L’Administration locale en France et en Angleterre/05

L’Administration locale en France et en Angleterre
Revue des Deux Mondes2e période, tome 45 (p. 171-203).
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L'ADMINISTRATION LOCALE
EN
FRANCE ET EN ANGLETERRE

V.
CENTRALISATION ET GOUVERNEMENT DE L'OPINION.

Une nation ne peut être libre, au dire de certains publicistes, que par l’entremise et dans la personne de localités indépendantes ou de classes privilégiées. — Nous croyons, nous, qu’elle peut être libre directement et en son propre nom. Nous avons essayé de montrer que parmi nous le droit national trouve sa garantie comme son origine dans cette force toute morale qui s’appelle opinion, que ce droit n’a pas besoin, pour vivre ou pour naître, d’une garantie faite et montée comme une arme, de quelque chose comme les places de sûreté à l’usage du XVIe siècle, ou comme le chômage dont disposaient les castes. On voudrait achever cette preuve en l’appuyant sur quelque histoire, sur la nôtre principalement, ce qui n’est pas le côté le plus difficile de cette étude.

En effet, cette puissance de l’opinion, puissance naturelle et régulière, qui a charge du progrès humain, qui a ses racines au plus profond de nous-mêmes, dans une certaine communion de l’homme avec la vérité, est en outre un organe particulier au pays et aux temps où nous vivons. S’il y a au monde un domaine qui lui soit départi, où elle ait toute son action et toutes ses prises, c’est la France. Ajoutons que s’il y a une œuvre, un fruit naturel de l’opinion en France, c’est la liberté.

Où prenez-vous, nous dira-t-on, que la France ait ce privilège inouï de se gouverner par l’opinion, c’est-à-dire d’ignorer ou de borner l’empire de la force, l’empire du hasard, et de vivre d’esprit en quelque sorte ? Je prends ceci où je le trouve, c’est-à-dire dans le plus grand trait de notre histoire et de notre naturel, dans ces facultés de l’esprit que nous eûmes toujours prédominantes, accusées entre toutes, au point même d’exercer au dehors cette magistrature déplorée par M. de Maistre. Quand un peuple a certains dons assez riches pour l’expansion et le débordement, il y paraît d’abord chez lui, à son propre fait. De là parmi nous deux grandes choses, — sociabilité, prépondérance d’une capitale, — qui tiennent d’une manière directe à notre tempérament d’esprit.

Il n’est rien comme la sève des intelligences pour déterminer le contact, la rencontre des personnes. Que faire d’idées vives et abondantes, si ce n’est de les échanger ? Or cet effet d’esprit dont le nom est sociabilité devient cause à son tour, la cause qui attire les hommes, qui les groupe dans certains rendez-vous, et finalement qui forme une capitale. Comme c’est là qu’aboutissent les intelligences, c’est là aussi qu’elles ont leur centre d’action, leur foyer de propagande, élaborant et mûrissant les idées de toute sorte, les idées politiques surtout : c’est de là qu’on voit partir ces grands courans de l’opinion, ces grandes projections de l’intelligence, qui maîtrisent tout, qui contiennent l’avenir, qui préparent les faits dans les âmes et les événemens par la culture assidue des causes morales.

Que la France soit le pays des idées, il y en a certaines traces notables qui ne sont pas d’hier. Un savant écrivain a raconté cette renaissance intellectuelle qui, dès le XIe siècle, éclata en France et charma l’Europe. Tel autre esprit, du point de vue de l’Espagne, arrive aux mêmes aperçus que M. Littré, et, contrairement à l’opinion commune, reconnaît la France dans les drames, dans les chants qui retentissent au-delà des Pyrénées, par exemple dans le Romancero du Cid. L’idée française n’est précoce que parce qu’elle est puissante, et cette puissance est celle de son propre fonds. « Où donc est écrite votre loi salique ? disait un étranger narquois à Jérôme Bignon. — Es cœurs des Français, » répondit Bignon. On sait que la coutume de Paris régna longtemps, je crois même qu’elle passa les mers (c’était le droit commun des colonies), avant d’être rédigée.

De même qu’on voit en ce pays des lois obéies qui ne sont pas lois écrites, on y voit des personnes et des classés exercer une grande action sur la marche du gouvernement sans être des pouvoirs publics. Au XVIIIe siècle, la noblesse n’était plus un ordre dans l’état, un ordre du moins convoqué et écouté ; toutefois son influence fut considérable comme élément de l’opinion, comme patronage des idées nouvelles, et de l’inquiétude, de la curiosité d’esprit qui aboutirent à 89. — Nous tenons là un cas étrange entre tous, et qui vaut la peine qu’on s’y arrête.

Jamais la noblesse n’avait fait parmi nous le même personnage qu’en Angleterre, où elle s’appuyait sur le peuple et stipulait pour lui. Ce n’est pas elle qui revendiqua, c’est Colbert qui institua parmi nous une protection du laboureur et de ses instrumens de travail analogue à ce qu’on trouve dans la grande charte. Comme pouvoir public, elle ne pourvut, elle ne veilla qu’à ses intérêts de caste, à ses prérogatives et à ses profits. On sait que ce pouvoir parut pour la dernière fois aux états-généraux de 1614, et ce fut pour répudier par la voix de son président certaine comparaison des deux ordres à deux frères qui avait échappé à l’orateur du tiers-état. Mme de Motteville a rapporté les propres termes de cette objurgation, et l’on ne saurait en imaginer de plus hautains, de plus absolus en doctrine et en orgueil… Or à un siècle de là environ florissait le marquis de Mirabeau, l’ami des hommes, et tant d’autres, pleins du même langage, qui dirent leur dernier mot, qui abdiquèrent, comme on sait, à la nuit du 4 août.

Cela est merveilleux. Qui pourrait dire par où passent les âmes pour virer de la sorte ? D’où descendent-elles sur les esprits, ces langues de feu qui vont brûler l’erreur jusque dans son gîte immémorial, l’erreur même des intérêts ? D’où vient qu’à certains momens les fils ne continuent pas leurs pères ? La tradition, qui est une loi tout aussi certaine que le progrès, comment s’interrompt-elle ? Pourquoi y a-t-il dans tel cas l’attraction et dans tel autre la répulsion des exemples ?

On peut soupçonner deux choses dans le cas particulier qui nous arrête : l’action de la vérité sur les intelligences, et la sécurité parfaite dont jouissaient les abus. Ils ne croyaient pas s’ébranler en s’avouant, en s’accusant ; si ancienne était leur possession, et si indestructible d’apparence ! Ils cédaient naïvement à l’attrait d’une vérité qui leur semblait sans péril. Sans insister sur cette considération un peu superficielle peut-être, sans chercher des raisons plus profondes qui feraient digression, supposé qu’on les trouvât, je veux seulement remarquer ici l’aptitude particulière des esprits français à bondir par-delà les grossièretés visibles et officielles, à subir ou à constituer des pouvoirs d’opinion. Cette qualité est partout ; mais elle éclate dans le rôle de la noblesse française au dernier siècle, dans ce personnage qui, sans être public, fut tout-puissant. N’est-ce pas le fait d’un peuple tout intellectuel, vivant d’esprit, étrangement sensible aux idées, et qui doit appliquer cette force partout, jusque dans la manière d’acquérir et de défendre le droit politique ?

Ainsi la France est faite de telle façon qu’elle comporte l’opinion comme puissance dominante, l’opinion ayant prise partout sur une race à base intellectuelle. La liberté politique en France ne saurait tenir à telle caste, à tel privilège, à telle force particulière et physique pour ainsi dire, mais à l’opinion, à une force générale et morale. Ou la liberté a cette base parmi nous, ou elle n’en a aucune. Chez un peuple d’esprit, la liberté est un progrès intellectuel, l’acquisition d’une idée entre autres, et la victoire de cette idée, sa consécration par les lois, sera une victoire d’opinion. Remarquez bien l’incomparable puissance de cette idée. Si l’on néglige les accidens et les apparences, on s’aperçoit qu’elle est la seule où le peuple et les grands se soient entendus. En 89, les cahiers de tous les ordres concluaient au gouvernement représentatif, et le peuple, avec ses intérêts, avec ses appétits, n’a jamais dérogé à cette passion des intelligences. Les masses peuvent trouver leur compte au pouvoir absolu, c’était du moins le sentiment de la plèbe romaine ; il n’est pas clair qu’elles le trouvent au gouvernement du pays par lui-même, s’il y a un pays légal à certaines conditions étroites de propriété. Quoi qu’il en soit, jamais en France elles ne prirent parti pour le pouvoir absolu ; toujours elles ont prêté leur force aux grands coups qui le détruisaient.

Quand tels sont les origines, les précédens et les œuvres de l’opinion en tout pays et principalement en France, on peut bien croire que cette puissance n’est pas près d’abdiquer ou de déchoir aujourd’hui. Le fait est qu’elle a grandi : son règne a profité de tous les accès que lui offrent la culture et l’ouverture supérieure des esprits, ce qu’on pourrait appeler le spiritualisme croissant des sociétés modernes. Il n’y a que l’opinion désormais pour gouverner le monde. Comme elle a su l’améliorer, il lui appartient de le maintenir en l’état où elle l’a mis, par où elle est la garantie suffisante, en tout cas la garantie unique des droits qu’elle a créés, droits des hommes, droits des peuples. Il ne faut pas s’y tromper, l’opinion fait toute la liberté des peuples libres, là même où vous croyez apercevoir pour leur défense des forces disséminées, des organes spéciaux. C’est l’illusion que vous fait la Grande-Bretagne ; mais en y regardant mieux, vous ne verrez là d’autre fonds que l’opinion pour supporter ce majestueux ensemble de droits privés, locaux et publics. Tel est le véritable rempart des citoyens et du parlement, des libertés individuelles et de la liberté politique. S’il plaisait par hasard à la reine d’Angleterre de licencier le parlement et de gouverner comme Catherine la Grande, elle échouerait, je suppose ; mais il faut voir comment, ou plutôt devant quel obstacle : il. faut se rappeler que la reine d’Angleterre dispose absolument de la force armée, tout comme un tsar, et que le parlement est sans action sur cette force. Vous me direz qu’il y a dans ce pays des communes, des localités souveraines ! Peut-être ; en tout cas, ces communes n’ont ni murailles ni garnisons. Vous songez sans doute aux comtés où se trouvent une police, une milice aux ordres des juges de paix et des lords-lieutenans ; mais la couronne peut révoquer ces magistrats et en chercher d’autres qui soient à sa dévotion.

Il ne se rencontre donc nulle part une force régulière, un organe attitré pour avoir raison d’une fantaisie despotique, comme celle que nous avons supposée. Bien entendu que cette fantaisie périrait misérablement. Les chefs de l’armée n’obéiraient pas ; l’aristocratie, dépossédée de ses fonctions locales, les garderait ; en tout cas, ces fonctions ne trouveraient pas de preneurs. Finalement la souveraine perdrait la couronne, convaincue d’avoir perdu la tête ; mais dans toute cette aventure je vous défie bien de voir autre chose que la puissance de l’opinion. Le fait est que ce pays, d’une liberté fameuse, ne s’est pas réservé de force expresse, de garde ni de citadelle pour défendre ses droits : il n’a pas dispersé la souveraineté, toutes les forces, de l’état sont à leur place, c’est-à-dire dans une seule main ; mais l’opinion est à son poste, le sentiment du droit national est partout comme le sol, comme l’atmosphère, une condition de vie. C’est là-dessus qu’il faudrait passer pour atteindre les droits du pays, et cet obstacle est invincible.

