(tome 2p. 57-96).



CHAPITRE VII.


Notre héros trouva la dernière remarque de son ami très-juste, et il demeura convaincu qu’il était plus sûr de juger les gens d’après leur conduite envers autrui, que d’après leurs manières envers nous. Mais jusqu’à présent il s’intéressait fort peu à l’examen du caractère de lady Dashfort ou de celui de lady Isabelle ; cependant, il prit des informations, et recueillit tous les témoignages qu’il put se procurer sur la mère et sur la fille.

Il apprit qu’elles avaient fait beaucoup de mal dans plusieurs familles, poussé quelques hommes à de grandes extravagances, et fait commettre des imprudences, pour ne pas dire pis, à plusieurs femmes. C’étaient des mariages rompus, des réputations détruites, des maris détachés de leurs femmes, des femmes rendues jalouses de leurs maris. Mais dans quelques-unes de ces histoires, il découvrait des exagérations si évidentes, qu’il douta de tout le reste. Dans d’autres, il était impossible de déterminer quelle était la personne la plus blâmable, la mère ou la fille.

Lord Colambre avait pour règle de ne croire que la moitié de ce que le monde disait, et dans cette occasion il pensa qu’il pouvait se permettre de croire celle des deux moitiés qui lui plaisait le plus. Il observa que, quoique tout le monde dît du mal de ces dames, en leur absence, elles étaient universellement considérées et admirées partout où elles se présentaient. Quoique tout le monde criât : « c’est honteux ! c’est, révoltant, » tout le monde allait chez elles. Point de cercle aussi nombreux que celui de lady Dashfort ; point de partie agréable ou de bon ton, si lady Dashfort et sa fille n’en étaient pas. On répétait partout les bons mots de la mère ; on imitait la toilette, on singeait l’air et les manières de la fille. Cependant lord Colambre ne put s’empêcher d’être étonné de la vogue qu’elles avaient à Dublin, où, indépendamment des reproches qu’on pouvait faire à leur morale, il y avait plusieurs causes qui devaient, suivant lui, s’opposer à ce que lady Dashfort fut aimée des Irlandais, ni même de qui que ce fût. Elle affectait de ne s’embarrasser en aucune manière des sentimens et des opinions d’autrui et elle offensait, à tort à travers, le tiers et le quart, par ses sarcasmes et son ton tranchant. Il y a des gens qui pensent que leur rang, leur fortune, et tous leurs avantages les mettent au-dessus de la censure du vulgaire. Lady Dashfort se voyait dans cette situation et pensait,

« Que le tonnerre grondant sous ses pieds ne pouvait l’atteindre. »

Elle était d’un rang si élevé que personne, se disait-elle, n’oserait lui trouver des manières de bas lieu. Ce qui aurait semblé grossier de la part de personnes de moindre marque, était une liberté, une originalité, une façon d’agir de lady Dashfort. Lady Dashfort se complaisait à montrer le pouvoir qu’elle avait de pervertir le goût du public ; et elle s’en faisait gloire. Elle disait souvent aux Anglais de sa société intime : « Voyez un peu les folies que je fais faire à ces sots ; écoutez les sottises que je leur fais répéter comme des choses spirituelles. » Une fois, un de ses amis hasarda de lui témoigner la crainte que ce qu’elle avait dit, ne fût trop fort. « Était-ce trop fort ? tant mieux, j’aime à montrer ma force ; malheur aux faibles. » Une autre fois, on lui dit que quelques personnes qui étaient en visite chez elle, avaient remarqué qu’elle bâillait, « Ai-je bâillé ? J’en suis fort aise ; c’est ce qui les a fait s’en aller. Si cela n’eût pas suffi, j’aurais dormi. J’ai été impolie, dites-vous ? ils se garderont de s’en plaindre : ce serait avouer que je ne les ai pas crus dignes d’être mieux traités. Les barbares ! ne sommes-nous pas les Anglais civilisés, venus ici pour leur enseigner le bon ton et les belles manières ? Quiconque ne s’y conforme pas et ne prête pas serment d’allégeance, nous devons lui interdire l’enceinte réservée aux véritables Anglais. »

Lady Dashfort se faisait chemin, l’emportait de haute lutte, donnait le ton, réglait la mode : la mode qui change ce qu’il y a de plus laid, en ce qu’il y a de plus charmant, qui gouverne les manières et même les mœurs, et qui, lorsqu’elle est secondée par le rang et le talent, peut gâter ou ennoblir le goût du public.

