(tome 3p. 1-56).




CHAPITRE XIII.


Larry partit au galop, et continua de ce train jusqu’à ce qu’il eût passé la grille du parc, et fût hors de vue de la foule ; alors il retint un peu ses chevaux, et se tourna vers lord Colambre.

« Ne déplaise à votre Honneur, je ne savais pas, je ne me doutais même pas que vous étiez mon seigneur, quand je vous ai fait avoir les chevaux ; je ne savais de quelle famille vous étiez depuis Adam : j’en ferais serment. »

« Vous pouvez vous en dispenser, » dit lord Colambre ; « mais j’espère que vous ne vous repentez pas de m’avoir fait avoir les chevaux, à présent que vous savez qui je suis. »

— « Oh ! non sûrement ; et je ne voudrais pas, pour le meilleur cheval que j’aie jamais eu entre les jambes, que vous ne fussiez pas mon seigneur. Mais je n’ai dit cela à votre Honneur, que pour que vous ne me prissiez pas pour un flatteur. »

En deux mots, lord Colambre expliqua pourquoi il était si pressé, et fut tout aussitôt compris. Larry fit un fracas épouvantable en traversant la ville de Clonbrony, se penchant sur les chevaux, et jouant du fouet à tour de bras. Lord Colambre eut peine à obtenir qu’il s’arrêtât à l’extrémité de la ville, devant la boîte aux lettres. La poste était partie depuis un quart-d’heure.

« Peut-être nous rattraperons le courrier en route, » dit Larry. Et, glissant à bas de son siége, il courut au cabaret, et reparut, l’instant d’après, avec un cruchon de bierre, et une corne servant d’entonnoir : lui et un autre homme ouvrirent la bouche des chevaux, et leur firent avaler la bierre au moyen de l’entonnoir.

« Maintenant, ils auront de la vigueur. »

Et, dans l’espoir de rattraper le courrier, Larry les fit aller, « pour la vie ou pour la mort, » comme il disait ; mais ce fut en vain ! Au relais, c’était celui auquel il appartenait) Larry cria à tue-tête d’amener les chevaux, et leur mit lui-même les harnais, en tenant dans ses dents la pièce de six schellings, car il ne prit pas le temps de la mettre dans sa poche.

« Dépêchez donc ! Je voudrais vous mener, » dit-il, « durant tout le voyage. » L’autre postillon n’était pas prêt. Larry mit sa tête dans la voiture, « Vous voyez bien que de tout ce que je vous ai dit concernant les Garraghty, le vieux Nick et Saint-Denis, la meilleure partie, c’est à dire la pire, s’est trouvée vraie ; et j’en suis bien aise, c’est à dire, j’en suis fâché… mais je suis bien aise que votre Honneur l’ait su à temps. Que le ciel vous conduise et que tous les saints, sauf Saint-Denis, vous protègent, vous et tout ce qui vous appartient, jusqu’à ce que nous vous revoyions ici ! — Et quand cela serait-il ? »

— « Je ne puis vous dire quand je reviendrai moi-même, mais je ferai tout ce qui dépendra de moi pour vous envoyer bientôt votre seigneur.

« En attendant, mon garçon, gardez-vous de l’enseigne du Fer à Cheval. Un homme de bon sens, comme vous, ne doit pas boire et s’abrutir ainsi. »

— « Vous avez raison ! et je ne m’y suis adonné que quand j’avais perdu tout espoir. — Mais à présent ! qu’un de vous m’apporte le livre qui est dans la chambre de notre hôtesse. Par la vertu de ce livre, et de tous les livres du monde, je ne boirai pas une goutte de liqueur, bonne ou mauvaise, jusqu’à ce que je revoye votre Honneur, ou quelqu’un de sa famille, d’ici à un an. Jusque-là je vivrai d’espérance ; mais si vous m’attrapez, je ne jure pas, mais je déclare que je retourne au whiskey, pour me consoler, durant le reste de mes jours. — Mais ne restez pas ici, perdant votre temps à me sermoner. — Allons donc, Bartley ! prenez les rênes, » dit-il en les donnant au nouveau postillon. « Et allez ventre à terre, comme s’il s’agissait d’une course pour mille guinées… Partez, partez, Bartley, comme un éclair. »

Bartley fit de son mieux ; et la route était si belle, que, malgré la rapidité avec laquelle il voyageait, notre héros arriva à Dublin sans accident, et à temps pour mettre sa lettre à la poste, et s’embarquer lui-même sur le paquebot avant la nuit. Le vent était favorable quand lord Colambre se rendit à bord ; mais à peine était-on hors de la baie, qu’il changea. On ne fit pas bonne route de toute la nuit ; dans la journée du lendemain, notre héros eut le chagrin de voir un autre paquebot, parti après lui de Dublin, le devancer ; et, en arrivant à Holyhead, il apprit que les passagers de ce paquebot étaient débarqués depuis une heure, et avaient pris toutes les places dans la voiture publique, et tous les chevaux de l’endroit. Lord Colambre craignit fort que M. Garraghty ne fût un de ces passagers ; quelqu’un qui, d’après le signalement qu’on lui donna, ressemblait fort au vieux Nick, avait pris quatre chevaux, et était parti depuis une demi-heure, en grande hâte, pour Londres. Heureusement, parmi ceux qui avaient arrêté leur place dans la voiture du courrier, lord Colambre reconnut un jeune avocat qu’il avait fréquenté à Dublin, et qui profitait des longues vacances pour aller faire une tournée en Angleterre. Quand lord Colambre lui fit connaître ses motifs pour désirer de se rendre promptement à Londres, il fut assez obligent pour lui céder sa place. Notre héros ne s’arrêta pas un seul instant ayant d’arriver chez son père à Londres.

— « Mon père est-il chez lui ? »

— « Oui, milord, il est dans sa chambre, et son agent en Irlande est avec lui, traitant d’affaires particulières. Il a donné ordre de ne laisser entrer personne. — Mais je vais lui dire, milord, que vous êtes arrivé. »

Lord Colambre précéda le domestique, entra sans être annoncé, et trouva son père avec sir Térence O’Fay et M. Garraghty. Les baux étaient tout ouverts sur la table : une bougie était allumée, sir Térence appliquait le cachet ; Garraghty vidait un sac de guinées sur la table, et lord Clonbrony avait la plume à la main pour signer.