Ainsi les forces particulières qui composaient l’ancienne société ou plutôt qui gardaient les privilèges d’autrefois ont péri partout ; elles ont péri en France plus expressément, plus visiblement que partout ailleurs : voilà toute la différence ; les débris même en ont disparu parmi nous. À la place de ces forces et pour l’œuvre qu’elles faisaient a paru l’opinion publique, remplaçant l’esprit de corps au même titre que le droit commun remplaçait le privilège, et que les services publics succédaient aux castes. Un seul droit, un seul peuple, un seul état sous le gouvernement de la nation souveraine, voilà où nous en sommes. Et tout cela doit durer par la force des idées qui l’ont créé, ou rien ne le fera durer.

De nos jours, quand l’opinion ne suffit pas à défendre un droit, rien n’y suffit. Cette force vous paraît-elle insuffisante ? Vous plairait-il de retourner de quelques siècles en arrière, aux places de sûreté, aux chambres mi-parties, aux apanages et aux gouvernemens de province ? Alors prenez votre parti de refaire tout l’ancien régime, dont vous ne pouvez restaurer les forces sans les abus ; brisez l’unité des lois françaises ; abdiquez le droit "commun ; ressuscitez les forces qui divisaient l’ancienne France. Cela fait, il ne vous manquera plus que les droits individuels et le droit national, pour le salut desquels vous faites cela : quand vous aurez les garanties, les choses à garantir vous auront quitté par cela même, car vous ne songez pas sûrement à une telle contradiction que de retenir l’égalité devant la loi, et de ranimer en même temps les forces qui n’existaient qu’à la condition du privilège, de l’inégalité.

Il faut opter entre les forces d’autrefois et les biens d’aujourd’hui. À ce propos, je vous prie instamment de remarquer que ces forces d’autrefois étaient médiocres, qu’elles ont découvert et trahi tous les droits qui s’y appuyaient, ecclésiastiques, nobiliaires ou parlementaires : nulle histoire n’est plus authentique. L’église elle-même y a son rôle de victime : Louis XIV la viola dans ses biens quand il lui plut de s’attribuer les revenus des abbayes, prieurés, évêchés, qui se trouvaient vacans, et qu’il ne tenait qu’à lui de laisser vaquer ; c’était ce qu’on appelait le droit de régale. Il y eut même à ce sujet tel évêque poursuivi, exilé, condamné à la peine capitale par le parlement de Toulouse[1]. Les protestans ne purent tenir derrière les murailles de La Rochelle et de Montauban, qui leur appartenaient, ni la fronde à Bordeaux, où elle s’était réfugiée dans la personne d’une héroïne.

À propos de murailles, il y eut un temps, qui durait encore au commencement du XVIIe siècle, où la France était couverte de forteresses féodales et municipales. Noblesse et communes avaient leurs remparts, leurs garnisons, et se gardaient militairement, ainsi qu’il appartient à des personnages qui se piquent de souveraineté ; mais Richelieu en eut bientôt fait des ruines. Il leur déclara tout d’abord une guerre d’édits, de voies de fait, et même d’opinion. Guerre aux châteaux ! c’est à peu près ce que criait « la déclaration du 31 juillet 1626 pour le rasement des villes, châteaux et forteresses non situés sur la frontière. » Voilà qui est étrange, et le premier mouvement est de n’y rien comprendre ou même de n’y pas croire. Ne serait-ce pas là une de ces vaines ordonnances, comme il n’en manque pas sous l’ancien régime, où le roi n’était obéi que quand il le voulait et le témoignait absolument, ce qui ne lui arrivait pas toujours, — et qui restaient lettre morte devant l’inertie des parlemens, du clergé, des gouverneurs de province ? Il y en a un exemple frappant à cette époque même, le code Michaud, avec ses règles démocratiques sur l’avancement militaire, tombé en désuétude dès sa naissance. Ici pourtant le cas est tout autre. La chose dite est chose faite, et même avec acclamation : les coups suivent la menace et pleuvent de toutes mains. Quand Richelieu envoya l’intendant Machault dans le Languedoc exécuter ses édits et raser les donjons, celui-ci trouva des auxiliaires partout. « Chacun courut à sa haine, dit un de nos historiens, les campagnes aux châteaux, les villes aux citadelles. »

Peu après, la noblesse vit tomber sous le coup des mesures ou sous la concurrence des créatures royales ses deux privilèges constitutifs, celui de commander les armées et celui de ne pas payer l’impôt. Sa dernière réclamation se fit entendre aux états-généraux de 1614 : une plainte amère contre la création des offices, parce que c’était vendre la puissance publique, laquelle appartenait de droit à la noblesse, et parce que certains offices conféraient l’ennoblissement. On n’en vit pas moins, pendant toute cette époque, un avènement d’hommes nouveaux, une ascension du tiers-état qui ne le cède guère à ce que nous avons vu de nos jours. La seule nuance à noter, c’est que l’ennoblissement était toujours la condition, quelquefois préalable, plus souvent ultérieure de ce progrès. L’état faisait alors moins de façon avec les privilèges authentiques et séculaires de la noblesse qu’il n’en fait aujourd’hui avec les privilèges de telle compagnie de notaires ou d’agens de change qui est d’hier, qui aurait besoin d’être accrue dans son personnel pour les nécessités du public, mais à laquelle il n’a garde de toucher. Quant à l’immunité fiscale, on sait que les vingtièmes, vers la fin du XVIIe siècle, furent imposés à tous, nobles ou roturiers.

Ainsi procédaient les derniers Bourbons, niveleurs s’il en fut, fondateurs de droit commun et d’égalité, précurseurs de 89 ; il ne leur restait plus qu’à tomber.

Dans cette grande destruction de l’ancienne société, où ils s’employèrent avec tant de zèle, un seul pouvoir nous apparaît, se conservant mieux que les autres : c’est le parlement, soit par la nécessité de sa fonction, soit que l’on vît dans la magistrature une dernière image de ces états-généraux qui n’étaient plus convoqués, soit plutôt parce que cette caste, la dernière en date, était au XVIIIe siècle en voie de formation et dans sa force ascendante. Ceci mérite en effet quelque considération. Au XVIIe siècle encore, un fils de marchand pouvait acheter une charge au parlement, comme fit le père de Fouquet ; mais cent ans plus tard le parlement ne se recrutait que parmi les parlementaires. Il avait la sève de tout ce qui grandit : la croyance en soi-même, l’ardeur aux conflits, la fermeté des ressentimens, avec cela une probité pécuniaire qu’on n’a jamais contestée, une certaine austérité de mœurs, et les plus beaux restes de christianisme, celui de Port-Royal. La lutte où il vivait, contesté et contredit de tous côtés, par la cour, par l’église, par la noblesse, maintenait le parlement à cette hauteur, en cette vitalité. Peut-être faut-il dire d’une manière générale que, parmi nous, ce qui s’élève vaut mieux que ce qui est élevé. Paysans et bourgeois, chacun dans son effort pour monter à l’échelon supérieur, déploient de rares qualités ; mais, une fois guindés et classés au plus haut, cet effort s’arrête, et rien ne ressemble parmi nous à ce sentiment de la chose publique, à ce patronage local, à ces œuvres de philanthropie et de charité qui distinguent l’aristocratie anglaise. Si ce soupçon était fondé, ce serait la marque d’une infériorité morale, très visible à ce signe d’une ambition qui se repose dans les familles dès qu’elle n’a plus pour objet quelque avancement direct et personnel.

À l’exception près du parlement, — et encore qui lutta plutôt qu’il ne triompha, pour ses prérogatives plutôt que pour le bien public, avec plus d’entêtement que de lumières, ainsi qu’il le fît bien voir à Turgot ; — sauf cette exception, dis-je, les anciennes forces étaient venues à rien aux approches de 89, ou plutôt depuis Louis XIV et Richelieu. Au regard du monarque, elles avaient le droit pour elles, un droit fondé sur des titres qui valaient bien ceux de la royauté, et que néanmoins elles furent impuissantes à défendre. Après un long déclin, elles s’écroulèrent tout à coup, et la société moderne perdit là peu de chose. Elle a mieux aujourd’hui pour défendre les bases où elle s’est assise, elle a cette force que nous avons vue à l’œuvre, détruisant tout en fait d’abus, créant tout en fait de droit : l’opinion.

Il faut songer aux objections, à celle-ci d’abord : « cette force est dangereuse ; justement parce qu’elle est sans limites prévues et sans armes consacrées par la loi, elle peut éclater en violences, en révolutions ! » Je conviens que cette appréhension n’est-pas absolument sans cause. Que voulez-vous ? On n’a pas encore imaginé de tribunaux pour les démêlés qui s’élèvent soit entre les peuples, soit entre peuples et rois. Ces grandes disputes ont une dernière raison qui ne sera jamais de l’ordre juridique. L’humanité n’est pas parfaite, ou du moins ne se perfectionne pas d’un coup. Il n’est pas clair que nous ayons trouvé la fin de tout mal politique en plaçant le pouvoir sur ses véritables bases et sous la garde de l’opinion. Il aura de la peine à s’y asseoir, à s’y tenir. Rien ne se dispute comme le pouvoir, d’où dépend une infinité de choses brillantes ou profitables. Il y aura là une phase d’épreuve, un labeur de transition et d’installation où abondera la pierre d’achoppement. Notez cependant que, si l’opinion a des voix légales et sonores comme la tribune, comme la presse, elle fera moins de révolutions avec ce bruit et cet éclat qui la révèlent que si elle est réduite à se laisser entrevoir et deviner comme au siècle dernier.

Il ne faut pas oublier d’ailleurs, en nous apitoyant sur nous-mêmes et sur les révolutions qui nous visitent aujourd’hui, que l’ancien régime avait ses guerres civiles. Cela durait encore au milieu du XVIIe siècle, que dis-je ? à la fin même du grand siècle, dans les Cévennes, où Villars ne fut pas de trop pour terminer dix-neuf ans de guerre civile. On peut discuter sur la valeur respective des deux fléaux ; un esprit impartial les tiendrait peut-être pour équivalens, ce qui est reconnaître la supériorité de la société moderne, dès que, sur un fond meilleur, celui du droit commun et du droit national, elle n’offre pas de pires accidens que la société d’autrefois.