Avec lord Colambre, elle s’y prit plus adroitement ; elle le provoqua à défendre sa chère patrie, et lui fournit par-là des occasions de se montrer à son avantage, surtout quand lady Isabelle était présente. Il ne put s’empêcher de le sentir ; et lady Dashfort avait assez d’expérience de la nature humaine pour savoir que le meilleur moyen de plaire à un homme est de commencer par le rendre content de lui-même.

Insensiblement l’antipathie de lord Colambre pour lady Dashfort s’affaiblit ; il se persuada que ses défauts étaient affectés ; il lui pardonna de s’affranchir des règles de la civilité, quand il eut observé que, lorsqu’elle le voulait, elle savait être d’une politesse charmante. Ce n’était donc pas qu’elle ignorât ce qui était bien ; c’était parce qu’elle ne jugeait pas toujours convenable à ses intérêts de le pratiquer.

Les détracteurs de lady Dashfort assuraient que tout son esprit consistait dans la surprise que ses propos produisaient. Lord Colambre reconnut que ses propos avaient un autre mérite que celui de causer la surprise ; qu’ils étaient réellement spirituels : mais c’était une sorte d’esprit qui ne convenait nullement à une femme, et il était fâché que lady Isabelle fut obligée d’en entendre continuellement les saillies. En un mot, la conversation de lady Dashfort, malgré tout ce qu’on y pouvait trouver à blâmer, avait fini par l’amuser ; et quoiqu’il ne pût estimer cette femme, ni s’intéresser à elle, il convint qu’elle savait se rendre agréable.

« Oui, j’étais sûre que cela finirait ainsi, » répondit-elle quand un de ses amis le lui dit ; » il a commencé par me détester, et ne vous ai-je pas dit que si je voulais prendre la peine de le forcer à m’aimer, il m’aimerait tôt ou tard ? Je suis charmée de voir les gens débuter avec moi comme avec les olives, faisant la grimace à la première qu’ils goûtent, jurant que de leur vie ils n’en mangeront une seconde, et finissant par les aimer à la fureur. Isabelle, mon enfant, vous êtes confite en douceur ; mais la douceur rassasie. Avez-vous jamais entendu parler de quelqu’un qui ne vécût que de marmelade et de confitures ? »

Lady Isabelle répondit par un doux sourire.

« Il faut vous rendre justice ; vous jouez le rôle de Lydia Languish[1] à merveille — Mais Lydia, toute seule, fatiguerait bientôt ; il faut que quelqu’un réveille les esprits, et fasse marcher l’intrigue de la pièce ; c’est moi qui suis chargée de cela, comme vous le verrez. Mais, n’est-ce pas la voix de notre héros que j’entends sur l’escalier ? »

C’était en effet lord Colambre ; il était devenu très-assidu chez lady Dashfort, non qu’il eût oublié les dernières paroles de son ami sir James Brooke en le quittant, ou qu’il eût projet de n’en pas faire son profit. Il s’était, au contraire, bien promis que s’il s’apercevait qu’on eût des desseins tels que ceux que cet avis supposait, il se tiendrait sur ses gardes, et ferait habilement retraite. Mais imaginer des attaques lorsqu’on n’en faisait aucune, soupçonner des embuscades dans un pays tout ouvert, il y aurait à cela du ridicule et de la poltronnerie.

« Non, » se dit notre héros ; « le ciel me préserve d’être assez fat pour imaginer que toute femme qui m’adresse la parole a des desseins sur mon cœur ou sur ma fortune. » C’était en se rendant de son hôtel chez lady Dashfort qu’il raisonnait ainsi ; et, se trompant ingénieusement, il en venait à cette conclusion précisément en montant l’escalier, et précisément aussi à l’instant où lady Dashfort venait d’arrêter son plan d’opérations.

Après avoir parlé des riens du jour, après deux ou trois traits contre la société de Dublin, et autant de mots flatteurs pour des personnes qu’elle savait être des amis de milord, elle se tourna tout à coup vers lui, et lui dit :

« Il me semble que vous m’avez dit, ou bien ma sagacité me l’a fait découvrir, que vous aviez le projet de voir un peu l’Irlande, et que vous ne comptiez pas imiter la plupart des voyageurs, qui font une tournée, ne voient rien, et s’en retournent chez eux satisfaits. »

Lord Colambre assura milady qu’elle l’avait bien jugé, et qu’il ne serait satisfait que lorsqu’il aurait vu, dans son pays natal, tout ce qu’on pouvait y voir. C’était spécialement pour cela qu’il était venu en Irlande.

