L’Absent (1812)
H. Nicolle, Galignani, Renard (tome 1p. 76-113).



CHAPITRE III.




L’ouverture de sa fête, la magnificence de ses appartemens, la tente turque, l’Alhambra, la pagode, tout cela procura un doux moment de jouissance à la vanité de lady Clonbrony. Naturellement, et en dépit de ses efforts pour conserver de la dignité, elle laissait apercevoir sa satisfaction toutes les fois, qu’en entrant, quelqu’un témoignait une surprise, une admiration, feinte ou réelle.

Une très-jeune personne exprima son étonnement, de manière à être remarquée par tous ses voisins. Lady Clonbrony, enchantée, lui prit les mains, les serra affectueusement, et rit de tout son cœur ; puis, quand cette jeune miss et ceux qui l’accompagnaient eurent passé plus loin, milady revint à elle, redressa sa tête, et dit aux personnes qui l’entouraient :

« Pauvre enfant ! J’espère que j’ai bien couvert sa petite naïveté ? Il faut qu’elle soit bien neuve ! »

Alors, avec une majesté étudiée, à travers laquelle perçait le contentement d’elle-même, milady circula dans les appartemens, occupée de choses très-importantes ; présentant milady une telle au candélabre en forme de sphinx, et milady une telle à la jalousie dorée de Trébizonde, plaçant les uns dans le point de vue de l’Alhambra ; établissant les autres sur les ottomanes du Sérail, ou sous le pavillon de Statira. Recevant et rendant des complimens de tous côtés, se persuadant qu’elle était le modèle du bon ton, se croyant l’objet de l’admiration générale, lady Clonbrony fut, durant une heure, aussi heureuse qu’aucune femme l’ait jamais été en pareille occasion.

Son fils la considérait, et souhaitait que ce bonheur pût durer. Naturellement disposé à partager les sentimens d’autrui, il se reprochait de n’être pas aussi gai que la circonstance l’exigeait ; mais cette scène de fête, cet éclat de lumières, ce tourbillon, ne ranimaient pas ses esprits abattus ; le souvenir des propos de Mordicai était un poids qui l’oppressait, et, au milieu de cette magnificence orientale, de cette profusion sans bornes, il n’avait sous les yeux que la ruine et la misère future des êtres qu’il chérissait le plus.

Le seul objet sur lequel son œil se portait avec plaisir, était Grâce Nugent. Belle, élégante dans la simplicité et la décence de sa toilette, nullement occupée d’elle-même, elle semblait cependant pensive ; elle avait un air de mélancolie qui s’accordait parfaitement avec les sentimens de lord Colambre, et que celui-ci attribua à des réflexions semblables à celles qu’il ne pouvait s’empêcher de faire.

« Miss Broadhurst ! Colambre, et tous les Broadhurst ! » lui dit sa mère, en le tirant de sa méditation, au moment où elle passait près de lui pour aller recevoir les nouveaux venus. Miss Broadhurst parut dans une toilette si simple, qu’elle frisait la singularité. Point de diamans, et nulle autre parure.

« Je vous ai amené Philippa, ma chère lady Clonbrony, comme la voilà, plutôt que de ne pas vous l’amener du tout, » dit mistriss Broadhurst, « et j’ai eu toute la peine du monde à la faire sortir. Il a fallu lui promettre qu’elle ne resterait qu’une demi-heure : elle a attrapé un rhume et un mal de gorge affreux ce matin ; je puis jurer pour elle qu’elle ne serait pas sortie pour toute autre que vous. »

La jeune personne ne parut pas disposée à en faire serment, ni même à confirmer simplement ce qu’avait dit sa mère ; elle se montra singulièrement indifférente et passive, et il y avait dans son regard et sa physionomie quelque chose d’ironique. Lady Clonbrony était désespérée et charmée, affligée et flattée ; chacun s’empressait autour de miss Broadhurst et exprimait ses craintes, ses espérances. « Ah ! de grâce, miss Broadhurst, ne vous mettez pas là ! » — « Miss Broadhurst, si vous voulez m’en croire… » — « Miss Broadhurst, si j’osais vous conseiller… »