Vous n’êtes pas convaincu, vous songez peut-être à ce qui s’est passé en 1848, après trente-trois ans d’un régime qui avait toutes les apparences de vie et d’acclimatation, alors que la période d’épreuve dont nous parlions tout à l’heure semblait heureusement franchie. Peine perdue, direz-vous : cet appareil parlementaire qui semblait défier et désintéresser les révolutions s’écroula en un jour sous les coups d’une révolution… La vérité est qu’il périt par hasard, et le hasard ne se prévoit pas, ne se calcule pas, il fait irruption partout. Il ne faut pas dire pour cela que ce régime commence et continue par les révolutions, qu’il en est vicié dans son essence, harcelé dans sa marche comme à ses débuts : il faut voir seulement qu’il y a des choses fortuites dans l’histoire. La chute dont nous parlons en est un insigne exemple. Ce n’est pas que le gouvernement tombé fût sans reproche. Il avait une manière à lui d’entendre la politique extérieure. Cependant on ne peut pas dire qu’il prît le chemin de l’abîme où il s’est perdu : il avait sa grandeur, vivant comme il faisait avec le pays, à l’épreuve et au feu de toutes les attaques, sans pour cela le dégrader ni le violenter d’arbitraire, admettant d’ailleurs et portant toujours en lui de quoi se redresser un jour à la voix du pays. Je ne vais pas énumérer et détailler tout le hasard qui s’est accumulé à cette prodigieuse époque : je veux seulement dire que le hasard a ses droits, qui sont ceux de la liberté humaine. Il peut bien y avoir du hasard dans les événemens, puisqu’il y a de la fantaisie en nous, et, remarquons-le bien, une fantaisie qui doit être efficace jusqu’à un certain point : il y va de la dignité humaine ; l’homme ne serait plus un être moral, sujet à mérite et démérite, s’il n’était donné qu’à sa sagesse de fructifier, s’il était puni de sa déraison et de ses caprices par une impuissance immédiate. « Il n’y aurait plus alors de sa part que prudence ou folie, » comme dit très bien M. de Maistre.

Je ne nie pas pour cela la philosophie de l’histoire, un si beau thème ! ni la Providence, c’est-à-dire les regards et les décrets d’en haut sur le monde moral. Je suppose seulement que les lois divines sont compatibles avec cette autre loi de la liberté humaine, par un procédé qui est une certaine somme d’effet permise à nos bévues et à nos scélératesses. Il ne faut pas médire d’une institution parce qu’elle s’est mal comportée à cette épreuve du hasard, et surtout il ne faut pas y renoncer. La passion et le hasard ont leurs jeux, qui dérangent tout. La banque la mieux conçue et la mieux conduite fera banqueroute un jour de panique où tous les porteurs de ses billets en voudront le remboursement. Si toute la population d’une ville affluait à son chemin de fer pour fuir un fléau ou pour courir à la fête voisine, le chemin de fer n’y suffirait pas avec le matériel le plus complet. Je le demande : serait-il spirituel de répudier pour cela les banques et les chemins de fer ? Ici je veux prévoir une objection ou plutôt un sarcasme, une réduction à l’absurde des idées qu’on vient de voir sur la puissance de l’opinion. Puisque l’opinion exerce par elle-même un tel empire, puisque la pensée commune a des effets si éclatans et si infaillibles pour détruire ou pour créer, à quoi bon l’organiser ? Pourquoi compliquer et embarrasser la vie sociale, la paix publique, de ressorts bruyans et explosibles ? Pourquoi instituer un système de disputes officielles là où suffirait, tantôt insinuante, tantôt impérieuse, la sève critique qui circule dans les esprits ? Cette objection perd de vue que l’appareil parlementaire, que des conseils souverains et représentatifs de la nation ne sont pas seulement la garantie, mais la forme du droit national, l’expression de l’opinion publique. C’est chose nécessaire aujourd’hui moins peut-être pour défendre ce droit que pour manifester cette opinion, — un organe plutôt qu’un bouclier.

Parmi les êtres en général, il n’est pas de faculté qui n’ait son organe. Qui est-ce qui respire par les pattes ? Qui est-ce qui marche par la bouche ? Cela revient à dire que la nature approprie toujours les moyens à la fin, quelle que soit la sobriété classique de ses ressorts. Pourquoi en serait-il autrement parmi ces êtres appelés nations, quand elles en sont venues à vivre sciemment et à se gouverner elles-mêmes, quand la raison qui est dans chacun sert à la chose publique sous le nom d’opinion publique ? Pourquoi l’intelligence collective qui vient aux peuples n’aurait-elle pas son organe ? La plupart des constitutions, quand elles reconnaissent une force quelque part, l’érigent en pouvoir. Tel pays ayant des classes supérieures douées de tradition et d’autorité morale en a fait un élément politique qu’il a mis partout, dont il use dans les localités comme au timon de l’état. Rien n’est mieux avisé. Il est mauvais d’abandonner des forces à elles-mêmes, sous prétexte qu’elles sauront bien trouver leur issue, leur aliment. À procéder ainsi envers l’opinion, on court le risque d’une privation ou d’une explosion, l’une et l’autre au grand dommage de la chose publique, tandis qu’en organisant l’opinion, on a quelque chance d’en profiter et de la discipliner. Politique à part, dans tout ordre de faits, quand une faculté a inventé ou perfectionné un organe, vous ne pouvez la retenir dans l’usage limitatif ou plutôt dans la sujétion de l’organe ancien et imparfait. Aujourd’hui que la locomotion, la destruction, l’échange des idées et des produits, ont découvert des voies nouvelles, on ne peut pas dire au monde : Vous guerroierez sans poudre, vous commercerez sans monnaie de papier, vous circulerez sans vapeur et sans électricité, vous penserez sans journaux.

Or de nos jours la liberté politique est partout autour de nous avec cet appareil de garanties et de discussions parlementaires qui vous paraît superflu. Étant donné que la liberté politique est un degré de vie qui est venu aux sociétés modernes, un article de civilisation en quelque sorte, comme les banques, les armées permanentes, les chemins de fer, les hôpitaux, l’organe en est tout trouvé : c’est le régime représentatif, et même cet organe s’impose absolument à cette fonction, à ce besoin. La liberté ne peut avoir d’autre procédé parmi les hommes qui veulent se gouverner eux-mêmes et qui ne peuvent tenir sur une place publique. Il faut que toute liberté en passe par là, ce qui ne veut pas dire qu’elle se ressemblera partout ; mais partout elle offrira ce même trait du mandat électif, tout comme une banque, une armée, ; qu’on trouve d’un bout à l’autre de l’Europe, présentent çà et là des conditions de régime fort diverses, sauf cette condition capitale et universelle de la monnaie de papier, de la permanence sous le drapeau.

Quand la liberté politique a pris cette forme, quand l’opinion est : organisée de la sorte, elle produit un effet précieux, qui est l’accélération du progrès : elle a des ailes pour suivre l’essor des esprits, pour apporter la récompense aux générations qui ont eu la peine et l’effort, ce qui est inestimable. Autrement l’opinion triomphe sans doute à la longue, et l’humanité recueille tôt ou tard son héritage. de progrès, mais à cette condition du temps qui est terrible pour les hommes. Or laissez-moi penser non-seulement à l’humanité, mais aux hommes, qui n’ont guère eu jusqu’à présent que le temps de souffrir et de mourir. Dans le peu de durée départi à ces pauvres êtres, tout dépend pour eux de l’allure du progrès : vive et rapide, elle vaudra à des générations entières le triomphe de Lafayette ou tout au moins la vision suprême de Moïse.

Ainsi nulle combinaison n’est supérieure au hasard, nul régime n’a l’assurance d’y échapper, pas même celui de l’opinion organisée et représentée. Encore moins peut-on dire que ce régime de l’opinion s’établira sans la violence et l’angoisse des épreuves. Cependant il n’est qu’un tel régime pour faire droit au genre humain, pour lui apporter sa destinée avec les égards dont il est digne, et du train dont il a besoin. Mais ici reparaissent les partisans de la liberté locale avec des espérances et des raisons prises dans l’ordre d’idées même où nous raisonnons.


II

« L’opinion, disent-ils, c’est le concert des idées d’un peuple, c’est le poids de ce que nous pensons chacun sur la chose publique, accru et multiplié sans doute à certaines conditions de contact et de groupement ; mais enfin la base de l’opinion publique, c’est l’idée individuelle : or tant vaudra l’esprit de chacun, tant pèsera l’opinion. Si vous voulez mettre la force dans l’opinion, mettez-la d’abord dans les hommes. Ce principe admis, qui est évident, peut-on nier qu’un certain exercice des droits locaux, ne soit une culture désirable des esprits, un moyen d’entretenir et de féconder la pensée politique d’un pays, de fortifier enfin l’opinion en fortifiant l’individu, et justement à cet endroit du gouvernement de la nation par elle-même, qui s’illuminera d’une singulière évidence dans un pays pratiquant le gouvernement de la commune par elle-même ? La liberté n’y saurait périr, étant partout. N’est-ce pas là, n’est-ce pas ainsi qu’on créera des obstacles invincibles à tout attentat sur la liberté du pays, à toute invasion d’un despotisme quelconque, populaire ou monarchique ? »

Voilà une objection posée contrairement à toutes les règles de l’art. On prête là aux idées que l’on se propose de combattre la force de l’ensemble, le poids de l’accumulation, au lieu d’isoler et d’aborder séparément chacune d’elles, ainsi que l’enseignent les tacticiens de la chose. Peu m’importe : je ne fais pas œuvre d’art ou de secte, mais une étude sur un sujet où quelques esprits éminens croient apercevoir la liberté. Or telle est la grandeur de cette idée, ou même simplement de ce qui en fait l’illusion, qu’il convient de faire beau jeu aux doctrines portant cette étiquette, et de les déployer dans toute leur apparence. On est bien obligé néanmoins, comme on ne peut tout dire à la fois, de détailler, d’analyser cette objection pour y répondre.

Pour commencer par la fin, qui ne vous arrêtera guère, il me semble que vous comptez sur des communes libres pour fonder dans le pays une liberté impérissable, supérieure à tout attentat, d’où qu’il vienne. C’est à quoi il est fort naturel de penser ; mais encore y faut-il pourvoir par un juste remède et non par un expédient mal avisé, où l’on oublierait et le mal réel et le seul traitement qui s’y applique. Or je réponds que ces grands coups se portent ou se parent dans une capitale et non ailleurs, c’est-à-dire là seulement où se trouve la tête des partis et du gouvernement. Une révolution, un coup d’état, une insurrection, qui ne frappe pas là, frappe et expire dans le vide ; la province ne sait qu’avorter ; c’est ce qui parut bien en 1848. J’ai vu certaines villes aller jusqu’à expulser les commissaires du gouvernement provisoire sans pousser plus loin. Ce n’était pas que la colère leur manquât, une colère unanime ; seulement, après quelques efforts pour rattacher à elles les villes et les campagnes voisines, elles sentaient bien vite leur isolement, leur inanité, le peu qu’elles pesaient à côté de Paris. Mais je prends mal mes exemples. Le plus grand souvenir, la preuve sans réplique à cet égard, c’est ce qui se passa en Algérie à la même époque, où se trouvait une armée de cent mille hommes sous un fils de roi digne de cette armée, laquelle néanmoins estima l’aventure au-dessus de ses forces.