« Ah ! c’est à merveille ! le projet est excellent ; mais il s’agit de l’exécuter. Vous connaissez le proverbe portugais qui dit : « On va en enfer pour les bonnes choses qu’on projette de faire, et en paradis pour celles qu’on fait. » Voyons donc ce que vous ferez. Pour Dublin, je pense que vous en avez assez à présent ; aller et venir, toujours tourner, cela étourdit d’abord, et finit par rendre malade. Laissez-moi vous faire voir le pays ; non pas son aspect, mais ce qui le compose ; non pas ce château ou cette ville, mais leurs habitans. Je les connais ; j’ai la clé de leur caractère. Un Irlandais sur ses gardes, et un Irlandais qui n’y est pas, sont deux animaux aussi différens qu’une jeune miss à l’école ou hors de l’école. Je vous ferai voir un pays excellent pour la chasse ; et si vous êtes bon tireur, vous aurez occasion de montrer votre adresse tant qu’il vous plaira : vous tirerez la sottise et la folie au vol. »

Lord Colambre sourit.

« Quant à Isabelle, » poursuivit milady, « j’en chargerai Heathcock, qui nous accompagne ; elle ne m’en remerciera pas, mais vous m’en remercierez. Allons, monsieur, dispensez-vous de mentir ; vous savez, je sais, comme le savent tous ceux qui ont un peu vu le monde, que quoiqu’une jolie femme soit assurément une chose très-agréable, elle est fort embarrassante quand on a envie voir, d’écouter, ou de comprendre quelqu’autre chose. »

Toutes les objections étant prévenues et écartées, et la perspective lui étant offerte de s’instruire autant qu’il pouvait le désirer, et plus agréablement qu’il ne s’en était flatté, lord Colambre était fort tenté d’accepter cette invitation ; mais il hésitait, parce que, dit-il, milady avait peut-être le projet de s’arrêter chez des personnes qu’il ne connaissait pas.

— « Bon Dieu ! que cela n’effraie pas votre conscience timorée. Je vais à Killpatrick-Town, où vous serez reçu à bras ouverts. Vous les connaissez, ils vous connaissent, ou du moins vous aurez une lettre d’invitation, dans les formes, de milord et de milady Killpatrick, et tout ce qui s’ensuit. Au surplus, vous savez qu’un jeune homme, et un jeune homme de qualité, est bien reçu partout. Je ne dirai pas un jeune homme de qualité comme vous, ce serait vous mettre dans le cas de rougir et de faire des révérences ; mais la noblesse en soi, la noblesse est une vertu suffisante dans tous les cercles, dans toutes les familles où il y a des filles, et par conséquent des bals, comme il y en a toujours à Killpatrick-Town. Ne vous alarmez pas ; vous ne serez pas forcé de danser, et on ne vous demandera point en mariage. Je vous en suis caution ; vous aurez liberté entière, et c’est une maison où vous ferez tout ce qu’il vous plaira. Ces Killpatrick sont les meilleures créatures du monde ; ils n’ont rien d’assez bon, d’assez magnifique pour moi. Si je les laissais faire, ils couvriraient leurs tourbières de tapis d’or, sous mes pieds. Ah ! les bons cœurs ! » ajouta lady Dashfort, en remarquant un nuage sur la physionomie de lord Colambre. « Je ris d’eux, parce que je les aime. Il me serait impossible d’aimer quelque chose dont je ne pourrais pas rire ; je n’en excepte que vous, milord. Ainsi vous viendrez ; voilà qui est arrangé. »

Et cela fut arrangé. Notre héros alla à Killpatrick-Town.

