de se lever pour fermer la fenêtre : elle restait assise, la pensée vide, sans force, — que pour se souvenir. Elle avait conscience de sa déchéance, et elle en rougissait comme d’une honte ; elle s’efforçait de la cacher à son fils ; et Christophe, absorbé par l’égoïsme de sa propre peine, n’avait rien remarqué. Sans doute, il avait bien des impatiences secrètes contre les lenteurs de sa mère, maintenant, à parler, à agir, à faire les moindres choses ; mais, si différentes que fussent ces façons de son activité accoutumée, il ne s’en était pas préoccupé jusqu’alors.

Il en fut frappé, brusquement, ce jour-là, pour la première fois, quand il la surprit, au milieu de ses chiffons, répandus sur le parquet, entassés à ses pieds, remplissant ses mains et couvrant ses genoux. Elle avait le cou tendu, la tête penchée en avant, la figure contractée et rigide. En l’entendant entrer, elle eut un tressaillement ; une rougeur monta à ses joues blanches ; d’un mouvement instinctif, elle s’efforça de cacher les objets qu’elle tenait, et elle balbutia, avec un sourire gêné :

— Tu vois, je rangeais…

Il eut la sensation poignante de cette pauvre âme échouée parmi les reliques de son passé, et il fut saisi de compassion. Pourtant il prit un ton un peu brusque et grondeur, afin de l’arracher à son apathie :

— Allons, maman, allons, il ne faut pas rester ainsi, au milieu de cette poussière, dans cette chambre fermée ! Cela fait du mal. Il faut se secouer, il faut en finir avec tous ces rangements.

— Oui, dit-elle docilement.

Elle essaya de se lever, pour remettre les objets dans le tiroir. Mais elle se rassit aussitôt, laissant retomber avec découragement ce qu’elle avait pris.

— Ah ! je ne peux pas, je ne peux pas, gémit-elle, je n’en viendrai jamais à bout !

Il fut effrayé. Il se pencha sur elle. Il lui caressa le front avec ses mains.

— Voyons, maman, qu’est-ce que tu as ? dit-il. Veux-tu que je t’aide ? Est-ce que tu es malade ?

Elle ne répondait pas. Elle avait une sorte de sanglot intérieur. Il lui prit les mains, il se mit à genoux devant elle, pour la mieux voir dans la demi-ombre de la chambre.

— Maman ! dit-il, inquiet.

Louisa, le front appuyé sur son épaule, s’abandonna à une crise de larmes.

— Mon petit, répétait-elle, en se serrant contre lui, mon petit !… Tu ne me quitteras pas ? Promets-moi, tu ne me quitteras pas ?

Il avait le cœur déchiré de pitié :

— Mais non, maman, je ne te quitterai pas. Qu’est-ce que c’est que cette idée ?

— Je suis si malheureuse ! Ils m’ont tous quittée, tous…

Elle montrait les objets qui l’entouraient, et l’on ne savait si elle parlait d’eux, ou de ses fils et de ses morts.

— Tu resteras avec moi ? Tu ne me quitteras pas ?… Qu’est-ce que je deviendrais, si tu t’en allais aussi ?

— Je ne m’en irai pas. Je te le dis, nous resterons ensemble. Ne pleure plus. Je te le promets.

Elle continuait à pleurer, sans pouvoir s’arrêter. Il lui essuya les yeux avec son mouchoir.

— Qu’as-tu, chère maman ? Tu souffres ?

— Je ne sais pas, je ne sais pas ce que j’ai.

Elle faisait effort pour se calmer, et sourire.

— J’ai beau me raisonner : pour un rien, je me remets à pleurer… Tiens, tu vois, je recommence… Pardonne-moi. Je suis bête. Je suis vieille. Je n’ai plus de force. Je n’ai plus de goût à rien. Je ne suis plus bonne à rien. Je voudrais être enterrée avec tout cela…

Il la pressait contre son cœur, comme un enfant.

— Ne te tourmente pas, repose-toi, ne pense plus…

Elle s’apaisait peu à peu.

— C’est absurde, j’ai honte… Mais, qu’est-ce que j’ai ? qu’est-ce que j’ai ?

Cette vieille travailleuse ne parvenait pas à comprendre pourquoi sa force s’était tout à coup rompue ; et elle en était humiliée jusqu’au fond d’elle-même. Il feignit de ne pas s’en apercevoir.

— Un peu de fatigue, maman, dit-il, en tâchant de prendre un ton indifférent. Cela ne sera rien, tu verras…

Mais il était inquiet aussi. Depuis l’enfance, il était habitué à la voir vaillante, résignée, silencieusement résistante à toutes les épreuves. Et il s’étonnait de la voir soudain brisée : il avait peur.

Il l’aida à ranger les affaires éparses sur le plancher. De temps en temps, elle s’attardait à un objet ; mais il le lui prenait des mains doucement, et elle le laissait faire.


À partir de ce moment, il s’obligea à rester davantage avec elle. Dès qu’il avait fini sa tâche, au lieu de s’enfermer chez lui, comme il aimait à faire, il venait auprès d’elle. Il sentait maintenant combien elle était seule, et qu’elle n’était pas assez forte pour l’être : il y avait danger à la laisser ainsi.

Il s’asseyait à côté d’elle, le soir, près de la fenêtre ouverte qui donnait sur la route. La campagne s’éteignait peu à peu. Les gens rentraient à leur foyer. Les petites lumières s’allumaient dans les maisons, au loin. Ils avaient vu cela mille fois. Mais bientôt, ils n’allaient plus le voir. Ils échangeaient des mots entrecoupés. Ils se faisaient mutuellement remarquer les moindres incidents connus, prévus, de la soirée, avec un intérêt toujours renouvelé. Ils se taisaient longuement ; ou Louisa rappelait, sans raison apparente, un souvenir, une histoire décousue, qui lui passait par la tête. Sa langue se déliait un peu, maintenant qu’elle sentait auprès d’elle un cœur aimant. Elle faisait effort pour parler. Cela lui était difficile ; car elle avait pris l’habitude de rester à l’écart des siens : elle regardait ses fils et son mari comme trop intelligents, pour causer avec elle, et elle n’osait pas se mêler à leur conversation. La pieuse sollicitude de Christophe lui était chose nouvelle et infiniment douce, mais qui l’intimidait. Elle cherchait ses mots, elle avait peine à s’exprimer ; ses phrases restaient inachevées, obscures. Parfois, elle avait honte de ce qu’elle disait ; elle regardait son fils, et s’arrêtait au milieu d’une histoire. Mais il lui serrait la main, et elle se sentait rassurée. Il était pénétré d’amour et de pitié pour cette âme enfantine et maternelle, où il s’était blotti, quand il était enfant, et qui cherchait en lui maintenant un appui. Et il prenait un plaisir mélancolique à ces petits bavardages sans intérêt pour tout autre que pour lui, à ces souvenirs insignifiants d’une vie toujours médiocre et sans joie, mais qui semblaient à Louisa d’un prix infini. Il cherchait quelquefois à l’interrompre ; il craignait que ces souvenirs ne l’attristassent encore, il l’engageait à se coucher. Elle comprenait son intention, et elle lui disait, avec des yeux reconnaissants :

— Non, je t’assure, cela me fait du bien ; restons encore un peu.

Ils restaient jusqu’à ce que la nuit fût avancée, et le quartier endormi. Alors, ils se disaient bonsoir, elle, un peu soulagée de s’être déchargée d’une partie de ses peines, lui, le cœur un peu gros de ce fardeau nouveau joint à celui qu’il portait déjà.

Le jour du départ arrivait. La veille, ils restèrent plus longtemps que d’habitude dans la chambre sans lumière. Ils ne se parlaient pas. De temps en temps, Louisa gémissait : « Ah ! mon Dieu ! » Christophe tâchait d’occuper son attention des mille petits détails du déménagement du lendemain. Elle ne voulait pas se coucher. Il l’y obligea affectueusement. Mais lui-même, remonté dans sa chambre, ne se coucha pas avant longtemps. Penché à la fenêtre, il s’efforçait de percer l’obscurité, de voir une dernière fois les ténèbres mouvantes du fleuve, au pied de la maison. Il entendait le vent dans les grands arbres du jardin de Minna. Le ciel était noir. Nul passant dans la rue. Une pluie froide commençait à tomber. Les girouettes grinçaient. Dans une maison voisine, un enfant pleurait. La nuit pesait d’une tristesse écrasante sur la terre et sur l’âme. Les heures monotones, les demies et les quarts au timbre fêlé, tombaient l’un après l’autre dans le silence morne, que ponctuait le bruit de la pluie sur les toits et sur les pavés.

Comme Christophe se décidait enfin à se coucher, le cœur et le corps transis, il entendit la fenêtre au-dessous de lui qui se fermait. Et, dans son lit, il pensa douloureusement qu’il est cruel pour les pauvres gens de s’attacher au passé ; car ils n’ont pas le droit d’avoir un passé, comme les riches ; ils n’ont pas de maison, pas un coin sur la terre où ils puissent abriter leurs souvenirs : leurs joies, leurs peines, tous leurs jours sont dispersés au vent.


Le lendemain, ils transportèrent, par la pluie battante, leur pauvre mobilier dans le nouveau logis. Fischer, le vieux tapissier, leur avait prêté une charrette et son petit cheval ; et il vint lui-même leur donner un coup de main. Mais ils ne purent emporter tous les meubles ; car l’appartement où ils allaient était beaucoup plus étroit que l’ancien. Christophe dut décider sa mère à laisser les plus vieux et les plus inutiles. Ce ne fut pas sans peine ; les moindres avaient du prix pour elle : une table boiteuse, une chaise brisée, elle ne voulait rien sacrifier. Il fallut que Fischer, fort de l’autorité que lui donnait sa vieille amitié avec grand-père, joignît sa voix grondeuse à celle de Christophe, et même que, bonhomme, et comprenant sa peine, il promît de lui conserver en dépôt quelques-uns de ces précieux débris pour le jour où elle pourrait les reprendre. Alors elle consentit à s’en séparer, avec déchirement.

Les deux frères avaient été prévenus du déménagement ; mais Ernst était venu dire, la veille, qu’il ne pourrait être là ; et Rodolphe ne parut qu’un moment, vers midi ; il regarda charger les meubles, donna quelques conseils, et repartit d’un air affairé.

Le cortège se mit en marche par les rues boueuses. Christophe tenait par la bride le cheval qui glissait sur les pavés gluants. Louisa, marchant à côté de son fils, tâchait de l’abriter de la pluie qui tombait sans relâche. Et ce fut ensuite la lugubre installation dans l’appartement humide, rendu plus sombre encore par les reflets blafards du ciel bas. Ils n’eussent pas résisté au découragement qui les oppressait, sans les attentions de leurs hôtes. Mais, la voiture étant partie, et leurs meubles entassés pêle-mêle dans la chambre, comme la nuit tombait, Christophe et Louisa, harassés, affalés l’un sur une caisse, l’autre sur un sac, entendirent une petite toux sèche dans l’escalier ; on frappa à leur porte. Le vieux Euler entra. Il s’excusa cérémonieusement de déranger ses chers hôtes ; il ajouta que, pour fêter le premier soir de cette heureuse arrivée, il espérait qu’ils voudraient bien souper en famille avec eux. Louisa, enfoncée dans sa tristesse, voulait refuser. Christophe n’était pas très tenté non plus par cette réunion familiale ; mais le vieux insista, et Christophe, songeant qu’il était mieux pour sa mère de ne point passer cette première soirée dans la nouvelle maison, seule avec ses pensées, la força à accepter.