Cette soumission absolue, implicite, que rencontre toute chose accomplie à Paris, n’est que de nos jours. Autrefois on tenta la résistance ; mais il faut voir comme on échoua ! en 93 par exemple, où se passèrent des choses peu connues dans leur détail et qui valent la peine d’être expliquées. Il faut savoir qu’à cette époque les localités étaient souveraines dans toute la force du terme, et cela en vertu de la loi du 14 décembre 89, laquelle, instituant partout des administrations électives, et pour la commune, et pour le département, n’avait mis nulle part des agens du pouvoir central pour en imposer les lois et les mesures. Les intendans n’existaient plus, les préfets n’existaient pas encore, et, pour le dire en passant, c’est aux mauvais souvenirs laissés par les intendans qu’il faut attribuer cette prodigieuse omission de la grande assemblée. Elle entendait bien du reste que l’administration eût le roi pour chef, et descendît de là jusqu’à la dernière localité. Elle s’en est expliquée d’une manière formelle dans les instructions annexées à la loi du 14 décembre 89 : seulement elle oublia d’armer le principe qu’elle posait. En fait, nul lien n’existait alors pour rattacher et soumettre les extrémités au centre. Il me semble que cette incohérence était une parfaite souveraineté répandue dans les départemens. Or, tandis qu’ils étaient ainsi livrés à eux-mêmes, il se passait au centre tout ce qui pouvait les en aliéner, les en arracher avec horreur : la commune de Paris, le club des jacobins, avaient subjugué la convention et régnaient par la terreur ; le sang coulait à flots, un sang innocent, car rien ne prouvait le crime des condamnés dans cette violation qu’ils souffraient des saintes formalités de la justice. Là-dessus on vit l’insurrection de soixante-dix départemens : M. Thiers les a comptés. Quinze départemens tout au plus restèrent fidèles à Paris,… qui n’en triompha pas moins.

Telle était la situation : à Paris les crimes les plus provoquans, en province la souveraineté la plus complète, laquelle toutefois, avec cette faveur inouïe des circonstances et des consciences, ne put prévaloir sur la capitale. Ne comptez donc pas sur les départemens pour retrouver et pour relever ce que Paris a perdu, pas plus la liberté qu’autre chose ; à Paris seulement se font et se défont les gouvernemens, bons ou mauvais. Tel est l’enseignement qui ressort de notre passé : quant à l’histoire d’Angleterre, nous l’avons interrogée déjà sur ce sujet, et nous avons vu que la révolution de 1640 ou plutôt que nulle révolution anglaise n’eut jamais rien de local dans ses origines et dans sa fortune.

Ainsi vous ne pouvez présumer que la liberté, compromise à Paris, renaîtrait dans les communes, si elles étaient libres ; mais cette liberté communale n’aurait-elle pas d’autres avantages considérables ? Ici c’est la plus vive insistance de l’objection que nous avons posée plus haut, ici on nous parle des communes, non plus comme refuge et citadelles de la liberté dans le cas d’un attentat monarchique, mais comme prêtant un concours permanent et régulier au gouvernement du pays par lui-même, au franc jeu d’institutions libres, et cela sous un double rapport.

D’abord des communes indépendantes nommeront, selon toute apparence, des députés indépendans, ou du moins l’élection de ces mandataires ne subira plus l’influence du gouvernement, ce qui est un résultat désirable, un obstacle de moins dans l’expression de la pensée publique, un pas sensible vers la vérité, vers l’idéal électoral ; il ne restera plus pour vicier les élections que les intérêts privés, les menées particulières, les intrigues de coterie, les marchés de places et de voix. Puis des localités se gouvernant elles-mêmes seront une école politique ; les communes, n’étant plus traitées en mineures, s’estimeront adultes et viriles, ce qui est une manière de le devenir.

Le moment est venu de faire droit à cette objection, de rechercher au moins ce qu’elle a de fondé, ayant montré tant de fois ce qu’elle a d’inadmissible. Il y a peut-être moyen de déplacer la discipline des communes, soit par un retour aux principes de la chose tels qu’il étaient entendus par la loi du 14 décembre 89, tels qu’ils sont pratiqués de nos jours en Belgique et en Hollande, c’est-à-dire en attribuant aux conseils-généraux toute cette surveillance, cette juridiction des affaires locales qui appartient aujourd’hui aux divers agens du pouvoir exécutif, soit par une imitation des lois anglaises, où ce règlement est une besogne parlementaire. L’éternel grief de la tutelle administrative disparaîtrait ainsi, et la dispute relative aux. communes serait purgée d’une certaine monotonie. Quant à diminuer leur dépendance, on le pourrait aussi. Quelques libertés qu’on leur accorderait sur la gestion de leurs biens, sur le règlement de leurs budgets, etc., n’auraient rien assurément de bien hasardeux. Les conseils municipaux auraient le droit de s’assembler, de se taxer, de régler l’emploi de leurs revenus ordinaires. Mais, si vous comptiez pousser plus loin cette réforme et mettre dans les communes de quoi y créer soit le caractère, soit l’intelligence politique, vous compteriez sans les limites nécessaires qui bornent ces êtres, ces pouvoirs. Les communes ne peuvent ni créer, ni même appliquer les règles de leur gouvernement. Il y aurait là sans doute un de ces exercices où la trempe des volontés se prononce et se fortifie ; mais qui oserait aller jusqu’à les faire souveraines comme le législateur ou même simplement indépendantes comme un individu ? La nature des choses y résiste énergiquement ; de quelque façon que l’on envisage les communes, comme des pouvoirs ou comme des personnes, la limite se dresse de toutes parts devant elles, et l’obstacle est enraciné sous leurs pas. Vous n’arriverez par aucun biais, quelque service que vous en attendiez, à les laisser maîtresses de leurs affaires.

Si la commune est un pouvoir, expliquez-moi de grâce à quel titre et par quelle prodigieuse exception ce pouvoir serait unique et irresponsable ! Quand il n’est pas de pouvoir au monde, même le royal, le parlementaire, le judiciaire, qui n’ait à compter avec quelque pouvoir parallèle, supérieur ou même inférieur, pourquoi donc un conseil municipal serait-il seul à ignorer tout contrôle, tout contre-poids ? Le moindre intérêt privé aussi bien que les plus grands intérêts publics ont pour eux la garantie d’un recours ou tout au moins la pluralité des balances. Et l’on irait déroger à cet élément de toute société, à ce lieu-commun de civilisation, pour livrer les intérêts qui peuplent, c’est-à-dire qui divisent une localité, au jugement brutal du nombre, au droit grossier du plus fort ! unité de pouvoir, droit absolu de la majorité, c’est ainsi que seraient constituées les communes ! Cela n’est pas soutenable. L’immolation des minorités ne peut être la base d’un organisme ou d’une éducation politique parmi les communes. Peut-être ne faut-il pas protéger les minorités par la main de l’état ; mais elles ne peuvent demeurer sans une protection qu’il faut demander, soit au pouvoir législatif, soit aux pouvoirs locaux supérieurs, soit à une certaine pluralité de pouvoirs dans la même localité. Il n’est tel en effet que l’équilibre ou la hiérarchie des pouvoirs pour mettre dans les affaires humaines, autant que le comportent les limites humaines, cette souveraineté de la raison qui est la seule légitime, comme disent les doctrinaires, dont cette doctrine est le plus beau titre. C’est là le fond de tout gouvernement, l’organisme vital dont ne peuvent se passer les corps politiques. Vous ne sauriez y déroger pour les communes, parce qu’elles ont des immeubles à elles, un certain isolement, des besoins et des charges qui leur sont propres, lesquels figurent une individualité, quelque chose d’existant par soi-même.

Il nous reste à considérer la commune sous ce point de vue. C’est un individu, soit : ce n’est pas à dire qu’elle puisse traiter ses affaires et régler ses intérêts avec l’indépendance qui caractérise chacun de nous, avec ces façons directes et absolues dont nous gouvernons nos ventes, nos procès, nos constructions, nos emprunts, tout ce qui regarde notre métier, notre industrie, notre foi, nos droits paternels en fait d’éducation. C’est qu’au fond la commune n’est pas un individu, mais un groupe, un multiple, un composé de membres et de parties qui ont chacun des intérêts distincts, avec cette particularité que chaque intérêt constitue un droit. Ici éclate la différence qui sépare l’individu communal de l’individu en chair et en os. Celui-ci a des droits naturels et inviolables qu’il exerce comme bon lui semble, sous l’unique réserve du droit d’autrui à respecter. J’ai dit du droit et non de l’intérêt ; il n’est pas défendu à l’homme de blesser l’intérêt des autres hommes en exerçant son droit, en manifestant sa supériorité, ce qui est le fait de la concurrence industrielle, et plus généralement de la compétition qui est ouverte un peu partout. Il est très permis, je suppose, d’élever boutique contre boutique, et ce cas, où le dommage est sensible, ne laisse pas que d’être légitime. Or à cet égard la commune n’a rien d’un individu, sa puissance est inférieure à la puissance privée, car en toutes mesures communales blesser un intérêt, c’est blesser un droit, le droit que tire chacun de son concours financier et obligatoire à ces mesures, le droit du contribuable.

Une commune ne peut donc prétendre à l’irresponsabilité, parce que nul pouvoir n’y peut prétendre. Il ne lui est pas plus permis de se comporter en individu maître absolu de ses affaires, parce qu’elle n’est pas un individu, parce qu’elle se compose d’intérêts divers, respectables chacun comme un droit. Il s’ensuit que la commune est, au plus bas dans l’échelle des êtres, — sujette comme chacun de nous aux lois civiles, criminelles et fiscales de la communauté, qu’elle ne peut enfreindre ni déserter, — sujette en outre à une discipline toute particulière, qui est pour empêcher le sacrifice, l’oppression d’aucun intérêt parmi tous ces intérêts qui la composent et qui se valent, qui constituent autant de droits. On se fait une assez juste idée des conflits qui peuvent diviser une commune, quand on se représente la division des localités elles-mêmes, leur incohérence topographique. On ne compte pas moins de trente mille sections de communes, Ce qui contient le germe d’autant de disputes sur remplacement de l’école, du cimetière, du lavoir, de l’hôpital, etc.[2].

De ce chef, les communes portent en elles un litige permanent, un contentieux organique pour ainsi dire, qui veut au-dessus d’elles des juges, des arbitres. Autrement vous créez une anomalie inconcevable, celle d’un juge et partie, sous prétexte que la partie en question est une majorité. Vous instituez une agrégation de personnes, sous le nom de commune, parmi lesquelles tout différend se juge à la majorité, c’est-à-dire par le droit du plus fort : un déni de justice ou plutôt de civilisation, car cette force du nombre n’a pas plus de droit et de raison que la force physique constatée par le poids des muscles. Au lieu de se battre, on se compte, et ce dernier procédé, pour être moins violent, n’est pas plus raisonnable que l’autre.

