L’Administration locale en France et en Angleterre/04

L’Administration locale en France et en Angleterre
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 43 (p. 568-594).
◄  III
V  ►
L’ADMINISTRATION LOCALE
EN
FRANCE ET EN ANGLETERRE

IV.
CENTRALISATION ET LIBERTÉ.

Les communes ne sont pas ce que l’on pense pour produire ou pour défendre la liberté politique. On ne voit pas ce qu’un despote aurait à craindre des communes, les laissant maîtresses de leur pavage, de leur éclairage, de leur police, de leur voirie, etc., ni ce que son despotisme perdrait à cette tolérance. Encore moins les communes ont-elles dans leurs pauvres passions, dans leur pouvoir absolu et borné tout à la fois, ce qu’il faudrait pour créer des hommes d’état ou même simplement des citoyens. On s’est expliqué de reste là-dessus[1], et l’on n’aurait garde d’y revenir.

Nous n’en avons pas fini cependant avec ce sujet : il faut prévoir à cette heure une objection infiniment spécieuse que nous allons exposer dans toute son apparence. On va nous demander si des communes émancipées n’auraient pas au moins l’insigne mérite de borner la centralisation, c’est-à-dire d’annuler en cet état la tutelle centrale dont elles sont l’objet et tout ce que le pouvoir central obtient par là dans le pays d’insinuation ou de domination. À ce compte, le pays aurait une difficulté de moins à faire ses choix et ses volontés politiques. Si les communes sont impuissantes à servir directement la liberté, leur émancipation la servirait au moins d’une manière indirecte en mettant un terme à cette prépondérance électorale du pouvoir exécutif qui naît de leur assujettissement.

Borner la centralisation, ce n’est pas peu de chose au moins, car on ne voit pas (c’est toujours l’objection qui parle) de pays qui soit tout à la fois libre et centralisé, c’est-à-dire où le droit du pays sur le gouvernement se concilie avec le droit du gouvernement sur les affaires locales du pays. On ne voit nulle part une nation se gouvernant elle-même qui dépende de l’état pour ses gestions communales. Cette dépendance doit aboutir à l’annulation politique du pays, car l’état, maître des affaires et pour ainsi dire de la vie locale, peut mettre un prix à ses décisions de tuteur, ardemment sollicitées chaque jour et sur chaque point, celui de la complaisance locale au jour de l’élection, de la préférence accordée à ses candidats. — Désistez-vous de la politique, et cous serez comblées d’ailleurs, voilà ce que l’état ne dit pas précisément aux localités, mais ce qu’elles entendent bien. — Or les localités, c’est le pays. On peut supposer à toute rigueur qu’elles sacrifieront leurs intérêts particuliers à leurs sentimens politiques; mais cette supposition extrême est uniquement pour ne rien omettre du sujet. Le moyen de croire vraiment au sacrifice de ces intérêts qui veulent être servis avant tout, qui composent le tissu, l’enlacement de la vie intime et quotidienne?

Par le mal que peut faire la dépendance des communes, on devine tout le bien qui naîtrait de leur émancipation. Cela est fort à considérer en soi, mais parmi nous principalement. En effet, si le droit de la France sur elle-même ne commence pas, ne s’enracine pas dans les localités, comment fera-t-il pour s’établir? Toute existence collective de l’ordre judiciaire, nobiliaire ou industriel a péri parmi nous : désormais chacun de nous est seul en face de l’état et de tous ses pouvoirs, de toutes ses influences; bref, nous n’avons pas d’aristocratie pour nous faire libres, comme cela se voit ailleurs. Si nous ne créons pas de communes pour remplir ce vide ou tout au moins pour refréner le pouvoir exécutif, d’où nous viendra la liberté? Montrez-nous donc, s’il vous est donné de les apercevoir, ces voies de liberté particulières à la France, compatibles avec la centralisation et avec le nivellement, et qui n’ont besoin nulle part d’un fonds d’indépendance, ni parmi les localités ni parmi les castes!

Le lecteur s’aperçoit que cette objection, avec ses insistances et ses gradations ascendantes, peut nous mener loin. On essaiera de la suivre partout où elle porte ; mais dès à présent il faut aborder et affronter ce point capital, sur lequel tout repose : est-il vrai qu’un pays centralisé ne puisse être libre?

I.

Il ne peut être libre, nous dit-on, parce que la centralisation ne gouverne un pays qu’en le diminuant et en l’énervant. Elle a pour procédé de supplanter en toutes choses les localités, les associations et jusqu’aux individus : il lui plaît de suspecter et d’entraver tout effort spontané, toute libre initiative, avec cet effet, qui se produira tôt ou tard, d’éliminer comme superflues les facultés mêmes d’où procèdent l’effort et l’initiative. Elle réduit à rien les nations, parce qu’elle ne peut embrasser leur vie tout entière et suppléer à ce qu’elle supprime, parce qu’elle excelle à empêcher et non à faire, parce qu’elle est un obstacle à la reproduction des forces... Comment voulez-vous qu’à ce régime un pays acquière la virilité politique, qu’il ait la puissance ou même seulement la volonté de s’appartenir, de se régir lui-même?

Tel est le jugement porté en bon lieu sur la centralisation, en meilleurs termes probablement qu’on ne vient de faire : on regrette de ne pas les donner textuellement, mais on est sûr de n’en avoir affaibli ni le sens ni la rigueur. C’est le dire unanime, le concert de quelques grands esprits, MM. Royer-Collard, de Tocqueville, de Barante, Odilon Barrot, ce dernier dans un écrit lumineux et substantiel qui a paru tout récemment. Or je suppose ici un lecteur plein de respect pour les hautes autorités d’esprit, très sensible au prestige des noms, mais curieux de la vérité surtout et fort enclin à pénétrer le fond des choses.

S’il a des yeux, simplement les yeux de la tête, il entrera tout d’abord en méfiance de ce jugement. Il lui suffira pour cela d’un regard, d’un souvenir jeté sur la France et sur son histoire. Voilà, se dira-t-il, un des pays les plus centralisés, lequel toutefois est civilisé au premier chef. Je vois bien la centralisation ; mais où donc est le fléau’?

Si elle était la chose désastreuse et abjecte qu’on nous dépeint, sa malfaisance ne serait pas seulement d’exclure la liberté, mais toutes choses d’art, d’esprit, de science, tout progrès économique et intellectuel, ou mieux encore, toute vie nationale. Quand on éteint l’esprit chez un peuple, ce dont elle est formellement accusée, il n’est rien qu’on n’éteigne du coup. Ce ressort brisé, qu’est-ce qui prospérerait, ou même qu’est-ce qui survivrait? Sous une institution qui paralyse les forces d’un peuple, tout doit s’énerver et périr. Telle est la logique de cette malédiction : mais tel n’est pas précisément le fait de la France. Puisque ce pays éclate en œuvres littéraires et matérielles, c’est que l’esprit y est toujours debout. Pourquoi cet esprit, qui réussit à tout, échouerait-il à la liberté? Pourquoi n’y mettrait-il pas son goût et son honneur? Si nous excellons, centralisés que nous sommes, à tous les arts de l’esprit et à toutes les prospérités économiques, il faut bien croire que la centralisation ne jette pas un voile et une chaîne sur l’esprit, sur les forces d’une nation. Elle n’a pas nui à nos facultés industrielles et intellectuelles : pourquoi nuirait-elle à nos propriétés, à nos destinées politiques et libérales?

Un régime sous lequel un pays doit décliner et s’abîmer, c’est ainsi qu’on nous représente la centralisation. Un pays centralisé, mais vivant et progressif, telle nous apparaît la France. Qu’est-ce qui a tort ici? Est-ce le fait que nous venons de décrire ou l’objection, la théorie que nous venons d’exposer? Le fait saute aux yeux; mais de son côté la théorie est irréfutable dans les données où elle procède. Seulement il n’est pas clair qu’elle ait compris ou dénombré, comme dit l’école, toutes les données du sujet. Si la centralisation était simplement l’unité du pouvoir exécutif, la prépondérance, l’ingérence de ce pouvoir ainsi fait en toutes choses de la vie locale ou même individuelle, il est certain qu’un pays en mourrait; mais elle est bien autre chose : elle a des harmonies, des couronnemens dont ses adversaires n’ont pas tenu compte. J’en veux venir à ceci, qu’elle crée une capitale.