Ils descendirent à l’étage au-dessous, où ils trouvèrent toute la famille réunie : le vieux, sa fille, son gendre Vogel, et ses petits-enfants, un garçon et une fille, un peu moins âgés que Christophe. Tous s’empressèrent autour d’eux, leur souhaitant la bienvenue, s’informant s’ils étaient fatigués, s’ils étaient contents de leurs chambres, s’ils n’avaient besoin de rien, leur posant dix questions, auxquelles Christophe ahuri ne comprenait rien ; car ils parlaient tous à la fois. La soupe était déjà servie : ils se mirent à table. Mais le bruit continua. Amalia, la fille de Euler, avait entrepris aussitôt de mettre Louisa au courant de toutes les particularités locales, de la topographie du quartier, des habitudes et des avantages de la maison, de l’heure où passait le laitier, de l’heure où elle se levait, des divers fournisseurs et des prix qu’elle payait. Elle ne la lâchait point, qu’elle n’eût tout expliqué. Louisa, assoupie, s’efforçait de témoigner de l’intérêt à ces renseignements ; mais les remarques qu’elle se hasardait à faire témoignaient qu’elle n’avait rien compris, et provoquaient, avec les exclamations indignées d’Amalia, un redoublement d’informations. Le vieux greffier Euler expliquait à Christophe les difficultés de la carrière musicale. L’autre voisine de Christophe, Rosa, la fille d’Amalia, parlait sans s’arrêter, depuis le commencement du repas, avec une volubilité telle, qu’elle n’avait pas le temps de respirer : elle perdait haleine au milieu d’une phrase ; mais elle reprenait aussitôt. Vogel, morne, se plaignait de ce qu’il mangeait. Et c’était à ce sujet des discussions passionnées. Amalia, Euler, la petite, interrompaient leurs discours, pour prendre part au débat ; et il s’élevait des controverses sans fin sur la question de savoir s’il y avait trop de sel dans le ragoût, ou pas assez : ils se prenaient à témoin les uns les autres ; et, naturellement, pas un avis n’était semblable à l’autre. Chacun méprisait le goût de son voisin, et croyait le sien seul sain et raisonnable. On aurait pu discuter là-dessus jusqu’au Jugement Dernier.

Mais, à la fin, tous s’entendirent pour gémir en commun sur la méchanceté des temps. Ils s’apitoyèrent affectueusement sur les chagrins de Louisa et de Christophe, dont ils louèrent, en termes qui le touchèrent, la conduite courageuse. Ils se complurent à rappeler non seulement les malheurs de leurs hôtes, mais les leurs, et ceux de leurs amis et de tous ceux qu’ils connaissaient ; et ils tombèrent d’accord que les bons étaient toujours malheureux, et qu’il n’y avait de joie que pour les égoïstes et les malhonnêtes gens. Ils conclurent que la vie était triste, qu’elle ne servait à rien, et qu’il vaudrait beaucoup mieux être mort, si ce n’était la volonté de Dieu, sans doute, qu’on vécût pour souffrir. Comme ces idées se rapprochaient du pessimisme actuel de Christophe, il en conçut plus d’estime pour ses hôtes, et ferma les yeux sur leurs petits travers.

Quand il remonta avec sa mère dans la chambre en désordre, ils se sentaient tristes et las, mais un peu moins seuls ; et tandis que Christophe, les yeux ouverts dans la nuit, ne pouvant dormir à cause de sa fatigue et du bruit du quartier, écoutait les lourdes voitures qui ébranlaient les murs, et les souffles de la famille endormie à l’étage au-dessous, il tâchait de se persuader qu’il serait, sinon heureux, moins malheureux ici, au milieu de ces braves gens, — à vrai dire, un peu ennuyeux, — qui souffraient des mêmes maux que lui, qui semblaient le comprendre, et qu’il croyait comprendre.

Mais s’étant à la fin assoupi, il fut désagréablement réveillé dès l’aube par les voix de ses voisins qui commençaient à discuter, et par le grincement de la pompe qu’une main rageuse faisait marcher, pour procéder ensuite au lavage à grande eau de la cour et de l’escalier.


Justus Euler était un petit vieillard voûté, avec des yeux inquiets et moroses, une figure rouge, plissée et bossuée, la mâchoire édentée, et une barbe mal soignée, qu’il ne cessait de tourmenter avec ses mains. Très brave homme, un peu prudhomme, profondément moral, il s’entendait assez bien avec grand-père. On prétendait qu’il lui ressemblait. Et, en vérité, il était bien de la même génération et élevé dans les mêmes principes ; mais il lui manquait la forte vie physique de Jean-Michel : c’est-à-dire que, tout en pensant comme lui sur une quantité de points, au fond il ne lui ressemblait guère ; car ce qui fait les hommes, c’est le tempérament, bien plus que les idées ; et quelles que soient les divisions, factices ou réelles, que l’intelligence a mises entre eux, la grande division de l’humanité est celle des gens bien portants et de ceux qui ne le sont point. Le vieux Euler n’était pas des premiers. Il parlait de morale, comme grand-père ; mais sa morale n’était pas la même que celle de grand-père ; elle n’avait pas son estomac robuste, ses poumons, et sa force joviale. Tout chez lui et chez les siens était bâti sur un plan plus parcimonieux et plus étriqué. Quarante ans fonctionnaire, maintenant retraité, il souffrait de cette tristesse de l’inaction, si lourde chez les vieillards, qui ne se sont pas ménagé pour leurs dernières années la ressource d’une vie intérieure. Toutes ses habitudes naturelles ou acquises, toutes celles de son métier lui avaient donné quelque chose de méticuleux et de chagrin, qui se retrouvait à quelque degré chez chacun de ses enfants.

Son gendre, Vogel, employé à la chancellerie du palais, avait une cinquantaine d’années. Grand, fort, tout à fait chauve, des lunettes d’or collées aux tempes, et d’assez bonne mine, il se croyait malade, et sans doute l’était, bien qu’il n’eût évidemment pas tous les maux qu’il se prêtait, mais l’esprit aigri par la niaiserie de son métier, et le corps un peu ruiné par sa vie sédentaire. Très laborieux d’ailleurs, non sans mérite, ayant même une certaine culture, il était victime de l’absurde vie moderne, et comme tant d’employés enchaînés à leurs bureaux, succombait au démon de l’hypocondrie. Un de ces malheureux, que Gœthe appelait « ein trauriger ungriechischer Hypochondrist » — « un hypocondre morose et pas grec », — et qu’il plaignait, mais qu’il avait bien soin de fuir.

Amalia ne faisait ni l’un, ni l’autre. Robuste, bruyante et active, elle ne s’apitoyait pas sur les jérémiades de son mari ; elle le secouait rudement. Mais à vivre toujours ensemble, nulle force ne résiste ; et quand, dans un ménage, l’un des deux est neurasthénique, il y a de grandes chances pour que, quelques années après, ils le soient tous les deux. Amalia avait eu beau crier contre Vogel, elle avait beau continuer de crier, par habitude et par besoin : l’instant d’après, elle gémissait plus fort que lui sur son état ; et, passant sans transition des rebuffades aux lamentations, elle ne lui faisait aucun bien ; elle décuplait au contraire son mal, en donnant à des niaiseries un retentissement assourdissant. Elle finissait, non seulement par achever d’accabler le malheureux Vogel, épouvanté des proportions que prenaient ses propres plaintes répercutées par cet écho, mais par accabler tout le monde, et s’accabler elle-même. À son tour, elle prenait l’habitude de gémir sans raison sur sa solide santé, et sur celle de son père, et de sa fille, et de son fils. Ce devenait une manie ; à force de le dire, elle se le persuadait. Le moindre rhume était pris au tragique ; tout était un sujet d’inquiétudes. Bien plus : quand on allait bien, elle se tourmentait encore, en pensant à la maladie prochaine. Ainsi la vie se passait dans des transes perpétuelles. Au reste, on ne s’en portait pas plus mal ; et il semblait que cet état de plaintes constantes servît à entretenir la santé générale. Chacun mangeait, dormait, travaillait, comme à l’ordinaire ; et la vie du ménage n’en était pas ralentie. L’activité d’Amalia ne se satisfaisait point de s’exercer du matin au soir, du haut en bas de la maison : il fallait que chacun s’évertuât autour d’elle ; et c’était un branle-bas de meubles, un lavage de carreaux, un frottement de parquets, un bruit de voix, de pas, une trépidation, un mouvement perpétuels.

Les deux enfants, écrasés par cette bruyante autorité, qui ne laissait personne libre, semblaient trouver naturel de s’y soumettre. Le garçon, Leonhard, avait une jolie figure insignifiante, et des manières compassées. La jeune fille, Rosa, une blondine, avec d’assez beaux yeux, bleus, doux et affectueux, eût été agréable, surtout par la fraîcheur de son teint délicat, et son air de bonté, sans un nez un peu fort et gauchement planté, qui alourdissait la figure et lui donnait un caractère niais. Elle rappelait une jeune fille de Holbein, qui est au musée de Bâle, — la fille du bourgmestre Meier, — assise, les yeux baissés, les mains sur ses genoux, ses cheveux pâles dénoués sur ses épaules, l’air gêné et honteux de son nez disgracieux. Mais Rosa jusqu’ici ne s’en inquiétait guère, et cela ne troublait point son caquet inlassable. On entendait sans cesse sa voix aiguë qui racontait des histoires, toujours essoufflée, comme si elle n’avait jamais le temps de tout dire, et toujours excitée et pleine d’entrain, en dépit des gronderies qu’elle essuyait de sa mère, de son père, du grand-père lui-même, exaspérés, moins parce qu’elle parlait toujours, que parce qu’elle les empêchait de parler. Car ces excellentes gens, bons, loyaux, dévoués, — la crème des honnêtes gens, — avaient presque toutes les vertus ; mais il leur en manquait une qui est capitale, et fait le charme de la vie : la vertu du silence.


Christophe était en veine de patience. Ses chagrins avaient assagi son humeur intolérante et emportée. L’expérience qu’il avait faite de l’indifférence cruelle des âmes élégantes, le portait à sentir davantage le prix de braves gens, sans grâce, et diablement ennuyeux, mais qui avaient de la vie une conception austère, et, parce qu’ils vivaient sans joie, lui semblaient vivre sans faiblesse. Ayant décidé qu’ils étaient excellents et qu’ils devaient lui plaire, il s’efforçait, en Allemand qu’il était, de se persuader qu’ils lui plaisaient en effet. Mais il n’y réussissait point : il manquait de ce complaisant idéalisme germanique, qui ne veut pas voir, et ne voit pas, ce qu’il lui serait désagréable de remarquer, par crainte de troubler la tranquillité commode de ses jugements et l’agrément de sa vie. Au contraire, il ne sentait jamais si bien les défauts des gens, que quand il les aimait, quand il eût voulu les aimer entièrement, sans aucune restriction : c’était une sorte de loyauté inconsciente et un besoin irrésistible de vérité, qui le rendait, malgré lui, plus clairvoyant et plus exigeant à l’égard de ce qui lui était le plus cher. Aussi ne tarda-t-il pas à ressentir une sourde irritation des travers de ses hôtes. Ceux-ci ne cherchaient point à les déguiser. Au contraire de ce qui se passe d’ordinaire, ils étalaient tout ce qu’ils avaient d’insupportable ; et le meilleur restait en eux caché. C’est ce que se disait Christophe, qui, s’accusant d’injustice, entreprit de passer outre à ses premières impressions, et de découvrir les excellentes qualités qu’ils dissimulaient avec tant de soin.

Il essaya de lier conversation avec le vieux Justus Euler, qui ne demandait pas mieux. Il éprouvait pour lui une secrète sympathie, en souvenir de grand-père qui l’aimait et le vantait. Mais le bon Jean-Michel avait, plus que Christophe, l’heureuse faculté de se faire illusion sur ses amis ; et Christophe s’en aperçut bien. En vain chercha-t-il à connaître les souvenirs de Euler sur grand-père. Il ne réussit à tirer de lui qu’une image décolorée et passablement caricaturesque de Jean-Michel, et des bribes d’entretiens sans aucun intérêt. Invariablement, les récits de Euler commençaient par :

— Comme je le disais à ton pauvre grand-père…

Il ne se souvenait de rien autre. Il n’avait rien entendu, que ce qu’il avait dit lui-même.

Peut-être que Jean-Michel n’écoutait pas autrement. La plupart des amitiés ne sont guère que des associations de complaisance mutuelle, pour parler de soi avec un autre. Mais du moins Jean-Michel, si naïvement qu’il s’abandonnât à sa joie de discourir, avait une sympathie, toujours prête à se dépenser à tort et à travers. Il s’intéressait à tout ; il regrettait toujours de n’avoir plus quinze ans, pour voir les merveilleuses inventions des générations nouvelles, et pour se mêler à leurs pensées. Il avait cette qualité, la plus précieuse peut-être de la vie : une fraîcheur de curiosité, que les années n’altéraient point, et qui renaissait avec chaque matin. Il n’avait pas assez de talent pour utiliser ce don ; mais combien de gens de talent auraient pu le lui envier ! La plupart des hommes meurent à vingt ou trente ans : passé cet âge, ils ne sont plus que leur propre reflet ; le reste de leur vie s’écoule à se singer eux-mêmes, à répéter d’une façon de jour en jour plus mécanique et plus grimaçante ce qu’ils ont dit, fait, pensé, ou aimé, au temps où ils étaient.