Ainsi le degré de puissance et d’autonomie où se forment les caractères politiques, où les volontés s’exercent et s’aguerrissent, ne peut être attribué aux communes. Quant à l’intelligence politique, jamais elle ne naîtra dans la gestion des affaires communales. Cette gestion fera des hommes plus habiles dans leurs affaires privées, dans leur industrie, dans leur métier : du conseil municipal, ils retomberont chez eux avec un esprit plus ouvert et plus étendu, pour s’être appliqués à des choses plus complexes, plus considérables que leur besogne quotidienne, pour s’être mêlés peut-être à des esprits plus vifs et plus élevés. Cet avantage n’est pas mince ; mais il est le seul qu’on puisse attendre d’un maniement d’affaires communales. Qui peut plus peut moins, cela se conçoit parfaitement ; mais ne croyez pas qu’on s’achemine par cette voie bornée, par ce manège monotone des choses locales, à comprendre soit des questions de politique étrangère ou religieuse, soit même simplement des questions de libre échange, de banque, de chemins de fer, d’associations commerciales, encore moins à en faire le texte et la condition d’un mandat électoral. Ce qu’on acquiert dans l’habitude des petites choses, c’est l’incapacité des grandes, un point que nous avons déjà touché ailleurs.


III

Ailleurs ou ici, sommes-nous sûr d’avoir tout dit sur un sujet qui recule et se dilate à mesure qu’on y avance ? Avons-nous reconnu comme il faut, soit la part d’indépendance qui pourrait être faite aux communes, soit le bien qui naîtrait de cette indépendance ?

Quant au premier point, nous avons revendiqué pour les conseils municipaux le droit de s’assembler, de se taxer, d’employer leurs revenus ordinaires, et d’exécuter tous travaux de construction ou de route comme bon leur semble, sauf le recours de tout intérêt lésé aux conseils-généraux. Il serait difficile d’aller plus loin.

Quant au second point, on va peut-être me reprocher de mettre en oubli la valeur que prendront les conseils-généraux pourvus de cette attribution, faisant à l’égard des communes l’office dont s’acquitte, aujourd’hui le pouvoir exécutif. Je conviens qu’il naîtra ainsi, dans un pouvoir local au moins, quelque expérience, quelque notion d’affaires. Cela est précieux, mais cela n’est pas politique, vu que les conseils-généraux feraient là œuvre d’arbitres, œuvre judiciaire, et rien de plus. Qu’y a-t-il de politique à prononcer entre des intérêts qui se disputent le tracé d’un chemin ou qui se renvoient l’incommode voisinage d’un abattoir ?

La politique ! voilà ce qui ne se trouve à aucun degré des gouvernemens locaux. Ils n’en dégageront jamais parce qu’ils n’en contiennent pas. S’il y a une antithèse au monde, c’est celle de local et de politique. Tout comme il n’y a pas de logique pour tirer légitimement le général du particulier, de même il n’y a ni lois ni combinaisons qui puissent extraire d’une localité ce qui en est absent et même exclu, c’est-à-dire la politique, une science ou un sentiment dont l’objet est la patrie tout entière.

Il y a peut-être moyen de savoir au juste ce que c’est que la politique, et l’on verrait bien alors si elle peut tenir dans les localités. Cherchons un peu en quoi elle consiste, à quels signes elle se reconnaît.

Est-ce à l’étendue et à la complexité des intérêts, alors qu’ils embrassent les nombres, l’espace, la tradition, l’avenir ? Mais évidemment le point de vue d’un clocher ne porte pas si loin. Est-ce à la hauteur des principes engagés dans une question ? Ceci est un cas tout différent : la dimension d’une affaire ne préjuge rien sur celle des principes qui peuvent la résoudre, la plus humble question de procédure dépend quelquefois des axiomes les plus élevés ; mais une commune n’a rien à démêler dans sa conduite avec des principes de cette nature, qu’elle trouve tout tracés, tout déterminés, au-dessus d’elle par les mœurs et par les institutions du pays. L’assiette de l’impôt, la création de ressources extraordinaires, tel article de son budget relatif à l’église, à l’école, à la route, l’aliénation ou le partage de ses immeubles, la forme de ses adjudications, les matières d’octroi ou de police locale, tout cela est et doit être strictement déterminé par les lois générales ou par la loi organique des communes. Ces lois expriment, comme il leur appartient, un état de civilisation définitif à respecter, à maintenir partout, dont nul ne peut répudier le bénéfice. Une localité ne peut ni déroger à l’impôt proportionnel, ni établir un impôt proportionnel dont l’emploi profiterait seulement à certaines classes, ni laisser tomber l’église, l’école, la route, ni avec ses règlemens d’octroi mettre un impôt, sur les grains, ni avec ses règlemens de police établir, une corporation, ni traiter de gré à gré pour ses travaux… Tout cela serait considérable à débattre et à faire ; mais tout cela lui est étranger, supérieur, hermétiquement fermé, ou sujet du moins à des révisions et à des contrôles.

Ainsi des maximes transcendantes ont déterminé la constitution de la commune, mais n’entrent pas dans sa conduite. Pas plus qu’elle ne les a décrétées, elle ne les applique : ce qui est fort heureux, car si elle avait le pouvoir de les appliquer, elle prendrait celui de les violer, de les frauder, et nous aurions, au lieu de la France, trente-sept mille gouvernemens entre le Rhin et les Pyrénées.

De ce côté encore, nulle politique parmi les localités. Il n’y en a pas davantage, si la politique se reconnaît à la pluralité des pouvoirs qui traitent une affaire, qui composent un gouvernement, c’est-à-dire à un certain art de conciliation des personnes, de savoir-vivre entre les classes, de ménagemens et de compromis pour tous les intérêts… Autant de choses dont on ne se doute pas dans une commune, gouvernée par un seul pouvoir, par une assemblée de mandataires sans royauté au-dessus d’elle, sans opinion, sans aristocratie constituées à côté d’elle. Ces mandataires, n’ayant à compter avec personne, auront tout l’égoïsme de la majorité qu’ils représentent, toute l’étroitesse des intérêts qui composent cet égoïsme. Le vice de leur pouvoir, qui devient celui de leur caractère, est de ne statuer sur rien où ils n’aient un intérêt actuel et personnel : par où ils sont inférieurs et deviennent inhabiles à la pensée politique, qui est apparemment une aptitude aux vues d’ensemble et d’avenir. Ainsi, loin que cet exercice des affaires locales soit une préparation à comprendre et à représenter la communauté tout entière, il crée à cet égard une impuissance, je dirais presque une indignité.

Un homme d’esprit, nullement publiciste, entend par politique une manière d’agir qui n’est ni la force ni l’argent. — Soit, cette définition de Stendhal en vaut bien une autre. Est chose politique à ce titre le traité de Westphalie par exemple, c’est-à-dire une négociation de cinq ans pour terminer les fortunes de guerre les plus longues et les plus diverses, ou bien encore la réforme des lois céréales en Angleterre, laborieusement conquise sans que personne ait été corrompu ni violenté. Quoi qu’il en soit de ces illustrations, vous n’y ajouterez pas, bien sûr, le cas des communes où le nombre est souverain, où l’on se compte, puis où l’on s’opprime en toute légalité, en toute conscience. Remarquez en effet qu’à procéder ainsi, une commune croit faire œuvre pie et sensée : elle n’imagine pas d’autre légitimité que celle du nombre, et prend pour le droit ce qui est de la force toute pure, de telle façon que ce gouvernement ne formera pas même un roué, un de ces personnages selon le cœur de Machiavel, qui ont visiblement un bout de rôle dans les affaires de l’humanité.

Il y a quelque oubli de la logique la plus élémentaire à supposer que la science des intérêts publics s’acquiert dans la pratique avouée d’intérêts bornés et tout personnels. Pesez bien les termes de cette hypothèse, ôtez-en quelques circonstances superficielles, et vous avez pour résidu une conclusion prohibée, s’il en fut, depuis que le monde raisonne, celle qui procède du particulier au général. Cet aspect, ce trait de généralité, est en effet ce qui constitue la politique considérée dans les esprits ou dans les choses.

Il ne faut pas pour cela traiter de sophistes les grands et généreux esprits qui opinent si fortement pour la liberté des communes, parce qu’ils y voient le nom d’une chose qui a tous leurs regrets et leurs respects. J’ai l’honneur de partager ce sentiment ; mais à quoi bon l’égarer ? Vous obtiendrez quelque jour cette liberté des communes : nous y marchons, nous avons fait quelques pas dans cette voie, sous un gouvernement qui lâche volontiers l’ombre du pouvoir ; une fois là, vous serez libres, comme vous l’êtes depuis le libre échange. N’allez pas, dans vos déceptions, vous décevoir encore et vous-mêmes. C’est de liberté politique qu’il s’agit : or il n’y a pas de politique parmi ces communes qui ne sont pas souveraines, pas de liberté dans ce gouvernement absolu des majorités,

Vous soupçonnez quelque chose de politique parmi les communes, voyant là des conseils qui se réunissent, qui délibèrent, qui ouvrent des scrutins, qui procèdent à des votes et à des choix, tout comme on fait dans les conseils du pays ; mais que tout cet appareil de représentation, de scrutin, de mise aux voix, ne vous fasse pas illusion : tout cela est le signe d’un mandat, et rien de plus. Or ce qui peut arriver de pis à une affaire, c’est d’être conduite par voie de mandat, c’est-à-dire en dehors des aiguillons de l’intérêt personnel aussi bien que des lumières de la raison théorique et désintéressée. Dans un certain ordre de transactions, cela s’appelle commandite, et on a vu de nos jours les meilleures, les plus saines affaires, tantôt ruinées pour s’être mises à ce régime, tantôt compromises dans leurs fruits et perverties affreusement dans leur personnel. Il a fallu que la loi vînt discipliner et moraliser la commandite ; il a fallu surtout que le public préférât la société anonyme, où la loi stipule toutes choses pour le public actionnaire ou consommateur.

Le mandataire est volontiers négligent d’une chose qui n’est pas la sienne propre. C’est là son moindre vice. Il a devant lui deux tentations : l’une de tourner à son profit les pouvoirs dont il est nanti pour le bien de l’association, l’autre de tourner contre le public la force de l’association dont il est le gérant, et d’en faire un engin de monopole, d’exaction, de rançonnement. La première est de beaucoup la plus séduisante et la plus écoutée. Aussi la France, où est née la commandite, fut-elle longtemps sans s’y adonner, et même très longtemps, puisque la chose date de Colbert.

Ce qui distingue l’esprit et la fortune de ce pays, c’est de répugner à cette fausse allure des choses, et de préférer à tout, soit la propriété, l’exploitation foncière, qui est le type le plus parfait de l’affaire privée, soit la fonction publique, où peut se glisser quelque élévation de vues et de sentimens. Sur ce dernier point, je ne veux rien outrer : chacun sait les motifs cupides ou vaniteux qui poussent chacun de nous à convoiter l’importance officielle. Cependant la puissance publique a quelque chose en soi à la rigueur pour élever l’âme de ses dépositaires, tandis qu’on n’aperçoit guère dans une affaire collective l’exaltation possible du gérant. Comme le fonctionnaire invoque sans cesse les plus hauts prétextes, les alléguant partout, soit aux inférieurs, soit au public, quelque chose de loin en loin pourrait bien en rester, en passer dans sa conduite. On peut accomplir avec une certaine conscience ce qu’on a désiré par de purs calculs. On prend, on porte l’épée par les motifs les plus divers ; mais il n’y a qu’une manière de la tirer : le métier des armes n’en empêche pas l’héroïsme. Cet exemple est pris un peu haut : il ne faudrait pas en abuser ; mais peut-être en est-il de la puissance publique comme d’une religion dont l’effet n’est pas infaillible ni continu, laquelle toutefois attend son homme à certaines heures lucides et périodiques pour le secouer, pour l’apostropher parmi les vils intérêts qui usurpent et courbent sa pensée.