En effet, du même fond que tous les pouvoirs se réunissent sur un point, il plaît à toutes les existences, à tous les intérêts, à tous les travaux, à toutes les idées, d’y converger et de s’y accumuler; de là le règne d’une capitale. Sans doute vous y trouvez tous les services publics et toutes les affaires publiques dans une seule main, mais aussi bien toute la concentration et toute la discipline des partis; bref, l’unité de l’opinion publique, parallèle à l’unité du gouvernement. Vous pouvez bien croire que si un peuple a quelque forte inclination, il y abondera de toutes parts. Or l’inclination française est pour l’unité, et tout s’ajuste à cette mesure, non-seulement l’état, mais la société, — non-seulement les pouvoirs publics et les arrangemens de territoire et de souveraineté, mais les conceptions d’art, de religion, de philosophie, — non-seulement les ouvrages d’esprit, mais l’exercice du droit et de l’action politique parmi les citoyens. Arrêtons-nous sur ce dernier point, où nous tenons notre sujet. Ici l’instinct d’unité aura cet effet de condenser quelque part tout le contrôle des affaires publiques, tout le travail des ambitions, toute l’élaboration et la propagande des doctrines : par où l’on voit que si la centralisation est une force pour le gouvernement, elle n’en est pas moins une pour le pays; elle arme tout à la fois le principe d’autorité et le principe de liberté. C’est au surplus son procédé général. Sans doute elle crée des sacerdoces, des académies et des universités qui semblent faits pour établir une discipline littéraire et même une règle des croyances. Sans doute elle attire une cour près du monarque, d’où l’on pourrait attendre quelque empire de la mode et du goût. Sans doute, ainsi que nous l’avons dit, elle laisse le gouvernement se rassembler sur un point, en un faisceau de fonctions et d’influences; mais en même temps elle oppose sur tous les points, à toutes les puissances officielles et constituées, une puissance rivale qui est le groupement des esprits et l’armement de l’opinion dans une capitale. Pourquoi donc n’y aurait-il que l’officiel pour pratiquer la concentration et l’unité, quand c’est l’allure qui plaît partout? Ici le privé se montre, sous forme de capitale, une autorité qui n’est pas publique, qui n’a pas titre d’office pour gouverner les idées, le goût, la mode, le sens politique, mais qui gouverne tout cela, impérieuse et obéie comme on ne l’est pas. Vous avez là une puissance qui est celle non-seulement du nombre, mais de l’âme qui s’y développe et qui s’en exhale : mens agitat molem ; ce que j’explique, chez le plus sociable des peuples, par la fascination qui attire au centre les forces vives du pays, par la fermentation qui naît de ce contact, par la flamme qui s’échappe de ce foyer. De là un légitime empire, celui d’une supériorité.

Ainsi une capitale trois fois douée, attractive, éducatrice, rayonnante, fait partie de la centralisation. A tous ces titres, une capitale exemplaire, c’est Paris, et la marque triomphante où l’on reconnaît, ici comme nulle part, tout ce que vaut l’esprit centralisé, c’est que le peuple de Paris ne fut jamais cette vile populace qui cria de nos jours : Viva il rey netto! ou qui criait en Judée : Crucifiez-le ! Une idée n’y est jamais trop grande pour être populaire : de si haut qu’elle émane, elle n’est incomprise et disproportionnée nulle part, ce qui honore un peuple et justifie ses aspirations démocratiques.

Cela entendu, tout s’explique dans un pays centralisé, tout ce qui semblait au premier abord lui être impossible et défendu : liberté, grandeur, prospérité. Cette capitale est un organe par où le pays se développe en dehors et peut-être en dépit du gouvernement, un foyer d’où la chaleur et la vie se répandent partout, — la vie intellectuelle, quand les idées écloses dans la capitale s’en échappent sur l’aile des journaux et des livres, — la vie économique sous forme de capitaux gagnés au centre et cherchant en province la consolidation financière, — la vie politique, quand les partis, agglomérés au centre en comités-directeurs, vont répandre et proposer leurs candidats aux provinces.

Voilà donc le commerce qui s’établit entre les provinces et le centre, les unes affluant vers l’autre, qui façonne, élabore et restitue avec usure les forces dont il est le rendez-vous. Les idées et la vie politique naissent sur un point d’où elles s’élancent et pénètrent tout. Que ce point central fasse son office d’aimant, de fusion, de propagande, et tout est dit : le progrès est assuré, dont l’origine ou la façon est chose indifférente. Cela suffit à la fortune d’un peuple, et ce procédé en vaut bien un autre.

Mieux vaudrait, direz-vous, que les forces et la vie fussent également réparties sur tous les points du territoire et trouvassent où elles sont nées leur développement, leur éducation. Ce vœu part d’un bon naturel, mais avec quelque impiété. Accusez donc la Providence, qui a mis partout l’inégalité! Au surplus, nous venons de le voir, il en est d’une capitale comme d’un individu, ne pouvant ni l’un ni l’autre garder pour eux seuls le bénéfice de leur supériorité, ne pouvant guère en faire montre sans en faire part : cela, pour le dire en passant, n’excuse pas mal la Providence, et rachète l’inégalité de ses dispensations.

Est-il bien sûr d’ailleurs qu’il y ait avantage pour un pays à posséder partout la même somme de qualités et d’aptitudes? La difficulté dans cette hypothèse ou plutôt pour ce pays serait d’être une nation, c’est-à-dire l’unité imposée au nombre, à l’espace, avec les conséquences de grandeur politique et morale qui s’ensuivent. D’où pourrait naître dans une équivalence universelle la subordination qui fait l’ensemble? Qui consentirait, dans ces données, à figurer comme simple détail, comme simple élément? On peut se demander pourquoi tel fragment de territoire et de population, ne le cédant en rien à tel autre, ne retiendrait pas la souveraineté par devers lui : tout comme l’inégalité est le lien des familles, elle est celui des sociétés politiques. Précieuse est la variété qui fait des forts et des faibles, qui met le besoin de protection, la nécessité d’obéir, à côté des aptitudes impératives, car cette variété est celle qui fait l’unité : de simples différences n’y suffiraient pas; — l’unité, ai-je dit, c’est-à-dire le ciment des grandes nations, où naît l’idée du droit, où s’élabore et éclate le progrès, à moins qu’elles ne soient orientales et théocratiques, adorant leurs abus comme des mystères. Tout ce qui asservit les hommes finit par s’effacer dans une grande société où se réunissent sous le même pouvoir des climats, des races, des conditions variés. Cette fusion, cette équité s’accomplit d’abord dans les idées et dans les combinaisons de Charlemagne, je suppose, ou même de quelque Louis moins compté, d’où elle passe dans certains actes officiels, pour gagner peu à peu l’opinion et prévaloir enfin comme droit commun.

On a vu des pays et des races où toutes choses semblaient se balancer chez tous; mais qu’est-il sorti de là politiquement? En Allemagne, la lèpre des cours et des chambellanies, comme dit M. Bignon; en Italie, l’infirmité des petites républiques; finalement l’invasion à main armée ou l’annexion par voie diplomatique. La maison d’Autriche s’est établie aux deux bouts de la péninsule italienne, et l’on sait que le traité de Lunéville réduisit à trente-trois toutes les petites indépendances germaniques.

Ce qu’on voit parmi nous pourrait donc bien avoir ses racines au plus profond de l’humanité et des conseils supérieurs qui la gouvernent. En tout cas, et sans remonter si haut, la centralisation n’est pas à déplorer, car, ainsi que nous l’avons montré, elle est un accroissement extra-légal des forces libres et individuelles non moins que des forces officielles, par où elle ne profite pas moins à l’essor des personnes et des choses privées qu’au déploiement de l’état.

Reste l’expérience à consulter. « Elle a parlé, nous dit-on, et partout elle nous montre la liberté des peuples appuyée non-seulement sur une déclaration des droits humains, mais sur quelque puissance naturelle ou traditionnelle en dehors de la puissance publique, notamment sur celle qui réside dans les localités. »

On s’expliquera ici en peu de mots sur l’exemple de l’Angleterre. Il n’y a pas là un pouvoir purement local, une force enracinée dans le territoire, inhérente au sol, topographique en quelque sorte. Cette notion est inadmissible. Le pays offre bien çà et là quelques fortes communes, mais à titre d’exception seulement. En Angleterre et dans le pays de Galles, ce qui gouverne quinze millions d’habitans sur dix-sept, pas moins que toute la population rurale, c’est l’aristocratie, c’est la caste des grands propriétaires sous le nom de juges de paix, avec des pouvoirs souverains de taxation, de justice, de police, de milice. Or ce gouvernement n’est pas local, d’abord parce que c’est celui d’une caste politique, ensuite parce que cette caste ne tient pas des localités, mais de la couronne, les attributions qu’on vient d’énumérer. Ainsi les pouvoirs locaux ne font pas la liberté britannique, soit parce qu’ils n’existent pas en ce pays avec une valeur et un ensemble capables de la produire, soit parce que cette liberté à toutes ses dates est un produit et une gestion aristocratique.

Mais enfin, direz-vous, il y a en Angleterre, par voie locale ou autrement, une sève et une puissance d’action individuelle qui éclatent sur tous les points... Cela ne se rencontre pas au même degré parmi nous, et cela n’est pas indifférent, quoi que vous en disiez. On pourrait même croire, en usant de votre critérium, c’est-à-dire en mesurant un pays à sa capitale, on pourrait croire dis-je, que là réside le secret de toute grandeur, de toute supériorité ; car, avec ces dons et ces mœurs, les Anglais ont une capitale supérieure à la nôtre sous le rapport de la superficie, de l’agglomération, du commerce. — Je réponds que pour une cause ou pour une autre la Grande-Bretagne a sur nous un avantage marqué de population et de richesse, que cette prééminence relative et limitée n’est pas douteuse, et qu’il n’est pas bien surprenant qu’elle paraisse dans les dimensions de sa capitale. Quant à savoir d’où vient cette supériorité, nous avons touché ce point ailleurs en parlant des races.