Il y avait si longtemps que le vieux Euler avait été, et il avait été si peu, que ce qui restait de lui maintenant était bien pauvre et un peu ridicule. En dehors de son ancien métier et de sa vie de famille, il ne savait rien, et ne voulait rien savoir. Il avait sur toutes choses des idées toutes faites qui dataient de son adolescence. Il prétendait se connaître aux arts ; mais il s’en tenait à certains noms consacrés, au sujet desquels il ne manquait pas de rééditer des formules emphatiques : tout le reste était nul et non avenu. Quand on lui parlait d’artistes modernes, il n’écoutait point, et parlait d’autre chose. Il se disait passionné de musique, et demandait à Christophe de jouer. Mais dès que Christophe, qui y avait été pris une ou deux fois, commençait à jouer, le vieux commençait à causer, tout haut, avec sa bru, comme si la musique redoublait son intérêt pour tout ce qui n’était pas la musique. Christophe exaspéré se levait au milieu du morceau : personne ne le remarquait. Il n’y avait que quelques vieux airs, — trois ou quatre, — les uns très beaux, les autres très laids, mais tous également consacrés, qui avaient le privilège d’obtenir un silence relatif et une approbation absolue. Dès les premières notes, le vieux tombait en extase, et les larmes lui venaient aux yeux, moins pour le plaisir qu’il y goûtait que pour celui qu’il y avait jadis goûté. Christophe finit par prendre ces airs en horreur, bien que certains d’entre eux, comme l’Adélaïde, de Beethoven, lui fussent chers : le vieux en fredonnait constamment les premières mesures, et ne manquait pas de déclarer que « cela, c’était de la musique », la comparant avec mépris à « toute cette sacrée musique moderne, qui n’a pas de mélodie ». — Il est vrai qu’il n’en connaissait rien.

Son gendre, plus instruit, se tenait au courant du mouvement artistique ; mais c’était encore pis ; car il apportait dans ses jugements un esprit de dénigrement perpétuel. Il ne manquait pourtant ni de goût, ni d’intelligence ; mais il ne pouvait prendre son parti d’admirer ce qui était moderne. Il eût tout aussi bien dénigré Mozart et Beethoven, s’ils eussent été de son temps, et reconnu le mérite de Wagner ou de Richard Strauss, s’ils eussent été morts depuis un siècle. Son instinct chagrin se refusait à admettre qu’il pût y avoir encore aujourd’hui, de son vivant, des grands hommes vivants : cette pensée lui déplaisait. Il était si aigri de sa vie manquée, qu’il tenait à se persuader qu’elle était manquée pour tous, qu’il n’en pouvait être autrement, et que ceux qui croyaient le contraire, ou qui le prétendaient, étaient de deux choses l’une : des nigauds ou des farceurs.

Aussi ne parlait-il de toute célébrité nouvelle, que sur un ton d’amère ironie ; et, comme il n’était point sot, il ne manquait pas d’en découvrir, dès le premier coup d’œil, les côtés faibles et ridicules. Tout nom nouveau le mettait en défiance ; avant d’en rien connaître, il était disposé à le critiquer, — puisqu’il ne le connaissait pas. S’il avait de la sympathie pour Christophe, c’est parce qu’il croyait que cet enfant misanthrope trouvait la vie mauvaise, comme lui, et d’ailleurs était sans génie. Rien ne rapproche de petites âmes souffreteuses et mécontentes, comme la constatation de leur commune impuissance. Rien non plus ne contribue davantage à rendre le goût de la santé et de la vie à ceux qui sont sains et faits pour vivre, que le contact de ce sot pessimisme de médiocres et de malades, qui, parce qu’ils ne sont pas heureux, nient le bonheur des autres. Christophe en fit l’épreuve. Ces pensées moroses lui étaient pourtant familières ; mais il s’étonnait de les retrouver dans la bouche de Vogel, et de ne les plus reconnaître : bien plus, elles lui devenaient hostiles ; il en était blessé.

Il était bien plus révolté encore par les façons d’Amalia. La brave femme ne faisait après tout qu’appliquer les théories de Christophe sur le devoir. Elle avait à tout propos ce mot à la bouche. Elle travaillait sans relâche, et voulait que chacun travaillât comme elle. Ce travail n’avait pas pour but de rendre les autres et elle-même plus heureux : au contraire. On pouvait presque dire qu’il avait pour principal objet, d’être une gêne pour tous, et de rendre la vie le plus désagréable possible, afin de la sanctifier. Rien n’aurait pu la décider à interrompre, un seul moment, le saint office du ménage, cette sacro-sainte institution, qui prend chez tant de femmes la place de tous les autres devoirs moraux et sociaux. Elle se serait crue perdue, si elle n’avait, aux mêmes jours, aux mêmes heures, frotté le parquet, lavé les carreaux, fait briller les boutons de porte, battu les tapis à tour de bras, remué les chaises, les tables, les armoires. Elle y mettait de l’ostentation. On eût dit qu’il s’agissait de son honneur. Et n’est-ce pas, d’ailleurs, avec le même esprit que beaucoup de femmes imaginent et défendent leur honneur ? C’est une sorte de meuble qu’il faut tenir brillant, un parquet bien ciré, froid, dur, — et glissant.

L’accomplissement de sa tâche ne rendait pas madame Vogel plus aimable. Elle s’acharnait aux niaiseries du ménage, comme à un devoir imposé par Dieu. Et elle méprisait celles qui ne faisaient pas comme elle, qui prenaient du repos, qui savaient entre leurs travaux jouir un peu de la vie. Elle allait relancer jusque dans sa chambre Louisa, qui, de temps en temps, au milieu de son ouvrage, s’asseyait pour rêver. Louisa soupirait, mais se soumettait, avec un sourire confus. Heureusement Christophe n’en savait rien : Amalia attendait qu’il fût sorti, pour faire ces irruptions dans leur appartement ; et, jusqu’à présent, elle ne s’était pas attaquée directement à lui : il ne l’eût pas supporté. Il se sentait vis à vis d’elle dans un état d’hostilité latente. Ce qu’il lui pardonnait le moins, c’était son vacarme. Il en était excédé. Enfermé dans sa chambre, — une petite pièce basse qui donnait sur la cour, — la fenêtre hermétiquement close, malgré le manque d’air, afin de ne pas entendre le remue-ménage de la maison, il ne réussissait point à s’en défendre. Involontairement, il s’attachait à suivre, avec une attention surexcitée, les moindres bruits d’en bas ; et quand la terrible voix, qui perçait les cloisons, après une accalmie momentanée, s’élevait de nouveau, il était pris de rage : il criait, frappait du pied, lui adressait à travers le mur une collection d’injures. Dans le tapage général, on ne s’en apercevait même pas : on croyait qu’il composait. Il donnait madame Vogel à tous les diables. Il n’y avait pas de respect, ni d’estime qui tînt. Il lui semblait, à ces instants, qu’il eût préféré la plus dévergondée des femmes et la plus sotte, pourvu qu’elle se tût, à l’intelligence, à l’honnêteté, et à toutes les vertus, quand elles font trop de bruit.


Cette haine du bruit le rapprocha de Leonhard. Le jeune garçon, seul, au milieu de l’agitation générale, restait toujours tranquille, et n’élevait jamais la voix plus fort à un moment qu’à un autre. Il s’exprimait d’une façon correcte et mesurée, choisissant tous ses mots, et ne se pressant pas. La bouillante Amalia n’avait pas la patience d’attendre qu’il eût fini ; tous s’exclamaient sur sa lenteur. Il ne s’en émouvait point. Rien n’altérait son calme et sa respectueuse déférence. Christophe était d’autant plus attiré par lui, qu’il avait appris que Leonhard se destinait à la vie ecclésiastique ; et sa curiosité en était vivement excitée.

Christophe se trouvait alors, à l’égard de la religion, dans un état assez étrange : il ne savait pas lui-même dans quel état il se trouvait. Il n’avait jamais eu le temps d’y songer sérieusement. Il n’était pas assez instruit, et il était beaucoup trop absorbé par les difficultés de l’existence, pour avoir pu s’analyser, et mettre de l’ordre dans ses pensées. Violent comme il était, il passait d’un extrême à l’autre, et de la foi entière à la négation absolue, sans s’inquiéter d’être ou non d’accord avec soi-même. Quand il était heureux, il ne pensait guère à Dieu, mais il était assez disposé à y croire. Quand il était malheureux, il y pensait, mais il n’y croyait guère : il lui semblait impossible qu’un Dieu autorisât le malheur et l’injustice. Ces difficultés l’occupaient d’ailleurs fort peu. Au fond, il était trop religieux pour penser beaucoup à Dieu. Il vivait en Dieu, il n’avait pas besoin d’y croire. Cela est bon pour ceux qui sont faibles, ou affaiblis, pour les vies anémiques. Ils aspirent à Dieu, comme la plante au soleil. Le mourant s’accroche à la vie. Mais celui qui porte en lui le soleil et la vie, qu’irait-il les chercher hors de lui ?

Christophe ne se fût probablement jamais préoccupé de ces questions, s’il avait vécu seul. Mais les obligations de la vie sociale l’obligeaient à fixer sa pensée sur ces problèmes puérils et oiseux, qui tiennent une place disproportionnée dans le monde, et où il faut prendre parti, puisqu’on s’y heurte à chaque pas. Comme si une âme saine, généreuse, débordante de force et d’amour, n’avait pas mille choses plus pressées à faire, que de s’inquiéter si Dieu existe ou non !… Si encore il ne s’agissait que de croire à Dieu ! Mais il faut croire à un Dieu, de telles dimensions et de telle forme, de telle couleur et de telle race ! Pour cela, Christophe n’y songeait même pas. Jésus ne tenait presque aucune place dans ses pensées. Ce n’était pas qu’il ne l’aimât point : il l’aimait, quand il pensait à lui ; mais il ne pensait jamais à lui. Il se le reprochait parfois, il s’en chagrinait, il ne comprenait pas pourquoi il ne s’y intéressait pas davantage. Pourtant il pratiquait, tous les siens pratiquaient, son grand-père lisait sans cesse la Bible ; lui-même suivait régulièrement la messe ; il la servait, en quelque sorte, puisqu’il était organiste ; et il s’appliquait à sa tâche avec une conscience exemplaire. Mais il eût été bien embarrassé, au sortir de l’église, de dire à quoi il avait pensé. Il se mit à la lecture des Livres Saints, pour fixer ses idées, et il y prit de l’amusement, et même du plaisir, mais comme à des livres beaux et curieux, qui ne diffèrent pas essentiellement d’autres livres, que personne ne songe à appeler sacrés. Pour dire la vérité, si Jésus lui était sympathique, Beethoven le lui était bien plus. Et, à son orgue de Saint-Florian, où il accompagnait l’office du dimanche, il était plus occupé de son orgue que de la messe, et plus religieux, les jours où la chapelle jouait du Bach, que les jours où elle jouait du Mendelssohn. Certaines cérémonies lui causaient une ferveur exaltée. Mais était-ce bien Dieu qu’il aimait alors, ou seulement la musique, comme un prêtre imprudent le lui avait dit un jour, par plaisanterie, sans se douter du trouble où le jetterait sa boutade ? Un autre n’y eût pas pris garde, et n’eût rien changé à sa façon de vivre, — (tant de gens s’accommodent de ne pas savoir ce qu’ils pensent !) — Mais Christophe était affligé d’un besoin de sincérité gênant, qui lui inspirait des scrupules à tout propos. Et du jour qu’il en eut, il lui devint impossible de n’en pas avoir toujours. Il se tourmentait, il lui semblait qu’il agissait avec duplicité. Croyait-il, ou ne croyait-il pas ?… Il n’avait pas les moyens, matériels ni intellectuels, — (il faut du savoir et des loisirs) — pour résoudre la question, seul. Et cependant, il fallait la résoudre, sous peine d’être un indifférent, ou un hypocrite. Or, il était aussi incapable d’être l’un que l’autre.