Vous allez peut-être supposer que je révoque en doute les mérites de l’association, ou que je perds de vue les œuvres prodigieuses dont elle s’est montrée capable en Angleterre… Cela demande quelque explication. Otons d’abord de cette histoire d’outre-Manche les ligues et les associations qui sont à fins politiques et non lucratives. Il y a là un esprit qui sauve tout. Quant aux sociétés d’industrie et de commerce, il faut se rappeler que jusqu’à ces derniers temps elles comptaient parmi nos voisins autant de gérans que d’associés : elles ignoraient le mandat, qui est le fond de nos commandites, elles emportaient la responsabilité indéfinie de chaque associé. Naturellement chaque associé portait tous ses soins et toute sa vigilance où il engageait toute sa fortune, et les vices du mandat ne pouvaient naître dans une association entendue de la sorte.

Où les Anglais ont durement éprouvé ce que valent des affaires conduites par voie de mandat, c’est dans leurs chemins de fer. Rien ne les étonne aujourd’hui, tout compte fait, comme les 7 milliards qu’ils ont dépensés là avec tant d’inintelligence et de profusion, avec un tel oubli des fins publiques et privées de la chose, avec de tels bénéfices pour les intermédiaires de toute sorte, gérans, entrepreneurs, gens de loi, ingénieurs, propriétaires, pour tout le monde enfin, excepté pour les actionnaires.

Il y a quelques années déjà, un de leurs publicistes les plus écoutés racontait tout au long ce prodigieux, ce mémorable mécompte[3]. « C’est à n’y pas croire ! s’écriait-il. Qui l’eût jamais prévu ? Nous avions pourtant mis là ces procédés qui gouvernent avec tant de succès la chose publique : élections, votes, assemblées générales, compte-rendu, contrôle… Rien ne ressemble plus aux mandans, aux représentans et aux gouvernans qui habitent la sphère politique. À qui se fier désormais ? » Il paraît, au dire des mieux entendus, que les Anglais auraient pu épargner là soixante-dix millions sterling, près de deux milliards.

Il ne faut pas s’étonner pour si peu. Que voulez-vous ? Le mandat est vicieux en soi, d’un vice incorrigible partout ailleurs que dans la sphère politique. Là seulement il a quelque chance de s’améliorer : l’étendue et la gravité des intérêts qui touchent tout le monde à quelque endroit sensible, la passion et la vigilance universelle suspendues sur le mandataire, ont pour effet de le mettre à la raison. Bon gré, mal gré, il fera quelque chose de ce qu’il a promis, de ce qu’il a déclamé. Dans un pays surtout comme l’Angleterre, où la tradition est de se gouverner soi-même, où abondent les personnes et mêmes les classes consulaires, le mandat politique, couru et scruté comme il l’est, devient une vérité, une conscience qui s’impose : tout le redresse et le maintient dans un certain rapport avec ses fins avouées, avec son étiquette. Que si le mandat ne monte pas à cette hauteur où l’attendent les saines influences, il tombe au plus bas de sa nature et de ses misères, surtout chez le peuple dont nous parlons, commercial, hasardeux, spéculateur, actionnaire comme on ne l’est pas, où tel placement est un coup de dé, qui prêta des millions, il y a quarante ans, aux caciques du Poyais et de l’Orénoque, dont le propre est de jouer sans tenir les cartes. Comparez donc l’intérêt passionné du citoyen anglais dans la chose publique au degré d’intérêt que l’actionnaire anglais peut apporter dans une société de chemin de fer ! cette chose brûlante et capitale à cette chose accessoire ! Vous aurez beau mettre dans celle-ci les formes politiques, vous n’y mettrez jamais l’âme politique, la seule qui transfigure un mandataire.

Ainsi le mandat ne s’élève qu’avec son objet, et encore faut-il que ce soit le plus grand des objets, pas moins que la chose publique. Rien ne prouve qu’il s’acquitte à son honneur d’une gestion locale : le passé ne nous dit rien qui vaille à cet égard. Nous avons aujourd’hui les mémoires de tel intendant qui s’employa sous Colbert à la liquidation des dettes des communautés, et l’on y voit d’étranges précautions pour mener à bien cette grande affaire, qui ne dura pas moins de vingt ans. Il fallut interdire aux échevins, capitouls, consuls ou jurats de toucher au prix des immeubles que les communes vendraient pour se libérer, étant d’expérience que si ces deniers passaient par les mains municipales, ils n’en sortiraient pas. Une autre inadvertance familière à ces échevins était de s’approprier ce que l’état remboursait aux communes pour logemens militaires. Après cela, c’est à peine si l’on peut parler de leurs voyages d’agrément dans la capitale, aux frais de leur commune, sous prétexte de solliciter ses affaires[4].

Quand telles sont parmi nous les traditions du pouvoir municipal, il ne faut pas s’étonner qu’on l’ait reconstitué en toute occasion, même en 89, même en 1830, même en 1848, sur la base d’une précaution et d’une méfiance incurable. Estimez et admirez, si bon vous semble, les hommes, les femmes, les départemens, les clochers. La confiance est un sentiment doux au cœur ; mais il n’en faut pas moins agir comme si l’on se méfiait : cette règle est sans exception. La loi surtout n’est que méfiance, et la loi politique plus qu’aucune autre, présumant toujours l’abus, la violation de ce dépôt mis entre les mains des gouvernans sous le nom de fortune et de puissance publique, plaçant partout le contrôle au-dessus de la fonction publique, la garantie à côté du droit privé. Pourquoi donc le législateur, en ce qui touche les gouvernemens communaux, dérogerait-il à ces principes ? C’est une question que l’on s’est adressée maintes fois à certaines époques qui remettaient tout en question : la réponse n’a jamais varié.

Il n’y a pas de révolutions, pas de progrès de l’ordre ou de la liberté, qui n’aient laissé les communes depuis quatre-vingts ans dans la dépendance où nous les voyons, et cela toute réflexion faite, soit qu’il s’agît d’organiser ou de réorganiser les communes (ce dont il y a eu quatre occasions depuis 89), soit qu’il s’agît de quelque attribution nouvelle à leur conférer en fait de chemins, d’école, de cadastre, de garde nationale, etc. Aujourd’hui il n’en est plus de même : il n’y a qu’une voix, du moins parmi les voix que j’écoute, pour instituer en France la liberté locale comme garantie ou comme apprentissage de la liberté publique. Cette aspiration est opportune et généreuse ; mais c’est demander aux communes l’enseignement d’une chose dont elles ne savent pas le premier mot, d’une chose qu’elles ne sauraient qu’au prix de la France dispersée et défaite.

Voici en effet le dilemme qu’il ne faut pas perdre de vue.

Ou les communes auront le droit de s’imposer, d’emprunter, de plaider, d’aliéner comme bon leur semble, affranchies de toute dépense obligatoire, maîtresses de leurs travaux, de leur police, de leurs octrois, — auquel cas leur gestion sera, j’en conviens, une image du gouvernement, une dilatation des. esprits et des virilités, — mais avec l’inconvénient de créer en France trente-six-mille petites républiques pétries d’omissions et d’injustices envers les minorités, envers le progrès, envers la raison et la force nationale.

Ou bien les communes auront les droits tempérés dont nous avons esquissé le détail avec un juste ménagement de ces grands intérêts, mais sans exercice des volontés et des discernemens, sans apprentissage et sans fécondité politique.

Il faut opter entre ces deux alternatives. Y a-t-il une troisième combinaison où se rencontre une indépendance des communes capable de les tremper politiquement, sans endommager les grandes fins de toute politique ? Je ne l’aperçois pas, et je demande qu’on me la signale.


IV

En résumé, on accuse la révolution d’avoir dépouillé la société de ses institutions et de ses magistratures, d’avoir concentré tous les droits et tous les pouvoirs entre les mains de l’état, avec cette conclusion implicite que l’ancienne société était sous quelques rapports supérieure à la moderne. Notre réponse, c’est que la révolution a créé plus de droits qu’elle n’en a détruit, c’est qu’elle a créé tout le droit possible et concevable en constituant sur la ruine des castes l’individu et la nation. Oui sans doute, on a parlé, on a promis en 89 plus qu’on n’a agi, plus qu’on n’a tenu, et tout l’effort des temps qui ont suivi n’a pu monter à la hauteur de cet évangile. Cependant, si certaines choses ont été simplement déclarées, promises, ou du moins n’ont pas encore tous les organes d’une vie imperturbable, d’autres ont été possédées aussitôt qu’énoncées ; les castes sont bien mortes ; conquis est le droit commun, ce qui est précieux, car cela ne veut pas dire simplement l’unité de la loi, mais l’équité de la loi en fait d’impôts, de peines, de garanties judiciaires, de successions, de libre concurrence, de libre admission aux emplois publics. Prenez bien garde que ceci est déjà une force de plus dans le monde moderne, une force à conséquences politiques. Ce qui se crée par là de richesse et d’indépendance, de lumière et de volonté, est un titre et pour ainsi dire une candidature impérieuse de la nation à se gouverner elle-même. Quand une pyramide a de telles bases, elle peut bien être le tombeau des dynasties, mais non leur chose, leur propriété. On a difficilement raison d’hommes reconnus qui veulent être des citoyens ; on empêcherait plutôt des esclaves d’arriver à la qualité d’hommes.

Mais pourquoi donc cette insuffisance, cette défaillance des faits comparés au droit tel qu’il a été reconnu et arboré ? La raison en est simple, c’est que ce droit était immense, un type suprême et transcendant : liberté, égalité, fraternité ! Concevez donc quelque chose par-delà ces dogmes ! Ce qui borne l’imagination doit rencontrer de furieux obstacles dans la pratique. C’est pourquoi, nantis de l’égalité, nous sommes en échec, en travail devant la liberté. Quant au troisième article de ce programme sans pareil, c’est le socialisme, pour l’appeler par son nom, dont les sectes parlent beaucoup et dont les gouvernemens, sans en rien dire, sans le savoir peut-être, font œuvre incessante… Tout cela est ténébreux, hésitant, mal étreint, parce qu’encore une fois tout cela est immense. Jamais peuple n’embrassa de tels espoirs et ne les détermina en même temps d’un trait si vigoureux. Rien, ne peut se comparer à un tel programme, si ce n’est peut-être ce plan d’études que Goethe a tracé de la main d’un étudiant allemand, Dieu, l’homme, la nature, et qu’il admire avec Méphistophélès pour sa précision et son étendue !

Ainsi soyons justes envers nous-mêmes : ce n’est pas notre effort qui est en défaut, c’est notre but, notre aspiration qui est peut-être en excès. On ne peut pas dire qu’il y ait de temps perdu, quand le christianisme lui-même a proclamé, il y a dix-huit cents ans, la fraternité humaine avec les fruits que vous voyez. C’est déjà une insigne grandeur dans une société de s’attaquer à pareille œuvre. Certaines questions, encore qu’elles demeurent pendantes et irrésolues, témoignent plus en faveur d’un peuple que certaines solutions. Tout dépend des sujets.