Il faut bien parler des États-Unis, puisque vous y pensez ; mais en vérité vous me faites trop beau jeu. Quel exemple, quelle conclusion pouvons-nous tirer d’un pays où la terre est à 5 francs l’arpent environ, sans armée permanente, sans castes ni souvenir de castes, qui offre le spectacle d’une propriété foncière et d’une instruction primaire non moins universelle que le droit politique ? Cette société a d’ailleurs pour ancêtre et pour base l’émigration D’une classe moyenne qui était une secte religieuse, et cela ne représente pas moins qu’un peuple sans populace. Dans cet autre monde, dans cette étrange planète, les communes sont libres, j’en conviens ; mais il n’y a pas autre chose que des communes aux États-Unis, pas de nation notamment. Puis-je reconnaître une nation parmi des gens et des territoires qui stipulent un dissolvant tel que des lois civiles, criminelles et fiscales, variables selon les provinces ? Sans doute ils parlent la même langue, mais pour dire ici que le noir est une chose, là que le noir est un homme. Ils professent tous le christianisme, mais avec quelle largeur d’interprétation ! Est-ce une patrie où l’on entretient impunément de telles contradictions de mœurs ? J’aimerais mieux la tour de Babel avec quelques signes de droit commun, ou simplement la Suisse avec ses trois langues qui parlent toutes justice et humanité.

Si nous étions livrés à cette liberté locale, nous ne serions plus reconnaissables, nous tomberions en fragmens et en dissonances dont le monde s’étonnerait. Au lieu de la France, vous verriez sur tel point les substitutions et le droit d’aînesse, sur tel autre l’égalité des successions, ici des instituteurs communistes, là des instituteurs jésuites, l’impôt progressif d’un côté, proportionnel de l’autre, des routes commencées dans une région, lesquelles s’interrompraient dans la région voisine, çà et là l’intolérance catholique ou l’intolérance calviniste. Tous pensez peut-être que la France pourrait changer certains traits ou acquérir tel appendice, et avec cela rester la France ! Non vraiment ! Nous serions les États-Unis ? Tout comme dans la fable de Florian le cheval mécontent de son lot et exaucé dans ses vœux imprudens devient… le dromadaire. Ce n’est pas en cet état qu’il eût obtenu de Buffon la complaisante et pompeuse description que vous savez.

Nous n’avons pas tout dit : le système communal des États-Unis, qui leur coûte la nationalité, n’est pas ce qui leur rapporte la liberté, telle qu’ils l’entendent, c’est-à-dire la souveraineté populaire. Chacun sait comment ce peuple est souverain et par quel phénomène moral les masses font elles-mêmes la loi, une loi sans abus et sans spoliation. À vrai dire, cela n’est pas moral, mais physique; cela tient à une largesse de la nature, à l’abondance de cette richesse qu’on appelle la terre : d’où il suit que ce peuple tout propriétaire n’a nulle raison d’abuser des lois pour le devenir, et que, nanti du plus grand objet de la convoitise humaine, il échappe aux tentations les plus dépravantes d’un souverain indigent. C’est cela, surtout cela, qui fonde la démocratie américaine : le reste est de peu, comparé à cette maîtresse cause.

J’entends bien dire qu’une société peut se confier aux institutions les plus hardies quand elle a un fonds de croyance religieuse et d’éducation politique, comme celui qui supporte la société américaine; mais cette explication ne vaut qu’à l’égard de certains états parmi les États-Unis. Le point de départ puritain et libéral, comme dit M. de Tocqueville, y attribuant presque tout dans ce pays de son observation, est celui de quelques provinces seulement. Il faudrait en croire ici comme partout cet éminent esprit, s’il n’y avait aux États-Unis que la Nouvelle-Angleterre, colonisée et peuplés d’émigrans, Écossais la plupart, qui étaient presque des missionnaires, des martyrs, à coup sûr des patriotes ; mais vous apercevez là bien d’autres régions où affluent chaque jour Allemands et Irlandais avec un sens politique et religieux très différent, très inférieur surtout, sans parler des populations à base française ou espagnole qui préexistaient en ce pays, comme celles de la Floride et de la Louisiane. Comment se fait-il que la démocratie ait pris pied, ait fait fortune également parmi toutes ces diversités? Le ciment qui les a liées de la sorte ne peut être l’influence puritaine, limitée qu’elle est à un seul point, ni même aucune influence morale, puisqu’il s’agit de races et d’éducations profondément distinctes. Quand tout à cet égard est dissemblance et antipathie, il ne reste que les influences physiques, économiques, pour expliquer le règne universel de la démocratie. Or rien n’apparaît dans ce goût que la propriété universelle, la gratuité du sol pour ainsi dire.

On n’insistera pas autrement sur ce point. Un publiciste qu’il suffit de nommer, Macaulay, a démasqué de main de maître ce principe de la liberté américaine. Il l’a fait en démontrant, en prédisant la fin de ce régime, qui sera celle de la terre disponible, aliénable à bas prix entre les mains de l’état, public land. La chose qui, en s’épuisant, tuera ce régime est apparemment celle qui le fait vivre. Il écrivait à un citoyen des États-Unis ces paroles rudes et prophétiques : « Votre destinée est écrite, quoique conjurée pour le moment par des causes toutes physiques. Tant que vous aurez une immense étendue de terre fertile et inoccupée, vos travailleurs seront infiniment plus à l’aise que ceux du vieux monde... Mais le temps viendra où la nouvelle Angleterre sera aussi drûment peuplée que la vieille Angleterre. Chez vous, le salaire baissera et prendra les mêmes fluctuations, la même précarité que chez nous... Alors se lèvera pour vos institutions le grand jour de l’épreuve... La détresse rend partout le travailleur mécontent et mutin... Chez nous, dans les mauvaises années, il y a beaucoup de murmures et même quelque émeute ; mais chez nous peu importe, car la classe souffrante n’est pas la classe gouvernante... J’ai vu trois ou quatre fois l’Angleterre traverser de ces épreuves, et les États-Unis auront à en affronter de toutes pareilles dans le courant du siècle prochain, peut-être même dans le siècle où nous vivons... Comment vous en tirerez-vous? Il est clair comme le jour que votre gouvernement ne sera jamais capable de contenir une majorité souffrante et irritée, car chez vous la majorité est le gouvernement, et les riches, qui sont en minorité, sont absolument à sa merci. » Et Macaulay conclut eu prédisant aux États-Unis ou l’ordre sous un despote, ou le ravage démocratique de la société.

D’après cela, je croirais volontiers à quelque illusion chez ces grands esprits qui expliquent la hardiesse des institutions américaines par la force et la sécurité d’un principe moral, d’une discipline spontanée, par le point de départ comme dit M. de Tocqueville avec une rare insistance. Sans exclure le moins du monde cette influence, peut-être faut-il ici considérer par-dessus tout le point d’arrivée, la condition qui attendait les colons dans l’exil, l’hospitalité de la nature sur une terre immense et fertile, qui, les isolant, les nourrissant, les nivelant, prédestinait ces hommes à une souveraineté universelle et inoffensive.

Qu’un esprit anglais, qu’un compatriote d’Adam Smith et de Bentham ait fortement vu le dessous économique de ce grand fait, cela n’est pas bien surprenant. Parmi les penseurs français, il est tout aussi naturel que ce principe n’ait pas été compté à toute sa valeur. Pour lui faire sa part, il faut le reconnaître et l’admettre. Or il est certain que le côté économique des choses, c’est-à-dire que le poids de notre condition dans nos destinées, échappe volontiers à l’esprit français. Ce n’est pas un des nôtres, c’est Machiavel qui attribue les éruptions barbares à l’infécondité de la terre barbare. Dans la philosophie de l’histoire, cet aspect des choses, sous le nom de socialisme, n’est guère parmi nous qu’une étude et une science de sectaire, et je dois dire que les sectes n’ont rien négligé pour en faire un objet de franche déplaisance. Quant à nos hommes d’état, quant à nos historiens philosophes, la considération des causes économiques et du bien populaire n’est pas précisément le point de vue qui les attire, ni le soin qui les obsède.

La base économique, qu’on la néglige ou non, n’en est pas moins une base politique aux États-Unis : c’est elle qui porte la souveraineté populaire. Les influences morales nées de la race et de l’histoire tiennent à coup sûr une place considérable en ce pays : elles font vivre ce que les circonstances physiques ont fait naître ; mais, à quelque point de vue que l’on s’attache, le régime des communes américaines, chose secondaire et dérivée, ne peut compter parmi les sources directes du régime politique. Sans doute la liberté locale se rencontre, soit aux États-Unis, soit en Angleterre; mais parce que cette liberté appartient à deux pays qui se gouvernent eux-mêmes, vous n’en pouvez conclure qu’elle soit le principe du self government. Vous pourriez aussi bien dire que la liberté politique procède dans ces deux pays de la navigation ou de la monnaie de papier, qui sont florissantes dans l’un comme dans l’autre.