« Grâce Nugent, » dit lady Clonbrony, « miss Broadhurst vous écoute toujours ; persuadez-lui, ma chère, de prendre soin d’elle, et conduisons-la dans l’intérieur de la petite pagode, où elle sera chaudement et tout-à-fait retirée : c’est précisément l’endroit qui convient à une malade. Colambre, frayez-nous le chemin, car la foule est immense. »

Lady Anne et Lady Catherine H…, filles de lady Langdale, tenaient en ce moment le bras de miss Nugent, et se mirent en marche avec les autres, pour se rendre à la petite pagode. Il y avait des tables de jeu dans une des pièces, de la musique dans une autre, de la danse dans une troisième ; mais, dans ce petit réduit, il y avait des gravures et des jeux d’échecs, etc…

« Vous serez là tout-à-fait libre et à votre aise, » dit lady Clonbrony. « Laissez-moi vous y établir comme il faut. Colambre, approchez cette petite table. Miss Broadhurst, vous jouez aux échecs ? Colambre, vous ferez la partie de miss Broadhurst. »

« Je vous suis très-obligée, milady, » dit miss Broadhurst, « mais je sais tout au plus la marche des échecs ; lady Catherine jouera, je regarderai. »

Miss Broadhurst s’assit auprès du feu ; lady Catherine commença sa partie d’échecs avec lord Colambre ; lady Clonbrony se retira, en recommandant encore miss Broadhurst aux soins de Grâce Nugent. Après quelques lieux communs de conversation, lady Anne H…, les yeux fixés sur la compagnie qui était dans l’appartement voisin, demanda à sa sœur quel âge avait une demoiselle qui venait de passer près de la porte. Cette question amena des comparaisons de l’âge réel avec l’air de jeunesse de quelques-unes de leurs connaissances, et des réflexions sur le soin que les mères prenaient de cacher l’âge de leurs filles. Lady Catherine et lady Anne se lancèrent quelques coups d’œil.

« Quant à moi, » dit miss Broadhurst, « ma mère prendrait vainement la peine de faire un secret de mon âge ; car je suis résolue à le dire à tous ceux que cela peut intéresser, quand même mon visage ne le déclarerait pas. J’ai vingt-trois ans, et j’en aurai vingt-quatre le cinq de juillet prochain. »

— « Vingt-trois ans ! que me dites-vous là ? Je m’imaginais que vous n’en aviez pas vingt ! » dit lady Anne.

« Vingt-quatre ans au mois de juillet prochain ! c’est impossible ! » s’écria lady Catherine.

« Très-possible, » dit miss Broadhurst d’un air tout-à-fait indifférent.

« L’auriez-vous cru, lord Colambre ? Pouvez-vous le croire ? » demanda lady Catherine.

« Sans doute, il peut le croire, » dit miss Broadhurst, « ne voyez-vous pas qu’il le croit aussi fermement que vous et moi ? Pourquoi voulez-vous forcer milord à me faire un compliment, en dépit de son jugement, ou lui extorquer un sourire feint. Je suis sûre qu’il voit que vous, mesdames, ne pensez pas plus mal de lui pour cela ; et j’espère qu’il s’aperçoit aussi que je n’en conçois pas plus mauvaise opinion. »

Lord Colambre sourit alors, sans avoir besoin de feindre ; et, dégagé de la crainte que miss Broadhurst eût intention de seconder les vues de sa mère, ou s’attendît à des soins marqués de sa part, il témoigna le désir de causer avec elle, et fut attentif à tout ce qu’elle dit. Il se rappela avoir ouï dire à miss Nugent, que cette jeune personne n’avait pas un de ces caractères insignifians qui sont si communs ; et, négligeant son jeu, il regarda miss Nugent comme pour lui dire : « Faites qu’elle se développe, je vous en prie. »

Mais Grâce était trop bonne amie, pour faire ce qu’il lui demandait ; elle laissa miss Broadhurst se montrer elle-même telle qu’elle était.

« C’est à vous à jouer, milord, » dit lady Catherine.