Tout comme il est glorieux pour l’esprit humain de philosopher, sans conclusion possible, sur l’origine et la fin des êtres, de même c’est l’honneur d’une nation de marcher vers l’idéal du droit, qui est une des faces voilées de l’infini. La certitude, la sécurité, n’appartiennent qu’aux questions et aux biens secondaires. Si c’est là ce qui vous touche, il faut mettre un traité de procédure ou d’arithmétique au-dessus des Méditations de Descartes, au-dessus des Elévations sur les Mystères de Bossuet, ou bien encore il faut préférer le jury, qui est une partie secondaire et acquise de la souveraineté nationale, à cette souveraineté tout entière exprimée par le droit de la nation et de ses représentons.

D’une grande visée, d’une grande poursuite, il reste toujours quelque chose, un aperçu, un premier pas, et surtout un engagement pris par les consciences, pris à la face du monde, d’aller tôt ou tard jusqu’au bout. On peut préférer cette aventure, avec ses délais et ses chances, à telle possession moindre, mais actuelle. Comme c’est là, bien sûr, le sentiment français, et que le sort en est jeté, il serait bien inutile de s’appesantir sur cette apologie. En attendant, quelques biens nous sont acquis. Dans notre appétit de l’idéal, nous avons mis la main sur certaines réalités précieuses et touché à certaines autres dont la trace est restée dans nos âmes et dans nos mœurs.

Certes on ne peut pas dire que les ambitions de 89 aient passé tout entières dans nos lois, et ces lois imparfaites ne sont pas elles-mêmes à l’abri de toute éclipse. Cependant l’homme a été retrouvé, restauré dans ses droits, tandis qu’il ne valait auparavant que par la caste et dans la caste. En même temps, si le droit politique n’a pas pris racine parmi nous d’une manière aussi profonde que cette collection de droits individuels appelés le droit commun, s’il n’a pas fourni une carrière aussi sûre et aussi continue, cependant il n’a pas été la lettre morte des constitutions. Il a vécu, d’une manière convulsive, il est vrai, mais enfin il a vécu depuis 89 jusqu’au 18 brumaire. Il en reparut de grandes lueurs sous la restauration : à ce moment, le citoyen et la nation reprirent leur droit, s’élevèrent à vue d’œil, et l’on ne voit pas que la tutelle administrative ait été cette fatalité, cette malédiction inexorable alléguée par M. Royer-Collard. Sous ce régime furent élues et la chambre qui fit les lois de 1819, où la presse relevait du jury, et celle qui renversa le ministère Villèle, et celle qui prévalut contre une dynastie. Rien ne montre à cette époque dans les communes et dans leurs choix politiques un tel désir de plaire au tuteur qui octroie les garnisons, les lycées, les routes, les ponts. Ce que pensait, ce que voulait le pays, il trouva moyen de le dire et de le faire, on le sait de reste, et le régime des communes n’y fut pas un obstacle. Il faut croire que cette sujétion n’est pas si lourde à porter ou si facile à exploiter qu’on la représente.

Ce qui vous inquiète pour le droit national, c’est la dépendance où vous voyez les communes, et d’une manière plus générale c’est la centralisation, où l’état vous apparaît avec une étendue et une plénitude de pouvoirs à tout pénétrer, à tout écraser… Votre souci est mal placé : j’incline à croire que le mal n’est pas où vous le voyez, tandis qu’il pourrait bien être où vous ne le voyez pas : deux choses qu’on voudrait expliquer clairement.

Et d’abord qu’est-ce donc que la centralisation pour en concevoir un tel ombrage ? C’est le gouvernement accommodé selon ce goût français d’unité qui paraît en toutes choses, religion, philosophie, théâtre, etc. Est-ce un goût dépravé, parce qu’il crée la tutelle administrative ? Non, puisqu’il crée en même temps l’unité du droit national, l’imité des droits privés, l’unité de l’opinion publique, et cela est on ne peut plus significatif. Cela veut dire règne de la nation, unique souveraine, — déploiement des individus par l’exercice des droits reconnus à chacun, — armement de l’opinion, exaltée et concentrée dans une capitale.

Qu’importent après cela l’unité du pouvoir, qui est simplement le pouvoir exécutif, et la force qu’il tire de cette conformation ? Rien n’est compromis par là, si ce pouvoir rencontre au-dessus de lui et à côté de lui, pour le maîtriser dès son origine et pour le surveiller à chaque pas, cette même circonstance, cette même puissance d’unité. Vous me montrez avec ennui cette tutelle des localités qu’exerce le pouvoir central en vertu de son unité constitutive : il vous semble qu’au jour de l’élection politique elles en seront toutes subjuguées ; mais ne voyez-vous pas cette puissance parallèle de l’opinion dans une capitale, le poids des impulsions qui en descendent parmi les électeurs assemblés, le rayonnement des propagandes qui partent de si haut ? Vous déplorez la chute de ces grands corps, de ces grandes existences qui bornaient la royauté d’autrefois… Et moi, je vous montre sur ces ruines, au lieu de quelques privilégiés, le Français et la France restaurés chacun dans sa souveraineté respective, et s’appuyant pour vivre ainsi (aux accidens près) sur la force qui les a créés.

Non, le mal français n’est pas l’unité du pouvoir ; cette unité croissante n’est pas moins que la civilisation même et le plus grand trait de la raison politique qui se développe parmi les sociétés adultes. Aucune nation, à aucun âge, n’est dépourvue des instincts d’ordre, de liberté, de sécurité : dès ses premiers pas, elle en crée ce qu’elle peut et comme elle peut, soit dans la personne du père, soit dans l’enceinte des castes et des localités ; mais elle rejette ensuite, c’est par là qu’elle est grande, elle rejette ou réforme ces ébauches, ces campemens, dont je n’excepte pas la famille, qu’il a fallu refaire, encore bien moins les communes, où avorte la nation, où l’individu lui-même, gouverné de trop près, n’a pas tout son développement. Ainsi s’élève une société, faisant ses lois avec des, idées, dès qu’elle a des idées, détruisant au nom du droit et de la nation qu’elle a conçus dans toute leur ampleur les brins de pouvoir et de garanties dont elle s’était contentée jusque-là. Telle est au surplus la voie naturelle du progrès. Par une destinée toute pareille, les patois et les dialectes locaux font place à une langue nationale. Et ceci est plus qu’un exemple : on voit là toute la puissance de fusion qui appartient aux similitudes morales parmi les hommes. Quand il existe quelque part des rapports d’esprit et de goût capables de créer l’unité de langage, on peut bien attendre du même fond l’unité de lois et de pouvoir politique. Or comment traiterez-vous ici de dépravation ce que vous tenez là pour un progrès évident ? Maintenant, si l’unité politique, au lieu d’être œuvre de raison, est œuvre d’instinct tout comme l’unité de langage, elle n’en est que plus grande ; si elle se fait en nous et sans nous, c’est qu’elle n’est pas humaine.

Ainsi l’unité du pouvoir, dont vous vous plaignez, n’est pas le mal dont nous souffrons ; ce mal est ailleurs. Il consiste dans l’intensité du pouvoir, — et cette intensité a tort non à l’égard des localités, mais à l’égard des individus, — et à l’égard de ceux-ci, non dans leurs relations civiles, mais dans leurs relations avec la puissance publique. Ici notre tradition est mauvaise, ou plutôt la race elle-même est en faute, et nous apercevons dans toute sa laideur le revers de l’esprit français. Jusqu’à présent, nous n’avions vu que les côtés lumineux de la race, — ce qu’elle a de philosophique, par où elle comprend la justice comme la base des rapports humains et la loi comme l’organe de la justice, professant ainsi l’empire de la règle et de l’ordre plutôt que le développement des individus, — ce qu’elle a de sociable, par où elle multiplie ces rapports qui sont la matière du juste et l’occasion des lois. Mais voici comment se déprave un esprit ainsi doué : dans son besoin de justice et de sanctions réglementaires, il prend l’alarme, il s’abaisse quelquefois à considérer le pouvoir exécutif comme l’unique gardien de l’ordre, et on le voit alors, cédant tous ses droits, prodiguer au pouvoir les lois d’exception, l’état de siège, les dictatures, la suspension de tous droits individuels. Comme si le pouvoir exécutif, avec l’arbitraire dont on le revêt, n’était pas aussi capable de troubler quelque jour la société que l’émeute, avec son bruit et ses licences ! Comme si un pays libre n’avait pas dans ses lois ordinaires une arme suffisante contre le désordre des rues, un pays surtout qui a passé par le premier empire et qui en a gardé les codes, où respire la plus haute, la plus abondante police !

Un peuple ainsi gardé pourrait s’en tenir là ; mais que penser de la force et de l’habileté des gouvernans alors qu’ils crient misère dans ce luxe oriental ? Le premier venu, disait M. de Cavour, gouvernerait avec l’état de siège. Robert Peel aima mieux émanciper l’Irlande catholique que de la retenir par ce moyen sous la loi des anciennes incapacités. Je demande la permission de rappeler et même d’étaler cet épisode d’histoire contemporaine, avec les mœurs étranges qu’on y verra. C’est à n’y pas croire ; mais aussi bien c’est d’un peuple libre, libre et ordonné tout à la fois, et qui ne l’est peut-être que par là. Voici le fait :

Vers 1828, les catholiques faisaient rage en Irlande avec leur association obéie comme un gouvernement, et surtout avec le nombre, l’armement et la terreur des meetings dont ils couvraient le pays. Les réprimer était le droit du gouvernement : à cet égard, les légistes de la couronne, dûment consultés, faisaient une réponse unanime et affirmative. Seulement la répression n’aurait pas lieu sans coup férir ; il y aurait bataille et mort d’hommes ! . « Or, ajoutaient ces estimables légistes, les individus ayant souffert quelque dommage, ou leurs amis en cas de mort, auront le droit, qu’on ne peut leur contester, d’attaquer le gouvernement devant une cour de justice pour savoir si le rassemblement était, oui ou non, dans le cas particulier, une réunion illégale. Et comme la question pourrait être soumise à des jurys d’Irlande, ainsi que cela est arrivé en Angleterre dans l’affaire de Manchester et d’autres cas analogues, nous croyons bien faire en appelant l’attention du gouvernement sur ce point spécial, et sur la marche qu’un procès surgissant dans un cas semblable pourrait suivre en Irlande[5]. » L’avis parut bon et le gouvernement britannique émancipa l’Irlande, un gouvernement, notez bien ceci, qui était un cabinet anglican et tory, c’est-à-dire fait contre l’Irlande. Cela est grand. Voyez un peu tout ce que bravaient ces hommes d’état : l’église, la couronne, leur caste, leurs électeurs… Quel fonds de mépris ! Quel don et quel droit de gouverner !

