(tome 3p. 223-276).



CHAPITRE XVII.


Lord Colambre, en retournant chez lui, rencontra sir Térence O’Fay.

— « Par ma foi ! milord, vous m’avez fait assez courir par la ville. J’ai là, dans ma poche la plus sûre, une lettre pour vous, qui m’a donné assez de peine. Peste ! où l’ai-je mise à présent ? Elle est de miss Nugent, » poursuivit-il en tenant la lettre. » La première adresse à Grosvenor-Square, Londres, avait été effacée, et sir Térence y avait substitué celle-ci : Au Lord Vicomte Colambre, chez Sir James Brooke, baronet, à Brook-Wood Huntingdonshire… ou partout ailleurs (pressée.) « Mais plus on se hâte, et moins on avance ; car la lettre a été à Brook-Wood Huntingdonshire, où je savais qu’elle devait vous trouver si vous étiez quelque part ; mais au gré du sort et de la poste, elle a couru après vous de tous côtés, pendant que vous alliez, m’a-t-on dit, à Toddrington, à Wrestham ; et je regardais comme certain qu’elle finirait par s’échouer dans le bureau des lettres au rebut, ou qu’elle serait collée à la fenêtre du maître de poste à Huntingdon, pour que toute la ville la vît, et qu’elle fût peut-être réclamée, sous quelque prétexte, par un quidam. Et c’est probablement, me disais-je, une lettre d’amour ; il ne la recevra pas, et cela engendrera peut-être quelque froideur entre milord et miss Nugent. »

— « Mais, mon cher sir Térence, donnez-moi donc cette lettre, à présent que vous m’avez trouvé. »

« Oh ! milord, si vous saviez quelles courses j’ai faites, vous manquant ici de cinq minutes, et là de cinq secondes ; mais je vous tiens enfin, et vous tenez la lettre, et je suis payé de toutes mes fatigues par le plaisir que j’ai de vous voir rompre le cachet, et lire. Mais prenez garde de faire la culbute par-dessus cette marchande d’oranges. Ces paniers d’oranges sont fort incommodes pour les gens qui étudient une lettre dans les rues de Londres : mais ne vous en inquiétez pas ; tenez-vous à mon bras, et je vous conduirai, comme un aveugle, à travers toute cette foule. »

La lettre de miss Nugent, que lord Colambre lut en dépit des coups de coudes des passans, et du bavardage continuel de sir Térence, était conçue ainsi :


« Que je ne sois point la cause qui vous bannisse de votre famille et de votre pays, où vous pouvez faire tant de bien et beaucoup d’heureux ; que ce ne soit pas moi qui vous oblige de manquer à la promesse que vous avez faite à votre mère, et à causer un cruel chagrin à ma chère tante, qui, pour se conformer à vos souhaits, pour vous faire plaisir, a renoncé à ses goûts. Comment pourrait-elle jamais être heureuse en Irlande ? Comment le château de Clonbrony serait-il pour elle une demeure supportable sans son fils ? Si vous lui enlevez tout ce qu’elle avait d’amusemens et de plaisirs, pour me servir de l’expression reçue, n’êtes-vous pas obligé de l’en dédommager par ce bonheur domestique dont elle ne peut jouir qu’avec vous et par vous ? Si, au lieu de demeurer avec elle, vous allez joindre l’armée, elle sera journellement dans de mortelles inquiétudes à votre sujet ; et son fils, loin d’être sa consolation, sera pour elle une source de tourmens.

« J’espère que vous vous conduirez en ceci comme vous l’avez fait dans toutes les circonstances où je vous ai vu agir ; c’est-à-dire raisonnablement, avec justice, avec bonté. Soyez ici le jour où vous avez promis à ma tante de vous y rendre ; avant ce temps je serai dans le Cambridgshire avec mon amie lady Berryl ; elle a la bonté de venir me chercher à Buxton, et je demeurerai avec elle, au lieu de retourner en Irlande. J’ai expliqué mes motifs à ma chère tante : pouvais-je cacher quelque chose à celle de qui j’ai reçu, depuis mon enfance, tout ce que la plus tendre affection peut accorder ? Elle est satisfaite de mes raisons ; elle consent à ce que je demeure à l’avenir chez lady Berryl ; procurez-moi le plaisir de voir, par votre conduite, que vous approuvez la mienne.

» Votre affectionnée cousine
« et amie,
« Grâce Nugent. »

Tous ceux qui, comme notre héros, sont capables de sentir le prix d’une conduite noble et généreuse, imagineront facilement combien cette lettre lui fit de plaisir. Le pauvre sir Térence O’Fay, se livrant à son bon naturel, jouit de le voir ravi, et s’oublia tellement lui-même qu’il ne s’enquit pas seulement de lord Colambre, s’il s’était occupé d’une affaire qui l’intéressait personnellement, et qui lui était fort importante : le lendemain matin, la voiture étant à la porte, sir Térence prenait congé de son ami, lord Clonbrony, les larmes aux yeux, et souhaitait au père et au fils toutes sortes de bonheur, « quoiqu’il n’y en eût plus, » disait-il, « à Londres ni nulle part, pour lui, » quand lord Colambre s’approcha de lui, et dit :

« Sir Térence, vous ne m’avez pas demandé si j’avais fait votre affaire ? »

— « Oh ! mon cher, je n’y pense pas à présent, j’aurai tout le temps de vous en écrire par la poste ; mais je n’ai pas la tête aux affaires en ce moment ; ne vous inquiétez pas de cela. »

« Votre affaire est faite, » répliqua lord Colambre.