— « Je vous demande pardon, milady. »

« Ne trouvez-vous pas les appartemens magnifiques, miss Broadhurst ? » dit lady Catherine qui était déterminée à faire tourner la conversation sur des lieux communs, exempts de danger ; car elle venait de sentir ce que beaucoup d’autres connaissances de miss Broadhurst avaient éprouvé de sa part, je veux dire, une manière assez originale de déconcerter les gens, en mettant tout-à-coup au grand jour leurs motifs secrets.

— « Ces appartemens ne sont-ils pas magnifiques ? »

— « Ils sont très-beaux assurément. »

La beauté des appartemens aurait, pour quelque temps, rempli les vues de lady Catherine, si lady Anne n’avait pas imprudemment ramené l’entretien sur miss Broadhurst.

« Savez-vous bien, miss Broadhurst, » lui dit-elle, « qu’il n’y a pas de mal de gorge qui m’eût empêchée de me parer de mes diamans un jour de fête, surtout si j’en avais d’aussi beaux que les vôtres ! je vous assure que je n’ai pu m’imaginer que vous fussiez la même personne que j’avais vue si éclatante à l’Opéra, l’autre jour.

— « En vérité ! vous n’avez pu vous le persuader, lady Anne ? et voilà précisément ce qui me divertit. Je voudrais pouvoir aussi quelquefois mettre de côté ma fortune comme mes diamans, et voir alors combien il y aurait peu de gens qui me reconnaîtraient. Qu’en pensez-vous, Grâce ? ne pourrais-je pas d’avance, par la règle d’or, qui, après l’expérience, est la méthode la plus sûre, faire ce calcul et résoudre la question ?

« Je suis persuadé, » dit lord Colambre, « que miss Broadhurst a des amis qui soutiendraient cette épreuve.

— « J’en suis convaincue, et c’est ce qui fait que je suis passablement heureuse, quoique j’aie le malheur d’être une héritière.

« Voilà bien le propos le plus extraordinaire ? » dit lady Anne. « Je vous assure que je voudrais fort être, comme vous, une riche héritière, et avoir des milliers, et des milliers de livres sterling à mes ordres.

— « Et que peuvent faire pour moi ces milliers entassés sur milliers ? Vous savez, lady Anne, que les cœurs ne peuvent être conquis que par de beaux yeux ; car assurément vous ne me conseilleriez pas de faire grand cas de cœurs achetés : c’est une pauvre chose, et qui ne dure guère à l’usé. Tournez-les en tout sens, et vous n’en ferez jamais rien de bon.

« Vous en avez donc fait l’épreuve, » dit lady Catherine.

— « À mes dépens. J’ai pensé y être attrapée cinq ou six fois ; car on me les apporte par douzaines, et ils sont si bien parés pour la vente, et les gens vous jurent si affirmativement que c’est du véritable amour, et cela y ressemble si fort ; et si vous consentez à les examiner, on fait tant et tant de sermens, et en termes si séduisans : par tout ce qu’il y a de plus aimable ! par toutes mes espérances de bonheur ! par tous vos charmes ! que vous finissez par avoir l’air d’une sotte, et par croire ; car ces hommes ont alors si bien toute l’apparence de gens d’honneur, remplis de délicatesse, qu’on ne peut se résoudre à leur dire tout bonnement qu’ils sont des fripons et des escrocs, qu’ils se parjurent, qu’ils se damnent. Et si vous dites à un amant qu’il est prévenu, aveuglé, c’est l’encourager ; il aurait droit de se plaindre, si vous battiez en retraite après cela. »

« Ah, bon Dieu ! quel coup ! » s’écria lady Catherine ; « miss Broadhurst est si amusante, ce soir, malgré son mal de gorge, qu’on ne peut faire attention qu’à ce qu’elle dit ; et elle parle d’amour et d’amans si fort en connaissance de fait, et elle compte les gens amoureux d’elle par douzaine ! »

— « Amoureux ! non, non ! est-ce que j’ai parlé de cela ? des prétendans, voilà ce que j’ai voulu dire. Il n’y a rien qui ressemble moins à un véritable amant qu’un prétendant. Tout le monde sait cela depuis le temps de Pénélope. Par douzaines ! personne n’a encore été amoureux de moi, et j’ai tout lieu de craindre que je ne serai jamais aimée comme je voudrais l’être. »

« Milord, vous m’avez donné la partie, sans faire de défense, » dit lady Catherine.