Quand, apercevant quelque part la liberté locale, vous attribuez à ce principe la liberté politique, l’analogie des mots vous trompe sur la filiation des choses, lesquelles sont liées par un rapport de coexistence et non de génération. Il n’est pas dit que toutes les libertés se préparent et s’enchaînent les unes les autres. Une nation peut être libre politiquement sans l’être en fait de religion ou de commerce. Qui le sait mieux que l’Angleterre, intolérante, exclusive comme elle le fut si longtemps à l’égard des dieux et des produits étrangers? D’un autre côté, un pays pourrait rendre la main aux communes, abolir les prohibitions de douanes, tolérer les protestans et les juifs, etc., sans jouir précisément pour cela de la liberté politique : c’est un état de choses qu’il nous est aisé de concevoir. Toute liberté qui n’est pas politique peut être un trait de mœurs particulier ou la concession d’un pouvoir intelligent, sans tirer autrement à conséquence.


II.

Ainsi d’une part la liberté politique qu’on voit en Angleterre et aux États-Unis ne tient pas à la liberté des communes; d’un autre côté, nous avons déjà démontré que, sous le régime complexe et puissant de la centralisation, la dépendance des communes n’implique pas la sujétion d’un pays. Mais nous devons prévoir ici une vive insistance de l’objection qui nous occupe, ou plutôt une face nouvelle et supérieure du sujet.

Le fait est que la centralisation n’est pas seulement la tutelle administrative des localités; c’est l’immixtion universelle de l’état, détruisant partout les êtres collectifs, corps, associations, compagnies, ordres, etc., substituant des services publics aux castes et à l’œuvre dont elles s’acquittaient, supplantant même ou dirigeant les forces privées. Qu’une capitale où se concentre l’opinion fasse contre-poids par là aux moyens d’influence concentrée entre les mains de l’état comme tuteur des localités, cela se conçoit à toute rigueur; mais, si la centralisation apporte elle-même ce remède à ce mal, par où guérira-t-elle ce mal autrement grave dont on l’accuse, qui consiste dans l’oppression, tout au moins dans l’absorption du pays? Ici des communes, et des communes libres, ont une raison d’être, comme obstacle à ces enlacemens, à cette invasion, comme réserve d’une force indépendante.

Je réponds tout d’abord, pour ne pas laisser un instant le lecteur sous l’accablement de ce doute, que, si la centralisation a détruit les êtres collectifs d’autrefois, elle a créé du même coup le citoyen et la nation, et substitué la force du droit commun à celle du privilège. Toutefois, avant d’exposer cette solution avec les développemens dont elle a besoin, il faut rendre le même service à l’objection. Pour cela, je ne puis mieux faire que de la prendre où elle éclate avec le plus de force et d’apparence, et je transcris un discours fameux de Royer-Collard, justement admiré, qui touche au sublime çà et là, où néanmoins la grandeur n’use pas toujours de son droit le plus précieux, celui d’être simple.

« Le temps fait les choses humaines et il les détruit; le progrès des âges avait élevé le vieil édifice de la société, la révolution l’a renversé. À cette grande catastrophe se rattache notre condition présente. C’est parce que les institutions se sont écroulées que vous avez la centralité, c’est parce que les magistratures ont péri que vous n’avez que des fonctionnaires. Le pouvoir central a fait la conquête du droit; il s’est enrichi de toutes les dépouilles de la société. Le gouvernement représentatif a été placé en face de cette autorité monstrueuse, et c’est à elle que la garde de nos droits politiques a été confiée. Le ministère vote par l’universalité des emplois et des salaires que l’état distribue. Il vote par l’universalité des affaires et des intérêts que la centralité lui soumet; il vote par tous les établissemens religieux, civils, militaires, scientifiques, que les localités ont à perdre ou qu’elles sollicitent, car les besoins publics satisfaits sont des faveurs de l’administration, et, pour les obtenir, les peuples, nouveaux courtisans, doivent plaire. En un mot, le ministère vote de tout le poids du gouvernement qu’il fait peser sur chaque département, chaque commune, chaque profession, chaque particulier. Et quel est ce gouvernement? C’est le gouvernement impérial, qui n’a pas perdu un seul de ses cent mille bras, qui a puisé au contraire une nouvelle vigueur dans la lutte qu’il lui a fallu soutenir contre quelques formes de liberté, et qui retrouve toujours au besoin les sentimens de son berceau, la force et la ruse. Le mal est grand, messieurs; il est si grand que notre raison bornée sait à peine le comprendre. Le gouvernement représentatif n’a pas été seulement subverti par le gouvernement impérial, il a été perverti; il agit contre sa nature. Au lieu de nous élever, il nous abaisse; au lieu d’exciter l’énergie commune, il relègue tristement chacun de nous au fond de sa faiblesse individuelle; au lieu de soulever le sentiment de l’honneur, qui est notre esprit public et la dignité de notre nation, il l’étouffe, il le proscrit; il nous punit de ne pas savoir renoncer à notre estime et à celle des autres. Vos pères, messieurs, n’ont pas connu cette profonde humiliation; ils n’ont pas vu la corruption dans le droit public donnée en spectacle à la jeunesse étonnée, comme la leçon de l’âge mûr. Voilà où nous sommes descendus. Le mal, je l’ai dit, vient du pouvoir monstrueux et déréglé qui s’est élevé sur la ruine de toutes les institutions. Une société sans institutions ne peut être que la propriété de son gouvernement; en vain on lui écrira quelque part des droits, elle ne saura pas les exercer et ne pourra pas les conserver. Aussi longtemps que la société sera dépourvue d’institutions gardiennes de ses droits et capables de rendre un long gémissement quand elle est frappée, le gouvernement représentatif n’est qu’une ombre! »

Quelle éloquence!... où l’on sent bien toutefois un discours d’opposition, ce que je préfère infiniment, pour ma part, à un discours ministériel. Mais rien ne vaut la vérité. Or ce tableau est chargé, certains traits en sont excessifs, celui-ci par exemple : que, la résolution aidant, le pouvoir central a fait la conquête du droit, qu’il s’est enrichi de toutes les dépouilles de la société. Rien, dans ce que nous sommes depuis 89, ne ressemble à cet aperçu. Non vraiment, la révolution n’a pas fait une chose si simple et si violente que de prendre tout aux castes pour donner tout à l’état : il y a dans ses œuvres autrement de complication et d’équité.

De ce qu’elle prenait aux castes, la révolution a fait et composé plus d’une part, — l’une pour l’état, avec leurs pouvoirs convertis en services publics, — l’autre pour l’individu, avec leurs privilèges abolis, ce qui veut dire avènement du droit commun et de l’égalité, accès de tous à toutes choses. Ainsi il y a eu partage de ce que perdaient les castes, et l’on ne peut pas dire que leur dépouille a passé tout entière à l’état : un partage, remarquez-le bien, où les castes elles-mêmes ont un lot très reconnaissable, car ce serait préjugé de croire que la révolution les a dépossédées de tout point. Elle a respecté, elle a conservé, ainsi que nous le verrons, un débris notable d’indépendance chez le prêtre et chez le magistrat. Il semble qu’elle ait entendu cette parole de son tribun, murmurée dans les conseils qu’il faisait passer à la cour : Je ne voudrais pas avoir travaillé seulement à une grande destruction[2]. Il faut donc reconnaître une opération assez complexe en tout cela, plus sinueuse et plus variée qu’on ne l’imagine; mais il faut y distinguer surtout la plus grande chose qui se fit alors, l’œuvre capitale et monumentale de cette époque, c’est-à-dire la restauration, la découverte pour ainsi dire des droits humains, l’émancipation des blancs. Jusque-là, les castes étaient partout, avec un droit exclusif sur le sol, sur les fonctions publiques, sur le travail et même sur la prière. La révolution a détruit tout ce privilège, mettant ces choses au régime du droit commun, au concours de tous les efforts, à la portée de tous les mérites. Que vous en semble? Est-ce là dépouiller une société, ou bien l’enrichir et l’édifier plus haute sur de plus larges bases? Ajoutons avec la modestie convenable que la chose publique est au nombre des choses offertes aux poursuites, aux prises de l’individu, et que la révolution entendait le composer de pouvoir comme de liberté, de garanties comme de droits : son idéal du moins montait jusque-là.

Mais il faut voir cela de près et entrer dans le détail des choses.

Vers 88, nous trouvons debout, en fait d’êtres collectifs, — sous le nom d’ordres, castes ou compagnies, — les puissances que voici: église, noblesse, parlemens, universités, jurandes et maîtrises, communes, pays d’états. Or, la révolution arrivant, quel a été le sort de ces puissances? Qu’en est-il resté? Qu’en a-t-il péri? Ce qui en est resté, dans quel état et dans quelles mains le trouvons-nous? Quelles libertés individuelles ou quels services publics sont issus de ce qui en a péri?