— « Je ne conçois pas comment vous avez pu y songer, ayant l’esprit et le cœur aussi occupés. Quand j’ai quelque chose sur le cœur, ou dans ma tête, celle-ci ne vaut pas une citrouille. Bon voyage, je vous remercie bien sincèrement, et puissiez-vous être aussi heureux que je le désire. »

« Adieu donc, sir Térence O’Fay, » dit lord Clonbrony ; « et puisque le ciel le veut ainsi, il faut que je me résigne à me séparer de vous. »

« Oh ! vous n’en serez que mieux sans moi, milord ; je ne suis pas, je le sais, très-bonne société pour un homme de qualité, jeune ou vieux ; et maintenant vous allez être riche et dispensé de vous ingénier sans cesse pour faire ressource : que feriez vous de moi ? Sir Térence O’Fay, vous le savez, n’était l’ami que du pauvre homme de qualité ; vous n’aurez plus besoin de lui, grâce à cette perle des fils que vous avez là. — Séparons-nous donc à présent. Et, croyez-moi, vous vous trouverez mieux sans moi ; c’est ce qui me console et m’empêchera de mourir de chagrin. La voiture attend depuis long-temps, et ce jeune amoureux brûle de partir. — Dieu vous bénisse tous deux ! — Voilà mon dernier mot. »

Ils se rendirent à Red Lion Square, ponctuellement à l’heure convenue, chez M. Reynolds, mais les volets de ses fenêtres étaient fermés ; il avait été saisi dans la nuit, d’une violente attaque de goutte qui le tenait, dit-il, attaché par les pieds. « Mais, » ajouta-t-il, en présentant une lettre à lord Colambre, « voici qui fera votre affaire, sans que vous ayez besoin de moi ; prenez cette reconnaissance que j’ai couchée par écrit, et faites lire à ma petite-fille la lettre de son père ; elle toucherait un cœur de pierre ; elle a touché le mien : plût à Dieu que je pusse rappeler sa mère du tombeau, pour lui rendre justice ! Vous voyez, cependant, qu’au bout du compte, je ne suis pas un drôle soupçonneux, et que je ne vous suppose pas capable de me donner une petite-fille supposée. »

« Voulez-vous, monsieur, » dit lord Colambre, « permettre à votre petite-fille de se rendre à Londres, auprès de vous ? vous aurez la satisfaction de vous assurer si elle ressemble à son père. Miss Reynolds viendra à l’instant où vous la manderez, et elle vous soignera. »

« Non, non, je ne veux pas qu’elle vienne : si elle vient je ne la verrai pas ; elle ne débutera pas par être ma garde-malade ; je ne suis pas un égoïste. Dès que je serai débarrassé de cette attaque de goutte, vous me verrez encore aussi ingambe qu’un jeune homme, et j’aurai bientôt passé la mer pour vous aller rejoindre ; un voyage outre mer ne me fait pas peur : j’irai à… quel est le nom de votre demeure en Irlande ? Je verrai si ma petite-fille, que vous m’avez tant vantée hier, ressemble à son pauvre père, et je saurai en même temps si elle s’entendra à me cajoler aussi bien que mistriss Petito. Ne rédigez les articles de votre mariage, entendez vous bien, que quand vous aurez vu mon testament, que je signerai à… Quel est le nom de votre endroit ? Écrivez-le ; voilà une plume et de l’encre ; et laissez-moi, car les douleurs me prennent, et je vais rugir. »

« Voulez-vous me permettre, monsieur, de vous laisser mon domestique, pour vous soigner ? je puis vous garantir qu’il est attentif et fidèle. »

— « Faites-moi voir quelle mine il a, et je vous répondrai. »

Le domestique de lord Colambre fut appelé.

« Oui, sa mine me plaît assez. Dieu vous bénisse et laissez-moi. »

Lord Colambre recommanda à son domestique de supporter la mauvaise humeur et les manières rudes de M. Reynolds, et d’avoir bien soin de ce pauvre vieillard. Puis il se mit en route avec son père, et il ne lui arriva rien de remarquable durant son voyage. En lisant pour la première fois la lettre de miss Nugent, il avait craint qu’elle n’eût quitté Buxton avec lady Berryl, avant son arrivée ; mais en y réfléchissant, il se flatta que le billet qu’il avait adressé à sa mère et à elle, pour leur annoncer qu’il les rejoindrait le mercredi suivant, suffirait pour indiquer à miss Nugent, que quelque grand changement était survenu, et pour l’engager à ne pas quitter sa tante avant de pouvoir juger si cette séparation était nécessaire. Il raisonnait juste, plus juste que ne l’avait fait Grâce ; car, malgré ce billet, elle aurait quitté Buxton avant l’arrivée de lord Colambre, si lady Berryl, avec plus de force d’esprit, ne fût demeurée ferme dans la résolution de ne point partir avant que lord Colambre fût arrivé pour s’expliquer. En attendant, la pauvre Grâce resta dans un cruel état de suspens. Ce qui la tourmentait le plus, était l’incertitude de savoir si elle avait tort ou raison de demeurer à Buxton, jusqu’à l’arrivée de lord Colambre.

« Ma chère, vous ne pouvez prendre parti pour vous-même : tranquilisez-vous, » lui dit lady Berryl ; « je prends tout sur ma conscience ; et je souhaite fort qu’elle ne me reproche jamais rien de plus mal. »

Grâce fut la première personne qui, de la fenêtre, aperçut la voiture de lord Colambre. Elle courut à l’appartement de lady Berryl.

« Il est arrivé ! emmenez-moi maintenant. »

« Pas encore, ma chère amie ! asseyez-vous sur ce sofa, s’il vous plaît, et tenez-vous tranquille, tandis que je vais voir ce que vous avez à faire ; et fiez-vous à une véritable amie qui, comme vous, fait passer le devoir avant tout. »

« Je m’en rapporte entièrement à vous, » dit Grâce en tombant sur le sofa : « et vous voyez que je vous obéis. »

— « Je vous dois beaucoup de remercîmens de ce que vous vous couchez, quand vous ne pouvez vous tenir debout. »

Lady Berryl se rendit à l’appartement de lord Colambre, et rencontra en son chemin sir Arthur qui lui dit :

« Venez, ma chère ! venez vite ! lord Colambre est arrivé. »

— « Je le sais : et va-t-il en Irlande ? dites-le moi à l’instant, que je puisse le dire à Grâce. »

— « Vous ne pouvez lui rien dire encore, ma chère, car nous ne savons rien. Lord Colambre ne s’expliquera pas, que vous ne soyez présente ; mais je juge à son air qu’il porte de bonnes nouvelles, et qu’il doit nous apprendre des choses extraordinaires. »

Ils se rendirent promptement chez lady Clonbrony.