« Vous voyez qu’ici tout est somptueux, mais que rien n’est achevé, » dit lady Dashfort à lord Colambre, le lendemain de leur arrivée ; « tout a été commencé, comme si les auteurs du projet avaient à leurs ordres les mines du Pérou, et fini comme si les possesseurs n’avaient pas le sou. Des arrangemens provisoires, des expédiens du moment ; en bon anglais, faire ressource. Le luxe d’un prince du sang, et pas même les commodités d’un bon paysan anglais. Et vous pouvez être sûr qu’on a fait beaucoup de réparations et de changemens à cette maison, pour notre réception, et pour l’accommoder à nos yeux anglais. Pauvres gens ! sous ce rapport, une visite d’Anglais est une chose ruineuse pour un Irlandais. N’avez-vous jamais ouï dire que, dans le dernier siècle, ou dans le précédent, afin que mon histoire ne s’applique à personne qui soit encore de ce monde, lorsqu’un certain grand-seigneur anglais, lord A…, prévint son ami irlandais, lord B…, qu’il allait arriver chez lui avec toute sa suite, — le lord irlandais B…, qui connaissait le déplorable état de son château, se mit à son bureau, et calcula ce qui lui coûterait davantage de réparer cet édifice, et de le mettre en état de recevoir cette visite anglaise, ou de le brûler. Le résultat du calcul fut qu’il valait mieux y mettre le feu, ce qu’il fit le lendemain fort sagement.[2] Peut-être Killpatrick aurait-il bien fait de suivre cet exemple. Dites-moi ce qui vaut mieux de voir brûler sa maison ou de la voir dévorée. Dans cette maison, en bas et en haut, y compris la première et la seconde table, l’appartement de la femme de charge, celui des femmes de chambre, celui du sommelier, etc., — il y a, m’a dit Petito, 104 personnes à nourrir tous les jours, sans compter les garçons et les filles de journée, qui ne se mettent point à table, mais qui n’en consomment pas moins pour cela ; et sans compter encore beaucoup d’autres gens et des parens, jusqu’à la 50e et 60e génération. » Et là-dessus elle se mit à contrefaire le jargon de ces parens.

Lady Dashfort imitait l’accent irlandais dans la perfection, et elle se vantait d’avoir quatorze accens différens, pour toutes sortes d’occasions. Par le mélange de cette singerie et de ses sarcasmes, de ses exagérations et de la vérité, elle réussissait à faire rire lord Colambre de tout ce qu’elle voulait qu’il trouvât risible, mais non pas de tous ceux qu’elle voulait tourner en ridicule. Dès qu’elle s’attaquait aux personnes, il s’efforçait de reprendre son sérieux, et s’il ne pouvait quelquefois s’empêcher de rire, il se le reprochait.

— « Il est vraiment honteux, lady Dashfort, de se moquer de ces gens-là chez eux ; ils sont hospitaliers, ils nous reçoivent bien, et ils font ce qu’ils peuvent pour nous amuser. »

— « Pour nous amuser ! et s’ils nous amusent, comment nous défendre de rire ? »

Toutes ses représentations étaient ainsi éludées par une plaisanterie, et elle s’applaudissait de faire rire lord Colambre en dépit de ses principes et de ses bons sentimens. Il le voyait, et il croyait qu’elle n’avait pas d’autre but ; mais en cela il se trompait. Quoiqu’elle sût se donner l’air de ne rien dire que d’abondance, personne n’usait davantage de l’impromptu fait à loisir ; et en affectant d’être imprévoyante, elle avait toujours un but éloigné, vers lequel elle marchait avec persévérance.

Son projet bien arrêté était de rendre l’Irlande et les Irlandais méprisables aux yeux de lord Colambre ; de le dégoûter de son pays natal, et de le déterminer à renoncer au projet de vivre dans ses terres. En faire décidément un absent, était un préalable nécessaire au dessein de lui faire épouser sa fille. Sa fille était sans fortune ; elle serait donc charmée, disait-elle, de lui faire épouser un pair d’Irlande ; mais elle serait très-fâchée de la voir exilée en Irlande. Et la jeune veuve avait déclaré qu’elle ne voulait pas être enterrée toute vive dans le château de Clonbrony.

Indépendamment de ces considérations, milady Dashfort avait appris, par mistriss Petito, des choses qui la déterminaient encore davantage à suivre ce plan.