L’église n’est plus un ordre votant l’impôt qu’elle accordait à l’état. L’indépendance qu’elle tenait de ses propriétés, elle l’a échangée contre un traitement payé par l’état; mais toute indépendance ne l’a pas quittée : elle demeure souveraine en ce qui touche la croyance, le culte, la discipline; aujourd’hui comme autrefois, elle ne relève à cet égard que d’elle-même.

La magistrature n’est plus propriétaire du droit de juger : elle a perdu son pouvoir législatif, son droit de remontrance politique et d’enregistrement en matière fiscale; toutefois elle a conservé quelque chose de son ancien état, l’inamovibilité du juge.

On pourrait dire que l’université n’a plus son privilège d’enseignement, mais qu’elle a conservé le droit d’enseigner concurremment avec les particuliers.

Restent certains êtres collectifs, noblesse, corporations industrielles, communes, pays d’états, qui ont perdu complètement leur ancien mode d’existence ou même l’existence. De la noblesse, il ne reste que les titres. Pour les localités, un régime uniforme a remplacé le droit qui naissait de certains titres particuliers. Les jurandes et maîtrises ont péri ni plus ni moins.

Cependant les castes avaient charge de la justice, de l’enseignement, du service religieux, du commandement militaire, et cela ne pouvait périr avec elles pour l’abus. qu’elles en avaient fait. Sans doute il y avait dans les anciennes forces tel exercice purement tyrannique : c’était l’exclusion du tiers-état en ce qui touchait certaines fonctions publiques; c’était l’exemption d’impôt réservée à la noblesse; c’était l’oppression des dissidens religieux; c’était l’obstacle au travail, obstacle qui naissait des corporations industrielles. Toute cette tyrannie a disparu et représente autant de liberté acquise aux individus. Mais en même temps il y avait dans le pouvoir des castes telle œuvre utile et nécessaire qui a survécu, tantôt attribuée à l’état et constituant un service public accessible à tous, tantôt laissée aux castes elles-mêmes avec une organisation nouvelle, comme ces droits du prêtre et du magistrat dont il était question tout à l’heure.

Tel est le compte exact de ce qui s’est passé, et nous savons désormais s’il est juste de dire que le pouvoir a fait la conquête du droit. Ce qu’il a conquis, c’est le privilège, et il ne l’a conquis que pour l’abolir dans ses tyrannies, pour le suppléer dans ses œuvres nécessaires. Comment le pouvoir se serait-il enrichi par là des dépouilles de la société? Il l’a comblée au contraire de biens qu’elle ignorait; il a redressé l’homme d’un bout à l’autre de son existence, du haut en bas de ses facultés; il a mis l’indépendance partout où pesaient l’entrave et l’exclusion, — dans la famille, qui n’a plus de cadets, plus de pères comme celui de Mirabeau, plus de nonnes sans vocation, — dans l’atelier, que chacun peut fonder, — dans les consciences, qui ne sont plus violentées, — dans le sol, qui n’est plus substitué, — dans l’état, que chacun peut servir, — devant le juge, qui applique à tous la même loi, selon les mêmes formes.

Dans cet écroulement, qui est quelquefois un simple déplacement de pouvoirs, l’autorité centrale apparaît sans doute avec quelque chose de plus. Comme elle salarie le clergé, comme elle institue les juges et peut leur dispenser l’avancement, auquel ils ne sont pas insensibles, comme tous les agens financiers sont à elle, et non plus, ainsi qu’autrefois, aux traitans, aux fermiers-généraux, elle acquiert évidemment, par là des moyens d’action, un surcroît d’importance; mais ce qui ressort et s’élève par-dessus tout avec un relief incroyable, c’est l’individu fortifié, reconnu, sacré en quelque sorte. Sans même regarder à la liberté politique, une question encore pendante, voyez donc ce que la révolution a fait de l’individu par le droit intellectuel, religieux, juridique, fiscal, industriel, qu’elle a créé en sa faveur, comme aussi par le droit aux places, qu’il ne faut pas oublier dans un pays où les places font une telle figure ! N’est-ce rien que cette abolition de tout ce qui le bornait et le comprimait, corps et âme, sous le nom de monopoles, de religion d’état, de douanes intérieures, de noblesse excluante?

Tandis que l’individu est relevé à cette hauteur, rien ni personne n’est oublié, n’est dégradé pour cela. Un singulier drame où il n’y a pas de victimes! une partie étrange où l’on cherche en vain des perdans! car encore une fois la tradition, en ce qu’elle avait de nécessaire, a persisté, car le personnel des castes n’est pas frappé d’exclusion par la loi nouvelle. A défaut de ses privilèges perdus, il a sa part dans le droit commun et rencontre là autrement de sûreté que le plus grand seigneur n’en avait dans son titre, que le connétable de Bourbon lui-même n’en trouva dans ses fleurs de lis. Le droit, telle est la grande nouveauté de nos temps; le droit pour tous, créé en faveur de qui n’en avait pas, conservé à qui l’avait déjà, sauf en cette extrémité, en cette difformité qui faisait privilège.

Quand l’état sous l’ancien régime prenait quelque chose aux castes, il le prenait pour lui-même, pour lui seul, sans équivalent ni compensation, soit pour le public, soit pour le patient; mais la révolution en a usé tout autrement avec les castes, et rien ne ressemble dans ses œuvres, soit à Louis XIV s’emparant de la régale, soit à l’abolition des jésuites par Choiseul, soit à l’abolition ou plutôt à la spoliation du parlement par le chancelier Maupeou : de pures violences dont la royauté était seule à profiter. Ce n’est pas ainsi que l’on procède depuis 89. Tout ce qui perd un privilège acquiert le droit commun, obtenant en retour de ses distinctions évanouies plus de force et de sécurité, subissant le niveau, il est vrai, mais un niveau plus élevé que la hauteur même dont quelques-uns jouissaient jadis.

Ces lois nouvelles, cet état de société supérieur, peuvent être éludés ou pervertis à l’occasion, comme toute chose humaine. Ce qu’ils impliquent, ce qu’ils promettent, il ne leur sera pas toujours donné de le tenir et de le dégager : la défaillance aura son tour, et l’arbitraire ses retours; mais qu’était-ce donc que cette armure des anciens corps pour couvrir l’individu? Rappelez-vous seulement le général comte de Lally, le procureur-général La Chalotais et toutes les victimes ecclésiastiques de la bulle Unigenitus. Rien ne protégeant personne, tel est le dernier aspect de l’ancien régime.

Vous me direz que sous le régime nouveau l’individu va se trouver seul en face de la puissance publique, avec des droits sans doute, mais qu’il est incapable de défendre, et que dans cet isolement son droit est chose précaire, sans garanties, sans défense. Je réponds d’abord que des individus, chacun avec son droit et un droit profitable, sont une force, que les hommes se tiennent par les idées et par les intérêts qu’ils ont en commun, qu’en pareil cas le concert et l’ensemble défensif naissent du fond des choses ; mais il y a mieux ; et les droits individuels n’ont pas seulement cette garantie implicite et morale : ils ont une garantie politique. Nous n’avons pas tout dit dans cet exposé de ce que la révolution a fait pour l’individu. Il nous reste à considérer comment elle l’a érigé en citoyen, comment elle a constitué la nation, soit pour la sûreté des droits privés, soit pour le contrôle des intérêts généraux.

Oui sans doute, elle a fait main basse sur toute existence collective, sur toute indépendance privilégiée ; mais elle a créé au plus haut et au plus bas de la société deux puissances qui s’appuient et se constituent l’une sur l’autre, d’une part l’individu avec certains droits inviolables, d’autre part la nation, représentée et souveraine. Tout le droit connu ou possible, elle l’a résumé dans ces deux droits, dans ces deux puissances. Vous avez bien autre chose que les parlemens ou le clergé pour tempérer le pouvoir central : vous avez la nation elle-même, où chaque homme est citoyen, où pour la sûreté de ses droits chaque citoyen a l’électorat, le jury, la presse.

Soit! dira-t-on, le droit individuel a pour garantie le droit national; mais celui-ci, quelle en sera la garantie? — La question devient délicate à vue d’œil. Je reconnais que dans toute société libre, mais ordonnée, l’état dispose absolument de la force armée : je ne perds pas de vue que le pouvoir exécutif dans un pays où il a été longtemps le pouvoir unique a de mauvaises traditions, d’odieuses réminiscences, et peut céder à des convoitises de l’autre monde. C’est une fatalité française que tout ce qui a régné parmi nous, anciennement ou récemment, trouve dans son passé quelque souvenir de dictature, mêlé, il faut le reconnaître, de grandeur et de services notoires : par où les simples sont induits à prendre le mérite du despote, qui fut quelquefois prodigieux, pour le mérite organique du despotisme.