Il chercha à sonder timidement les gens qui l’entouraient. Tous avaient l’air sûrs d’eux-mêmes. Christophe brûlait de connaître leurs raisons. Il n’y parvenait point. Presque jamais on ne lui faisait une réponse précise : c’étaient toujours des discours à côté. Certains le traitaient d’orgueilleux, et lui disaient que cela ne se discute point, que des milliers de gens plus intelligents que lui et meilleurs, avaient cru sans discuter, qu’il n’avait qu’à faire comme eux. Il en était même qui prenaient un air froissé, comme si c’eût été une offense personnelle de leur poser une telle question ; et pourtant, ce n’étaient peut-être pas les plus sûrs de leur fait. D’autres haussaient les épaules et disaient, en souriant : « Bah ! cela ne peut pas faire de mal. » Et leur sourire disait : « Et c’est tellement commode !… » Ceux-là, Christophe les méprisait de toute la force de son cœur.

Il avait essayé de s’ouvrir de ses inquiétudes à un prêtre ; mais il fut découragé par cette tentative. Il ne put discuter sérieusement avec lui. Si affable que fût son interlocuteur, il faisait poliment sentir qu’il n’y avait point d’égalité réelle entre Christophe et lui ; il semblait entendu d’avance que sa supériorité était incontestée, et que la discussion ne pouvait pas franchir les limites qu’il lui assignait, sans une sorte d’inconvenance : c’était un jeu de parade tout à fait inoffensif. Quand Christophe avait voulu passer outre, et poser des questions, auxquelles il ne plaisait pas au digne homme de répondre, il s’en était tiré avec un sourire protecteur, quelques citations latines, et une objurgation paternelle de prier, prier, pour que Dieu l’éclairât. — Christophe était sorti de l’entretien, humilié et blessé par ce ton de supériorité polie. À tort ou à raison, pour rien au monde, il n’aurait eu de nouveau recours à un prêtre. Il admettait bien que ces hommes lui étaient supérieurs par l’intelligence et leur titre sacré ; mais lorsque l’on discute, il n’y a plus ni supérieur, ni inférieur, ni titres, ni âge, ni nom : rien ne compte que la vérité, devant elle tout le monde est égal.

Aussi fut-il heureux de trouver un garçon de son âge, qui crût. Lui-même ne demandait qu’à croire ; et il espérait que Leonhard lui en donnerait de bonnes raisons. Il lui fit des avances. Leonhard répondit avec sa douceur habituelle, mais sans empressement : il n’en mettait à rien. Comme on ne pouvait avoir une conversation suivie à la maison, sans être interrompu à tout instant par Amalia ou par le vieux, Christophe proposa une promenade, le soir, après dîner. Leonhard était trop poli pour refuser, quoiqu’il s’en fût dispensé volontiers ; car sa nature indolente avait peur de la marche, de la conversation, et de tout ce qui lui coûtait un effort.

Christophe était gêné pour entamer l’entretien. Après deux ou trois phrases gauches sur des sujets indifférents, il se jeta, avec une brusquerie un peu brutale, dans la question qui lui tenait au cœur. Il demanda à Leonhard si vraiment il allait se faire prêtre, et si c’était pour son plaisir. Leonhard, interloqué, jeta sur lui un regard inquiet ; mais quand il vit que Christophe n’avait aucune intention hostile, il se rassura :

— Oui, répondit-il. Comment en serait-il autrement ?

— Ah ! fit Christophe. Vous êtes bien heureux !

Leonhard sentit une nuance d’envie dans la voix de Christophe, et il en fut agréablement flatté. Il changea aussitôt de manières, il devint expansif, sa figure s’éclaira :

— Oui, dit-il. Je suis heureux.

Il rayonnait.

— Comment faites-vous pour cela ? demanda Christophe.

Leonhard, avant de répondre, proposa de s’asseoir, sur un banc tranquille, dans une galerie du cloître de Saint-Martin. On apercevait de là un coin de la petite place, plantée d’acacias, et par de là la ville, la campagne, baignée par la brume du soir. Le Rhin coulait au pied de la colline. Un vieux cimetière abandonné, dont les tombes étaient noyées sous un flot d’herbes, dormait à côté d’eux, derrière sa grille close.

Leonhard se mit à parler. Il disait, les yeux brillants de contentement, combien il était doux d’échapper à la vie, d’avoir trouvé l’asile, où l’on est et sera pour toujours à l’abri. Christophe, encore meurtri par ses blessures récentes, sentait passionnément ce désir de repos et d’oubli ; mais il s’y mêlait un regret. Il demanda avec un soupir :

— Et pourtant, est-ce que cela ne vous coûte pas de renoncer tout à fait à la vie ?

— Oh ! fit l’autre tranquillement, qu’y a-t-il à regretter ? N’est-elle pas triste et laide ?

— Il y a de belles choses aussi, dit Christophe, regardant le beau soir.

— Il y a quelques belles choses, mais peu.

— Ce peu, c’est encore beaucoup pour moi !

— Oh ! bien, c’est une simple affaire de bon sens. D’un côté, un peu de bien et beaucoup de mal ; de l’autre, ni bien ni mal, sur terre ; et après, un bonheur infini : est-ce qu’on peut hésiter ?

Christophe n’aimait pas beaucoup cette arithmétique. Une vie si économe lui paraissait bien pauvre. Cependant il s’efforçait de se persuader que c’était là la sagesse.

— Ainsi, demanda-t-il avec un peu d’ironie, il n’y a pas de risque que vous vous laissiez séduire par une heure de plaisir ?

— Quelle sottise ! quand on sait que ce n’est qu’une heure, et qu’il y a toute l’éternité après !

— Vous en êtes donc bien sûr de cette éternité ?

— Naturellement.

Christophe l’interrogea. Il avait un frémissement de désir et d’espoir. Si Leonhard allait lui fournir enfin les preuves invincibles de croire ! Avec quelle passion il renoncerait lui-même à tout le reste du monde, pour le suivre en Dieu.

Tout d’abord, Leonhard, fier de son rôle d’apôtre, convaincu d’ailleurs que les doutes de Christophe n’étaient que pour la forme, et qu’ils auraient le bon goût de céder aux premiers arguments, recourut aux livres saints, à l’autorité de l’Évangile, aux miracles, à la tradition. Mais il commença à s’assombrir, quand Christophe, après l’avoir écouté quelques minutes, l’arrêta en lui disant que c’était répondre à la question par la question, et qu’il ne lui demandait pas de lui exposer ce qui faisait justement l’objet de son doute, mais les moyens de le résoudre. Leonhard dut constater alors que Christophe était beaucoup plus malade qu’il ne semblait, et qu’il avait la prétention de ne se laisser convaincre qu’au moyen de la raison. Cependant il pensait encore que Christophe jouait l’esprit fort — (il n’imaginait pas qu’on pût l’être sincèrement). — Il ne se découragea donc pas, et, fort de sa science récente, il fit appel à ses connaissances d’école ; il déballa pêle-mêle, avec plus d’autorité que d’ordre, ses preuves métaphysiques de l’existence de Dieu et de l’âme immortelle. Christophe, l’esprit tendu, le front plissé par l’effort, peinait silencieusement ; il lui faisait recommencer ses mots, cherchait laborieusement à en pénétrer le sens, à l’enfoncer en soi, à suivre le raisonnement. Puis il éclata tout d’un coup, déclara qu’on se moquait de lui, que tout cela c’était des jeux d’esprit, des plaisanteries de beaux parleurs qui fabriquaient des mots et qui s’amusaient ensuite à croire que ces mots étaient des choses. Leonhard, piqué, se porta garant de la bonne foi de ses auteurs. Christophe haussa les épaules, et dit, en jurant, que si ce n’étaient pas des farceurs, c’étaient de sacrés littérateurs ; et il exigea d’autres preuves.

Quand Leonhard reconnut, avec stupeur, que Christophe était irrémédiablement atteint, il ne s’intéressa plus à lui. Il se souvint qu’on lui avait recommandé de ne pas perdre son temps à discuter avec des incrédules, — du moins quand ils s’entêtent à ne pas vouloir croire. C’est risquer de se troubler soi-même, sans nul profit pour l’autre. Mieux vaut abandonner le malheureux à la volonté de Dieu, qui, si c’est son dessein, saura bien l’éclairer ; ou sinon, qui oserait aller contre la volonté de Dieu ? Leonhard ne s’obstina donc pas à prolonger la discussion. Il se contenta de dire avec douceur qu’il n’y avait rien à faire pour le moment, qu’aucun raisonnement n’était capable de montrer le chemin, tant qu’on était résolu à ne pas le voir, et qu’il fallait prier, faire appel à la grâce : rien n’est possible sans elle ; il faut la désirer, il faut vouloir, pour croire.

Vouloir ? pensait amèrement Christophe. Ainsi, Dieu existera, parce que je voudrai qu’il existe ! Ainsi, la mort n’existera plus, parce qu’il me plaira de la nier !… Hélas !… Comme la vie est facile à ceux qui n’ont pas le besoin de voir la vérité, à ceux qui ont le pouvoir de la voir comme ils désirent, et de se fabriquer des rêves complaisants, où dormir douillettement ! Dans un tel lit Christophe était bien sûr de ne dormir jamais…

Leonhard continuait à parler. Il s’était rabattu sur son sujet de prédilection : les charmes de la vie contemplative ; et sur ce terrain sans danger, il ne tarissait plus. De sa voix monotone qui tremblait de plaisir, il disait les joies de la vie en Dieu, en dehors, au-dessus du monde, loin du bruit, dont il parlait avec un accent inattendu de haine (il le détestait presque autant que Christophe), loin des violences, loin des railleries, loin des petites misères dont on souffre, chaque jour, dans le nid chaud et sûr de la foi, d’où l’on contemple en paix les malheurs du monde étranger et lointain. Christophe, en l’écoutant parler, perçait l’égoïsme de cette foi. Leonhard en eut le soupçon ; il se hâta de s’expliquer. Ce n’était pas une vie d’oisiveté que la vie de contemplation. Au contraire ; on agit plus par la prière que par l’action ; que serait le monde sans la prière ? On expie pour les autres, on se charge de leurs fautes, on leur offre ses mérites, on intercède entre le monde et Dieu.

Christophe l’écoutait en silence, avec une hostilité croissante. Il sentait chez Leonhard l’hypocrisie de ce renoncement. Il n’était pas assez injuste pour la prêter à tous ceux qui croient. Il savait bien que cette abdication de la vie est chez un petit nombre une impossibilité de vivre, un désespoir poignant, un appel à la mort, — que c’est, chez un plus petit nombre, une extase passionnée… (Combien de temps dure-t-elle ?)… Mais, chez la plupart des hommes, n’est-ce pas trop souvent le froid raisonnement d’âmes plus éprises de leur tranquillité, que du bonheur des autres, ou de la vérité ? Et si les cœurs sincères en ont conscience, combien ils doivent souffrir de cette profanation de leur idéal !…

Leonhard, tout heureux, exposait maintenant la beauté et l’harmonie du monde, vu du haut de son perchoir divin : en bas, tout était sombre, injuste, douloureux ; d’en haut, tout devenait clair, lumineux, ordonné ; le monde était semblable à une boîte d’horlogerie, parfaitement réglée…

Christophe n’écoutait plus que d’une oreille distraite. Il se demandait : « Croit-il, ou bien croit-il qu’il croit ? » Cependant sa propre foi, son désir passionné de foi, n’en était pas ébranlé. Ce n’était pas la médiocrité d’âme et les pauvres arguments d’un sot comme Leonhard, qui pouvaient y porter atteinte…

La nuit descendait sur la ville. Le banc, où ils étaient assis, était dans l’ombre ; les étoiles s’allumaient, une buée blanche montait du fleuve, les grillons bruissaient sous les arbres du cimetière. Les cloches se mirent à sonner : la plus aiguë d’abord, toute seule, comme un oiseau plaintif, interrogea le ciel ; puis la seconde, une tierce au-dessous, se mêla à sa plainte ; enfin vint la plus grave, à la quinte, qui semblait leur donner la réponse. Les trois voix se fondirent. C’était, au pied des tours, le bourdonnement d’une ruche grandiose. L’air et le cœur tremblaient. Christophe, retenant son souffle, pensait combien la musique des musiciens est pauvre auprès de cet océan de musique, où grondaient des milliers d’êtres ; c’est la faune sauvage, le libre monde des sons, auprès du monde domestiqué, catalogué, froidement étiqueté par l’intelligence humaine. Il se perdait dans cette immensité sonore, sans rivages et sans bornes…

Et quand le puissant murmure se fut tu, quand ses derniers frémissements se furent éteints dans l’air, Christophe se réveilla. Il regarda, effaré, autour de lui… Il ne reconnaissait plus rien. Tout était changé autour de lui, en lui. Il n’y avait plus de Dieu…

De même que la foi, la perte de la foi est souvent, elle aussi, un coup de la grâce, une lumière subite. La raison n’y est pour rien ; et il suffit d’un rien : un mot, un silence, un son de cloche. On se promène, on rêve, on ne s’attend à rien. Brusquement, tout s’écroule. On se voit entouré de ruines. On est seul. On ne croit plus.