« Oui, milady, j’ai beaucoup entendu parler de tout cela pendant que j’étais chez lady Clonbrony, » dit Petito, un jour qu’à la toilette de sa maîtresse elle se sentit encouragée à jaser ; « et j’avoue que j’étais d’abord dans l’erreur comme tout le monde. Je croyais que lord Colambre allait épouser la riche héritière miss Broadhurst ; mais j’ai été convertie, désabusée là-dessus, et je pense aujourd’hui tout différemment. »

Petito se tut ; elle espérait que sa maîtresse allait lui demander quelle était sa nouvelle façon de penser. Mais lady Dashfort, bien sûre que Petito la dirait sans qu’il fût besoin de l’interroger, n’en prit pas la peine ; elle s’en abstint, d’autant plus qu’elle ne voulait pas avoir l’air de prendre un vif intérêt à la chose.

« Ma manière actuelle de penser, » reprit Petito, « provient de ce que j’ai vu de mes yeux, et entendu de mes oreilles, la conduite et les propos de milord, le jour où il est parti de Londres pour l’Irlande. Il était encore matin, et il pensait que personne n’était levé dans la maison ; il se croyait sûr de n’être point observé, et je l’ai vu, milady, s’arrêter dans l’antichambre, et apostropher un gant de miss Nugent qu’il avait ramassé. « Limerick ! » s’écria-t-il tout haut, car c’était un gant de Limerick, milady ; « Limerick ! chère Irlande ! elle vous aime autant que moi ! » ou quelque chose de semblable. Puis il poussa un soupir ; et, descendant l’escalier, il partit. Ainsi, me suis-je dit ; voilà le secret découvert, et je ne donnerais pas grand’chose de la chance qu’a miss Broadhurst d’épouser ce jeune lord, malgré tout ce qu’elle a d’argent à la Banque. Maintenant, je vois de quoi il s’agit, et j’en suis fâchée, car elle n’a pas de fortune ; et elle est si fière, que jamais elle ne m’a dit un mot à ce sujet. Mais lord Colambre est un homme charmant et très-affable ; et… »

— « Petito ! ne jasez pas tant ; il ne faut pas vous mêler de ce que vous ne comprenez pas : les deux demoiselles Killpatrick sont assurément très-aimables, surtout la plus jeune. »

La toilette de milady était finie, et elle congédia Petito, qui alla bien vite dire aux femmes de chambre de lady Killpatrick, comme un grand secret, qu’il y avait un projet sur le tapis en faveur de la plus jeune des miss Killpatrick.

« Ainsi donc l’Irlande lui tient au cœur, » dit en elle-même lady Dashfort ; « dans peu je le guérirai de cela. »

De ce moment il ne se passa point un jour, et pour ainsi dire une heure, où milady ne fît ou ne dît quelque chose de propre à dégoûter notre héros de l’Irlande et de ses habitans. Elle s’entendait parfaitement à présenter les objets du plus mauvais côté, et elle possédait ces artifices qui avaient excité l’indignation de l’honnête sir James Brooke. Elle savait non seulement saisir le ridicule des personnes les plus respectables, mais encore choisir les exemples les plus frappans, les produire, en tirer des conclusions, et établir des règles générales, pour condamner des classes entières et toute une nation.

Il y avait, dit lady Dashfort à lord Colambre, dans le voisinage de Killpatrick-Town, bon nombre de squireens, diminutif de ce qu’on appelle squires, espèce de gens qui a succédé aux buckeens, décrits par Young et par Crumpe. Ce sont des gens qui, par de bonnes fermes, avec de très-longs baux, se font un revenu de trois, quatre, ou même de huit cent livres sterling, et entretiennent une meute. Ils deviennent juges de paix, bien souvent avant de savoir lire, disait milady, et toujours sans savoir un mot de loi ou de justice ; sans cesse occupés de minuties dont ils font beaucoup de bruit, ils intriguent, ils agiotent aux assises, se liguent ensemble, se poussent en toute occasion publique ou privée, et tâchent de contrecarrer leurs supérieurs et de se rendre la terreur de leurs inférieurs. »

On ne rencontre ces gens-là que rarement parmi la noblesse et les gens comme il faut, excepté chez les grands seigneurs, qui aiment à avoir à leur table des parasites, ou qui se servent de ces petits magistrats subalternes pour protéger leurs favoris, et servir leurs menées aux grands jurys. Mais dans le temps des élections, ils deviennent des personnages importans pour tous ceux qui ont des vues sur le comté.