Cependant tel est le droit de la France sur elle-même, que le jour où la question est posée en termes précis entre la liberté et le despotisme, celui-ci, avec toutes ses traditions et ses armées, périt misérablement. C’est ce qui parut bien en 1830. Mais, laissant de côté les faits contemporains, nous considérerons, soit en théorie pure, soit dans une histoire plus distante et plus reposée, la question qui nous occupe. Quand les événemens semblent se contredire sous nos yeux, il est bien permis de remonter plus haut et d’interroger la raison ou la tradition : on démêlera peut-être par là dans les choses du temps le normal et l’accidentel, ce qui devait arriver et ce qui est arrivé par hasard, par exception du moins.


III.

Pour revenir à cette question, qui veut être prise de haut et de loin, nous serions tenté de la poser ainsi : — que faut-il souhaiter à une société? Des droits çà et là parmi des corps, des localités; droits organisés et armés en pouvoirs publics? — ou bien le droit partout, droit égal pour chacun, avec un organe et une garantie telle que la nation elle-même, souveraine et représentée ? En d’autres termes, est-il bon que les attributs de la souveraineté, — justice, enseignement, milice, religion, — soient partagés entre différens corps comme autant de propriétés? N’est-il pas meilleur de reconnaître une chose publique, la société comme unique souveraine de cette chose, l’état comme unique gérant de cette souveraineté ? L’idéal politique n’est-il pas qu’il y ait une seule machine de gouvernement comme un seul principe de souveraineté?

Cela revient à savoir lequel vaut mieux du privilège ou du droit commun, celui-ci institué et gardé par la nation, celui-là existant par lui-même et se défendant comme un pouvoir qu’il est. L’un et l’autre ont l’insigne mérite de faire échec au pouvoir absolu, ce qui importe à l’honneur des peuples et à leur avancement régulier; mais lequel y réussit mieux? C’est à cette épreuve qu’il faut juger les deux régimes. Peu importe la supériorité intrinsèque et absolue de l’un sur l’autre. Celle du droit commun est manifeste; seulement il faut considérer ici, outre la valeur du droit, sa vitalité, son inviolabilité, car après tout mieux vaudrait encore un droit inférieur supérieurement assuré que de grandes apparences, de grandes professions de droit, sans garantie virile et inexpugnable.

Examinons. Quand le droit est répandu parmi des castes, il a les plus belles apparences de vie et d’avenir. Comme il est en possession de pourvoir à des besoins qui intéressent la vie des peuples, il semble aussi nécessaire, aussi permanent que l’état social et que la nature humaine. Remarquez en effet que les castes exercent une partie de la souveraineté : c’est en cela qu’elles consistent. Leur privilège est de rendre à la société des soins qui ne sont pas moins que la matière des services publics, des départemens ministériels, comme nous disons aujourd’hui. À ce compte, une caste menacée par le peuple ou par le monarque peut faire une vigoureuse défense, qui est de suspendre son œuvre, c’est-à-dire l’exécution du service public qu’elle accomplit à titre privé. Qu’on se figure la justice, l’enseignement, la charité, le service religieux ou militaire interrompus en tous lieux... Il ne peut arriver pis à une société : ce chômage vaut une invasion, une révolution, une excommunication, un fléau quelconque. On peut croire que, par ce trouble, par ce retrait de vie dont elles ont la main pleine, les castes auront raison de l’entreprise royale ou populaire. Elles semblent par là défier et interpeller la société tout entière : pâtissez, croulez, lui disent-elles, ou luttez pour nous.

Quant aux localités qui sentent leur droit menacé, le cas est encore plus simple. Comme elles ont des murailles, des milices, comme elles sont place forte et se gardant elles-mêmes, la façon de leur résistance est tout indiquée : elles n’ont qu’à fermer leurs portes et armer leurs murailles.

C’est en cet état que le droit nous apparaît dans l’ancienne France jusqu’à Louis XIV, avec quelques débris jusqu’en 89.

Au contraire, lorsqu’une société est au régime du droit commun et de la souveraineté nationale, cette forme du droit se défend d’une tout autre façon qui semble, au premier coup d’œil, des moins rassurantes. Voici pourquoi. Cette société, libre, mais nullement anarchique, a confié toutes les forces publiques au pouvoir exécutif, et cela justement parce qu’elle est souveraine. Comme il n’appartient qu’à elle de légiférer et de gouverner, elle ne va pas disperser l’exécution de ses volontés générales ou particulières parmi des pouvoirs indépendans qui, rétifs ou inertes, obéiraient mal. Elle chargera de cette exécution un agent unique et responsable; mais par cela même elle confiera à cet agent toutes les forces organisées de l’état, qui ne sont pas de trop pour une telle œuvre et pour un tel cas de responsabilité. De là le pouvoir exécutif tel que nous le connaissons.

Maintenant il faut supposer la rébellion de ce mandataire contre la nation, l’attentat du pouvoir exécutif contre son juge et maître. L’hypothèse est forte, mais non chimérique. Où s’appuieront alors ces conseils souverains qui représentent la nation, mais qui n’ont aucune action directe, aucune supériorité hiérarchique sur les forces organisées, lesquelles, en toute société bien faite, sont uniquement sous la main du pouvoir exécutif? Tandis que les castes nous apparaissent armées de toutes pièces en pareil conflit, le droit commun et la nation, organe de ce droit, semblent absolument désarmés. On dirait hardiment, si l’on parvenait à oublier l’histoire, que les castes tiendront avec énergie et succès, tandis que la nation, loin de gagner la bataille, ne pourra pas même la livrer. Telles sont en effet les vraisemblances grossières; mais tout autre est la vérité.

Percez cette enveloppe, évoquez le passé : il vous dira deux grandes choses des plus péremptoires. — La première, c’est que les castes, avec tous leurs services et leur prestige, ont péri sous le poids de la monarchie, qui s’est faite administrative et absolue, les supplantant, les écrasant à merci; — la seconde, c’est que cette monarchie elle-même, victorieuse des castes, a péri sous le poids de la nation, alors que la nation était simplement une puissance morale, avant qu’elle fut une puissance constituée : d’où je conclus que la nation, avec les lois qui l’ont instituée souveraine, aura une force de plus contre l’absolutisme, et même toute la force désirable ou imaginable, celle des mœurs et des institutions acquise au nombre. On voit là clairement que ce qui est arrivé en 1830 devait arriver, et ne peut être traité de pur accident. Quand tel est le passé, je suis autorisé à croire que le despotisme ne pourrait se fonder là où périrent les corps privilégiés. Comment toutes les révoltes d’esprit et de fait qui détruisirent l’arbitraire des castes laisseraient-elles debout l’arbitraire monarchique? Est-ce que la société n’a pas toujours ces trésors de justice et de colère qui abolirent dans les anciennes forces le pouvoir de l’homme sur l’homme? Est-ce qu’elle ne reconnaîtrait pas toujours cet objet d’horreur dans toute monarchie absolue?

Nous venons d’esquisser l’attitude respective des castes et d’une nation en face de l’attentat monarchique : il nous reste à expliquer ceci.

Quelle est donc cette puissance nouvelle par où se défend le droit des peuples, par où les protestans, entre autres, sont plus assurés aujourd’hui de leur culte qu’ils ne l’étaient autrefois avec leurs places de sûreté? C’est l’opinion. Cette force n’est pas nouvelle, mais naturelle comme l’esprit et le sens moral, qui sont apparemment une certaine partie de nous-mêmes. À ce titre, elle est immémoriale, et le passé est plein de ses prouesses. C’est elle qui a fait au genre humain les destinées meilleures dont il a pris possession, qui a relevé l’esclave, l’enfant, la femme, le débiteur, le serf, autant d’êtres ou de manières d’être qui étaient autrefois la faiblesse même. Comme ces opprimés, ces exploités avaient toute force contre eux, brutale ou savante, matérielle ou légale, il faut bien croire que leur point d’appui fut ailleurs, et de l’ordre purement spirituel.

Je sais l’objection et même l’interjection qui m’attend ici. « Chimère que cette puissance de l’idée! Une chimère qui peut-être a pris corps de loin en loin. Tout arrive. Mais si elle était le principe que vous alléguez, d’où viendrait donc ce régime soutenu d’iniquités et de violences qui compose presque toute l’histoire? Vous le savez bien, c’est ainsi que les hommes sont frères : de telle façon que si quelque part un peu de bien apparaît parmi tout ce mal, vous ne pouvez y voir sainement qu’un cas fortuit et extraordinaire, une exception aux lois de la nature physique et humaine. N’y comptez pas, ne vous y fiez pas dans vos jugemens et dans vos espérances, à moins que vous n’ayez une foi de mystique, de surnaturaliste, la foi aux miracles. »

Le fait est que je ne saurais me fier à autre chose, et que j’y compte absolument.