« La défense serait vaine contre vous, Milady, » dit lord Colambre en se levant, et en faisant, avec beaucoup de politesse, la révérence à lady Catherine. Mais l’instant d’après il se tourna vers miss Broadhurst pour causer avec elle.

« Quand j’ai dit que je voudrais être une héritière, » reprit lady Anne, « je ne songeais pas à l’amour. »

« Assurément ; on ne songe pas toujours à l’amour : vous le savez bien, » dit lady Catherine.

« Pas toujours, » répliqua miss Broadhurst ; « mais, mettant de côté l’amour, qu’achèteriez-vous, milady, avec vos milliers de livres sterling ? »

« Tout au monde, si j’étais à votre place, » dit lady Anne.

« Un rang, pour commencer, » dit lady Catherine, »

— « Je retrouve là ma première objection ; un rang acheté est une pauvre chose. »

« Mais aujourd’hui, on fait si peu de différence entre un rang acheté et un rang héréditaire, » dit lady Catherine.

« La différence me paraît si considérable, » dit miss Broadhurst, « que jamais je ne voudrais acheter un titre. »

« Un titre sans naissance, » dit lady Anne, « ne mérite guère, en effet, qu’on l’achète ; et comme la naissance ne s’achète pas… »

« La naissance même, si elle s’achetait, je ne l’achèterais pas, » dit miss Broadhurst, « à moins que je ne fusse sûre d’avoir avec elle toute la politesse et les nobles sentimens, et la magnanimité ; en un mot, tout ce qui doit accompagner et orner une haute naissance. »

« Admirable ! dit lord Colambre. » — Grâce Nugent sourit.

— « Lord Colambre, voudriez-vous avoir la bonté de rappeler à ma mère qu’il faut que je me retire. »

« Je suis obligé d’obéir, mais c’est bien à regret, » dit Milord.

« Est-ce que nous ne danserons pas ce soir ? » dit lady Catherine. « Je crains, miss Nugent, que nous n’ayons trop fait parler miss Broadhurst avec son mal de gorge, et que lady Clonbrony ne nous le pardonne pas — Mais la voilà qui vient. »

Lady Clonbrony arriva, et dit qu’elle espérait que miss Broadhurst ne songeait pas à s’en aller ; mais miss Broadhurst ne voulut point consentir à rester plus long-temps. Lady Clonbrony fut enchantée de voir que son fils aidait Grâce Nugent à envelopper soigneusement miss Broadhurst dans son schall. Milord lui donna la main pour la conduire à sa voiture, et sa mère jugea que cela était de fort bon augure ; elle conçut aussi de grandes espérances de ce que l’héritière était restée trois quarts d’heure au lieu d’une demi-heure, circonstance que lady Catherine ne manqua pas de remarquer.

Le bal que lady Clonbrony avait retardé, sous différens prétextes, jusqu’à ce que lord Colambre fût libre, commença immédiatement après le départ de miss Broadhurst ; et le pavé en mosaïque de l’Alhambra, figuré avec de la craie, fut en peu de temps effacé par les pieds des danseurs. Que les joies humaines sont passagères, et surtout celles qui tiennent à la vanité ! Même dans cette soirée de gala, si long-temps projetée et tant désirée, lady Clonbrony trouva son triomphe incomplet ; toute son attente ne fut pas remplie. Durant la première heure, tout avait été complimens, succès, sourires gracieux ; mais vinrent ensuite les si et les mais, et les critiques déguisées en louanges, et les goûts différens de celui-ci, de celui-là. Cependant, forte de l’autorité de M. Soho, lady Clonbrony se crut assez sûre de son fait ; mais ce qu’elle ne put digérer, ce fut le procédé du colonel Heathcock, qui, habillé de noir, s’étendit, avec toute l’aisance d’un homme du bon ton, sous le pavillon de Statira, sur ce canapé resplendissant de blancheur, et qui, après avoir suffisamment attiré l’attention, et fourni matière à beaucoup de mauvaises plaisanteries sur les cygnes blancs et noirs et sur les oisons, consentit à quitter la place. Mais, hélas ! le canapé avait perdu sa fraîcheur ; il était souillé de la noire empreinte de l’habit du colonel.