Au moment où la porte s’ouvrit, Garraghty fit un mouvement de surprise, et répandit sur le plancher la moitié de son sac de guinées.

« Arrêtez ! arrêtez ! je vous en conjure ! » s’écria lord Colambre, en se précipitant aux genoux de son père, et en lui arrachant la plume de la main.

« Colambre ! que Dieu vous bénisse, mon cher enfant ! à tout événement. Mais comment êtes-vous ici, et qu’est-ce que cela signifie ? » dit son père.

« Peste ! » dit sir Térence en pinçant la cire ; » je me suis brûlé dans la surprise de la joie. »

Garraghty, sans dire un mot, ramassait ses guinées éparses sur le plancher.

« Quel bonheur ! » dit lord Colambre, « que je sois arrivé à temps, mon cher père, pour vous dire, avant que vous eussiez signé ces actes et conclu ce marché, tout ce que je sais, tout ce que j’ai vu de cet homme… »

« Nick Garraghty, l’honnête vieux Nick ; le connaissez-vous, milord ? » dit sir Térence.

— « Trop bien, monsieur. »

« M. Garraghty, qu’avez vous fait pour offenser mon fils ? Je n’aurais pas attendu cela de votre part, » dit lord Clonbrony.

« Sur ma conscience milord, » dit M. Garraghty, toujours ramassant ses guinées, « je n’ai rien fait qu’être fort civil à son égard, et j’ai été jusqu’à lui offrir de lui avancer de l’argent sans aucune sûreté. Et où trouverez-vous un agent, en Irlande, ni nulle part ailleurs, qui fasse cela ? Je ne sache pas avoir rien fait ou rien dit qui pût offenser lord Colambre ; et en vérité, je ne l’aurais pas pu, car je ne l’ai vu en ma vie que dix minutes ; et il était alors, j’en demande pardon à milord, dans une si furieuse colère, excitée par les faux rapports que lui avaient faits contre moi, je pense, des polissons et des drôles, parmi lesquels il s’est trouvé incognito, il était, dis-je, dans une si épouvantable colère, qu’il n’a voulu laisser dire ni à mon frère Denis, ni à moi, un seul mot pour le désabuser. Au contraire, il m’a diffamé en présence de tous les tenanciers, et il s’est jeté dans une chaise de louage pour courir ici, et vous empêcher de signer ces baux, à ce qu’il me semble. Mais j’espère, » poursuivit-il, en posant sur la table, avec fracas, et devant lord Clonbrony, le sac dans lequel il avait remis toutes les guinées, « j’espère que lord Clonbrony me rendra justice, et c’est tout ce que j’ai à dire. »

« Je comprends parfaitement la force de votre dernier argument, monsieur, » dit lord Colambre ; « puis-je vous demander combien il y a de guinées dans ce sac ? Je ne demande pas si elles sont à mon père ou non. »

« Elles seront à milord, votre père, » répliqua Garraghty, « s’il lui plaît. Je ne saurais vous dire au juste combien il y en a ; mais supposez qu’il y en ait cinq cents. »

— « Et elles seraient à mon père, s’il voulait signer ces baux ; je comprends cela parfaitement, et je comprends aussi que mon père perdrait à ce marché trois fois cette somme. — » Mon père, vous tressaillez, mais cela est vrai. N’est-ce pas là la rente pour laquelle vous alliez louer à M. Garraghty cette portion de terre ? » Il posa un papier devant lord Clonbrony.

— « C’est cela même. »

— « Et voici, écrite de ma main, la copie des propositions que j’ai vues, et qui étaient faites par des tenanciers respectables et solvables, et qui ont été rejetées. — Cela est-il, cela n’est-il pas, M. Garraghty ? Niez-le, si vous pouvez. »

M. Garraghty pâlit. Ses lèvres tremblaient ; il bégaya, et, après une horrible grimace, tout ce qu’il put articuler fut :

« Qu’il y avait une grande différence entre tenancier et tenancier ; que milord devait le savoir… surtout pour une rente aussi considérable. »

« Une différence aussi grande qu’entre un agent et un agent, je le sais, surtout pour un domaine aussi considérable… » dit lord Colambre, avec l’air du plus froid mépris. « Vous voyez, monsieur, que je suis bien informé relativement à cette transaction ; vous verrez que je le suis tout aussi bien sur tous les autres points de votre conduite envers mon père et ses tenanciers. Si, en racontant tout ce que j’ai vu et entendu, je commets quelqu’erreur, vous êtes ici, et je suis fort aise que vous soyez présent pour me redresser et vous défendre. »

— « Quant à cela, milord, je ne prétends contredire rien de ce que vous avancerez d’après votre propre autorité : à quoi bon ? Vous direz tout ce que vous voudrez ; mais comme il n’est pas fort agréable d’entendre dire du mal de soi, je vous serai fort obligé, sir Térence, de me donner mon chapeau qui est auprès de vous. — Et si vous avez la bonté, milord Clonbrony, d’examiner, pour la dernière fois, ces comptes dans la matinée, je reviendrai à l’heure qui vous sera convenable, pour ajuster la balance comme vous le jugerez à propos. Quant aux baux, je ne m’en soucie nullement. » En achevant ces mots, il reprit son sac.

« Fort bien, vous reviendrez dans la matinée, M. Garraghty, » dit sir Térence, « n’est il pas vrai ? et d’ici là j’espère que nous comprendrons un peu mieux ce mal entendu ? »

Sir Térence tira lord Clonbrony par sa manche. « Ne lui laissez pas emporter cet argent ; il est absolument nécessaire ! »

« Laissez-le aller, » dit lord Colambre ; « on peut se procurer de l’argent par des moyens honnêtes. »

« Peste ! il parle comme s’il avait la banque d’Angleterre à sa disposition ; et voilà comme sont tous les jeunes gens, » dit sir Térence.