Christophe épouvanté ne pouvait comprendre pourquoi, comment cela s’était produit. C’était comme, au printemps, la débâcle d’un fleuve…

La voix de Leonhard continuait de résonner, plus monotone que la voix d’un grillon. Christophe ne l’entendait plus, il n’entendait plus rien. La nuit était tout à fait venue. Leonhard s’arrêta. Surpris de l’immobilité de Christophe, inquiet de l’heure avancée, il proposa de rentrer. Christophe ne répondit pas. Leonhard lui prit le bras. Christophe tressaillit, et regarda Leonhard avec des yeux égarés.

— Christophe, il faut revenir, dit Leonhard.

— Va au diable ! cria Christophe avec fureur.

— Mon Dieu ! Christophe, qu’est-ce que je vous ai fait ? demanda peureusement Leonhard, ahuri.

Christophe se ressaisit.

— Oui, tu as raison, mon bon, fit-il d’un ton plus doux. Je ne sais ce que je dis. Va à Dieu ! Va à Dieu !

Il resta seul. Il avait le cœur plein de détresse.

— Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! s’écria-t-il, crispant les mains, levant la tête passionnément vers le ciel noir. Pourquoi est-ce que je ne crois plus ? Pourquoi est-ce que je ne puis plus croire ? Que s’est-il passé en moi ?…

Il y avait une disproportion trop grande entre la ruine de sa foi, et la conversation qu’il venait d’avoir avec Leonhard : il était évident que cette conversation n’en était pas plus la cause, que les criailleries d’Amalia et les ridicules de ses hôtes n’étaient cause de l’ébranlement qui se produisait depuis quelques jours dans ses résolutions morales. Ce n’étaient là que des prétextes. Le trouble ne venait pas du dehors. Le trouble était en lui. Il sentait s’agiter dans son cœur des monstres inconnus, et il n’osait pas se pencher sur sa pensée, pour voir son mal en face… Son mal ? Était-ce un mal ? Une langueur, une ivresse, une angoisse voluptueuse le pénétraient. Il ne s’appartenait plus. En vain, il tâchait de se raidir dans son stoïcisme d’hier. Tout craquait d’un coup. Il avait la sensation soudaine du vaste monde, brûlant, sauvage, le monde incommensurable,… combien il déborde Dieu !…

Ce ne fut qu’un instant. Mais tout l’équilibre de sa vie ancienne en fut désormais rompu.


De toute la famille, il n’y avait qu’une personne, à laquelle Christophe n’eût prêté aucune attention : c’était la petite Rosa. Elle n’était point belle ; et Christophe qui, lui-même, était très loin d’être beau, se montrait fort exigeant pour la beauté des autres. Il avait la cruauté tranquille de la jeunesse, pour qui une femme n’existe pas, quand elle est laide, — à moins qu’elle n’ait passé l’âge où l’on inspire la tendresse, et qu’il n’y ait plus à avoir pour elle que des sentiments graves, paisibles, et quasi-religieux. Rosa ne se distinguait d’ailleurs par aucun don spécial, quoiqu’elle ne fût pas sans intelligence ; et elle était affligée d’un bavardage, qui faisait fuir Christophe. Aussi ne s’était-il pas donné la peine de la connaître, jugeant qu’il n’y avait rien à connaître en elle ; et c’était tout au plus s’il l’avait regardée.

Elle valait mieux pourtant que beaucoup de jeunes filles ; elle valait mieux, en tout cas, que Minna, tant aimée. C’était une bonne petite, sans coquetterie, sans vanité, qui, jusqu’à l’arrivée de Christophe, ne s’était pas aperçue qu’elle était laide, ou ne s’en inquiétait pas ; car on ne s’en inquiétait pas autour d’elle. S’il arrivait que le grand-père, ou la mère, le lui dît, par gronderie, elle ne faisait qu’en rire : elle ne le croyait pas, ou n’y attachait aucune importance ; et eux, pas davantage. Tant d’autres, aussi laides et plus, avaient trouvé qui les aimât ! Les Allemands ont d’heureuses indulgences pour les imperfections physiques : ils peuvent ne pas les voir ; ils peuvent même arriver à les embellir, par la vertu d’une imagination complaisante qui trouve des rapports inattendus entre la figure qu’ils veulent et les plus illustres exemplaires de la beauté humaine. Il n’eût pas fallu beaucoup presser le vieux Euler, pour lui faire déclarer que sa petite-fille avait le nez de la Junon Ludovisi. Heureusement, il était trop grognon pour faire des compliments ; et Rosa, indifférente à la forme de son nez, ne mettait d’amour-propre qu’à l’accomplissement, suivant les rites, des fameux devoirs du ménage. Elle avait accepté comme parole d’Évangile, tout ce qu’on lui avait enseigné. Ne sortant guère de chez elle, elle avait peu de termes de comparaison, admirait naïvement les siens, et croyait ce qu’ils disaient. De nature expansive, confiante, facilement satisfaite, elle tâchait de se mettre au ton chagrin de la maison, et répétait docilement les réflexions pessimistes qu’elle entendait. Elle avait le cœur le plus dévoué, — pensant toujours aux autres, cherchant à faire plaisir, partageant les soucis, devinant les désirs, ayant besoin d’aimer, sans idée de retour. Naturellement, les siens en abusaient, bien qu’ils fussent bons, et qu’ils l’aimassent ; mais on est toujours tenté d’abuser de l’amour de ceux qui vous sont tout livrés. On était si sûr de ses attentions, qu’on ne lui en savait pas de gré : quoi qu’elle fît, on attendait davantage. Puis, elle était maladroite ; elle avait de la gaucherie, de la précipitation, des mouvements brusques et garçonniers, des expansions de tendresse, qui amenaient des désastres. C’était un verre brisé, une carafe renversée, une porte brutalement fermée : toutes choses qui déchaînaient contre elle l’indignation de toute la maison. Constamment rabrouée, la petite s’en allait pleurer dans un coin. Ses larmes ne duraient guère. Elle reprenait son air riant et son caquet, sans ombre de rancune contre qui que ce fût.

L’arrivée de Christophe fut un événement considérable dans sa vie. Elle avait souvent entendu parler de lui. Christophe tenait une place dans les potins de la ville : c’était une manière de petite célébrité locale ; son nom revenait souvent dans les entretiens de la maison, surtout au temps où vivait encore le vieux Jean-Michel, qui, fier de son petit-fils, allait chanter ses louanges chez toutes ses connaissances. Rosa avait aperçu une ou deux fois au concert le jeune musicien. Quand elle apprit qu’il viendrait loger chez eux, elle battit des mains. Sévèrement semoncée de ce manque de tenue, elle devint toute confuse. Elle n’y voyait pas malice. Dans une vie aussi uniforme que la sienne, un hôte nouveau était une distraction inespérée. Elle passa les derniers jours avant son arrivée, dans une fièvre d’attente. Elle était dans les transes que la maison ne lui plût pas, et elle s’appliqua à rendre l’appartement avenant, autant qu’il était possible. Elle porta même, le matin de l’emménagement, un petit bouquet de fleurs sur la cheminée, comme souhait de bienvenue. Quant à elle, elle n’avait pris aucun soin pour paraître à son avantage ; et le premier regard que lui jeta Christophe suffit à la lui faire juger laide et mal fagotée. Elle ne le jugea point de même, encore qu’elle aurait eu de bonnes raisons pour cela ; car Christophe, exténué, affairé, mal soigné, était encore plus laid qu’à l’ordinaire. Mais Rosa, qui était incapable de penser le moindre mal de qui que ce fût, Rosa, qui regardait son grand-père, son père et sa mère, comme parfaitement beaux, ne manqua pas de voir Christophe comme elle s’attendait à le voir, et l’admira de tout son cœur. Elle fut fort intimidée de l’avoir pour voisin à table ; et malheureusement, sa timidité se traduisit par ce flot de paroles, qui lui aliéna du premier coup les sympathies de Christophe. Elle ne s’en aperçut pas, et cette première soirée resta un souvenir lumineux dans sa vie. Seule dans sa chambre après qu’ils furent remontés chez eux, elle entendait les pas des nouveaux hôtes marcher au-dessus de sa tête ; et ce bruit résonnait joyeusement en elle : la maison lui semblait revivre.

Le lendemain, pour la première fois, elle se regarda dans la glace avec une attention inquiète ; et, sans se rendre compte encore de l’étendue de son malheur, elle commença à le pressentir. Elle chercha à juger ses traits, un à un ; mais elle n’y parvint pas. Elle avait de tristes appréhensions. Elle soupira profondément, et voulut introduire dans sa toilette quelques changements. Elle ne réussit qu’à s’enlaidir encore. Elle eut de plus la malencontreuse idée d’assommer Christophe de ses prévenances. Dans son désir naïf de voir constamment ses nouveaux amis et de leur rendre service, elle montait et descendait l’escalier à tout moment, leur apportant à chaque fois un objet inutile, s’obstinant à les aider, et toujours riant, causant, criant. Seule la voix impatiente de sa mère pouvait, en l’appelant, interrompre son zèle et ses discours. Christophe faisait grise mine ; sans les bonnes résolutions qu’il avait prises, il eût éclaté vingt fois. Il tint bon deux jours ; le troisième, il ferma sa porte à clef. Rosa frappa, appela, comprit, redescendit confuse, et ne recommença plus. Il expliqua, quand il la vit, qu’il était occupé par un travail pressant et ne pouvait se déranger. Elle s’excusa humblement. Elle ne pouvait se faire illusion sur l’insuccès de ses innocentes avances : elles allaient droit contre leur but, elles éloignaient Christophe. Il ne prenait plus la peine de cacher sa mauvaise humeur ; il n’écoutait même plus quand elle parlait, et ne déguisait pas son impatience. Elle sentait que son bavardage l’irritait ; et elle parvenait, à force de volonté, à garder le silence pendant une partie de la soirée ; mais c’était plus fort qu’elle : elle éclatait tout d’un coup, et les paroles se pressaient plus tumultueuses que jamais. Christophe la plantait là, au milieu d’une phrase. Elle ne lui en voulait pas. Elle s’en voulait à elle-même. Elle se jugeait bête, ennuyeuse, ridicule ; tous ses défauts lui apparaissaient énormes, elle voulait les combattre ; mais elle était découragée par l’échec de ses premières tentatives, elle se disait qu’elle ne pourrait jamais, qu’elle n’avait pas la force. Pourtant elle essayait de nouveau.

Mais il y avait d’autres défauts contre lesquels elle ne pouvait rien : que faire contre sa laideur ? Elle ne pouvait plus en douter. La certitude de son infortune lui était brusquement apparue, un jour qu’elle se regardait dans la glace : ç’avait été comme un coup de foudre. Naturellement, elle s’exagérait encore le mal, elle voyait son nez dix fois plus gros qu’il n’était ; il lui semblait occuper tout le visage ; elle n’osait plus se montrer, elle aurait voulu mourir. Mais il y a dans la jeunesse une telle force d’espoir, que ces accès de découragement ne duraient point ; elle se figurait ensuite qu’elle s’était trompée ; elle cherchait à le croire, et elle en venait même, par instants, à trouver son nez très ordinaire, et presque assez bien fait. Son instinct lui fit alors chercher, mais bien maladroitement, quelques ruses enfantines, une façon de se coiffer, qui dégageât moins le front, et n’accusât pas autant les disproportions du visage. Cependant, elle n’y mettait pas de coquetterie ; aucune pensée d’amour n’avait traversé son esprit, ou c’était à son insu. Elle demandait peu de chose : rien qu’un peu d’amitié ; et ce peu, Christophe ne paraissait pas disposé à le lui accorder. Il semblait à Rosa qu’elle eût été parfaitement heureuse, s’il avait bien voulu seulement lui dire, quand ils se rencontraient, un bonjour, un bonsoir amical, avec un peu de bonté. Mais le regard de Christophe était si dur et si froid à l’ordinaire ! Elle en était glacée. Il ne lui disait rien de désagréable ; mais elle eût mieux aimé des reproches que ce cruel silence.