Elle n’est pas claire de tout point cette consultation que l’on citait tout à l’heure : il est vrai qu’elle n’était pas faite pour nous ; mais enfin vous y voyez nettement ce fait capital, ce prodige dont le continent n’a pas la moindre idée : un gouvernement qui répond de ses actes et qui en répond devant des juges, — même quand il s’agit d’actes qui intéressent la paix publique, — même devant les juges ordinaires, devant le jury, devant le pays enfin exerçant la souveraineté des jugemens !

Il est bien entendu aujourd’hui d’un bout à l’autre de l’Europe que les gouvernemens sont responsables, et cette responsabilité a lieu en effet. Seulement, quand elle n’est pas organisée par les lois avec détermination expresse des personnes et des cas où elle s’applique, elle est nulle ou violente, et voici ce qui arrive : les gouvernemens demeurent longtemps impunis, quinze ou vingt ans, malgré maint écart ; puis ils sont punis un beau jour et une bonne fois, on les brise comme verre, on les culbute, on les proscrit : c’est le cas des révolutions, qu’il ne faut pas détailler avec trop de complaisance, vu leur injustice, qui est de mettre à mal tout le monde, les innocens comme les coupables, et parce que le plaisir qu’on y prend est sujet à de fortes expiations. Un pays civilisé pourrait adopter d’autres façons.

Les Anglais nous donnent à ce propos un grand exemple, mais qui n’est peut-être pas pour plaire à tout le monde, ni même pour être compris de tout le monde. Aussi veux-je l’analyser et le proposer dans tous ses détails à notre étonnement, à notre scandale. Oui, sachons-le bien, il y a un pays où les chefs militaires ayant fait acte de répression peuvent être traduits en justice comme homicides, — où ils appellent en garantie à côté d’eux le gouvernement dont ils ont reçu les ordres, — où celui-ci vient expliquer au juge qu’il a entendu exécuter les lois, — où le juge peut décider que la loi n’a pas été exécutée, mais violée, qu’un crime a été commis sous couleur, de répression légale, un crime dont le gouvernement ou ses agens doivent porter la peine. Il ne faut pas vous voiler la face : une société peut vivre avec ces mœurs, et même prospérer de la manière la plus enviable. Vous savez bien que le pays où se passent ces choses énormes n’en est pas moins très ordonné, très policé, très réputé pour tous les articles de civilisation ? mais ce qu’on y voit le plus, c’est le sentiment de la légalité, c’est l’ordre existant par lui-même en quelque sorte et debout dans les consciences. Je ne puis me défendre de soupçonner dans ces mœurs l’action du gouvernement et de ses exemples. Qui sait ? Le droit ainsi observé au faîte de l’état est peut-être ce qui donne le ton à cette société où l’on ne voit ni révolutions, ni assassinats politiques, et ceci est à considérer pour tout le monde. — Tel gouvernement, tel peuple !

Les peuples et les gouvernemens ont sans doute une action réciproque par où ils se déterminent les uns les autres, et ne peuvent différer sensiblement ; mais la plus grande somme d’action est avec les gouvernemens, parce qu’ils ont pour eux la force et le prestige, f autorité de toute sorte. Or cette influence officielle est la corruption même, et la plus profonde qui puisse pénétrer un peuple, quand les gouvernemens, ces organes du droit, qui manient au nom du droit la troupe, les juges, l’échafaud, abusent de tout cela pour leur bien propre, érigé en salut public et en loi suprême. Un peuple mis à ce régime aura peut-être encore la vertu de se révolter ; c’est tout ce qu’on peut en attendre : il n’aura pas celle de modérer sa révolte. Et la faute en est aux gouvernemens : ils ont les aventures qu’ils méritent et des rebelles à leur image. C’est pourquoi telles révolutions ont eu lieu de nos jours, aussi différentes de l’an de terreur 93 que le gouvernement de juillet et même que le gouvernement de la restauration différaient de l’ancien régime.

Le droit fait le droit, tout comme il y a les entraînemens de l’abîme ; mais cette leçon vient surtout des gouvernemens, instituteurs des peuples, qui doivent enseigner la justice en la pratiquant aussi bien qu’en l’imposant. Parmi nous, ils sont les premiers coupables, avec leurs exemples et leurs déclamations, du travers national qui est de demander l’ordre à tout prix et d’abdiquer les droits du pays atout propos, à la moindre alarme, entre les mains du pouvoir exécutif. Ceci, je le répète, est la dépravation que comporte l’esprit français. Maintenant croyez-vous que l’on y remédierait en dispersant le pouvoir, en brisant son unité, c’est-à-dire en abolissant la centralisation ? Est-ce que le même préjugé ne ferait pas le même abus de chaque fragment de souveraineté ? La centralisation du pouvoir n’a rien de commun avec ses excès, et la dissémination du pouvoir dans les localités ne serait nullement une garantie de sa modération. En France, le pouvoir n’a pas besoin d’être central pour se permettre ou pour qu’on lui permette une infinité d’usurpations. La preuve en est dans tous ces arrêtés de police municipale, dans tous ces règlemens d’octroi municipal qui essaient si volontiers la tyrannie et l’exaction. Le gouvernement et les tribunaux ont fort à faire pour réprimer ces entreprises malfaisantes, pour les annuler ou les traiter comme nulles. Parmi des gens où telle est la notion et la tendance du pouvoir, vous le couperiez en mille morceaux qu’il reparaîtrait sur tous les points avec les mêmes instincts, rencontrant chez les gouvernés le même concours d’obéissance. C’est de ce côté que nos mœurs et nos lois sont à déraciner, à transfigurer.

Onze gouvernemens, tout compte fait, se sont succédé en France depuis soixante-quinze ans, chacun apportant sa pierre à cet échafaudage qui encombre nos libertés, chacun créant sa mesure de défense et de vengeance, née d’un accident ou d’un besoin particulier, aucun n’abolissant l’œuvre mauvaise de ses devanciers, à telles enseignes que je me demande si la loi des suspects a été expressément abrogée, ou bien encore certaine loi sur les prisons d’état qui date de 1809. — Peu importe, direz-vous ; nous n’en sommes plus là.— Soit, c’était une hyperbole ; mais nous avons encore dans toute leur vigueur et cette loi de l’an VIII qui fait le fonctionnaire inviolable ou du moins irresponsable, et la loi sur la détention des armes de guerre, et la loi dite de sûreté publique, et tant d’autres lois qui se dressent devant nous dès qu’il s’agit de se réunir, de discuter, de colporter, de correspondre, d’imprimer, d’enseigner et même de prier… Nous regorgeons, nous crevons de règlemens dès qu’il s’agit de choses qui touchent ou seulement qui effleurent les intérêts du pouvoir.

Voilà les scandales, les énormités ! Je sais bien que les gouvernemens revendiquent plus de droits qu’ils n’en exercent ; ainsi les lois de septembre ont été à peine appliquées. Quoiqu’il en soit, c’est trop qu’ils aient entre les mains un fonds de dictature légale, et qu’en un jour de colère ils puissent aller prendre dans une loi oubliée de quoi sévir à tort et à travers.

Si la France pouvait être ridicule, elle le serait par là, mais seulement par là. Qu’importe ensuite que le pouvoir central, quand vient à lui quelque affaire de commune pour un besoin d’emprunt ou d’impôt, y regarde autre chose que l’emprunt ou l’impôt, qu’ayant près de lui pour ses propres travaux des corps savans, il consulte ces corps sur la route ou la construction projetée par la commune ? Le mal n’est pas grand, ou du moins il n’est pas peut-être sans compensation. Qu’importe encore que l’état intervienne pour réglementer les rapports infinis et nouveaux qui s’élèvent chaque jour entre les citoyens, à propos d’industrie surtout, entre maîtres et ouvriers, entre gérans et associés, entre public et transporteurs ? Ici l’état ne fait autre chose que son office élémentaire d’arbitre et de justicier ; mais il empoisonne tout quand il détourne à son profit, quand il emploie et pervertit à se couvrir d’inviolabilité, lui et ses agens, les pouvoirs qu’il tient de la société pour elle-même et pour des œuvres de providence publique.

Parmi les anciens partis, il n’en est aucun qui n’ait été gouvernement à son tour, et l’on peut regretter que nul n’ait usé de son passage aux affaires pour réformer ces excès de pouvoir, ces lois malfaisantes qui infestent notre passé. L’occasion perdue reviendra-t-elle à ces personnages ? les trouvera-t-elle plus prévoyans, plus soucieux de la liberté quand ils n’en auront plus besoin ? Je le crois de tout mon cœur. À tout hasard, j’ose leur suggérer que, le cas échéant, leur premier devoir sera de mettre en pièces le Bulletin des Lois, d’en exterminer au moins certaines pages, et non pas de faire une loi nouvelle sur les communes.

L’étrange idée que de rêver communes sur un sujet tel que le gouvernement de la France par elle-même ! Je me demande si l’on a bien pesé tout ce qu’il y a sous ce peu de mots. Voici le problème dans la complication et pour ainsi dire dans la contradiction de ses termes : il ne s’agit pas de moins que d’impulsions et de disciplines pour trente-six millions d’hommes, inégaux, divers et même furieusement hostiles les uns aux autres. Ce n’est pas tout. Cette impulsion et cette discipline, il s’agit de les puiser dans ces hommes eux-mêmes et non plus, comme autrefois, dans quelque pouvoir extérieur à la société : race conquérante, dynastie, église. Fut-il jamais pareille énigme ? C’est pourtant là que nous attend la civilisation ! À ces replis où s’enveloppe la chose, ajoutez certaines épines toutes françaises : — un pays où nobles et prêtres, ces guides naturels des peuples, sont frappés de défaveur ; — une nation monarchique, dit-on, mais où telles dynasties contestent le droit national, tandis qu’elles sont contestées elles-mêmes par la nation ; — un, peuple couronné de droits qui lui laissent toute sa misère ; — à chaque pas, des intérêts délicats et sensitifs, tout matériels qu’ils sont, dont la vile utopie est le pouvoir absolu… Une nation voisine n’a pas pris moins de deux cents ans pour résoudre ce problème, en mettant de côté pour cela roi et peuple (faites-moi la grâce de remarquer ces deux éliminations, je n’en rabats rien), en y employant ses hautes classes constamment recrutées et fortifiées, instruites par une expérience patrimoniale, des classes d’état en quelque sorte, nées et élevées pour gouverner comme pour vivre. Espérons que cette manière d’être libre n’est pas la seule, puisqu’elle n’est pas à notre usage ; mais ne croyons pas non plus ouvrir une école de gouvernement, une gymnastique de liberté, en faisant décider sur place les questions de chemins et d’écoles : rien ne peut tenir lieu d’un cheval pour apprendre l’équitation.


DUPONT-WHITE.

  1. Voyez les mémoires de l’intendant Foucault.
  2. Voyez le Traité des Sections de Communes, deuxième édition, par M. Aucoc, maître des requêtes.
  3. Voyez la Revue d’Edimbourg d’octobre 1854, à l’article intitulé Railway morals and railway policy.
  4. Voyez les mémoires de l’intendant Foucault, avec introduction de M. Baudry.
  5. Voyez les mémoires de sir Robert Peel, tome Ier, page 240, dans l’excellente traduction qui porte le nom d’un publiciste éminent de la Belgique, M. Émile de Laveleye.