« Oh ! ma chère lady Berryl, arrivez donc ! ou je mourrai d’impatience, » s’écria lady Clonbrony d’une voix à faire douter si elle riait ou pleurait. « Allons, allons, vous avez assez fait de complimens, assez dit que vous êtes charmés et ravis ; à présent, pour l’amour de Dieu, lord Clonbrony, asseyez-vous là, à côté de moi, où vous voudrez ! et vous, Colambre, commencez ; et contez-nous tout cela bien vite. »

Mais comme rien n’est si ennuyeux qu’une histoire contée pour la seconde fois, nous ne répéterons pas ici la narration de lord Colambre. Il la reprit depuis la visite du comte O’Halloran, immédiatement après le départ de sa mère de Londres ; il dit comment il avait découvert que le capitaine Reynolds avait épousé miss Saint-Omar, et était le père de Grâce, et comment il avait déclaré son mariage en mourant ; il parla du paquet remis par le comte O’Halloran à cet ambassadeur négligent, et de la recherche qu’il en avait faite avec sir James Brooke, l’exécuteur testamentaire de cet ambassadeur ; il rendit compte de son voyage de Wrestham à Toddrington, et de Toddrington à Red Lion Square, de son entrevue avec le vieux Reynolds, et du résultat qu’elle avait eu. Tout cela fut dit avec la rapidité qu’exigeait l’impatience de ses auditeurs.

« Oh ! merveilles sur merveilles ! joie sur joie ! » s’écria lady Clonbrony. « Ainsi donc, ma chère Grâce est aussi légitime que moi, et se trouve, après tout, une héritière ! Où est-elle ? Où est-elle ? Dans votre chambre, lady Berryl ? Oh ! Colambre, pourquoi n’avez-vous pas voulu qu’elle fût présente ? Lady Berryl, savez-vous bien qu’il n’a pas voulu que je la fisse appeler, quoiqu’elle soit la personne que tout ceci intéresse le plus. »

— « C’est précisément pour cela, madame ; et vous sentirez, j’en suis sûre, que lord Colambre a eu grandement raison, quand vous vous rappellerez qu’elle est à mille lieues d’imaginer qu’elle n’est pas la fille de M. Nugent ; quand vous songerez qu’elle n’a pas le plus petit soupçon que jamais sa mère ait été exposée au moindre blâme : cette partie de son histoire ne saurait lui être contée avec trop de précaution ; et son esprit a été si agité en dernier lieu, elle est si accablée, si faible, qu’il faut beaucoup de délicatesse…

« Cela est vrai, très-vrai, lady Berryl, » dit lady Clonbrony l’interrompant ; « et vous y apporterez ensuite toute la délicatesse que vous voudrez : mais d’abord, avant tout, je veux lui dire la meilleure partie de cette histoire ; je veux lui apprendre qu’elle est une héritière : cela n’a jamais tué personne. »

Alors, se faisant passage malgré toute opposition, elle courut à la chambre où Grâce était couchée. « Levez-vous, Grâce ! venez, ma chère Grâce, et soyez surprise ! vous en avez sujet, vous voilà maintenant une héritière. »

— « Suis-je une héritière, ma chère tante ? »

« Aussi vrai que je suis lady Clonbrony ; et une très-riche héritière ; et pas plus cousine de Colambre que lady Berryl que voilà. Ainsi, mettez-vous à l’aimer aussi vite que vous voudrez, j’y donne mon consentement ; et le voilà lui-même. »

Lady Clonbrony se tourna vers son fils, qui parut en ce moment à la porte.

— « Ô ! ma mère, qu’avez-vous fait ! »

« Ce que j’ai fait ? » dit lady Clonbrony en suivant les yeux de son fils. « Bon Dieu, Grâce est évanouie ! morte ! lady Berryl ! ah ! qu’ai-je fait ! ma chère lady Berryl, que faut-il faire ? »

Lady Berryl vola au secours de son amie.

« La voilà qui reprend connaissance, » dit lord Clonbrony ; « venez avec moi, ma chère lady Clonbrony, éloignons-nous un moment, quoique je sois aussi impatient que vous de causer avec cette chère enfant ; mais elle n’est pas en état de nous entendre à présent. »

Grâce, en sortant de son évanouissement, vit lady Berryl penchée sur elle ; et, se soulevant un peu, elle lui dit :

« Qu’est-il donc arrivé ? j’ignore encore si je suis heureuse ou non. »

Alors, voyant lord Colambre, elle s’assit tout-à-fait.

« Je me flatte que vous avez reçu ma lettre, mon cher cousin ! irez-vous en Irlande avec ma tante ? »

— « Oui, et avec vous, je l’espère, ma chère amie, » dit lord Colambre ; « vous m’avez autrefois assuré que j’avais assez de part à votre estime et à votre affection, pour que l’idée de mon retour en Irlande avec vous ne vous fût pas désagréable. »

« Oui… Asseyez-vous donc à côté de moi, lady Berryl… Oui, mais alors je vous considérais comme mon cousin lord Colambre, et je pensais que vous étiez dans les mêmes dispositions à mon égard… mais maintenant…

« Mais maintenant, charmante Grâce, » dit lord Colambre en se mettant à genoux près d’elle et prenant sa main, « aucun obstacle insurmontable ne s’oppose à ma passion… Aucun obstacle insurmontable, ai-je dit ? Permettez-moi de dire, nul obstacle que ceux qui dépendent d’un changement dans vos sentimens. Vous avez entendu le consentement de ma mère ; vous avez vu sa joie. »

« Je savais à peine de ce que j’entendais, ou ce que je voyais, « dit Grâce en rougissant, « et je ne le sais guère plus à présent. Mais ce dont je suis sûre, même avant que je comprenne ce mystère, avant que vous ayez expliqué les causes de votre changement de conduite, c’est que vous n’agissez jamais par caprice, et que vous avez sans doute été déterminé par des vues sages et des motifs honorables. Quant à ce que j’aille en Irlande, ou que je demeure avec lady Berryl, elle est informée de tout, et elle est mon amie et la vôtre ; il ne peut exister une meilleure amie, je m’en rapporte à elle, et c’est elle qui décidera ce que je dois faire ; elle m’a promis de m’emmener avec elle, à l’instant, si mon devoir était que je partisse.