« Ah ! ah ! je ne me suis réellement pas souvenu que j’étais en noir, » fut toute l’apologie que lady Clonbrony put obtenir du colonel. Elle était désolée que le pavillon de Statira fût gâté avant que lady Pococke et lady Chatterton, et lady C…, lady P…, et le duc de V…, l’eussent vu, et avant qu’il eût été admiré par quelques autres personnages superlativement à la mode, qui lui avaient promis de paraître un moment à sa soirée, et qui, à cette heure, n’étaient pas encore arrivés. Ils arrivèrent enfin. Mais lady Clonbrony aurait pu se dispenser de regretter pour eux le pavillon de Statira ; il n’eût pas produit plus d’effet que tout ce qu’elle avait, à si grands frais, préparé pour exciter l’admiration. Ils venaient résolus à ne point admirer. Très-versés dans l’art de faire souffrir la vanité des autres, ils promenaient sur tous les objets des regards indifférens. « Ah ! vous avez eu Soho ! Soho a fait des merveilles ! c’est très-bien, fort bien ! Soho est, dans son genre, un habile homme. »

D’autres gens de grande importance, firent leur entrée, tous occupés d’un petit accident arrivé à eux-mêmes, ou à leurs chevaux et à leur voiture, et ils en entretinrent tous ceux qui se trouvèrent à portée de les entendre. Lady Clonbrony supporta tout cela, et elle écouta avec beaucoup de patience l’histoire d’une lettre, au sujet d’une cheminée qui avait pris feu, la semaine dernière, chez le duc de V…. dans sa maison en Brecknockshire. En reconnaissance de l’air gracieux dont elle avait prêté l’oreille à cette narration, le duc de V… prit sa lorgnette, pour considérer l’Alhambra, et il venait de décider que c’était bien ! très-bien ! quand lady Chatterton fit une terrible découverte, une découverte qui remplit lady Clonbrony, d’étonnement et d’indignation. M. Soho lui en avait imposé, l’avait jouée. Quelle fut sa mortification, quand la douairière lui assura que cette décoration de l’Alhambra, non seulement avait été montrée par Soho à la duchesse de Torcaster, mais que même sa Grâce à qui elle était offerte, l’avait rejetée, parce que sir Horace Grant, ce célèbre voyageur, avait trouvé quelque chose à redire aux proportions des colonnes ; en sorte que Soho avait pris l’engagement de refaire le tout à neuf, pour la duchesse, d’après les observations de sir Horace.

Lady Chatterton était la plus grande jaseuse qu’il y eût au monde, et elle parcourut les appartemens, disant à toutes les personnes de sa connaissance, et elle connaissait toute la terre, de quelle manière Soho avait indignement trompé cette pauvre lady Clonbrony, et jurant qu’elle ne le pardonnerait jamais à cet homme. « Car, dit-elle, quoique la duchesse de Torcaster se soit toujours servie de lui, depuis très-long-temps, quoiqu’il soit un de ses protégés, tout cela ne l’excuse pas ; et son procédé est d’autant plus blâmable, que lady Clonbrony est une étrangère, une Irlandaise. » Une Irlandaise ! c’était là le trait le plus cruel ; mais il n’y avait pas de remède, le mot était lâché.

En vain la pauvre lady Clonbrony suivit la douairière dans les différens appartemens, pour corriger sa méprise, et pour rendre justice à M. Soho, en disant que bien qu’il en eût très-mal usé à son égard, il savait cependant qu’elle était Anglaise. La douairière était sourde, il n’y avait pas moyen de lui couler un avis à voix basse ; et, quand lady Clonbrony se vit forcée de lui crier cela dans l’oreille, la douairière répéta seulement.