Lord Colambre ne daigna pas répondre à cela. Lord Clonbrony marchait irrésolu, entre son agent et son fils, regardait sir Térence et ne disait rien.

M. Garraghty sortit. Lord Clonbrony lui cria du haut de l’escalier : « Je serai chez moi, et libre, dans la matinée. »

Sir Térence le suivit au bas de l’escalier : lord Colambre attendit qu’il fût rentré, ainsi que son père.

Quinze cents guinées d’un trait de plume ! c’était un bon coup que l’honnête Nick n’a manqué que d’une minute ! » dit lord Clonbrony. « C’est trop fort ! beaucoup trop fort, ma foi ! je vous suis très-obligé, Colambre, de cet avis : d’ici à demain matin nous le ferons chanter sur un autre ton. »

« Il doublera le sac, ou il lâchera prise, » dit sir Térence.

— « Il le triplera, s’il vous plaît, Terry. Assurément trois fois cinq font quinze. Il comptera quinze cents guinées, ou il n’aura pas ces baux pour son frère, ni l’administration du domaine de Colambre. — Colambre, qu’avez-vous encore à nous dire de lui ? car, puisqu’il fait ses comptes à mon débet, il n’y a pas de mal d’avoir aussi quelques articles à y opposer, pour réduire un peu la balance. »

« Très-juste ! on ne peut pas plus juste ! » dit sir Térence à milord, «  rapportez-vous en à moi pour retenir toutes les charges contre lui. Je n’oublierai pas un item : en cas qu’il ne puisse pas se disculper, dites que je suis un sot, et que je ne connais pas la valeur d’une bonne ou mauvaise réputation, si je ne lui en fais pas payer cher une bonne ! »

« Si vous connaissez la valeur d’une bonne réputation, sir Térence, » dit lord Colambre, « vous devez savoir qu’elle ne se vend ni ne s’achète. » Alors, se tournant vers son père, il lui rendit exactement compte de tout ce qu’il avait vu dans ses terres en Irlande ; et fit un fidèle portrait du bon et du mauvais agent. Lord Clonbrony, qui était sensible et qui aimait beaucoup ses tenanciers, fut touché ; et quand son fils eut cessé de parler, il répéta plusieurs fois :

« Le coquin ! le maraud ! comment a-t-il osé traiter ainsi mes tenanciers, et surtout les O’Neil ! le coquin ! le mauvais cœur ! je ne veux plus avoir affaire à ce drôle. » Mais, revenant à lui tout-à-coup, il se tourna vers sir Térence, et ajouta : « C’est plus aisé à dire qu’à faire ; je vais vous parler franchement, Colambre, votre ami M. Burke peut être le plus honnête homme du monde ; mais c’est le pire de tous, quand on s’adresse à lui pour une remise ou un emprunt, dans un moment de presse ; il me dit toujours qu’il ne peut tourmenter mes tenanciers. »

« Et jamais, en prenant l’administration, » dit sir Térence, « il n’a avancé au seigneur une bonne somme ronde par forme de garantie de sa bonne conduite : et l’honnête Nick a fait cela pour nous, et de fort bonne grâce, en entrant. »

« Et en sortant ne faudra-t-il pas le rembourser ? » dit lord Colambre.

« Voilà le diable ! » dit lord Clonbrony, « et voilà pourquoi je ne puis convenablement le congédier. »

« Je vous le rendrai convenable, Monsieur, si vous me le permettez, » dit lord Colambre. « Dans peu de jours je serai majeur, et je me joindrai à vous pour vous procurer l’argent nécessaire, et vous tirer des griffes de cet homme. Souffrez que j’examine ses comptes ; et tout ce qui lui sera justement dû, payez-le lui. »

« Mon cher enfant, » dit lord Clonbrony, « vous êtes un brave et généreux garçon, un beau et bon cœur irlandais ! je suis charmé que vous soyez mon fils. Mais il y en a plus, beaucoup plus que vous n’en savez, » ajouta-t-il en regardant sir Térence qui toussa ; et lord Clonbrony qui était au moment de s’ouvrir à son fils, s’arrêta tout court.

« Colambre, » dit-il, « nous ne parlerons plus de cela à présent ; car on ne peut rien faire d’utile avant votre majorité : alors nous examinerons les choses à fond. »

Lord Colambre saisit parfaitement l’intention de son père, et ce que signifiait le petit embarras dans la gorge de sir Térence. Lord Clonbrony désirait que son fils, en devenant majeur, l’aidât à payer ses dettes ; et sir Térence craignait que si lord Colambre apprenait brusquement la totalité des dettes, il ne fût impossible de lui persuader de concourir à vendre ou à hypothéquer une portion aussi considérable de son patrimoine, que le paiement de ses dettes l’exigeait. Sir Térence pensait que ce jeune homme, qui probablement n’entendait rien aux affaires, et ne soupçonnait pas le dérangement total de celles de son père, pourrait être amené, peu à peu et par adresse, à faire tout ce qu’on voudrait. Lord Clonbrony flottait entre la tentation de s’abandonner à la générosité de son fils, et la commodité immédiate d’emprunter de son agent une somme suffisante, pour le soulager de l’embarras du moment.

« Oh ! il est impossible de rien terminer avant que Colambre soit majeur, » répéta-t-il : « ainsi, en parler à présent, ce serait perdre le temps. »

« Pourquoi donc, monsieur ? « dit lord Colambre, » quoiqu’aucun acte légal de ma part ne puisse être valide avant que je sois majeur, ma promesse, comme homme d’honneur, me lie dès-à-présent, et je me flatte que mon père y aurait autant de confiance que dans tous les contrats imaginables. »

« Sans doute, mon cher enfant ; — mais… »

« Mais quoi ! » dit lord Colambre en suivant les yeux de son père qui se tournèrent vers sir Térence 0’Fay, comme pour lui demander la permission de s’expliquer.