— « Oui, je l’ai promis et je le ferais sans hésiter, si le devoir ou la prudence l’exigeaient ; mais après avoir entendu toutes les circonstances, je renonce volontairement au plaisir de vous avoir avec moi. »

« Mais dites-lui, ma chère lady Berryl, » dit lord Colambre, « expliquez-lui, vous son excellente amie, vous qui le pouvez mieux qu’aucun de nous, expliquez-lui tout ce qu’elle doit apprendre ; qu’elle connaisse toute ma conduite, qu’elle juge par elle-même, et je me soumettrai à sa décision. Il est difficile, ma chère Grâce, de contenir l’expression de l’amour quand il est aussi vivement sentit, mais j’ai quelque pouvoir sur moi, vous le savez, et je puis vous promettre que vous serez aussi libre que l’air dans vos affections ; et que ma vie, en dépendît-elle, je ne souffrirai jamais que le vœu de vos parens, de vos amis, qu’aucune médiation influent sur votre choix, qui doit dépendre entièrement de votre inclination. Soyez sûre, ma chère Grâce, » ajouta-t-il en souriant, et en se retirant, « que vous aurez tout le temps de savoir si vous êtes heureuse ou non. »

Dès que lord Colambre fut sorti, miss Nugent se jeta dans les bras de son amie, et son cœur oppressé par divers sentimens, fut fort soulagé par les larmes qu’elle répandit, car elle n’était point habituée à cette espèce de soulagement.

« Je suis heureuse, » dit-elle ; « mais quel était cet obstacle insurmontable ? que signifiaient les paroles de ma tante ? et quelle était la cause de sa joie ? expliquez-moi tout cela, ma chère, car il me semble encore que je rêve. »

Avec cette délicatesse que lady Clonbrony avait jugée superflue, lady Berryl expliqua tout. — La surprise, l’étonnement de Grâce furent extrêmes en apprenant que Mr. Nugent n’était pas son père. Quand elle connut la tache imprimée sur sa naissance, les soupçons et la honte auxquels sa mère avait été si long-temps exposée ; sa mère qu’elle chérissait et respectait, qui lui avait inspiré des sentimens de vertu et de religion, et qui avait toujours pratiqué ce qu’elle lui enseignait, — sa mère qu’elle avait toujours crue si exempte de blâme, si à l’abri des traits de la médisance ; elle ne put que répéter, de l’accent de la surprise et de l’indignation : « Ma mère ! ma mère ! ma mère ! »

Durant quelque temps, il lui fut impossible de s’arrêter à aucune autre pensée, ni d’éprouver d’autre sentiment ; mais quand elle fut en état de l’entendre, son amie adoucit sa peine en lui rappelant les expressions de l’amour de lord Colambre, ses agitations et ses combats, lorsqu’il pensait qu’un obstacle insurmontable s’opposait à son union avec elle.

Grâce soupira, et elle convint que, d’après les règles de la prudence, cet obstacle devait être insurmontable ; elle admira sa résolution, son honnêteté, et sa conduite honorable envers elle ; une fois elle s’écria :

« Ainsi donc si j’eusse été la fille d’une mère coupable, il n’aurait jamais mis sa confiance en moi ! »

Mais aussitôt elle se rappela la joie qu’elle avait vue briller dans ses yeux, la tendresse, la passion qu’exprimaient tous ses traits et ses moindres paroles : alors elle ne s’attacha plus qu’à la certitude que tous les obstacles étaient écartés.

« Et nul devoir ne s’oppose à ce que je l’aime ! et ma tante le désire ! ma bonne tante ! et je puis songer à lui. Vous, ma meilleure amie, vous ne me donneriez pas cette assurance, si vous n’étiez pas certaine de la vérité. Oh ! comment puis-je vous remercier de toutes vos bontés, et de cette bonté la plus touchante, la sympathie ! vous le voyez, c’est votre calme, votre force d’âme qui me soutient ; j’aime mieux avoir appris de vous ce que je viens d’apprendre, que de la bouche de toute autre personne au monde. Je n’aurais pu le supporter de nulle autre ; nulle autre ne connaît mon âme aussi bien que vous : et cependant ma tante est aussi bien bonne pour moi. Et mon cher oncle ! ne devrais-je pas aller le trouver ? Mais il n’est pas mon oncle, elle n’est pas ma tante, je ne puis me faire à l’idée qu’ils ne sont pas mes parens, et que je ne suis rien pour eux. »

« Vous pouvez être tout pour eux, ma chère Grâce, » dit lady Berryl : « quand vous voudrez, vous serez leur fille. »

Grâce rougit, sourit, soupira, et fut consolée. Mais alors elle se rappela son nouveau parent, Mr. Reynolds, son grand-père qu’elle n’avait jamais vu, qui, durant tant d’années, l’avait désavouée, qui avait été si injuste pour sa mère. Elle avait peine à songer à lui avec complaisance : cependant quand on lui peignit son âge, ses souffrances, ses chagrins, sa situation triste et isolée, elle le plaignit ; et, fidèle au vif sentiment qu’elle avait de ses devoirs, elle voulut partir à l’instant pour aller lui offrir tous les soins et toutes les consolations qui étaient en son pouvoir. Lady Berryl l’assura que Mr. Reynolds avait positivement déclaré qu’il ne voulait pas qu’elle allât le trouver, et qu’il ne la verrait pas si elle venait chez lui. Après une si rapide succession d’émotions de tout genre, la pauvre Grâce avait besoin de repos, et son amie eut soin qu’elle pût en prendre sans interruption, durant le reste de cette journée.