Un soir, Christophe était à son piano, et jouait. Il s’était installé dans une étroite pièce mansardée, tout en haut de la maison, afin d’être moins dérangé par le bruit. Rosa l’écoutait d’en bas, avec émotion. Elle aimait la musique, quoiqu’elle eût le goût mauvais, ne l’ayant jamais formé. Tant que sa mère était là, elle restait dans un coin de la chambre, penchée sur son ouvrage, et elle semblait absorbée dans son travail ; mais son âme était attachée aux sons qui venaient de là-haut, et dont elle ne voulait rien perdre. Aussitôt que, par bonheur, Amalia sortait, pour une course dans le voisinage, Rosa se levait d’un bond, jetait l’ouvrage, et grimpait, le cœur battant, jusqu’au seuil de la mansarde. Elle retenait son souffle, et appliquait son oreille contre la porte. Elle restait ainsi, jusqu’à ce qu’Amalia rentrât. Elle allait sur la pointe des pieds, prenant garde de ne faire aucun bruit ; mais comme elle n’était pas très adroite, et comme elle était toujours pressée, elle manquait toujours de dégringoler dans l’escalier ; et une fois qu’elle écoutait, le corps penché en avant, la joue collée à la serrure, elle perdit l’équilibre, et vint buter la porte avec son front. Elle fut si consternée, qu’elle en perdit le souffle. Le piano s’arrêta net : elle n’eut pas la force de se sauver. Elle se relevait, quand la porte s’ouvrit. Christophe la vit, lui jeta un regard furibond, puis, sans une parole, il l’écarta brutalement, descendit avec colère, et sortit. Il ne revint que pour dîner, ne prêta aucune attention à ses regards désolés, qui imploraient un pardon, fit comme si elle n’existait point, et pendant plusieurs semaines il cessa complètement de jouer. Rosa en répandit d’abondantes larmes, en secret ; personne ne s’en apercevait, personne ne faisait attention à elle. Elle priait Dieu ardemment :… pour quoi ? Elle ne savait trop. Elle avait besoin de confier ses chagrins. Elle était sûre que Christophe la détestait.

Et malgré tout, elle espérait. Il suffisait que Christophe semblât lui témoigner quelques marques d’intérêt, qu’il parût écouter ce qu’elle disait, qu’il lui serrât la main plus amicalement que d’habitude…

Quelques mots imprudents des siens achevèrent de lancer son imagination sur une piste décevante.


Toute la famille était pleine de sympathie pour Christophe. Ce grand garçon de seize ans, sérieux et solitaire, qui avait une haute idée de ses devoirs, leur inspirait à tous une sorte de respect. Ses accès de mauvaise humeur, ses silences obstinés, son air sombre, ses manières brusques, n’étaient point faits pour étonner dans une maison comme celle-là. Madame Vogel, elle-même, qui regardait tout artiste comme un fainéant, n’osait pourtant pas lui reprocher, d’une façon agressive, comme elle en avait envie, les heures qu’il passait à bayer aux corneilles, le soir, à la fenêtre de sa mansarde, immobile, et penché sur la cour, jusqu’à ce que la nuit fût venue ; car elle savait que, le reste du jour, il s’exténuait dans ses leçons ; et elle le ménageait, — comme les autres, — pour une raison de derrière la tête, que personne ne disait, et que chacun savait.

Rosa avait saisi entre ses parents des regards échangés et des chuchotements mystérieux, quand elle causait avec Christophe. D’abord, elle n’y prit pas garde. Puis elle en fut intriguée et émue ; elle brûlait de savoir ce qu’ils disaient, mais elle n’eût pas osé le demander.

Un soir qu’elle était montée sur un banc du jardin, afin de dénouer la corde tendue entre deux arbres pour faire sécher le linge, elle s’appuya, pour sauter à terre, sur l’épaule de Christophe. Juste à ce moment, son regard rencontra celui de son grand-père et de son père, qui étaient assis, fumant leur pipe, le dos appuyé au mur de la maison. Les deux hommes échangèrent un clin d’œil ; et Justus Euler dit à Vogel :

— Cela fera un joli couple.

Sur un coup de coude de Vogel, qui remarquait que la fillette écoutait, il couvrit sa réflexion, fort habilement, — (il le pensait du moins), — d’un « hum ! hum ! » retentissant, fait pour attirer l’attention à vingt pas à la ronde. Christophe, qui lui tournait le dos, ne s’aperçut de rien ; mais Rosa en fut si bouleversée, qu’elle oublia qu’elle sautait, et se tordit le pied. Elle fût tombée, si Christophe ne l’avait retenue, pestant tout bas contre l’éternelle maladroite. Elle s’était fait très mal ; mais elle n’en montra rien, elle y pensait à peine, elle pensait à ce qu’elle venait d’entendre. Elle s’en fut vers sa chambre ; chaque pas lui était une douleur, elle se raidissait, pour qu’on ne s’en aperçût pas. Elle était inondée d’un trouble délicieux. Elle se laissa tomber sur la chaise au pied de son lit, et se cacha la figure dans les couvertures. Sa figure la brûlait ; elle avait les larmes aux yeux, et elle riait. Elle avait honte, elle aurait voulu se cacher au fond de la terre, elle ne parvenait pas à fixer ses idées ; ses tempes battaient, sa cheville lui causait des élancements aigus, elle était dans un état de torpeur et de fièvre. Elle entendait vaguement les bruits du dehors, les cris des enfants qui jouaient dans la rue ; et les mots du grand-père résonnaient à son oreille ; elle avait un frisson, elle riait tout bas, elle rougissait, le visage enfoui dans l’édredon, elle priait, elle remerciait, elle désirait, elle craignait, — elle aimait.

Sa mère l’appela. Elle essaya de se lever. Au premier pas, elle éprouva une douleur si intolérable, qu’elle faillit avoir une syncope ; la tête lui tournait. Elle crut qu’elle allait mourir, elle aurait voulu mourir, et, en même temps, elle voulait vivre de toutes les forces de son être, vivre pour le bonheur promis. Sa mère vint enfin, et toute la maison fut bientôt en émoi. Grondée suivant l’habitude, pansée, couchée, elle s’engourdissait dans le bourdonnement de sa douleur physique et de sa joie intérieure. Douce nuit… Les moindres souvenirs de cette chère veillée lui restèrent sacrés. Elle ne pensait pas à Christophe, elle ne savait pas ce qu’elle pensait. Elle était heureuse.

Le lendemain, Christophe, qui se croyait un peu responsable de l’accident, vint prendre de ses nouvelles ; et, pour la première fois, il lui témoigna une apparence d’affection. Elle en fut pénétrée de reconnaissance, et elle bénit son mal. Elle eût souhaité de souffrir, toute sa vie, pour avoir, toute sa vie, une telle joie. — Elle dut rester étendue plusieurs jours, sans bouger ; elle les passa à ressasser les paroles du grand-père, et à les discuter ; car le doute était venu. Avait-il dit :

— Cela fera…

Ou bien :

— Cela ferait… ?

Mais était-il même possible qu’il eût rien dit de semblable ? — Oui, il l’avait bien dit, elle en était certaine… Quoi ! Ils ne voyaient donc pas qu’elle était laide, et que Christophe ne pouvait la souffrir ?… Mais il était si bon d’espérer ! Elle en arrivait à croire qu’elle s’était peut-être trompée, qu’elle n’était pas aussi laide qu’elle croyait ; elle se soulevait sur sa chaise pour tâcher de se voir dans la glace accrochée en face, au-dessus de la cheminée : elle ne savait plus que penser. Après tout, son grand-père et son père étaient meilleurs juges qu’elle : on ne peut se juger soi-même… Mon Dieu ! si c’était possible !… Si, par hasard…, si, sans qu’elle s’en doutât, si… si elle était jolie !… Peut-être s’exagérait-elle aussi les sentiments peu sympathiques de Christophe. Sans doute, l’indifférent garçon, après les marques d’intérêt qu’il lui avait données, au lendemain de l’accident, ne s’inquiétait plus d’elle ; il oubliait de prendre de ses nouvelles ; mais Rosa l’excusait : il était préoccupé de tant de choses ! comment eût-il pensé à elle ? On ne doit pas juger un artiste, comme les autres hommes…

Pourtant, si résignée qu’elle fût, elle ne pouvait s’empêcher d’attendre, avec un battement de cœur, quand il passait près d’elle, une parole de sympathie. Un seul mot, un regard… : son imagination faisait le reste. Les commencements de l’amour ont besoin de si peu d’aliment ! c’est assez de se voir, de se frôler en passant ; une telle force de rêve ruisselle de l’âme à ces moments, qu’elle peut presque suffire à créer son amour ; un rien la plonge dans des extases, qu’à peine retrouvera-t-elle plus tard, quand, devenue plus exigeante, à mesure qu’elle est plus satisfaite, elle possède enfin l’objet de son désir. — Rosa vivait tout entière, sans que personne en sût rien, dans un roman forgé par elle de toutes pièces : Christophe l’aimait en secret, et n’osait le lui dire, par timidité, ou pour quelque inepte raison, romanesque et romantique, qui plaisait à l’imagination de cette petite oie sentimentale. Elle bâtissait là-dessus des histoires sans fin, d’une absurdité parfaite : elle le savait elle-même, mais elle ne voulait pas le savoir ; elle se mentait voluptueusement, pendant des jours et des jours, penchée sur son ouvrage. Elle en oubliait de parler ; tout son flot de paroles était rentré en elle, comme un fleuve qui disparaît subitement sous la terre. Mais là, il prenait sa revanche. Quelle débauche de discours, de conversations muettes, que nul n’entendait qu’elle ! Parfois on voyait ses lèvres remuer, comme chez ces gens qui ont besoin, quand ils lisent, d’épeler tout bas les syllabes, afin de les comprendre.

Au sortir de ces rêves, elle était heureuse et triste. Elle savait bien que les choses n’étaient pas comme elle venait de se les raconter ; mais il lui en restait un reflet de bonheur, et elle se remettait à vivre avec plus de confiance. Elle ne désespérait pas de gagner Christophe.

Sans se l’avouer, elle entreprit de le faire. Avec la sûreté d’instinct que donne une grande affection, la fillette maladroite et ignorante sut trouver, du premier coup, le chemin par où elle pouvait atteindre au cœur de son ami. Elle ne s’adressa pas directement à lui. Mais, dès qu’elle fut guérie et qu’elle put de nouveau circuler à travers la maison, elle se rapprocha de Louisa. Le moindre prétexte lui était bon. Elle trouvait mille petits services à lui rendre. Quand elle sortait, elle ne manquait jamais de se charger de ses commissions ; elle lui épargnait les courses au marché, les discussions avec les fournisseurs, elle allait lui chercher l’eau à la pompe de la cour, elle faisait même une partie de son ménage, elle lavait les carreaux, elle frottait le parquet, malgré les protestations de Louisa, confuse de ne pas faire seule sa tâche, mais si lasse, qu’elle n’avait pas la force de s’opposer à ce qu’on lui vînt en aide. Christophe restait absent tout le jour. Louisa se sentait abandonnée, et la compagnie de la fillette affectueuse et bruyante lui faisait du bien. Rosa s’installait chez elle. Elle apportait son ouvrage, et elles se mettaient à causer. La fillette, avec des ruses gauches, cherchait à amener la conversation sur Christophe. D’entendre parler de lui, d’entendre seulement son nom, la rendait heureuse ; ses mains tremblaient, et elle évitait de lever les yeux. Louisa, ravie de parler de son cher Christophe, racontait de lui de petites histoires d’enfance, insignifiantes et un tantinet ridicules ; mais il n’était pas à craindre que Rosa les jugeât ainsi ; ce lui était une joie et un émoi indicibles, de se représenter Christophe petit enfant, et faisant les sottises ou les gentillesses de cet âge ; la tendresse maternelle qui est dans le cœur de toute femme se mêlait délicieusement en elle à l’autre tendresse ; elle riait de bon cœur, et elle avait les yeux humides. Louisa était attendrie de l’intérêt que Rosa lui témoignait. Elle devinait obscurément ce qui se passait dans le cœur de la fillette, et elle n’en montrait rien ; mais elle s’en réjouissait ; car, seule de la maison, elle savait ce que valait ce cœur. Parfois, elle s’arrêtait de parler, pour la regarder. Rosa, étonnée du silence, levait les yeux de son ouvrage. Louisa lui souriait. Rosa se jetait dans ses bras, avec une brusquerie passionnée, elle cachait sa figure dans le sein de Louisa. Puis, elles se remettaient à travailler et à causer, comme si rien ne s’était passé.