« En qualité d’ami de mon père, permettez-moi de vous le dire, monsieur, vous devriez, en ce moment, faire usage de votre influence, pour l’engager à mettre de côté toute réserve envers un fils dont le plus ardent désir est de le servir et de le voir dégagé de ses embarras, content et heureux. »

— Noble et généreux enfant ! Térence je n’y puis résister ; mais comment prendre sur moi de lui dire le montant des dettes ? »

« Un jour ou l’autre, il faut que je le sache, » dit lord Colambre, et je ne saurais, en aucun autre temps, être mieux préparé qu’à présent, ni plus disposé à contribuer de tout mon pouvoir à votre soulagement. « Les yeux fermés, on ne saurait me conduire où l’on voudrait, monsieur, » ajouta-t-il, en regardant sir Térence. « Le tenter, serait bas et inutile. Je ne veux point être aveuglé ; mais les yeux ouverts, j’irai droit, et de tout mon cœur, à tout ce que l’intérêt de mon père exigera, sans m’inquiéter du mien, sans y songer un moment. »

« Par St.-Patrick ! c’est l’esprit d’un prince et d’un prince irlandais qui vient de parler par votre bouche, » s’écria sir Térence, « et si j’avais cinquante cœurs, ils seraient dans votre main et à votre service en ce moment. Vous aveugler ! après ceci, l’homme qui le tenterait, mériterait qu’on lui brûlât la cervelle, et je la lui brûlerais moi-même, fût-il mon meilleur ami ; mais ce n’est pas Clonbrony, ou votre père, milord, qui sera capable d’agir ainsi, pas plus que sir Térence O’Fay. Voici l’état des dettes, « ajouta-t-il, en tirant de sa poche un papier, » et je ferai serment qu’il est exact ; et il n’y a au monde que moi qui puisse en jurer.

Lord Colambre déploya le papier. Son père se tourna d’un autre côté, en se couvrant le visage de ses mains.

« N’ayez pas peur, » dit sir Térence, « je le connais à présent mieux que vous ; vous verrez qu’il sera ferme contre le choc de ce régiment de chiffres ; son courage est à l’épreuve. »

« Je vous remercie, mon cher père, « dit lord Colambre, » de m’avoir ainsi fait connaître tout d’un coup la vérité. Les choses au premier coup d’œil, sont je l’avoue, plus mal encore que je ne le pensais ; mais je suis persuadé que quand vous m’aurez permis d’examiner les comptes de M. Garraghty et les demandes de M. Mordicai, nous trouverons moyen de réduire de beaucoup ce total effrayant. Mon père, vous croyez que nous n’apprenons à Cambridge que du grec et du latin, mais vous vous trompez. »

« Le diable m’emporte si vous en rabattez un denier « dit sir Térence, » car vous avez à faire à un juif, et au vieux Nick ; et si je ne suis pas de force avec eux, je ne sais qui le sera, et je n’ai pas la moindre espérance d’en rabattre. J’ai examiné ces comptes tant et tant, que j’en suis malade. »

— « Vous remarquerez néanmoins que déjà quinze cents guinées ont été sauvées pour mon père, par son seul refus de signer ces baux. »

« Sauvées pour vous, milord, s’il vous plaît, et non pour votre père, « dit sir Térence ; » car à présent que nous voilà en face, il faut que je marche droit et que j’en use avec vous comme avec le fils et l’ami de mon ami ; auparavant je ne vous considérais que comme le fils et l’héritier, ce qui est fort différent, vous le savez ; en conséquence, agissant pour votre père, je faisais en sa faveur, le meilleur marché contre vous : à présent je vous le dis franchement. Je connaissais très-bien la valeur des terres : j’étais aussi fin que Garraghty, et il le savait ; je devais tirer de lui pour votre père la différence, partie en argent, partie en balance de compte ; vous comprenez ; vous seul y auriez perdu et ne l’auriez su peut-être, que quand nous eussions tous été morts et enterrés ; et alors vous auriez pu faire résilier le bail de Garraghty, sans faire tort à personne qu’à un coquin qui l’aurait mérité ; et en attendant je soulageais mon ami, milord, votre père. Mais le destin a voulu que vous dérangeassiez tout cela par votre tournée, incognito, dans ces terres. À la bonne heure, les choses n’en sont pas plus mal, et j’aime beaucoup mieux que nous soyons placés comme nous le sommes maintenant, et attendre tout de la générosité d’un bon fils. Maintenant tirez de peine votre pauvre père, et dites-nous, mon cher, ce que vous voulez faire.

« En un mot, » dit lord Colambre, « et à deux conditions, je me joindrai à mon père pour le mettre en état de vendre ou d’hypothéquer une portion de ses biens, suffisante au paiement des dettes ; ou j’adopterai telle autre méthode plus avantageuse ou plus agréable pour lui, qu’il m’indiquera, pour donner des sûretés à ses créanciers. »

« Voilà qui est noble et grand, » s’écria sir Térence. Il n’y a qu’un Irlandais qui soit capable d’agir ainsi. »

Lord Clonbrony, ému jusqu’aux larmes, ne put articuler une parole, il ouvrit ses bras pour y recevoir son fils.

« Mais vous n’avez pas encore entendu mes conditions, » dit lord Colambre.

« Au diable soient les conditions ! s’écria sir Térence.

— « Quelles conditions peut-il exiger que je puisse lui refuser en ce moment ? »

— «Et moi de même, quand ce serait ma dernière goutte de sang, et s’il me fallait être pendu, » dit sir Térence. « Mais quelles sont ces conditions ? »

« Que M. Garraghty ne conservera pas l’administration. »

« Bien volontiers ; je serai fort aise d’être débarrassé de lui, le coquin, le tyran, » dit lord Clonbrony ; et pour prévenir votre seconde demande, je mettrai à sa place M. Burke.