Pendant cette conférence, lord Clonbrony avait charitablement et judicieusement occupé sa femme d’une discussion sur un meuble de velours peint, que Grâce avait travaillé pour le salon du château de Clonbrony.

Dans l’esprit de lady Clonbrony, de même que dans quelques mauvais tableaux, il n’y avait aucune disposition ; tous les objets, grands et petits, étaient sur le même plan.

Au moment où son fils entra, milady s’écria : « Toutes les choses agréables arrivent à la fois. Votre père m’apprend que le meuble de Grâce est emballé : réellement, Soho est le premier homme du monde pour ces sortes de choses, et le plus habile : et voilà qu’après tout, mon cher Colambre, comme je l’avais toujours espéré et prédit, vous épouserez enfin une héritière. »

« Et Terry, » dit lord Clonbrony, « gagnera sa gageure contre Mordicai. »

« Terry ! » répéta lady Clonbrony, « cet odieux Terry ! j’espère, milord, que vous ne ferez pas de sa société une des douceurs de ma vie en Irlande. »

« Non, ma chère mère, » dit lord Colambre ; « il est beaucoup mieux pourvu que nous n’aurions pu nous y attendre. Un des premiers soins de mon père a été d’empêcher qu’il ne vous devînt incommode. Comme nous nous consultions sur les moyens de le rendre heureux, il nous dit qu’il avait toujours eu en vue une bonne petite place qui serait bientôt vacante dans son pays, celle d’avocat-assesseur aux sessions : « avocat-assesseur, » dit mon père ; « mais, mon cher Terry, vous avez passé votre vie à éluder les lois, et bien souvent à les enfreindre violemment ; croyez-vous que cela vous ait rendu très-propre à en être le gardien. — » Sir Térence répondit : « Oui, assurément ; employez un voleur pour découvrir un voleur, n’est pas une mauvaise maxime ; et M. Colquhoun, l’écossais, n’est-il pas arrivé à être grand-juge en instruisant le public tout aussi bien que lui-même, de ce qui concerne les voleurs de toute espèce, sur mer et sur terre, et même en l’air ? et Barrington n’est-il pas grand-juge à Botany Bay ? »

Mon père craignit alors sérieusement que sir Térence n’insistât pour qu’il employât son crédit à lui faire obtenir cette place ; il ne réfléchissait pas qu’il fallait, pour la remplir, avoir suivi le barreau pendant cinq ans. — Mais heureusement pour nous tous, mon excellent ami le comte O’Hollaran s’en mêla, et nous tira d’affaire par une idée qui s’accordait à merveille avec la justice distributive. Un ami du comte, homme de lettres, avait depuis long-temps la promesse d’un poste lucratif dans le gouvernement ; mais malheureusement il avait tant de mérite et de talens, qu’on ne pouvait lui trouver de l’emploi en Angleterre ; ils s’avisèrent de lui donner une commission, ou plutôt, devrais-je dire, une entreprise au dehors, pour la fourniture de chevaux hongrois pour l’armée. Précisément la personne dont il s’agit, n’avait aucune connaissance en fait de chevaux : et comme sir Térence est un jockey du premier ordre, le comte a imaginé qu’il serait un excellent substitut, pour son ami l’homme de lettres. Nous lui avons garanti sir Térence pour un ami intègre et fidèle, et je pense que l’association sera bonne pour les deux parties intéressées. Le comte a arrangé tout cela. — J’ai laissé sir Térence bien pourvu, loin de vous, ma chère mère, et aussi heureux qu’il puisse l’être en se séparant de mon père. »

Lord Colambre prit grand soin d’attirer l’attention de sa mère sur des objets qui l’empêchassent de songer, pour le moment, à miss Nugent. Mais à chaque pause dans la conversation, milady répétait :

« Grâce finit par se trouver une héritière, et ils savent qu’ils ne sont pas cousins. J’en suis charmée, et je préfère Grâce mille fois à toute autre héritière en Angleterre. Plus d’obstacle, plus d’objections, je leur donne mon consentement. J’ai toujours prédit que Colambre épouserait une héritière ; mais pourquoi ne se marieraient-ils pas tout de suite ? »

De ce moment, l’ardeur et l’impatience de lady Clonbrony furent si extrêmes, qu’elles n’étaient propres qu’à retarder l’accomplissement de ses propres souhaits : et lord Clonbrony, qui entendait un peu mieux la passion de l’amour que sa femme qui ne l’avait jamais sentie, ni même comprise, vit les tourmens que lady Clonbrony causait à son fils, et eut pitié de sa chère Grâce. Avec une délicatesse et une adresse dont peu de gens l’auraient cru capable, il joignit ses soins à ceux de son fils pour calmer lady Clonbrony, pour l’empêcher d’exprimer sans cesse sa satisfaction de ce que Grâce était devenue une héritière. Mais un point sur lequel elle déclara qu’elle ne céderait pas, fut celui d’une noce brillante au château de Clonbrony, d’une noce comme devait être celle d’un héritier et d’une héritière. Elle espérait que le mariage serait célébré aussitôt après leur arrivée en Irlande ; et dès qu’ils seraient rendus au château de Clonbrony, elle comptait l’annoncer à tous ses amis.