Remarquez-le bien : la puissance dont on parle est celle, non de l’idée, mais de l’opinion, ce qui est fort différent. L’opinion, c’est l’idée répandue, acclamée, l’idée avec un pouvoir d’insinuation ou d’entraînement, qui s’infiltre ou qui s’impose, qui non-seulement fait des martyrs, chose sublime, mais des apostats, des déserteurs, des traîtres, chose précieuse, où gît le progrès, la meilleure chance du genre humain. On ne voit que cela, daignez vous le rappeler, parmi ces empereurs et ces consulaires qui se firent chrétiens, et le monde romain avec eux, — parmi tous ces moines qui firent la réforme, — parmi tous ces nobles qui patronnèrent l’encyclopédie, — parmi tous ces souverains ou ces hommes d’état qui affranchissent les serfs, les noirs, les Irlandais. Qu’est-ce au fond qu’un réformateur? Un apostat qui réussit, auquel cas le monde lui épargne son nom et lui élève des statues.

Cette voie du progrès, voie officielle, n’est pas la seule : le progrès peut être conquis. Dieu me préserve de nier ou de décourager ce principe immortel, quoiqu’un peu absolu, que l’insurrection est le plus saint des devoirs!

L’idée peut devenir opinion, avec des suites victorieuses, dans deux cas, — non-seulement quand elle a gagné les forces officielles, ainsi que nous venons de le voir, — mais aussi quand elle a gagné les masses, où se trouve le nombre, et les classes moyennes, où se trouvent les pouvoirs d’esprit et de richesse. À ce prix, l’idée organise des forces : en cet état, elle peut prévaloir sur les forces officielles, préorganisées. Voyez plutôt la révolution anglaise de 1640, cette révolution, dis-je, et non la nôtre, où le concours des anciens pouvoirs, des classes dépossédées, est trop considérable.

Mais qu’est-ce qui vaut à une idée de faire un tel chemin? La vérité.

Cela, direz-vous, est un peu vague. — Pardon, cela se précise de soi, dès qu’il s’agit des conditions de la société parmi des êtres qui ont un fonds commun d’égoïsme, d’intelligence et de sens moral. La vérité à leur usage, c’est la discipline et la charité dans les lois : l’une pour leur interdire la malfaisance dont ils sont tentés, l’autre pour pratiquer l’assistance fraternelle, qui est leur droit et leur besoin, mais l’une et l’autre à la condition de respecter dans l’homme une force libre. Ce fonds est à ménager par-dessus tout parmi les êtres que nous avons définis, où l’égoïsme même est la marque d’une destinée qui s’appartient, d’une substance existant pour elle-même, d’une monade, et peut-être la marque la plus sûre, car l’intelligence et la conscience pourraient être les attributs d’un simple engin, d’une simple molécule, pourvu de la sorte pour le bien seulement de la masse, de l’œuvre à laquelle il appartient. Sans liberté, il n’y a plus d’hommes. Suspendez-les à quelque bon plaisir de seigneur ou de roi; clouez-les à un mécanisme comme la meule de l’esclave antique; engrenez-les dans un phalanstère, un Paraguay, une république de Platon, et voilà des êtres qui ne peuvent aller à leur fin par les moyens que la Providence a mis en eux, qui ne peuvent ni vivre ni revivre ainsi qu’il semble appartenir à leur nature. Il est douteux en effet qu’ils puissent revivre, et je note ce point en passant. Si l’homme dégénère en chose, qu’est-ce qu’il irait faire dans une autre vie, incapable qu’il était en celle-ci de mérites et de démérites, destitué de tout ce qu’il portait en lui pour gagner des peines ou des récompenses ultérieures?

Quoi qu’il en soit, l’idée qui ne pose pas sur une base de vérité ainsi comprise, l’idée qui n’obtient pas à ce titre ou l’assentiment général des esprits ou la popularité officielle, cette idée ne sera jamais ce que j’appelle opinion, avec cet effet de prévaloir contre la force. C’est le moment de dire que, tenant l’opinion pour une puissance, je ne nie pas pour cela la force proprement dite et les effets qui lui appartiennent, soit en vertu des lois de la nature, soit par le don de l’organisation. La force a des propriétés physiques et infaillibles. L’acier, dûment affilé, sera toujours piquant et tranchant. La poudre, sèche et comprimée, fera toujours explosion, lancera toujours le projectile. Je ne compte pas sur l’idée pour émousser l’acier ou pour mouiller la poudre; mais aussi vrai qu’elle n’est pas une cuirasse à repousser les balles ni une trompette à faire tomber les murailles, il est en elle de frapper les esprits, d’agir par les esprits sur les volontés, et par les volontés sur les organes qui manient le fer et le feu. Je ne dis rien de plus. C’est déjà un problème que de savoir comment nos propres idées agissent sur nos propres organes; il paraît que Leibnitz ne s’en est pas tiré à son honneur. Je ne vais pas aggraver la chose, et dire que l’idée de l’un peut agir directement sur les organes de l’autre.

Ainsi les murailles de la Bastille et de Malte tombèrent tout naturellement, tout autrement que celles de Jéricho,... parce que leurs défenseurs avaient perdu foi en leur idée, et parce que l’idée qui apparaissait en armes devant eux les avait moralement entamés et dissous. Mais aussi, quand l’idée échoue à cette opération, elle échoue absolument, les forces naturelles et organisées ont alors tout leur effet d’extermination, et le fanatisme lui-même (je ne prends pas ce mot en mauvaise part, entendant par là tout ce qui nous enseigne à mépriser et à braver le prochain), le fanatisme, dis-je, le plus résolu est assuré d’un désastre. Sans remonter aux Thermopyles, il y en a des exemples fameux : — Saragosse, avec sa garnison et ses soixante mille habitans, prise par une armée de seize mille hommes; — la convention victorieuse au 13 vendémiaire de tout le royalisme parisien avec deux mille hommes seulement de troupes républicaines; — la Vendée qui cessa de livrer bataille quand y parurent les quinze mille hommes de la garnison de Mayence. Le fait est que l’insurrection ne peut rien contre les forces organisées, si elle n’a elle-même cette puissance de l’organisation, ou une puissance d’opinion contagieuse et dissolvante.

Ainsi, pour croire à l’opinion, on ne croit pas aux miracles, on ne révoque pas en doute les lois de la nature. Il n’est pas plus vrai de dire que j’argumente ici d’une exception que je conclus du particulier au général, de l’accident à la règle. Il vous plairait peut-être de nier la puissance de l’opinion et de réduire ses œuvres à la condition de quelques merveilleux hasards, attendu que le passé vous apparaît tout chargé d’abus séculaires, de violences immémoriales, sillonné çà et là seulement par quelques coups de tonnerre contre les oppresseurs. Cependant le passé n’a pas à beaucoup près cette monotonie. Ce qui est abus aujourd’hui ne l’a pas toujours été, et ce qui sera demain un bienfait n’est peut-être qu’aventure aujourd’hui. C’est avec cette précaution qu’il faut lire l’histoire.

Prenez bien garde que telle institution, une iniquité maudite sur ses fins, débuta peut-être comme un bienfait. C’est ce qu’on pourrait dire et prouver, sans grand effort d’érudition, à l’égard soit de la monarchie absolue en France, soit du régime féodal, soit même de l’esclavage. Arrêtons-nous un peu sur ce point de l’esclavage, le moins évident, mais peut-être le plus certain de tous : il n’y a pas impiété à voir clair. Or la vie faisait tellement question parmi les premiers humains, que la plupart troquaient volontiers la liberté contre la subsistance. L’aimable simplicité du monde naissant, comme parle Fénelon, nous montre partout les hommes asservis les uns aux autres. Moïse défendant la chose parmi les Juifs la révèle par cela même. Il ne faut pas croire que l’esclave fût seulement le prisonnier qu’épargnait la guerre. L’esclavage n’est pas un accident pour s’expliquer ainsi : — une perversion à coup sûr, quoi qu’en dise Aristote, qui croit à la maîtrise innée de certains hommes sur leurs semblables, comme à la supériorité de l’âme sur le corps, mais une des perversions les plus familières à la nature ou plutôt à la condition de l’homme, qui n’eut longtemps d’autre alternative que de servir ou de mourir.

Dans cette famine, peut-être était-il bon que la loi consacrât l’abdication d’un homme au profit d’un autre homme. Peut-être, sans la force de la loi donnée à cette convention, l’un (je veux parler du maître) ne l’eût-il pas accordée, et l’autre ne l’eût-il pas obtenue, auquel cas celui-ci était de trop au banquet de la vie, suivant l’expression fleurie d’un fameux philanthrope, et, convive indiscret, devait bientôt en disparaître.

Ainsi tel mal commença par être un bien. D’un autre côté, parallèlement à ceci, il ne faut pas perdre de vue que telle chose admise et consacrée de nos jours comme un lieu commun de civilisation fut peut-être à ses débuts une nouveauté hasardeuse, une raison prématurée. Sismondi, par exemple, vous dira que le duel judiciaire au moyen âge valait mieux pour établir le crime ou l’innocence d’un accusé que la preuve testimoniale, attendu qu’à cette époque, le témoin étant toujours à vendre, le riche eût été toujours impuni; mieux valait donc, dans cet état de mœurs, le hasard du combat, ce qui était l’impunité douteuse au lieu de l’impunité certaine. Si l’observation de Sismondi est juste, ce dont je doute fort, il est certain que l’on osa, que l’on risqua beaucoup le jour où l’on admit la preuve par témoins. Il dut en être ainsi à l’apparition de maintes réformes, et surtout de la réforme qui, touchant à la religion, seule lumière et seule autorité morale, il y a quelques siècles, semblait ébranler toutes choses avec ce fondement des consciences. Mais peut-être avons-nous tort de prendre des exemples dans le passé, peut-être sommes-nous hors d’état de retrouver le vice ou du moins la menace qu’impliquait à son début telle chose entrée depuis des siècles dans notre moralité, dans notre raison publique. Jetons les yeux autour de nous, à défaut du passé, que nous ne comprenons plus, le socialisme des sectes nous offre la notion voulue d’idées tout à la fois progressives et perturbatrices, d’un germe de vérité trop pressé de naître.