« Je vais écrire la lettre pour vous, tout-à-l’heure, avec le plus grand plaisir, et vous la signerez, » dit sir Térence ; « mais non, il est de toute justice que ce soit lord Colambre qui l’écrive. »

« Mais, quelle est votre seconde condition ? » dit lord Clonbrony, « j’espère qu’elle n’est pas plus dure que la première. »

— « Que vous et ma mère cessiez d’être des absens. »

« Ah ! malédiction ! » dit sir Térence. « Ce ne sera peut-être pas si facile ; car à ce marché, il faut deux consentemens. »

Lord Clonbrony déclara, que quant à lui, il était prêt à partir pour l’Irlande le lendemain matin, et à promettre de passer le reste de ses jours dans ses terres ; qu’il n’y avait rien au monde qui lui convînt mieux et qu’il désirât davantage, pourvu que lady Clonbrony voulût y consentir ; mais qu’il ne pouvait promettre pour elle ; qu’elle était là-dessus plus entêtée qu’une mule ; qu’il avait souvent essayé de la déterminer à prendre ce parti, mais que rien n’avait pu l’émouvoir ; et qu’en un mot il ne s’engageait pas pour elle. »

Lord Colambre dit qu’il insistait sur cette condition, et que, si elle n’était pas remplie, il ne s’engageait lui-même à rien.

« Et bien, nous verrons quand elle sera en ville, » dit lord Clonbrony ; « elle doit arriver de Buxton le jour où vous serez majeur, pour signer quelques actes. Mais, » ajouta-t-il, de l’air et du ton d’un homme tout-à-fait abattu, « si tout dépend du consentement de lady Clonbrony à retourner en Irlande, je suis aussi éloigné que jamais de me voir hors d’embarras. »

« Je vous le déclare en conscience, nous voilà tous encore à la mer, » dit sir Térence.

Lord Colambre se taisait ; mais dans son silence, il y avait un air de fermeté et de résolution qui convainquit lord Clonbrony et sir Térence, que toutes sollicitations seraient vaines. Lord Clonbrony laissa échapper un profond soupir.

« Mais quand il s’agit de ruine ou de salut ! quand il y va du sort de son mari et de tout ce qui lui appartient, cette femme ne peut persister à être une mule, » dit sir Térence.

« De qui parlez-vous, monsieur ! » dit lord Colambre.

— « De qui ! ah ! je vous demande pardon, je croyais parler à milord Clonbrony ; mais, en d’autres mots, puisque vous êtes son fils, je suis persuadé que milady, votre mère, se montrera femme raisonnable, quand elle verra qu’elle ne peut faire autrement. Ainsi milord Clonbrony, ne vous désolez pas, on peut opérer bien des choses par la peur de Mordicai et la menace d’une exécution, surtout à présent qu’il n’y a plus de créancier qui prime. Et puisque la réserve cesse entre vous et moi, milord Colambre, « poursuivit sir Térence, » il faut que je vous dise tout, et comment nous nous sommes soutenus durant ces derniers mois, que vous avez passés en Irlande. D’abord, Mordicai nous a attaqués pour prouver que j’étais d’accord avec votre père, pour me porter premier créancier, et le frustrer de ce qui lui était dû. Heureusement la loi prend du temps pour rendre justice ; mais à la fin, après je ne sais combien de sermens et de formalités, il est venu à bout de prouver son dire et de m’évincer. Ainsi il n’y a plus de créancier qui prime, et nous n’avons plus de bouclier d’aucune espèce. Son exécution allait tomber sur nous, quand je m’avisai de l’éloigner, par une prime à Mordicai sous forme de gageure. En conséquence, j’allai chez lui dès le lendemain du jugement. M. Mordicai, lui dis-je, vous devez être satisfait de voir un homme que vous avez si bien battu ; et malgré que je sente encore les coups que j’ai reçus pour mon compte et celui de mon ami, vous voyez que je suis capable d’en rire, quoiqu’une exécution ne soit point du tout plaisante ; et je sais fort bien que vous en avez une dans la manche toute prête pour mon ami lord Clonbrony. Mais je vais vous parier cent guinées, en papier, que le mariage de son fils avec une héritière aura lieu avant le jour de Notre-Dame prochain, et arrangera tout, ensorte que vous serez payé, avec une douceur par-dessus le marché.

— « Est-il possible ! sir Térence ? assurément vous n’avez pas dit cela. »

— « Oui, je l’ai dit ; mais, après tout, ce n’était qu’une gageure, et une gageure n’est qu’un rêve ; et quand elle sera perdue, ce qui arrivera, je le sais tout aussi bien que vous, ce ne sera qu’une gratification noblement accordée à Mordicai, pour avoir différé l’exécution jusqu’à votre majorité. C’est plus qu’il ne mérite, j’en conviendrai avec vous ; mais je vous assure que pour lady Clonbrony elle-même, quoiqu’elle me déteste, plutôt que de la voir tourmentée par une exécution, je paierais à l’instant les cent guinées de ma poche, si je les avais. » En ce moment, on entendit frapper violemment à la porte.

— « N’y prenez pas garde ; laissez-les frapper tant qu’ils voudront, ils n’entreront pas : car milord a recommandé à ses gens, sur leur tête, de ne laisser entrer personne. Nous sommes obligés maintenant de bien veiller à la porte sur la rue : je vous conseille d’y avoir double barre, et surtout que les domestiques ne se pressent pas de courir à un double coup, car ce pourrait être un piège. »

« Milady et miss Nugent, milord, » dit un domestique en ouvrant la porte.

« Ma mère ! miss Nugent ! » s’écria lord Colambre en courant à elles.

« Colambre ! ici ! » dit sa mère ; « mais il est trop tard maintenant, et peu importe où vous soyez. »

Lady Clonbrony reçut très-froidement l’embrassade de son fils ; et lui, sans prendre garde à cette froideur, entendant à peine, ne comprenant pas du tout ce qu’elle lui disait, fixa ses yeux sur sa cousine, qui, rayonnante de joie et de l’air le plus affectueux, lui présenta la main.

— « Cher cousin ! cher Colambre ! quel bonheur inattendu ! »

Il prit sa main ; mais au moment de la baiser, le souvenir de Saint-Omar lui revint… et il se contint. Il parla de joie et de plaisir, mais sa physionomie ne peignait ni l’une ni l’autre ; et miss Nugent, très-surprise de ces manières glacées, retira sa main, et sortit de l’appartement.