« Ma chère, » lui dit lord Clonbrony, « il faut que nous attendions avant tout, la commodité de la goutte du vieux M. Reynolds. »

« En effet, vous avez raison, à cause de son testamens, » dit milady. « Mais un testament est bientôt fait, n’est-il pas vrai ? Cette circonstance ne peut occasionner un long délai. »

« Il faudra ensuite rédiger les articles, » dit lord Clonbrony ; « et cela prendra du temps. Les amans, comme tous autres, dans le monde, doivent se soumettre aux délais nécessaires. En attendant, ma chère, comme les eaux de Buxton vous font grand bien, et comme Grâce ne me paraît pas assez forte à présent pour entreprendre un long voyage, nous ferons bien de profiter de l’occasion pour voir les curiosités et les beaux sites du Derbyshire, Maltock, et les merveilles du Pic, etc. Nos jeunes gens seraient bien-aises de les visiter ensemble, et n’en auront pas de sitôt l’occasion. Pourquoi ne nous reposerions-nous pas ici ? D’ailleurs, « continua milord, qui accumulait les argumens, car il avait souvent observé que lady Clonbrony qui résistait d’ordinaire à un seul, cédait à leur nombre de quelque espèce qu’ils fussent, « d’ailleurs, ma chère, sir Arthur et lady Berryl sont venus ici exprès pour nous ; nous leur devons des égards, et même quelque chose de plus que des égards, ce me semble. Je ne vois pas pourquoi nous serions si pressés de nous séparer d’eux, et de quitter Buxton. Quelques semaines de plus ou de moins ne signifient rien ; et pendant ce temps les préparatifs s’achèveront au château de Clonbrony, et nous le trouverons mieux en état de nous recevoir. Burke y est allé, et si nous restions ici tranquillement, le meuble de velours sera arrivé, déballé, et déjà établi dans le salon. »

« C’est vrai, milord, » dit lady Clonbrony, « et il y a des choses fort raisonnables dans tout ce que vous me dites ; je seconde donc votre motion, car je vois que Colambre en est d’accord. »

Ils demeurèrent quelque temps dans le Derbyshire, et tous les jours, lord Clonbrony proposait quelqu’agréable excursion, et prenait soin que les jeunes gens fussent livrés à eux-mêmes, comme mistriss Broadhurst avait coutume de le recommander si fortement. Le souvenir de ses maximes de conduite, en pareil cas, était encore présent à lady Clonbrony, et il opéra sur elle à la grande satisfaction des deux amans.

Heureux, comme amant, comme ami, comme fils ; heureux de sentir qu’il avait rendu à son père la considération, et persuadé à sa mère de quitter les joies bruyantes et factices du grand monde pour les douceurs réelles de la vie domestique ; heureux de toucher le cœur de la femme qu’il aimait, et dont il méritait et possédait l’estime ; heureux en découvrant chaque jour de nouveaux charmes dans sa future compagne, notre héros retourne dans le pays qui l’a vu naître, et nous le quittons.

Mais en le quittant, nous pouvons raisonnablement espérer qu’il tiendra, durant sa vie, tout ce que son caractère promettait dès sa jeunesse ; que ses vues patriotiques s’étendront avec le pouvoir de réaliser ses souhaits ; que son attachement pour ses compatriotes, si rempli de cordialité, s’augmentera à mesure qu’il les connaîtra davantage ; et qu’il répandra long-temps le bonheur dans ce cercle étendu qui est particulièrement soumis à l’influence et à l’exemple d’un grand propriétaire irlandais, qui réside dans ses terres.


Lettre de Larry à son frère, Pat Brady,
chez M. Mordicai, sellier à Londres.


Mon cher frère,

« Votre lettre du 16, qui contenait un billet de cinq livres sterling, pour mon père, est bien arrivée lundi dernier ; et il m’a commandé de vous le renvoyer avec ses remercîmens, attendu qu’il n’en a que faire à présent, et que probablement il n’en aura pas besoin à l’avenir, comme vous le verrez ci-après ; mais il vous appelle en toute hâte, et ce billet vous servira pour les frais du voyage ; car nous ne pouvons jouir sans vous du bonheur qu’il a plu à Dieu de nous envoyer ; mettez le reste dans votre poche, et lisez-le quand vous en aurez le temps. »