« Justice à M. Soho ! non, non ; il ne vous a pas rendu justice, ma chère lady Clonbrony, et je le dénoncerai à tout le monde. — Anglaise ! non, non, non ! Soho n’a pu vous prendre pour une Anglaise ! »

Tous ceux qui jalousaient en secret lady Clonbrony, ou qui se moquaient d’elle, s’amusèrent beaucoup de cette scène. Cette décoration de l’Alhambra, qui, une heure auparavant, était généralement admirée, fut maintenait traitée avec un souverain mépris. — Chacun déclama contre M. Soho, et dit, que du premier coup d’œil il avait été frappé du défaut total de proportion, mais qu’il n’avait pas voulu être le premier à le faire remarquer.

On se venge d’ordinaire d’avoir trop admiré, en dénigrant ensuite sans miséricorde. Dans toutes les assemblées, le ridicule est promptement saisi, et passe avec rapidité de bouche en bouche. Lady Clonbrony, dans sa propre maison, à sa belle fête, devint l’objet du ridicule ; du ridicule décemment déguisé, il est vrai, sous les apparences de l’intérêt pour milady, et de l’indignation contre cet abominable M. Soho !

Lady Langdale, qui, pour des raisons à elle connues, était, en ce moment, circonspecte, et faisait comme elle le disait elle-même, pénitence de ses imprudences passées, — lady Langdale s’abstint de dire, même à l’oreille de ses voisins, un seul sarcasme. Elle gardait son sérieux, se tenait à quatre, et s’efforçait de rappeler à l’ordre mistriss Dareville : mais ce n’était pas chose facile. Mistriss Dareville n’avait point de filles à marier, elle n’avait aucun profit à faire de la connaissance de lady Clonbrony ; et, convaincue que milady en endurerait beaucoup d’elle, plutôt que de se passer de son approbation, dégagée de tout motif d’intérêt, nullement retenue par son bon naturel dans l’exercice de son talent pour le ridicule, sans crainte, sans espérances, elle donna cours à toute sa malice. Ses traits, aussi nombreux que piquans, se succédaient avec tant de rapidité et se faisaient sentir si vivement, sans être aperçus, qu’il serait impossible de désigner exactement les endroits où ils portaient, et l’espèce de blessure qu’ils faisaient.

Les disparates, le défaut d’accord, dans la décoration de la pagode chinoise, lui fournirent d’abord matière à beaucoup de plaisanteries. Elle prétendit qu’un énorme vase de porcelaine qui s’y trouvait, était celui dans lequel un certain capitaine B…, qui commandait un vaisseau de la Compagnie des Indes, avait caché et fait porter à son bord, une jolie petite femme chinoise dont il était amoureux, et qu’il avait enlevée de cette manière. Le conte qu’elle fit de cette aventure, attira l’attention générale ; et lady Clonbrony elle-même fut forcée d’en rire, et se pressa d’amener mistriss Dareville dans la tente turque, qu’elle croyait plus à l’abri de la critique. Mais elle n’y gagna rien ; et mistriss Dareville trouva là encore de quoi s’égayer à ses dépens : elle avait un talent tout particulier pour contrefaire les gens, et, enhardie par le succès de ses saillies et la gaîté qu’elle excitait, elle poussa l’impertinence jusqu’à prendre le ton de lady Clonbrony, en faisant usage de quelques expressions qu’elle employait fréquemment : mais elle fut arrêtée tout-à-coup par un regard de Grâce Nugent, qui, placée derrière lady Clonbrony, se montra en cet instant. Il y eut un moment de silence, et ensuite le ton de la conversation changea.

« Salisbury, expliquez-moi ceci, » dit une femme à M. Salisbury en l’attirant à l’écart. « Si vous êtes dans le secret, faites-le moi comprendre ; car, si je ne l’eusse vu, je ne le croirais pas, et même en le voyant, je ne puis le croire. Comment cet esprit audacieux a-t-il été subjugué ? Par quel enchantement ? »

— « Par l’ascendant des grandes âmes sur les petites. »

« C’est très-beau, » dit cette femme en riant ; « mais c’est aussi vieux que Léonore de Galigaï, et cette citation a été répétée un million de fois. Dites-moi donc quelque chose de plus neuf, de mieux adapté au sujet et à nos temps modernes. »