« Grâce ! mon enfant ! » dit lord Clonbrony, « où allez-vous si vite, avant de m’avoir dit un mot, et sans m’embrasser ? »

Elle revint à l’instant, et se jeta dans les bras de son oncle, qui l’y serra tendrement.

— « Pourquoi vous laisserais-je aller ? et d’où vient que vous êtes si pâle, ma chère enfant ?

— « Je suis un peu fatiguée — mais je vous rejoindrai bientôt. »

Son oncle la laissa aller.

« Vos fameux bains de Buxton ne me paraissent pas lui avoir réussi, » dit lord Clonbrony.

« Milord ; il ne faut pas vous en prendre aux bains de Buxton ; je sais fort bien à quoi et à qui on doit s’en prendre, » dit lady Clonbrony d’un air mécontent et les yeux fixés sur son fils. « Oui, vous avez tout lieu de paraître confondu, Colambre ; mais il est trop tard maintenant. Vous auriez dû savoir plus tôt ce que vous aviez dans l’âme. — Je vois fort bien que vous êtes déjà informé ; mais je ne conçois pas comment, car cela n’a été décidé que le jour de mon déport de Buxton. La nouvelle ne peut en être venue plus vite que moi. — Je vous en prie, dites-moi comment vous l’avez sue ? »

« Comment je l’ai sue ? quoi donc, madame ? » dit lord Colambre.

— « Que miss Broadhurst se marie. »

« Oh ! n’est-ce que cela, madame ? » dit notre héros fort soulagé.

— « Que cela ! ah ! pour le coup, lord Colambre, vous me ferez perdre patience. — Mais je me flatte que vous serez un peu plus ému, et que vous aurez quelque ressentiment, quand je vous dirai que c’est votre ami, sir Arthur Berryl, qui, comme je l’ai toujours prédit, vous l’a enlevée. »

— « Si je ne craignais de déplaire a ma mère, je dirais que je suis charmé de ce mariage, et que j’ai toujours souhaité qu’il se fît. Mon ami, sir Arthur m’a confié, dès son origine, le secret de son attachement ; il savait que je faisais des vœux pour qu’il réussît à plaire à la jeune personne dont j’avais la plus haute opinion, quoiqu’il sût très-bien aussi que je n’avais jamais songé à l’épouser. »

« Et pourquoi n’y avez-vous pas songé ? c’est précisément ce dont je me plains, » dit lady Clonbrony. « Mais tout est fini à cet égard, et vous pouvez être tranquille, car ils doivent se marier mardi. Et la pauvre mistriss Broadhurst s’en meurt de chagrin, car elle avait très-à cœur de marier sa fille à un duc, ou tout au moins à un comte. Et vous, ingrat que vous êtes, vous ne savez pas combien elle souhaitait de vous avoir pour gendre ! Mais concevez-vous, après ce qui s’est passé, miss Broadhurst qui s’imaginait que je lui accorderais ma nièce pour fille de noces. J’ai refusé tout net : c’est à dire, que j’ai déclaré à Grâce que cela ne se pouvait pas — et après cela, pour ne pas offenser mistriss Broadhurst, j’ai dit que Grâce ne m’en avait point parlé ; j’ai demandé ma voiture, et je suis partie sur-le-champ de Buxton. Grâce en a été blessée, car elle a de la chaleur dans ses amitiés ! Je suis fâchée de faire de la peine à Grâce ; mais véritablement je ne pouvais lui permettre d’être fille de noces. Et c’est, si vous voulez le savoir, ce qui l’a chagrinée, au point de lui faire venir les larmes aux yeux. Je le crois, et j’en suis fâchée ; mais il faut savoir un peu conserver sa dignité. Après tout, miss Broadhurst n’était qu’une bourgeoise, et de plus une fille fort bizarre ; jamais elle n’a rien fait comme les autres. Du moins a-t-elle conclu son mariage de la manière du monde la plus étrange. — Grâce, ne pouvez-vous en raconter les particularités. J’avoue que je suis lasse de ce sujet, et très-fatiguée de mon voyage. Milord, je prendrai la liberté de dîner dans ma chambre aujourd’hui, » ajouta milady en sortant.

« J’espère que milady ne m’a point aperçu, » dit sir Térence O’Fay, en sortant de l’embrasure d’une fenêtre où il s’était tenu derrière un rideau.

« Et pourquoi donc, Terry, vous êtes-vous caché ? » dit lord Clonbrony.

— « Caché ! je ne me suis point caché, et je ne me cacherais pour aucun homme au monde, laissant les femmes de côté. Caché ! non ; mais je me suis amusé à regarder par la fenêtre derrière ce rideau, pour ne pas donner le chagrin à lady Clonbrony de voir, en rentrant chez elle, un homme qu’elle ne peut souffrir. Oh ! j’ai des égards ; cela l’aurait mise de la plus mauvaise humeur du monde contre vous deux ; et il n’y avait même pas besoin de cela, comme je le vois. Ainsi, je m’en vais aller dîner à mon auberge ; peut-être vous reviendra-t-elle un peu mieux disposée. Mais gardez-vous de lui parler de l’Irlande aujourd’hui ; ne touchez pas cette corde tant qu’elle n’aura pas digéré le mariage. À propos, voilà ma gageure avec Mordicai… perdue… C’est moi qui devrais vous gronder, milord Colambre ; mais je pense que vous pourrez trouver aussi bien, à l’argent près toutefois. Mais je ne suis pas de ceux qui croient que l’argent est tout… quoique je convienne avec vous que sans argent on ne peut rien avoir en ce monde, l’amour excepté… Et bien des gens ne croient pas à l’amour… mais j’y crois, dans quelques cas particuliers. Là-dessus je vous quitte en vous laissant ma bénédiction, qui, dans ce moment, vaut mieux, je pense, que ma société. Votre tout dévoué. »

Le bon sir Térence ne céda point aux sollicitations de lord Clonbrony, qui voulait le retenir. Il fit un signe à lord Colambre en sortant, et lui dit : « Je songe aussi à mettre votre cœur à l’aise en m’en allant… Quand je jouais moi-même, je n’aimais pas la galerie. »

Sir Térence ne manquait pas de pénétration, mais il ne pouvait s’empêcher de se vanter de ses découvertes.