Lady Dashfort fit entendre à lord Killpatrick que ses lettres d’Angleterre parlaient d’une prochaine dissolution du parlement : elle savait que, d’après cet avis, il inviterait à la ronde beaucoup de ces squireens ; et elle était moralement certaine qu’ils seraient très-désagréables à lord Colambre, et lui donneraient la plus mauvaise idée du pays. Tous les jours quelques-uns de ces personnages paraissaient ; et lady Dashfort avait soin de les mettre sur des sujets de conversation propres à faire ressortir leur ignorance, leur suffisance et leurs idées peu libérales. Elle réussit au-delà même de son attente.

« Lord Colambre ! que je vous plains d’être obligé de faire ces longues séances à table ! » lui dit lady Isabelle, un soir qu’il avait quitté la salle à manger fort tard, pour rejoindre les dames dans le salon.

« Lord Killpatrick m’a supplié de rester pour l’aider à finir cette éternelle bouteille d’élection, qui ne finit jamais… Parce qu’elle recommence toujours, » dit lord Colambre.

— « Oh ! si c’était tout ; si ces messieurs se contentaient de boire ; mais leur conversation ! »

— « Je ne m’étonne plus que ma mère redoute de retourner à Clonbrony, si mon père doit y avoir une société comme celle-ci. Mais, assurément, cela ne saurait être nécessaire. »

« Indispensable ! tout-à-fait indispensable ! » dit lady Dashfort ; « il n’y a pas moyen de vivre en Irlande sans cela. Vous savez que, dans tous les pays du monde, il faut vivre comme les gens du pays, ou être mis en pièces ; quant à moi, j’aimerais mieux être mise en pièces. »

Lady Dashfort et lady Isabelle savaient tirer avantage du contraste de leur conversation avec celle des gens qui, avec raison, déplaisaient si fort à lord Colambre : elles le délassaient de ses fatigues et de son ennui par de l’esprit, de la satire, de la poésie et du sentiment, ensorte que tous les jours il était de plus en plus charmé de leur société ; car lady Killpatrick et ses filles étaient des personnes très-ordinaires. Dans la matinée, il faisait une promenade, tantôt à pied, tantôt à cheval, avec lady Dashfort et lady Isabelle : la première, comme pour s’acquitter de l’engagement qu’elle avait pris de lui faire connaître le peuple des campagnes, le menait souvent dans des cabanes, et s’entretenait avec les gens qui les habitaient. Lord et lady Killpatrick, qui avaient toujours vécu pour le beau monde, s’étaient peu occupés d’améliorer le sort de leurs paysans : dans le petit nombre d’essais qu’ils avaient faits, en ce genre, ils s’y étaient pris d’une manière peu judicieuse. Ils avaient fait construire des chaumières ornées, pittoresques, en vue de leur domaine. Des serviteurs favoris de la famille, des gens ayant, depuis un demi-siècle, l’habitude de l’indolence et de la malpropreté, avaient été promus à la jouissance de ces jolies demeures. Les conséquences avaient été de celles que lady Dashfort prenait plaisir à faire remarquer. Tout tombait en ruines faute de soin, ou avait été mis en pièces pour de misérables profits du moment. Les gens les plus aidés étaient ceux qui paraissaient les plus malheureux et les plus mécontens. Personne ne savait avec plus d’aisance, et avec une connaissance plus parfaite de son terrein, faire le honneurs, ou, pour mieux dire, le déshonneur d’un pays. Dans chaque cabane où elle entrait, au premier coup d’œil, elle discernait les individus convenables à son charitable dessein, c’est-à-dire, ceux de la vieille race qu’on ne peut aider, parce qu’ils ne veulent jamais s’aider eux-mêmes. — Une coiffure mal ajustée, un air de visage, une pipe cassée à la bouche, signe certain, en Irlande, de peu d’ardeur au travail ; le seul son de la voix, ou l’accent traînant en disant : « votre honneur, » ou « milady, » suffisaient pour lui faire connaître son monde. Alors elle s’adressait à ces gens, et leur faisait conter, sur leur ton dolent, l’histoire de leurs infortunes et de leurs griefs ; elle leur faisait des questions propres à mettre en évidence leur habitude de se contredire, leur flatterie et leur servilité dans un moment, leur disposition litigieuse et leur ardeur à empiéter dans un autre ; et elle donnait ainsi, à lord Colambre, la plus mauvaise idée des inclinations et du caractère du bas peuple en Irlande.