Le soir, lorsque Christophe rentrait, Louisa, reconnaissante des attentions de Rosa, et poursuivant le petit plan qu’elle avait formé, ne tarissait pas en éloges de sa jeune voisine. Christophe était touché de la bonté de Rosa. Il voyait le bien qu’elle faisait à sa mère, dont la figure redevenait plus sereine ; et il la remerciait avec effusion. Rosa balbutiait, et se sauvait pour cacher son trouble : elle paraissait mille fois plus intelligente ainsi et plus sympathique à Christophe, que si elle lui avait parlé. Il la regarda d’un œil moins prévenu, et il ne cacha point sa surprise de découvrir en elle des qualités qu’il n’eût pas soupçonnées. Rosa s’en apercevait ; elle remarquait les progrès de sa sympathie, et pensait que cette sympathie s’acheminait vers l’amour. Elle s’abandonnait plus que jamais à ses rêves. Elle était près de croire, avec la belle présomption de l’adolescence, que ce qu’on désire de tout son être finit toujours par s’accomplir. — D’ailleurs, qu’y avait-il de déraisonnable dans son désir ? Christophe n’eût-il pas dû être plus sensible que tout autre à sa bonté, au besoin affectueux qu’elle avait de se dévouer ?

Mais Christophe ne songeait pas à elle. Il l’estimait ; mais elle ne tenait aucune place dans sa pensée. Il avait de bien autres préoccupations en ce moment. Christophe n’était plus Christophe. Il ne se reconnaissait plus. Un travail formidable s’accomplissait en lui, était en train de tout balayer, de bouleverser jusqu’au fond de son être.


Christophe sentait une lassitude et une inquiétude extrêmes. Il était brisé sans cause, la tête lourde, les yeux, les oreilles, tous les sens ivres et bourdonnants. Impossible de fixer son esprit nulle part. L’esprit sautait d’objet en objet, dans une fièvre épuisante. Ce papillotement perpétuel d’images lui donnait le vertige, Il l’attribua d’abord à un excès de fatigue et à l’énervement des jours de printemps. Mais le printemps passait, et son mal ne faisait que croître.

C’était ce que les poètes, qui ne touchent aux choses que d’une main élégante, nomment l’inquiétude de l’adolescence, le trouble de Chérubin, l’éveil du désir amoureux dans la chair et le cœur juvéniles. Comme si l’effroyable crise de tout l’être qui craque, et meurt, et renaît de toutes parts, comme si ce cataclysme, où tout : la foi, la pensée, l’action, la vie tout entière, semble près de s’anéantir et se reforge dans les convulsions de la douleur et de la joie, pouvait se réduire à une niaiserie d’enfant !

Tout son corps et son âme fermentaient. Il les considérait, sans force pour lutter, avec un mélange de curiosité et de dégoût. Il ne comprenait point ce qui se passait en lui. Son être entier se désagrégeait. Il passait les journées dans des torpeurs accablantes. Ce lui était une torture de travailler. La nuit, il avait des sommeils pesants et hachés, des rêves monstrueux, des poussées de désirs : une âme de bête se ruait en lui. Brûlant, trempé de sueur, il se regardait avec horreur ; il tâchait de secouer les pensées immondes et démentes, et il se demandait s’il devenait fou.

Le jour ne le mettait pas à l’abri de ces pensées de brute. Dans ces bas-fonds de l’âme, il se sentait couler : rien à quoi se retenir ; nulle barrière à opposer au chaos. Toutes ses armures, toutes ces forteresses, dont le quadruple rempart l’entourait si fièrement : son Dieu, son art, son orgueil, sa foi morale, tout s’écroulait, se détachait, pièce à pièce, de lui. Il se voyait nu, lié, couché, sans pouvoir faire un mouvement, comme un cadavre sur qui grouille la vermine. Il avait des sursauts de révolte : qu’était devenue sa volonté, dont il était si fier ? Il l’appelait en vain : c’étaient comme les efforts qu’on fait dans le sommeil, lorsqu’on sait que l’on rêve, et qu’on veut s’éveiller. On ne réussit ainsi qu’à rouler de rêve en rêve, comme une masse de plomb, et à sentir plus étouffante l’asphyxie de l’âme enchaînée. À la fin, il trouvait moins pénible de ne pas lutter. Il en prenait son parti, avec un fatalisme apathique et découragé.

Le flot régulier de sa vie semblait interrompu. Tantôt il s’infiltrait dans des crevasses souterraines, où il était près de disparaître ; tantôt il rejaillissait avec une violence saccadée. La chaîne des jours était brisée. Au milieu de la plaine unie des heures s’ouvraient des trous béants, où l’être s’engouffrait. Christophe assistait à ce spectacle, comme s’il lui était étranger. Tout et tous, — et lui-même, — lui devenaient étrangers. Il continuait d’aller à ses affaires, d’accomplir sa tâche, d’une façon automatique ; il lui semblait que la mécanique de sa vie allait s’arrêter d’un instant à l’autre : les rouages étaient faussés. À table avec sa mère et ses hôtes, à l’orchestre, au milieu des musiciens et du public, soudain se creusait un vide dans son cerveau : il regardait avec stupeur les figures grimaçantes qui l’entouraient ; et il ne comprenait plus. Il se demandait :

— Quel rapport y a-t-il entre ces êtres et… ?

Il n’osait même pas dire :

— … et moi.

Car il ne savait plus s’il existait. Il parlait, et sa voix lui semblait sortir d’un autre corps. Il se remuait, et il voyait ses gestes de loin, de haut, — du faîte d’une tour. Il se passait la main sur le front, l’air égaré. Il était tout près d’actes extravagants.

C’était surtout quand il était le plus en vue, quand il était tenu de se surveiller davantage. Par exemple, les soirs où il allait au château, ou quand il jouait en public, il était pris subitement d’un besoin impérieux de faire quelque grimace, de dire une énormité, de tirer le nez au grand-duc, ou de flanquer son pied dans le derrière d’une dame. Il lutta, tout un soir, qu’il conduisait l’orchestre, contre l’envie insensée de se déshabiller en public ; et, du moment qu’il entreprit de repousser cette idée, il en fut hanté ; il lui fallut toute sa force pour n’y point céder. Au sortir de cette lutte imbécile, il était trempé de sueur, et le cerveau vidé. Il devenait vraiment fou. Il lui suffisait de penser qu’il ne fallait pas faire une chose, pour que cette chose s’imposât à lui, avec la ténacité affolante d’une idée fixe.

Ainsi sa vie se passait en une succession de forces démentes et de chutes dans le vide. Un vent furieux dans le désert. D’où venait ce souffle ? Qu’était cette folie ? De quel abîme sortaient ces désirs qui lui tordaient les membres et le cerveau ? Il était comme un arc, qu’une main forcenée tend jusqu’à le briser, — vers quel but inconnu ? — et qu’elle rejette ensuite, comme un morceau de bois mort. De qui était-il la proie ? Il n’osait l’approfondir. Il se sentait vaincu, humilié, et il évitait de regarder en face sa défaite. Il était las et lâche. Il comprenait maintenant ces gens qu’il méprisait jadis : ceux qui ne veulent pas voir la vérité gênante. Dans ces heures de néant, quand le souvenir lui revenait du temps qui passait, du travail abandonné, de l’avenir perdu, il était glacé d’effroi. Mais il ne réagissait point ; et sa lâcheté trouvait des excuses dans l’affirmation désespérée du néant ; il goûtait une amère volupté à s’y abandonner, comme une épave au fil de l’eau. À quoi bon lutter ? Il n’y avait rien, ni beau, ni bien, ni Dieu, ni vie, ni être d’aucune sorte. Dans la rue, quand il marchait, tout à coup la terre lui manquait ; il n’y avait plus ni sol, ni air, ni lumière, ni lui-même ; il n’y avait rien. Il tombait, sa tête l’entraînait, le front en avant ; à peine pouvait-il se retenir, au bord de la chute. Il pensait qu’il allait mourir, subitement, foudroyé. Il pensait qu’il était mort…

Christophe faisait peau neuve. Christophe faisait âme neuve. Et, voyant tomber l’âme usée et flétrie de son enfance, il ne se doutait pas qu’il lui en poussait une nouvelle, plus jeune et plus puissante. Comme on change de corps, au courant de la vie, on change d’âme aussi ; et la métamorphose ne s’accomplit pas toujours lentement, au cours des jours : il y a des heures de crise, où tout se renouvelle d’un coup. L’adulte change d’âme. L’ancienne dépouille meurt. Dans ces heures d’angoisse, l’être croit tout fini. Et tout va commencer. Une vie meurt. Une autre est déjà née.


Il était seul, dans sa chambre, une nuit, accoudé devant sa table, à la lueur d’une bougie. Il tournait le dos à la fenêtre. Il ne travaillait pas. Il y avait des semaines qu’il ne pouvait travailler. Tout tourbillonnait dans sa tête. Il avait tout remis en question à la fois : religion, morale, art, toute la vie. Et dans cette dissolution universelle de sa pensée, nul ordre, nulle méthode ; il s’était jeté dans un amas de lectures puisées au hasard dans la bibliothèque hétéroclite de grand-père, ou dans celle de Vogel : livres de théologie, de sciences, de philosophie, souvent dépareillés, où il ne comprenait rien, ayant tout à apprendre ; il n’en pouvait finir aucun, et se perdait, au milieu, dans des divagations, des flâneries sans fin, qui laissaient une lassitude, un vide, une tristesse mortelle.

Ainsi, il s’absorbait, ce soir-là, dans une torpeur épuisante. Tout dormait dans la maison. Sa fenêtre était ouverte. Pas un souffle ne venait de la cour. D’épais nuages étouffaient le ciel. Christophe regardait, comme un hébété, la bougie se consumer au fond du chandelier. Il ne pouvait se coucher. Il ne pensait à rien. Il sentait ce néant se creuser d’instant en instant. Il s’efforçait de ne pas voir l’abîme qui l’aspirait ; et, malgré lui, il se penchait au bord, il plongeait les yeux au fond de la nuit. Dans le vide, le chaos se mouvait, les ténèbres grouillaient. Une angoisse le pénétrait, son dos frissonnait, sa peau se hérissait, il se cramponnait à la table, afin de ne pas tomber. Il était dans l’attente convulsive de choses indicibles, d’un miracle, d’un Dieu…

Soudain, comme une écluse qui s’ouvre, dans la cour, derrière lui, un déluge d’eau, une pluie lourde, large, droite, croula. L’air immobile tressaillit. Le sol sec et durci sonna comme une cloche. Et l’énorme parfum de la terre brûlante et chaude ainsi qu’une bête, l’odeur de fleurs, de fruits et de chair amoureuse, monta dans un spasme de fureur et de plaisir. Christophe, halluciné, tendu de tout son être, frémit dans ses entrailles. Il trembla… Le voile se déchira. Ce fut un éblouissement. À la lueur de l’éclair, il vit, au fond de la nuit, il vit — il fut le Dieu. Le Dieu était en lui ; Il brisait le plafond de la chambre, les murs de la maison ; Il faisait craquer les limites de l’être ; Il remplissait le ciel, l’univers, le néant. Le monde se ruait en Lui, comme une cataracte. Dans l’horreur et l’extase de cet effondrement, Christophe tombait aussi, emporté par le tourbillon qui balayait et broyait comme des pailles les lois de la nature. Il perdait le souffle, il était ivre de cette chute en Dieu… Dieu-abîme ! Dieu-gouffre ! Brasier de l’Être ! Ouragan de la vie ! Folie de vivre, — sans but, sans frein, sans raison, — pour la fureur de vivre !