Lord Colambre lui sut gré d’avoir été assez judicieux pour s’en aller, et il suivit le conseil tout aussi judicieux que sir Térence lui avait donné de ne pas parler de l’Irlande ce jour-là.

Lady Clonbrony était encore tout occupée de Buxton, et son fils fut fort content d’être dispensé de parler. Il s’appliqua à deviner ce qui pouvait se passer dans l’âme de miss Nugent, qui se montra vive et enjouée ; car sa tante lui avait fait entendre qu’elle attribuait son air de tristesse à ce qu’il ne lui avait pas été permis d’être fille de noces de miss Broadhurst. En conséquence, elle résolut de s’évertuer pour dissiper cette idée. Cela ne lui fut pas difficile ; car elle avait, de son côté, trouvé une excuse plausible à lord Colambre, pour cette froide réception qui l’avait d’abord blessée. Elle s’était imaginée qu’il la croyait dans les mêmes sentimens que sa mère, relativement au mariage de miss Broadhurst, et que cette persuasion, et peut-être la crainte d’essuyer des reproches de sa part, avait causé l’embarras qu’elle avait remarqué en lui. Or, elle savait qu’il lui était fort facile de le tirer d’erreur. En conséquence, dès que lady Clonbrony, à force de parler de Buxton, se fut endormie ; pendant qu’elle faisait le petit somme qu’elle avait coutume de faire après le dîner, quand elle n’avait ni compagnie ni partie de jeu pour la tenir éveillée, miss Nugent fit connaître ses véritables sentimens, et raconta à lord Colambre, comme sa tante l’en avait priée, la manière dont le mariage de miss Broadhurst avait été arrêté.

« D’abord, permettez-moi de vous dire que je me réjouis fort de ce mariage. Je pense que votre ami, sir Arthur Berryl, est digne de mon amie miss Broadhurst ; et de ma part, » ajouta-t-elle en souriant, « ce n’est pas un petit éloge. J’ai vu naître et croître leur mutuel attachement, et de part et d’autre, il est fondé sur de si belles qualités, que je n’ai point d’inquiétudes sur sa durée. La conduite honorable de sir Arthur Berryl, en payant les dettes de son père ; sa générosité envers sa mère et ses sœurs, qui n’avaient d’autre fortune que celle qu’il voudrait leur accorder, ont d’abord fait impression sur mon amie ; cela était conforme à ce qu’elle aurait fait elle-même, et à… En un mot, c’était comme elle le disait, ce que peu de jeunes gens d’aujourd’hui auraient fait. Ensuite son extrême économie pour tout ce qui lui était personnel, la privation qu’il s’est imposée de chevaux, d’équipages, afin de pouvoir faire ce qu’il sentait être juste et honnête, en le rendant ridicule aux yeux des jeunes gens à la mode, et le faisant accuser d’avarice par bien des gens, ont produit un tout autre effet sur l’esprit de miss Broadhurst. L’estime, l’admiration ont été le résultat de ces preuves d’une grande force de caractère et d’une invariable rectitude de principes. »

« Si vous continuez, vous allez me rendre jaloux, envieux de mon ami, » dit lord Colambre.

— « Vous, jaloux ! oh ! il serait trop tard à présent ; et, d’ailleurs, vous ne sauriez être jaloux, car vous n’avez jamais aimé. »

— « Je n’ai jamais aimé miss Broadhurst, j’en conviens. »

— « Voilà l’avantage qu’a eu sur vous sir Arthur Berryl ; il aimait, et mon amie s’en est aperçue. »

« Elle a été clairvoyante, » dit lord Colambre.

« Elle a été clairvoyante, » répéta miss Nugent. « Mais si vous entendez par là qu’elle a été vaine et prompte à croire les gens épris d’elle, je puis vous assurer que vous vous trompez. Jamais femme, jeune ou âgée, n’a mieux pénétré les vues de ceux qui lui faisaient la cour. Ni la flatterie, ni l’éclat et le torrent de la mode, n’ont pu troubler son jugement. »

« Ce dont je suis certain, c’est qu’elle a bien su se choisir une amie, » dit lord Colambre.

— « Et un ami pour la vie aussi, vous en conviendrez, j’en suis sûre. Et elle a eu des courtisans si nombreux et de tant d’espèces, qu’elle a pu être embarrassée du choix, et qu’il y avait de quoi faire perdre la tête à bien d’autres. Il s’en est présenté je ne sais combien, cet été, pendant que vous étiez en Irlande. Ils se succédaient, paraissaient et disparaissaient comme les figures d’une lanterne magique. Trois grands seigneurs se sont déclarés, et le rang s’est offert sous trois formes différentes. Est venu d’abord, en boitant, le rang avec la goutte ; ensuite le rang avec le jeu ; après cela le rang très-élevé, mais avec des dettes jusque par-dessus la tête. Tous trois ont été rejetés ; et, à chaque fois, j’ai cru que mistriss Broadhurst en mourrait de chagrin. Ensuite est venu l’homme à la mode, avec sa tête, son cœur et son esprit dans sa cravate. Il a fait sa révérence, ou plutôt son petit air de tête, et il s’en est allé en prenant une prise de tabac. Puis est venu un homme à bonnes fortunes. Ensuite un homme d’esprit, mais c’était l’esprit sans mérite ; et après, est venu le mérite sans esprit. Elle a préféré le mérite et l’esprit réunis, et, fort heureusement, elle les a trouvés dans votre ami, sir Arthur Berryl.

« Grâce, ma fille ! » lui dit son oncle, « Je suis charmé de voir que vous avez retrouvé votre gaîté, quoique vous n’ayez pu être fille de noces ; mais j’espère que vous serez bientôt mariée vous-même. Et vous devriez songer à récompenser ce pauvre M. Salisbury, qui me tourmente à me faire mourir, toutes les fois qu’il peut s’emparer de moi, et me parler de vous. — Il faut que nous lui fassions une réponse définitive : vous le sentez, Grâce. »

Il se fit un silence, que miss Nugent ni lord Colambre ne parurent disposés à rompre.