— « Eh bien donc, puisque vous ne me permettez pas de parler de nos jours, de grandes âmes, je vous demanderai si vous n’avez jamais remarqué que, lorsqu’un de ces gens d’esprit a été, en société, battu une fois par un autre d’ordre plus élevé, il est constamment en état de soumission en présence de celui-ci, toutes les fois qu’ils se rencontrent ensemble. »

— « Vous ne me persuaderez pas que cette jeune personne, qui semble si douce, soit de force à lutter avec cette vieille guerre, mistriss Dareville : elle peut avoir assez d’esprit pour cela ; mais a-t-elle autant de courage ?

— « Oui ; personne n’a plus de courage, de ce courage convenable, quand il y va de sa propre dignité ou de l’intérêt de ses amis. Je vous en donnerai demain un ou deux exemples. »

— « Demain ! vous me les donnerez ce soir, tout-à-l’heure. »

— « La place n’est pas sure. »

— « La plus sûre possible, dans une foule comme celle-ci. Suivez-mon exemple : prenez un verre d’orgeat, buvez-en une gorgée de temps en temps, parlez bas, regardez d’un air innocent droit devant vous, ou de temps en temps en l’air, les lustres ; gardez toujours le même ton, supprimez les noms propres, et vous direz tout ce que vous voudrez. »

— « Eh bien donc, quand miss Nugent arriva à Londres, lady Langdale… »

— « Déjà deux noms ! Ne vous ai-je pas recommandé ?… »

— « Mais comment pourrai-je me rendre intelligible ? »

— « Ne pouvez-vous faire usage des initiales, ou avoir recours à la généalogie ?… Allez donc : qu’est-ce qui vous arrête ?… Ce n’est que lord Colambre, et j’ai idée qu’on ne court pas de risque avec lui, quand il s’agit d’un éloge de miss Nugent. »

Lord Colambre, qui avait rempli sa pénible tâche de danseur, et qui s’était débarrassé de toutes ses danseuses, entra dans ce moment dans la tente turque pour se rafraîchir, et précisément à temps pour recueillir les anecdotes de M. Salisbury. »

— « Poursuivez, maintenant. »

— « Vous savez que lady Langdale attache un grand prix à son salut en public ; elle avait coutume de traiter miss Nugent comme elle en traite beaucoup d’autres, tantôt prenant garde à elle, et tantôt n’ayant pas l’air de la connaître, suivant l’espèce de société où elle se trouvait. Un jour elles se rencontrèrent en haute compagnie. Lady Langdale parut embarrassée de savoir si elle se compromettrait par un salut : miss Nugent attendit une occasion favorable ; elle saisit un moment de silence, s’avança, et s’adressa à lady Langdale, comme si elle avait quelque chose de très-important à lui dire ; et, se penchant à son oreille en étouffant de sa main le son de sa voix, comme dans les à-parte sur le théâtre : « Lady Langdale, » lui dit-elle, « vous pouvez me saluer à-présent ; personne ne vous regarde. »

« Bonne leçon ! » dit lord Colambre dans son coin, « et donnée poliment, comme il convient à une femme. »

— « Lady Langdale le méritait bien. Mais mistriss Dareville, que lui arriva-t-il ? »

— « Vous vous rappelez que mistriss Dareville fit, il y a quelques années, un voyage en Irlande, avec la femme du lord-lieutenant, dont elle était parente. Elle y fut reçue avec beaucoup de cordialité, par lord et lady Clonbrony ; elle alla chez eux à la campagne, et vécut dans la plus grande intimité avec lady Clonbrony et miss Nugent. Elle passa un mois entier au château de Clonbrony ; et cependant, quand lady Clonbrony vint à Londres, elle n’eut aucune attention pour elle. Enfin, l’ayant rencontrée chez une de leurs amies communes, mistriss Dareville ne put se dispenser de la reconnaître : mais elle le fit avec très-peu de politesse, et le plus légèrement possible : « Ah ! ah ! lady Clonbrony ! J’ignorais que vous fussiez en Angleterre ! Depuis quand y êtes-vous ? Combien de temps vous proposez-vous de passer à Londres ? J’espère qu’avant de quitter l’Angleterre, vous me donnerez un jour avec miss Nugent. » Un jour ! Lady Clonbrony fut si étonnée de cette impudente reconnaissance, qu’elle hésita, ne sachant comment prendre la chose ; mais miss Nugent, très-froidement et en souriant, répondit : « Un jour ! assurément ! Comment vous refuser un jour, lorsque vous nous avez accordé, un mois ! »