Ainsi la même institution peut être jugée très différemment selon l’heure où on la regarde : vérité peut-être en-deçà de la renaissance, erreur au-delà. Il faudrait donc en toute institution démêler au juste la durée du service, la durée de l’abus, et démontrer la longévité supérieure de l’abus pour pouvoir taxer de pur accident la puissance de l’opinion qui apporte la réforme et le progrès.

Qu’il y ait en somme plus de mal que de bien parmi les hommes, la question n’est pas là. Quel que soit le jugement à porter sur l’humanité et sur la manière dont elle remplit ses annales, une chose est claire : nous sommes perfectibles, meilleurs aujourd’hui qu’autrefois, ou plutôt, pour ne rien outrer, moins horribles sous le masque moderne qu’avec les traits antiques ou barbares. Maintenant d’où vient que des êtres égoïstes accomplissent le progrès, qui, à certains égards, est une réduction croissante de l’égoïsme? Comment se fait-il que l’intelligence et la conscience puissent obtenir quelque avantage sur l’égoïsme, qui a la valeur d’un instinct, tandis qu’elles ont la simple valeur d’une notion, tout au plus d’un sentiment?... Cela est bizarre au premier chef et passablement obscur. Il est certain que les sociétés acquièrent ou développent avec l’âge l’organe du droit dans la personne de l’état. Cela explique bien des choses, sans expliquer tout; mais n’allons pas commettre l’indécence d’attaquer ici en quelques lignes un sujet que nous avons seulement effleuré ailleurs en huit cents pages, encore moins d’y renvoyer le lecteur. Contentons-nous de dire que le monde est capable non de perfection, mais de perfectionnement, et cela par une certaine communion des esprits avec la vérité, laquelle paraît d’abord sur les hauteurs pour descendre de là parmi les ignorances et parmi l’erreur même des intérêts.

Je sais qu’on peut m’opposer une tout autre manière d’entendre les choses. Laissons parler certain matérialisme : à l’entendre, ce sont les instincts qui gouvernent le monde, et ce règne de l’opinion, cette puissance initiale et fondamentale de la vérité, n’est qu’hypothèse et déclamation. Des masses qui souffrent et qui se révoltent, des souverains ou des nobles qui vont aux masses la main pleine pour y trouver main forte, quoi de plus naturel? Ce sont là des faits qui tiennent à l’instinct, des faits de l’ordre physique pour ainsi dire. Inutile d’en chercher plus haut la raison à grands coups d’aile, quand elle est tout près de nous, au ras de terre et à fleur de peau.

Voilà un commentaire qui a l’incontestable mérite de n’être pas déclamatoire. Cette interprétation est prise au plus bas de nous-mêmes, j’en conviens; mais elle n’est pas moins erronée. Remarquez donc que les masses sont toujours à l’état souffrant,... et, cela dûment considéré, expliquez-moi de grâce pourquoi elles s’insurgent si peu, de loin en loin seulement? Ce phénomène échéant, il faut donc supposer quelque chose de plus parmi elles que la souffrance et le nombre, circonstances immémoriales de leur position : il faut admettre qu’une impulsion nouvelle leur est survenue, d’un ordre supérieur aux instincts, qui sont des impulsions permanentes; il faut croire à un moment où leur esprit éclairé, où leur conscience éveillée proteste aussi bien que leur chair souffrante.

Quant aux monarques et aux grands qui se font les champions du grief populaire, le bien des masses, dites-vous, n’est ici que le prétexte, et le motif est la force ou la richesse qu’on peut extraire des masses. — Mais ce prétexté et ce motif sont aussi anciens que le monde. D’où vient donc qu’ils ne furent pas constamment à l’œuvre? Ici encore il faut croire à quelque lumière nouvelle et particulière le jour où ces pasteurs des peuples, de dévorans qu’ils avaient été jusque-là, deviennent fécondans et tutélaires. Ainsi vous trouvez nécessairement un progrès de l’esprit à la source de tout progrès social : les instincts n’y suffiraient pas.

Mais je vais plus loin, et j’affirme ici un perfectionnement de pure conscience non moins qu’un perfectionnement intellectuel, un souffle supérieur à tout vent de terre, aux calculs comme aux instincts. En effet, certaines réformes n’ont d’autre recommandation que d’être justes, par exemple cette protection des classes les plus humbles qui s’insinua dans le monde il y a deux mille ans environ, et qui aboutit presque partout à un affranchissement général, au profit des blancs comme des noirs. Vous n’allez pas me dire que tous ces émancipateurs, Néron entre autres, étaient des économistes pénétrés de la valeur du travail libre! En tout cas, vous auriez à me montrer le calcul d’où procède toute cette sollicitude, toute cette dépense publique en faveur des malades, des vieillards, des fous, des enfans trouvés, qui sont bien les personnes du monde les plus improductives et même les plus onéreuses.

Peu importe après cela que certaines réformes aient tout à la fois le mérite économique et le mérite moral. On sait bien que le vrai et l’utile ne s’excluent pas, qu’ils se rencontrent même presque toujours, encore qu’ils soient distincts. Comment la vérité, dès qu’elle touche aux conditions de l’état social, ne serait-elle pas identique au bien des masses? Rien que ce nom est une lumière, un témoignage que l’homme n’est pas compté, qu’il n’a pas une vie à lui propre, mais la vie collective des foules, des troupeaux. Donc la restauration des masses a été et sera peut-être longtemps encore le plus grand triomphe de la vérité; mais, pour utiles que puissent être les plus hautes réformes, leur principe n’en est pas moins ailleurs que dans l’utilité : il est là où se trouve le principe d’autres réformes nullement utiles, purement nobles et justes. Si l’on pouvait croire cela, on arriverait à cette conviction, fort honorable pour notre espèce, que l’esprit mène le monde et que la vérité mène l’esprit, d’autant plus impérieuse sur les intelligences qu’elles sont plus fortes et plus cultivées : par où elle a quelque chance, il faut en convenir, de se révéler d’abord aux classes supérieures et même officielles.

En résumé, l’opinion est une force avec les sources et aux conditions qui viennent d’être expliquées. Cette force est la garantie du droit national, qui est la garantie lui-même des droits individuels. Tout porte, comme on voit, sur cette base de l’opinion; mais cette base est capable de tout porter. Pourquoi, ayant créé le gouvernement du pays par lui-même, ne saurait-elle pas défendre son œuvre? Pourquoi, appuyée sur les lois, ne vaudrait-elle pas ce qu’elle valait, isolée de cet appui? Il ne s’est encore rien passé qui nous autorise précisément à douter de cette force, et dès lors nous pouvons résoudre cette question que nous avons posée plus haut : lequel est préférable du droit national ou du privilège pour borner le pouvoir monarchique, pour épargner le despotisme à une société?

Mieux vaut, dirons-nous, le droit national, qui a plus de bénéficiaires, qui est plus viable d’ailleurs, qui se défendra par la puissance même du fond d’où il est né, par cette énergie de l’opinion qui a fait ses preuves, soit en détruisant les castes, soit en triomphant des dynasties. Rappelez-vous seulement ce que sait faire l’opinion, exaltée et concentrée dans une capitale ! Elle est ce qui modère, contrôle, dirige les gouvernemens, et même les détruit à l’occasion. Après cela, c’est à peine s’il est besoin de dire que cet organe balance l’ascendant de l’état comme tuteur local. Qu’importent d’ailleurs des localités sujettes ou indépendantes? Du moins que pouvez-vous attendre de là pour faire obstacle au pouvoir absolu, quand les castes elles-mêmes, de bien autres personnages, ont échoué à l’œuvre?

Il nous reste à montrer que l’opinion, puissance naturelle et régulière, est en outre une puissance éminemment adaptée à notre pays et à notre temps, qu’il n’y en a plus d’autre nulle part pour défendre les institutions, pas même en Angleterre, que parmi nous l’émancipation des communes n’ajouterait rien à cette puissance, mais aggraverait, en créant de nouveaux pouvoirs, c’est-à-dire de nouvelles réglementations, le mal intime du tempérament et du régime français. C’est ce qui sera l’objet d’une prochaine étude.


DUPONT-WHITE.

  1. Voyez la Revue du 1er décembre 1862.
  2. Voyez la correspondance de Mirabeau avec le comte de Lamarck.