« Le vieux Nick est allé, et Saint-Denis avec lui, à l’endroit d’où il était venu, et Dieu en soit loué ! Le vieux lord a découvert ses tours ; et je l’y ai aidé par le moyen du jeune lord que j’ai mené, comme je vous en ai informé dans ma dernière, pendant qu’il était Gallois, ce qui est bien ce que j’ai jamais fait de mieux, quoique je n’en susse rien dans le temps, pas plus que vous. Ainsi, le vieux Nick est chassé de l’agence, net et clair ; et le lendemain que cela est arrivé, il y a eu une grande joie surprenante dans tout le pays ; pas surprenante cependant, mais telle que vous pouviez raisonnablement vous y attendre, le connaissant comme vous le connaissez. « Lui (c’est-à-dire le vieux Nick et Saint-Denis), auraient été brûlés le soir même, je veux dire en effigie, dans la ville de Colambre, n’était que le nouvel agent, M. Burke, arriva ce jour-là trop tôt pour l’empêcher, en disant que cela n’était pas bien de fouler aux pieds les gens abattus, ou quelque chose comme cela qui y mit fin ; et quoique ce fût un grand désappointement pour bien du monde, et pour moi en particulier, je n’ai pas pu m’empêcher d’en aimer mieux ce M. Burke, et je ne sais pourquoi ni comment. On dit que c’est un très-brave homme, et qu’il ne ressemble pas du tout au vieux Nick ni au Saint ; il ne prend point de volaille de redevance, ni gants, ni droits de sceau ; il n’exige ni corvées ni gazon de redevance. Si bien donc, que quand je fus désappointé de l’effigie, je me consolai en faisant un feu de joie du beau tas de gazon de redevance du vieux Nick ; par bonheur il était sur le chemin, loin de toute maison, de tout chaume, de tout endroit qui pût prendre feu ; ainsi, point de dommage à craindre, point d’objection. Et quelle belle flamme ! je voudrais que vous l’eussiez vue ; et tous les hommes, les femmes, les enfans, de la ville et du pays, loin ou près, se réunirent autour, poussant des cris de joie, et dansant comme des fous ; et il faisait clair comme en plein jour au-dessus de la tourbière jusqu’à la maison de Bartley Finnigan. Et j’ai entendu dire après, qu’on le voyait de toutes les parties des trois comtés, et qu’ils s’y sont d’abord mépris, pensant que c’était la veille de la Saint-Jean, et ensuite ils n’ont su qu’en faire ; mais ils l’ont pris de bonne part, comme un bon signe, et ils s’en sont réjouis. Quant à Saint-Denis et au vieux Nick, un procureur leur a mis le pied sur la gorge : ils ont trois saisie-exécution sur le corps ; et voilà la fin de ces coquins, et un grand exemple dans le pays, et n’en parlons plus. Je ne veux pas user mon encre pour des gens qui n’en valent pas la peine, quand j’en ai besoin pour vous dire le reste, comme vous allez voir. Depuis quelques semaines on a tout arrangé, nettoyé, au château de Clonbrony et dans la ville ; le nouvel agent est actif et habile, et il a mis les couvreurs, les vitriers, les peintres, et tous les ouvriers nécessaires, partout où il en était besoin ; et vous ne reconnaîtrez plus la ville. Ma foi, me suis-je dit, voilà qui est bon signe. Mais maintenant ouvrez les oreilles, Pat ! car voilà les grandes nouvelles et les bonnes qui arrivent. Le maître est de retour chez lui, et que Dieu lui donne longue vie ! et la famille est arrivée hier, tous tant qu’ils sont ; le vieux lord et le jeune lord (voilà un homme celui-ci, Paddy !) et milady et miss Nugent. J’ai mené la femme de chambre de miss Nugent, et une autre ; ensorte que je suis arrivé avec eux, et que j’ai tout vu du commencement à la fin : et je dois vous dire d’abord que notre jeune lord Colambre me reconnut au moment où il arriva à notre auberge, et eut la bonté de me faire signe, dans la cour où j’étais, de venir à lui, et il me dit : Mon ami Larry, avez-vous été fidèle à votre promesse de ne plus boire de whiskey ? Assurément, milord, lui dis-je, je l’ai tenue ; (et cela était vrai,) et tout le pays sait bien que je n’en ai pas bu une goutte depuis lors ; et je suis fier de vous revoir, milord, ajoutai-je, et de ce que vous aussi avez tenu votre parole, et êtes revenu parmi nous. Alors, on a demandé les chevaux, et il ne s’est plus rien passé pour le moment entre notre jeune lord et moi, si ce n’est qu’en s’éloignant il m’a fait remarquer par le vieux lord. Je m’en suis aperçu, et je l’en ai remercié au fond de mon cœur, quoique je ne susse pas tout le bien qui m’en arriverait. Mais ne parlons plus de moi à présent. »

« Oh ! comme je les ai menés bon train ! et nous sommes tous arrivés à la grande porte du parc avant le coucher du soleil ; la soirée était aussi belle qu’aucune que vous ayez jamais vue ; le soleil éclairait le sommet des arbres, comme les dames le remarquèrent ; et les feuilles, quoiqu’elles eussent déjà changé de couleur, n’étaient pas encore tombées, malgré que la saison fût si avancée. Je crois que les feuilles savaient ce qu’elles faisaient, et quelles étaient restées là pour les recevoir. Et les oiseaux chantaient ; et j’ai cessé de siffler pour que les dames pussent les entendre : mais il n’y avait pas moyen qu’elles les entendissent quand nous fûmes arrivés à la porte du parc, car il y avait une foule et des acclamations comme vous n’en avez jamais vues ; et les chevaux ont été dételés de toutes les voitures, et on les a traînés à travers le parc jusqu’au château, en les comblant de bénédictions. Et que Dieu les bénisse ! Quand ils sont descendus de voiture, ils ne sont pas allés s’enfermer dans le grand salon, mais ils se sont rendus droit sur la terrasse, pour contenter le cœur et les yeux de ceux qui les suivaient. Milady était appuyée sur son fils ; et miss Grâce Nugent, le plus bel ange que vous ayez jamais vu, avec le plus beau teint et le plus doux sourire, était appuyée sur le vieux lord, qui avait son chapeau à la main en saluant tout le monde, et nommait tous les vieux tenanciers en passant près d’eux. Oh ! qu’il y avait de contentement, et de larmes aussi ; j’avais peine à m’empêcher de pleurer de joie. »

« Après un tour ou deux sur la terrasse, milord Colambre a quitté le bras de sa mère, et est venu sur le bord du talus, regardant en bas dans la foule, comme s’il cherchait quelqu’un. »

« Est-ce la veuve O’Neil, milord ? lui dis-je ; la voilà avec un mouchoir blanc, entre son fils et sa fille, comme de coutume. »

« Alors milord leur a fait signe, et ils ne savaient pas lequel des trois devait s’avancer ; et milord a fait trois signes du doigt, et tous trois ont couru bien vite au pied du talus, en face de milord ; et milord est descendu pour aider la vieille (Ô ! c’est celui-là qui est un véritable gentleman), et il les a amenés tous les trois à milady et à miss Nugent. Je les ai suivis, et me suis tenu tout près d’eux pour écouter, quoique ce ne fût pas poli ; mais je n’ai pu m’en empêcher. Si bien que ce qu’il a dit je ne le sais pas trop, car après tout je n’ai pu m’approcher assez pour bien entendre. J’ai vu milady sourire avec bonté, et prendre la veuve O’Neil par la main ; et ensuite milord Colambre a présenté Grâce à miss Nugent, et il a été dit quelque chose de ce qu’elles avaient le même nom, et de rideaux d’indienne ; mais n’importe de quoi il a été question, suffit qu’ils étaient tous contents. Ensuite milord Colambre a cherché des yeux Brian, qui s’était tenu en arrière, et il l’a conduit à son père, en faisant son éloge. Et milord, le maître, a dit, ce que je n’ai su qu’après, qu’ils auraient leur maison et leur ferme, et ne paieraient que l’ancienne rente ; et la vieille a été si saisie de surprise, qu’elle est tombée morte ; et il y a eu un cri général. Soyez tranquille, ai-je dit, elle n’est morte que de joie ; et j’ai couru et je l’ai relevée, car son fils n’avait pas plus de force en ce moment que l’enfant qui vient de naître ; et Grâce tremblait comme la feuille, et était pâle comme le linge ; mais ça n’a pas duré long-temps, car la vieille a repris connaissance et s’est portée comme auparavant, dès que j’ai eu apporté de l’eau que miss Nugent lui a fait boire de sa propre main. »