Lady Isabelle, durant ces entretiens, avec un air de pitié très-touchant, et une expression de physionomie pleine de sensibilité, adoucissait ce que sa mère disait, trouvait des excuses à ces pauvres gens, et versait du baume sur les blessures que lady Dashfort avait faites.

Lorsque lady Dashfort crut en avoir assez fait pour affaiblir l’enthousiasme de lord Colambre pour son pays natal ; et quand lady Isabelle, se montrant douée de mille vertus, jointes à une préférence délicate, pour ne pas dire un penchant décidé pour notre héros, eut prévenu celui-ci en sa faveur, et lui eut inspiré de l’intérêt, l’artificieuse mère hasarda une attaque plus décisive, et s’arrangea de manière que si elle échouait, elle aurait l’air d’avoir agi sans dessein d’offenser, et par ignorance.

Un jour, lady Dashfort, qui, dans le fond, n’était pas fière de sa famille quoiqu’elle affectât de l’être, céda, après beaucoup de difficultés, aux instances de lady Killpatrick, qui la pressait de faire précisément ce à quoi elle voulait venir, c’est à dire, de montrer sa généalogie, qu’elle avait fait élégamment blasoner, pour la produire, comme preuve nécessaire, dans un procès qu’elle était venue suivre en Irlande. Lord Colambre avait les yeux fixés sur le tableau, et écoutait, avec toute l’attention dont sa politesse accoutumée lui faisait une loi, l’explication que milady donnait sur les grandes alliances de sa famille, en montrant chaque médaillon où était inscrit un beau nom, souvent un nom de maison royale, quand tout à coup elle s’arrêta, et, couvrant de son doigt un de ces médaillons, elle dit :

« Passons celui-là, ma chère lady Killpatrick ; il ne faut pas que vous le voyez, lord Colambre. — C’est une petite tache dans notre écusson, — Vous savez, Isabelle, que nous ne parlons jamais de ce prudent mariage de notre grand oncle John : que pouvait-il espérer en se mariant dans cette famille, où vous savez que tous les hommes ne sont pas sans peur, et où il n’y a pas une seule femme sans reproche ? »

« Oh ! maman ! » s’écria lady Isabelle, « ne faites-vous pas une exception ? »

— « Pas une, Isabelle : il y avait lady — et l’autre sœur qui épousa cet homme avec un long nez ; et ensuite la fille dont ils imaginèrent de faire une honnête femme, en la mariant à un homme décoré du cordon bleu, et qui imagina elle-même de plaider en divorce l’année d’après. »

« Fort bien, chère maman ; en voilà assez, et beaucoup trop : je vous prie d’en demeurer là, » s’écria lady Isabelle, qui avait paru souffrir beaucoup durant tout ce propos de sa mère. « Vous ne prenez pas garde à ce que vous dites ; en vérité, madame, vous n’y songez pas. »

— « Cela est très-probable, mon enfant ; mais je puis vous rendre ce compliment sur-le-champ, et avec intérêt ; car vous me semblez, en ce moment, ne savoir ni ce que vous dites, ni ce que vous faites. — Allons, voyons, expliquez-vous. »

— « Pour cela, non, madame, je vous en prie, n’en parlons plus ; je m’expliquerai dans un autre temps. »

— « Eh bien ! vous avez tort, Isabelle ; en fait de savoir vivre, il n’y a rien de pire que les demi-mots, les mystères. Puisque j’ai eu le malheur de pincer cette corde, il vaut mieux achever ; et, avec la hardiesse de l’innocence, je vous fais cette question, milord Colambre, êtes-vous ou n’êtes-vous pas parent ou allié de quelqu’un des Saint-Omar ? »

« Non pas que je sache, » dit lord Colambre ; « mais je suis un si pauvre généalogiste, que je ne saurais vous répondre positivement. »

— « Il faut donc que je présente ma question sous une nouvelle forme. Avez-vous ou n’avez-vous pas une cousine qui porte le nom de Nugent ? »

« Miss Nugent ! Grâce Nugent ! oui ! » dit lord Colambre en s’efforçant de prendre un ton assuré et de ne pas changer de visage ; mais la question lui avait été faite si fort à l’improviste, qu’il lui fut impossible de conserver un air calme et indifférent.

« Et sa mère était… » dit lady Dashfort.