— « Admirable ! À présent, je conçois parfaitement que mistriss Dareville évite d’offenser les amis de miss Nugent en sa présence. »

Lord Colambre ne dit rien, mais cela lui donna beaucoup à penser. « Je voudrais fort, » dit-il en lui-même, « que ma mère eût un peu de cette fierté si bien placée de Grâce Nugent ; elle ne ruinerait pas sa fortune et sa santé, et elle ne perdrait pas son temps à courtiser des gens comme ceux-là. »

Il n’avait pas vu comment sa mère avait été traitée par quelques-uns de ses convives ; il n’aurait pu le supporter : mais il remarqua qu’elle était fatiguée, contrariée, triste, et il fut indigné de ce qu’elle pressait encore quelques-uns de ces impertinens arbitres du bon ton et de la mode de lui faire la faveur, l’honneur de rester à souper. Le souper était servi, on venait de l’annoncer, et cependant ils ne voulurent pas rester : « Ils ne le pouvaient pas, ils étaient obligés de se sauver bien vite ; ils étaient engagés chez la duchesse de Torcaster. »

« Qu’avez-vous, lord Colambre ? » dit miss Nugent en allant à lui. « Prenez donc garde, et quittez cet air courroucé ; d’autres pourraient lire comme moi sur votre physionomie ce qui se passe dans votre âme. »

« Oh ! non ; personne ne peut si bien que vous lire dans mon âme, ma chère Grâce, » dit lord Colambre.

— « Le souper ! le souper ! Faites votre devoir : donnez la main à votre danseuse. »

Lady Catherine, en descendant l’escalier pour se rendre au souper, observa que miss Nugent n’avait point dansé, qu’elle ne s’était point montrée de toute la soirée.

« Ceux qui se trouvent bien dans l’ombre, » dit lord Colambre, « sont souvent ceux qui pourraient paraître le mieux au grand jour ; et je ne suis pas surpris qu’une personne si intéressante dans le fond du tableau ne se soucie pas d’être mise plus en évidence. »

La salle du souper, disposée à grands frais à l’imitation du Wauxhall, représentait, à l’entrée, une serre superbe, éclairée par des lampions de couleurs. Dans le fond, un orchestre se faisait entendre ; les mets les plus délicats, tout ce qu’il y a de plus recherché était servi avec profusion. On mangea, on but, on jouit de tout, et on s’en alla, en se moquant de la maîtresse de la maison. Quelques-uns même, qui trouvaient qu’ils avaient été fort négligés, furent de trop mauvais humeur pour se borner à rire ; ils se plaignirent d’elle très-sérieusement ; car lady Clonbrony avait offensé la moitié, et peut-être les trois-quarts de ses convives, en prodiguant, disaient-ils, des attentions exclusives à ces oracles du bon ton, qui l’avaient traitée si cavalièrement, et qui s’étaient conduits de manière à démontrer à tout le monde qu’ils croyaient lui avoir fait beaucoup d’honneur en paraissant un moment à sa fête. Ainsi se termina cette fête qui lui avait fait dépenser tant d’argent, prendre tant de peines, et supporter tant de fatigues, et dont elle s’était promis un si beau triomphe.

« Colambre, faites taire les musiciens, ils ne jouent plus que pour des siéges vides, » dit lady Clonbrony. « Grâce, ma chère, veillez à ce que les lampes soient bien éteintes. Je n’en puis plus ; il faut que je me mette au lit. Quelle corvée ! quelle épreuve pour les nerfs que tout cela ! Je m’étonne qu’on y tienne jusqu’au bout, et je me demande pourquoi on le fait ! »