« Elle a toujours été jolie et bonne, a dit la vieille en posant sa main sur miss Nugent, bonne pour moi et pour les miens. »

« En ce moment on a entendu de la musique au bas de la terrasse, c’était le joueur de harpe, aveugle O’Neil, qui jouait Grâce Nugent. »

« Et quand l’air a été fini, lord Colambre en souriant, avait les larmes aux yeux ; et le vieux lord essuyait les siens ; et j’ai couru au bord de la terrasse pour dire à O’Neil de jouer cet air une seconde fois ; mais en courant il m’a semblé entendre une voix qui appelait Larry. »

« Qui appelle Larry ? ai-je dit. »

« Milord Colambre vous appelle, Larry, ont-ils crié tous à la fois ; et trois ou quatre m’ont pris par les épaules, et m’ont dit en me poussant : courez vite, votre jeune lord vous demande. »

« Et j’ai couru de toutes mes forces, et lorsque j’ai été près d’eux, j’ai ôté mon chapeau et me suis avancé fort respectueusement. »

« Mettez votre chapeau, mon père le veut ainsi, m’a dit lord Colambre. Et le vieux lord m’a fait signe de me couvrir. Mais il avait le cœur si plein qu’il n’a pu parler. Où est votre père ? a continué le jeune lord. — Il est bien vieux, ai-je dit. — Je ne vous demande pas quel âge il a, dit-il, mais où il est ? — Il est derrière la foule là-bas, à cause de ses infirmités ; il n’a pas pu courir aussi vite que les autres, milord, ai-je dit ; mais son cœur est avec vous si son corps n’y est pas. Il me faut aussi son corps ; ainsi donc, amenez-nous-le en personne, et voici votre autorisation pour cela, a ajouté milord en plaisantant ; car il connaît notre naturel, et il sait que nous aimons la plaisanterie, comme s’il avait passé sa vie en Irlande ; et par-là il fera de nous tout ce qu’il voudra, et mieux qu’un autre qui aurait encore plus de bonté, mais qui ne nous sourirait jamais. »

« Mais je vous parlais de mon père. J’ai ordre de vous arrêter, mon père, lui dis-je, et de vous conduire devant milord, pour être jugé. Il changea de couleur un moment, mais il me vit sourire. Je n’ai fait aucun mal, dit-il, et vous pouvez, Larry, me conduire comme vous l’avez fait toute ma vie. »

« Et il monta la terrasse avec moi aussi légèrement que s’il n’avait eu que quinze ans ; et quand il fut en haut, milord Clonbrony lui dit : Je suis fâché qu’un vieux tenancier, et un bon tenancier comme vous, me dit-on, ait été chassé de sa ferme. »

« Ne vous chagrinez pas, milord, dit mon père, je ne causerai bientôt plus d’embarras à personne ; mais si vous aviez la bonté de dire un mot pour mon garçon que voilà, et si je pouvais, pendant que je vis encore, rappeler mon autre fils de son bannissement. »

« Eh bien ! dit milord Clonbrony, je vous accorde, à vous et à vos fils, durant trente-un an, à dater de ce jour, la jouissance de votre ancienne ferme ; rentrez-y quand vous voudrez. Oh ! comment le remercier ! je ne pus proférer une parole ; mais je joignis mes mains et je priai pour lui intérieurement. Et mon père tombait à genoux ; mais le maître ne le voulut pas souffrir, et lui dit que cette posture était pour Dieu seul. Mais dans cette posture, quand nous ne fûmes plus sous ses yeux, nous priâmes pour lui, et nous le ferons tout le reste de nos jours.

« Mais comme je m’éloignais, il me rappela, et me dit d’écrire à mon frère, pour vous engager à revenir dans votre pays, si vous n’y aviez pas de répugnance.

« Venez donc, mon cher Pat, et ne tardez pas, car notre joie n’est pas complète tant que vous n’êtes pas ici. Mon père vous envoye sa bénédiction, et Peggy ses tendresses. Toute la famille va s’établir tout de bon en Irlande, et on a fait hier, par l’ordre de milord, un feu de joie dans la cour du château, du vieux meuble de damas jaune ; et milord a dit que c’était pour faire plaisir à milady. Et le salon, c’est le sommelier qui me l’a dit, est tapissé de neuf ; et les fauteuils sont couverts de velours blanc comme la neige et orné de fleurs naturelles par miss Nugent. Oh ! j’espère que ce que je devine, se trouvera vrai, et j’ai tout lieu de le croire, car je l’ai rêvé la nuit dernière ; mais gardez bien cela pour vous seul ; c’est que miss Nugent, (qui n’est plus, dit-on, miss Nugent, mais miss Reynolds, et qui a trouvé depuis peu un grand-père et est devenue une riche héritière, ce dont elle n’avait pas besoin à mes yeux, ni à ceux de notre jeune lord,) sera, suivant moi, et peut-être plutôt qu’on ne s’y attend, milady. « Vicomtesse Colambre ; ainsi dépêchez-vous de venir à la noce. Et il y a encore autre chose : on dit que ce vieux grand’père si riche va arriver ; et encore une autre, Pat ! vous ne voudriez pas ne vous point conformer à la mode ; et vous voyez que la mode vient de n’être pas un absent.

« Votre affectionné frère.
« Larry Brady. »


FIN DU TROISIÈME ET DERNIER VOLUME.



DE L’IMPRIMERIE D’A. ÉGRON.