Quand la crise se dissipa, il tomba dans un profond sommeil, comme il n’avait pas dormi depuis longtemps. Le lendemain, à son réveil, la tête lui tournait ; il était brisé, ainsi que s’il avait bu. Mais il gardait au fond du cœur un reflet de la sombre et puissante lumière, qui l’avait terrassé, la veille. Il chercha à la rallumer en lui. Vainement. Plus il la poursuivait, plus elle lui échappait. Dès lors, toute son énergie fut constamment tendue dans l’effort pour faire revivre la vision d’un instant. Tentatives inutiles. L’extase ne répondait point à l’ordre de la volonté.

Pourtant cet accès de délire mystique ne resta pas isolé ; il se reproduisit plusieurs fois, mais jamais avec l’intensité de la première. C’était toujours aux instants où Christophe l’attendait le moins, à de brèves secondes, si brèves, si soudaines, — le temps de lever les yeux, ou d’avancer le bras, — que la vision avait passé, avant qu’il eût le temps de penser que c’était elle ; et il se demandait après, s’il n’avait pas rêvé. Après le bolide enflammé qui avait brûlé la nuit, c’était une poussière lumineuse, de petites lueurs fugitives, que l’œil avait peine à saisir au passage. Mais elles reparaissaient de plus en plus souvent ; elles finissaient par entourer Christophe d’un halo de rêve perpétuel et diffus, où son esprit se diluait. Tout ce qui pouvait le distraire de cette demi-hallucination l’irritait. Impossible de travailler : il n’y pensait même plus. Toute société lui était odieuse ; et, plus que toute, celle de ses plus intimes, celle même de sa mère, parce qu’ils prétendaient s’arroger plus de droits sur son âme.

Il quitta la maison, il prit l’habitude de passer les journées au dehors, il ne rentrait qu’à la nuit. Il cherchait la solitude des champs, pour s’y livrer, tout son soûl, comme un maniaque qui ne veut être dérangé par rien, à l’obsession de ses idées fixes. — Mais dans le grand air qui lave, au contact de la terre, cette obsession se détendait, ces idées perdaient leur caractère de spectres. Son exaltation ne diminua point : elle redoubla plutôt ; mais ce ne fut plus un délire dangereux de l’esprit, ce fut une saine ivresse de tout l’être : corps et âme, fous de force.

Il redécouvrit le monde, comme s’il ne l’avait jamais vu. Ce fut une nouvelle enfance. Il semblait qu’une parole magique eût prononcé un : « Sésame, ouvre-toi ! » — La nature flambait d’allégresse. Le soleil bouillonnait. Le ciel liquide coulait comme un fleuve transparent. La terre râlait et fumait de volupté. Les plantes, les arbres, les insectes, les êtres innombrables étaient comme les langues étincelantes du grand feu de la vie qui montait en tournoyant dans l’air. Tout criait de plaisir.

Et cette joie était sienne. Cette force était sienne. Il ne se distinguait point du reste des choses. Jusque là, même dans les jours heureux de l’enfance, où il voyait la nature avec une curiosité ardente et ravie, les êtres lui semblaient de petits mondes fermés, effrayants ou burlesques, sans rapports avec lui, et qu’il ne pouvait comprendre. Était-il même bien sûr qu’ils sentaient, qu’ils vivaient ? C’étaient des mécaniques étranges ; et Christophe avait pu parfois, avec la cruauté inconsciente de l’enfance, déchiqueter de malheureux insectes, sans songer qu’ils souffraient, — pour le plaisir de voir leurs contorsions grotesques. Il avait fallu que l’oncle Gottfried, si calme d’ordinaire, lui arrachât un jour des mains, avec indignation, une malheureuse mouche qu’il torturait. Le petit avait essayé de rire d’abord ; puis il avait fondu en larmes, ému par l’émotion de l’oncle : il commençait à comprendre que sa victime existait vraiment, aussi bien que lui, et qu’il avait commis un crime. Mais si pour rien au monde, depuis, il n’eût fait de mal aux bêtes, il n’éprouvait pour elles aucune sympathie ; il passait auprès d’elles, sans chercher à sentir ce qui s’agitait dans leur petite machine ; il avait plutôt peur d’y penser : cela avait l’air d’un mauvais rêve. — Et voici que tout s’éclairait maintenant. Ces humbles et obscures consciences devenaient à leur tour des foyers de lumière.

Vautré dans l’herbe où pullulaient les êtres, à l’ombre des arbres bourdonnants d’insectes, Christophe regardait l’agitation fiévreuse des fourmis, les araignées aux longues pattes, qui semblent danser en marchant, les sauterelles bondissantes, qui sautent de côté, les scarabées lourds et précipités, et les vers nus, glabres et roses, à la peau élastique, marbrée de plaques blanches. Ou, les mains sous la tête, les yeux fermés, il écoutait l’orchestre invisible, les rondes d’insectes tournant avec frénésie, dans un rayon de soleil, autour des sapins odorants, les fanfares des moustiques, les notes d’orgue des guêpes, les essaims d’abeilles sauvages vibrant comme des cloches à la cime des bois, et le divin murmure des arbres balancés, le doux frémissement de la brise dans les branches, le fin froissement des herbes ondulantes, comme un souffle qui plisse le front limpide d’un lac, comme le frôlement d’une robe légère et de pas amoureux, qui s’approchent, qui passent, et se fondent dans l’air.

Tous ces bruits, tous ces cris, il les entendait en lui. Du plus petit au plus grand de ces êtres, une même rivière de vie coulait : elle le baignait aussi. Ainsi, il était un d’eux, il était de leur sang, il entendait l’écho fraternel de leurs joies et de leurs souffrances ; leur force se mêlait à la sienne, comme un fleuve grossi par des milliers de ruisseaux. Il se noyait en eux. Sa poitrine était près d’éclater sous la violence de l’air trop abondant, trop fort, qui crevait les fenêtres et faisait irruption dans la maison close de son cœur asphyxié. Le changement était trop brusque : après avoir trouvé le néant partout, quand il n’était préoccupé que de sa propre existence, et qu’il la sentait lui échapper et se dissoudre comme une pluie, voici qu’il trouvait partout l’Être sans fin et sans mesure, maintenant qu’il aspirait à s’oublier soi-même, pour renaître dans l’univers. Il lui semblait qu’il sortait du tombeau. Il nageait voluptueusement dans la vie qui coule à pleins bords ; et, entraîné par elle, il se croyait pleinement libre. Il ne savait pas qu’il l’était moins que jamais, qu’aucun être n’est libre, que la loi même qui régit l’univers n’est pas libre, que la mort seule — peut-être — délivre.

Mais la chrysalide qui sortait de sa gaine étouffante, s’étirait avec délices dans son enveloppe nouvelle, et n’avait pas eu le temps de reconnaître encore les bornes de sa nouvelle prison.


Un nouveau cycle des jours commença. Jours d’or et de fièvre, mystérieux et enchantés, comme lorsqu’il était enfant, et qu’il découvrait, une à une, les choses, pour la première fois. De l’aube au crépuscule, il vivait dans un mirage perpétuel. Toutes ses occupations étaient abandonnées. Le consciencieux garçon, qui durant des années n’avait pas manqué, même malade, une leçon, ni une répétition d’orchestre, trouvait à chaque instant de mauvais prétextes pour esquiver le travail. Il ne craignait pas de mentir. Il n’en avait point de remords. Les principes de vie stoïques, sous lesquels il avait eu plaisir jusque là à ployer sa volonté : la morale, le Devoir, lui apparaissaient maintenant sans vérité, sans raison. Leur despotisme jaloux se brisait contre la Nature. La saine, la forte, la libre nature humaine, voilà la seule vertu : au diable tout le reste ! Il y avait de quoi rire de pitié, de voir les petites règles tatillonnes de politique prudente, que le monde décore du nom de morale, et où il prétend enfermer la vie. Ridicules taupinières, peuple de fourmis ! La vie se charge de les mettre à la raison. Elle n’a qu’à passer, et tout est balayé…

Christophe, crevant d’énergie, était pris par instants d’une envie de détruire, de brûler, de briser, d’assouvir par des actes aveugles et forcenés la force qui l’étouffait. Ces accès finissaient d’ordinaire par de brusques détentes : il pleurait, il se jetait par terre, il embrassait la terre, il eût voulu y enfoncer ses dents, ses mains, se repaître d’elle, se mêler à elle ; il tremblait de fièvre et de désir.

Un soir, il se promenait à l’orée d’un bois. Ses yeux étaient grisés de lumière, la tête lui tournait ; il était dans cet état d’exaltation, où tout être et toute chose étaient transfigurés. La lumière veloutée du soir y ajoutait sa magie. Des rayons de pourpre et d’or flottaient sous les arbres. Des lueurs phosphorescentes semblaient sortir des prés. Le ciel était voluptueux et doux comme des yeux. Dans une prairie voisine, une fille fanait. En chemise et jupon court, le cou et les bras nus, elle ratissait l’herbe et la mettait en tas. Elle avait le nez court, les joues larges, le front rond, un mouchoir sur les cheveux. Le soleil couchant rougissait sa peau brûlée, comme une poterie, qui semblait absorber les derniers rayons du jour.

Elle fascina Christophe. Appuyé contre un hêtre, il la regardait s’avancer vers la lisière du bois, avec une attention passionnée. Tout le reste avait disparu. Elle ne s’occupait pas de lui. Un moment, elle leva son regard indifférent : il vit ses yeux bleu dur dans la face hâlée. Elle passa, si près, que quand elle se pencha pour ramasser les herbes, par la chemise entre-bâillée il vit un duvet blond sur la nuque et l’échine. L’obscur désir qui le gonflait éclata tout d’un coup. Il se jeta sur elle, par derrière, l’empoigna par le cou et la taille, lui renversant la tête en arrière, enfonçant sa bouche dans sa bouche entr’ouverte. Il baisa les lèvres sèches et gercées, il heurta ses dents qui le mordirent de colère. Ses mains couraient sur les bras rudes, sur la chemise trempée de sueur. Elle se débattit. Il serra plus étroitement, il eut envie de l’étrangler. Elle se dégagea, cria, cracha, s’essuya les lèvres avec sa main, et le couvrit d’injures. Il l’avait lâchée, et s’enfuyait à travers champs. Elle lui lançait des pierres, et continuait à décharger sur lui une litanie d’appellations ordurières. Il rougissait, bien moins de ce qu’elle pouvait dire ou penser, que de ce qu’il pensait lui-même. L’inconscience subite de son acte le remplissait de terreur. Qu’avait-il fait ? Qu’allait-il faire ? Ce qu’il en pouvait comprendre ne lui inspirait que dégoût. Et il était tenté par ce dégoût. Il luttait contre lui-même, et il ne savait de quel côté était le vrai Christophe. Une force aveugle l’assaillait, il la fuyait en vain : c’était se fuir soi-même. Que ferait-elle de lui ? Que ferait-il demain…, dans une heure…, le temps seulement de traverser en courant cette terre labourée, d’arriver au chemin ?… Y arriverait-il seulement ? Ne s’arrêterait-il pas, pour revenir en arrière, et courir à cette fille ? Et alors ?… Il se souvenait de la seconde de délire, où il la tenait à la gorge. Tous les actes étaient possibles. Tous les actes se valaient. Un crime même… Oui, même un crime… Le tumulte de son cœur le faisait haleter. Arrivé au chemin, il s’arrêta pour respirer. La fille causait, là-bas, avec une autre fille attirée par ses cris ; et, les poings sur les hanches, elles le regardaient, en riant aux éclats.

Il revint. Il s’enferma chez lui, plusieurs jours, sans bouger. Il ne sortait, même en ville, que quand il y était forcé. Il évitait peureusement toute occasion de passer les portes, de s’aventurer dans les champs : il craignait d’y retrouver le souffle de folie, qui s’était abattu sur lui, comme un coup de vent dans un calme d’orage. Il croyait que les murailles de la ville pourraient l’en préserver. Il ne pensait pas qu’il suffit, pour que l’ennemi se glisse, d’une fente imperceptible entre deux volets clos, de l’épaisseur d’un regard.