« Par ma foi, vous êtes très-bonne compagnie tous les trois ! L’une dort, et les deux autres ne disent rien pour me tenir éveillé. Colambre, n’apportez-vous point de nouvelles de Dublin ? Grâce, ne savez-vous rien de la chronique de Buxton ? Qu’est-ce donc que lady Clonbrony vous a chargée de nous raconter au sujet de la manière étrange dont miss Broadhurst a conclu son mariage ? Dites-moi un peu cela, car j’aime tout ce qui est bizarre. »

« Peut-être ne le trouverez-vous pas bizarre, » dit miss Nugent. « Un soir… mais je dois vous dire d’abord que trois prétendans, outre sir Arthur Berryl, avaient suivi miss Broadhurst à Buxton ; qu’ils avaient fait assiduement leur cour durant notre séjour là, et que tous trois étaient fort impatiens de connaître sa décision. »

« Oui, une réponse définitive, » dit lord Clonbrony ; et miss Nugent fut encore déconcertée. Mais elle se remit de son trouble, et poursuivit :

« Un soir précisément avant que le bal commençât, ces messieurs, debout, entouraient miss Broadhurst. — « Je voudrais, » dit l’un d’eux, « que miss Broadhurst prononçât que son danseur, ce soir, quel qu’il soit, sera son partenaire pour la vie entière… Ah ! que son bonheur sera digne d’envie ! » — « Mais, comment me déciderai-je ? » dit miss Broadhurst. — « Je voudrais avoir un ami qui plaidât pour moi, » dit un de ces messieurs, en me regardant. — « Mais n’avez-vous pas un ami ? » lui demanda miss Broadhurst. — « Oh ! j’en ai plusieurs. » — « En ce cas, vous devez être fort heureux, » répliqua miss Broadhurst. « Allons, » ajouta-t-elle en riant, « je danserai avec celui qui me convaincra que, ses proches parens exceptés, il a dans le monde un véritable ami. L’homme qui a su s’attacher un bon ami, doit faire, je m’imagine, un excellent mari. » — « De ce moment, » poursuivit miss Nugent, « je ne doutai plus de son choix. Tous ces messieurs déclarèrent d’abord qu’ils avaient grand nombre d’amis, et les meilleurs amis du monde. Mais quand miss Broadhurst leur fit subir un interrogatoire, sur ce que ces amis avaient fait pour eux, ou sur ce qu’ils feraient dans l’occasion, l’amitié moderne se trouva circonscrite dans un cercle ridiculement petit. Je ne puis vous raconter les particularités de cet interrogatoire, qui fut fait par miss Broadhurst avec beaucoup d’esprit et d’une manière fort plaisante ; mais en voici le résultat : Sir Arthur Berryl, par des faits incontestables, et par une éloquence qui partait du cœur, convainquit toutes les personnes présentes qu’il avait le meilleur ami qui fût au monde. Miss Broadhurst, dès qu’il eut cessé de parler, lui présenta sa main ; et il la conduisit en triomphe. Ainsi vous voyez, lord Colambre, que vous avez été la cause du mariage de mon amie ! » Miss Nugent, en s’exprimant ainsi, se tourna vers lord Colambre avec un sourire si affectueux, et une expression si ingénue de tendresse dans toute sa physionomie, que notre héros eut peine à réprimer le mouvement de la passion ; il fut sur le point de se jeter à ses pieds et de déclarer son amour. « Mais Saint-Omar ! Saint-Omar ! cela ne se peut pas ! »

« Il faut que je sorte, » dit lord Clonbrony en regardant sa montre. « Il est temps que j’aille à mon club : le pauvre Terry ne saurait ce que je suis devenu ; je suis sûr qu’il est déjà inquiet. »

Lord Colambre offrit à son père de l’accompagner ; à la grande surprise de lord Clonbrony, et à celle plus grande encore de miss Nugent.

« Quoi donc ! » se dit-elle, « après une si longue absence, me quitter ainsi ! quitter sa mère, à qui il tenait toujours compagnie, et cela pour m’éviter ! que puis-je avoir fait qui lui ait déplu ? Il est clair que ce n’est pas le mariage de miss Broadhurst qui l’a fâché, car il m’a écoutée avec plaisir pendant que je l’en entretenais ; mais l’instant d’après, quel air de contrainte ! quelle expression indéfinissable dans tous ses traits ! et il me quitte pour aller à un club qu’il déteste ! »

Quand le père et le fils sortirent ensemble, le bruit qu’ils firent en fermant la porte, réveilla lady Clonbrony en sursaut.

« Qu’est-ce que c’est ? sont-ils partis ? lord Colambre est-il sorti ? »

— « Oui, madame, avec mon oncle. »

— « C’est bien singulier ! c’est fort étrange de sa part, de me laisser ainsi ! Il avait coutume de rester avec moi : qu’a-t-il dit de moi ? »

— « Rien, madame. »

— « Fort bien, et je n’ai rien à dire de lui, ni d’autre chose, en vérité ; car je suis excessivement ennuyée, et tout-à-fait hébétée. Être seule, à Londres, est aussi détestable que partout ailleurs. Sonnez, et nous nous coucherons tout de suite, si vous n’avez rien à dire contre ce projet, Grâce. »

Grâce ne fit aucune objection : lady Clonbrony se mit au lit, et s’endormit un quart-d’heure après. Miss Nugent se mit aussi au lit ; mais elle y demeura éveillée, et tâchant de deviner pourquoi son cousin Colambre était si fort changé à son égard, et lui faisait si mauvaise mine. Elle était la franchise même ; et elle résolut de lui demander une explication dès qu’elle pourrait lui parler en particulier. Dans ce dessein, elle se leva de bonne heure, et descendit pour le déjeûner, où elle espérait le trouver, lisant à sa place accoutumée ; car il avait toujours été dans l’usage de se lever de grand matin.