— « Ma tante, par mariage ; et Reynolds était son nom, ce me semble. Mais elle mourut que je n’étais encore qu’un enfant. Je suis très-peu instruit de ce qui la concerne ; je ne l’ai jamais vue ; mais c’était une Reynolds. »

— « Ô mon cher lord ! » poursuivit lady Dashfort, « je sais fort bien qu’elle prit et qu’elle porta le nom de Reynolds ; mais ce n’était pas son nom de fille. Son nom de fille était… ; mais, peut-être, c’est un secret de famille que, pour de bonnes raisons, on vous a laissé ignorer, ainsi qu’à la pauvre jeune personne elle-même : le nom de fille était Saint-Omar, soyez-en sûr. En vérité, milord, je ne vous aurais pas dit cela, si j’avais prévu que vous en seriez si vivement affecté, » poursuivit lady Dashfort sur le ton de la raillerie. « Mais vous voyez que nous ne sommes pas, à cet égard, mieux traités que vous ; nous avons aussi une alliance avec les Saint-Omar. Je ne m’attendais pas que vous seriez aussi peiné d’une découverte qui prouve que notre famille et la vôtre ont un petit rapport ensemble. »

Lord Colambre s’efforça de répondre, et dit machinalement quelque chose, comme, « Je suis très-flatté de cet honneur. » Lady Dashfort, charmée de voir que le coup avait porté si juste, se tourna d’un autre côté, en feignant de ne pas s’apercevoir que lord Colambre était profondément affecté ; et lady Isabelle soupira, et regarda lord Colambre d’un air de compassion, puis lança à sa mère un coup d’œil de reproche. Mais lord Colambre ne prit garde ni à ses regards ni à ses soupirs ; il ne voyait, n’entendait plus rien, quoiqu’il eût les yeux fixés sur la généalogie que lady Dashfort continuait d’expliquer à lady Killpatrick. Il saisit la première occasion qui se présenta de sortir, et il alla chercher une promenade solitaire.

« Le voila parti, mais non pas en paix, » dit tout bas lady Dashfort à sa fille. « Il va réfléchir sur ce qu’il vient d’apprendre ; — j’espère que cela lui fera du bien. »

« Aucune femme sans reproche ! aucune ! sans exception, » dit lord Colambre en lui-même, « et la mère de Grâce Nugent était une Saint-Omar ! est-il possible ? Lady Dashfort paraît en être sûre ; elle n’avait aucun motif pour affirmer une fausseté. Elle ignore que miss Nugent est la personne à qui je suis attaché ; elle a parlé de cela par hasard. Et c’est d’une étrangère que je l’apprends, et non pas de ma mère. Pourquoi m’en a-t-on fait un secret ? maintenant je conçois par quel motif ma mère se montrait si opposée à ce que je songeasse à miss Nugent, et déclamait toujours contre les mariages entre cousins. Pourquoi ne m’avoir pas dit la vérité ? Si elle eût bien connu ma façon de penser, elle aurait su que rien n’était plus propre à agir fortement sur moi. »

En effet, lord Colambre, redoutait singulièrement d’épouser une femme dont la mère aurait eu une mauvaise conduite. Sa raison, ses préjugés, sa fierté, sa délicatesse, et même son expérience encore très-bornée, lui inspiraient ce sentiment. Toutes ses espérances, tous ses plans de bonheur à venir, étaient détruits jusque dans leur fondement ; il sembla qu’il eût reçu un coup dont il était étourdi, au point de ne pouvoir recouvrer les facultés de son esprit. Toute cette journée fut pour lui comme un mauvais rêve ; et dans la nuit qui suivit, la même idée le poursuivit sans cesse. S’il s’assoupissait un moment, son oreille était frappée de la voix de lady Dashfort répétant, « que pouvait-il espérer en épousant une Saint-Omar ? Aucune femme dans cette famille n’a été sans reproche. »

Le lendemain, il se leva de très-bonne heure ; et la première chose qu’il fit, fut d’écrire à sa mère pour la prier, (si aucune raison importante ne la déterminait à lui refuser de répondre à cette question,) de le tirer de la cruelle anxiété où il était. — Quatre fois il changea le mot anxiété, et finit par le laisser subsister. Il raconta ce qui s’était passé, et supplia sa mère de lui dire la vérité, sans aucune réserve.





  1. Personnage de comédie.
  2. C’est un fait.