(tome 2p. 170-207).



CHAPITRE X.


Vers le soir du second jour de route, le postillon qui conduisait la chaise de louage de lord Colambre, s’arrêta, et, sautant à bas de la traverse de bois, sur laquelle il était assis, il s’écria :

« Nous voici arrivés au mauvais pas ; le mauvais chemin commence pour nous, ne déplaise à votre Honneur. »

— « Le mauvais chemin ! cela est rare dans ce pays-ci : je n’ai jamais vu d’aussi belles routes que celles que vous avez en Irlande. »

— « Cela est vrai ; et Dieu bénisse votre Honneur qui a la bonté de le remarquer, car c’est ce que ne font pas tous les étrangers de qualité que je conduis. Dieu bénisse votre Honneur ! on m’a dit que vous étiez Gallois ; mais que vous soyez du pays de Galles ou d’ailleurs, je suis sûr que vous êtes un homme comme il faut. »

Malgré la méchante redingote de notre héros, le malin postillon avait jugé, à sa façon de parler, qu’il était homme comme il faut. À force de tirer les chevaux par la tête, et de pousser à la roue, le postillon fit franchir à la voiture l’endroit qu’il dit être le plus difficile du mauvais pas ; mais comme le chemin n’était pas encore, suivant lui, ce qu’on peut appeler bon, il continua à marcher près de la voiture.

— « Il n’est mauvais qu’ici, et cela accidentellement, parce que le propriétaire n’y réside pas ; mais, en sa place, un sous-agent, un mauvais petit coquin, qui fait son profit des routes, et de tout. Moi, Larry Brady, qui le dis à votre Honneur, je suis bien payé pour le savoir, car j’ai eu, avec mon père et mon frère, Pat Brady, le charron, une ferme sous lui ; mais il nous a ruinés, dépouillés ; et mon frère a été forcé de quitter le pays, et il travaille à présent chez un sellier de Londres. Il est banni ! et moi je suis réduit au métier que je fais. Forcé de conduire une voiture de louage, je suis encore victime de cet agent, — il est un fléau pour moi avec ces mauvais chemins qui brisent mes roues et tuent mes chevaux ; mais ce qui me fâche encore plus, c’est que cela fait honte au pays — Que Dieu confonde ce misérable ! »

— « Je connais votre frère ; il travaille chez M. Mordicai, dans Long-acre, à Londres. »

— « Vous le connaissez, monsieur ! ah ! que Dieu vous bénisse ! »

Ils découvrirent en ce moment une troupe d’environ vingt-cinq hommes ou jeunes garçons, qui étaient assis sur des petits tas de pierres, des deux côtés du chemin ; ils étaient armés de masses, dont ils commencèrent à faire usage avec beaucoup d’activité et de fracas, dès qu’ils aperçurent la voiture. La chaise passa au milieu de ces batteries, d’où les pierres volaient de tous côtés.

« Comment cela va-t-il, Jem ? Comment vous portez-vous, Phil ? » dit Larry. « Mais cessez de jouer de la masse, tandis que je m’arrête pour tirer une pierre du pied de ce cheval. Vous travaillez donc à compléter la rente pour Saint-Denis ? »

« Qui avez-vous là-dedans ? » demanda un de ces travailleurs, en s’approchant du postillon, et en montrant du doigt, à la dérobée, la chaise.

— « Oh ! ne craignez point de parler ; c’est un fort honnête homme, un M. Evans, du pays de Galles, qui parcourt le pays, pour y découvrir des mines de cuivre. »

— « Comment le savez-vous, Larry ? »

— « Je le tiens de quelqu’un à qui on l’a dit ; et, de plus, je l’ai vu reconnaître, au premier coup d’œil, une demi-couronne pour être de cuivre, quoiqu’on l’eût plutôt prise pour être de plomb. Mais prêtez-moi un couteau pour que je coupe, dans cette haie, une esse ; car celle de cette roue n’ira pas loin. »

Tandis que Larry travaillait l’esse, tous les scrupules étant écartés, on répondit à sa question sur Saint-Denis et sur la rente.

« Oui, certainement, c’est la rente que nous pilons à présent pour lui ; car il nous a fait dire, il y a huit jours, que le vieux Nick serait ici lundi pour faire une raffle ; et du lundi au samedi il ne reste que six jours francs jusqu’aux assises. Il faut donc que nous en finissions, de manière ou d’autre, pour répondre à la dénonciation, le jour du serment ; car c’est lui et Paddy Hart qui sont eux-mêmes les inspecteurs, et c’est Paddy qui doit prêter le serment. »

— « C’est Saint-Denis, dites-vous ? en ce cas vous devez être tranquilles, il ne sera pas difficile sur le serment ; car, depuis que sa tête est sur ses épaules, Saint-Denis ne s’est pas fait plus de scrupule d’un serment que son frère, le vieux Nick. »

« Sa tête sur ses épaules ! » répéta lord Colambre ; « dites-moi, je vous prie, avez-vous ouï dire que Saint-Denis eût sa tête sur ses épaules ? »

— « Je demande pardon à votre Honneur, mais je ne dis pas cela. »

« N’avez-vous pas entendu parler d’un de vos saints, de Saint-Denis, qui porta sa tête dans ses mains, » dit lord Colambre.

« Oui, le véritable saint, » dit le postillon en changeant de ton, et de l’air, d’un homme offensé ; « je prie votre Honneur de ne pas parler des saints de cette manière. »

— « Et de quel Saint-Denis parliez-vous donc tout à l’heure ? et qui est-ce que vous appelez le vieux Nick ? »

« Le vieux Nick, » dit le postillon en s’approchant de la voiture, et à voix basse, « est le sobriquet que nous donnons à un certain Nicholas Garraghty de Dublin ; et Saint-Denis est son frère Denis, qui est bien le frère du vieux Nick en tout et pour tout, et qui serait volontiers un saint s’il n’était un si grand pécheur. Il demeure ici tout près, et il est sous-agent chez lord Clonbrony, dont le vieux Nick est l’agent principal. Tout ceci n’est qu’une plaisanterie sur leur compte, parmi nous qui ne les aimons point. Quant à lord Clonbrony, c’est un très-bon seigneur, à cela près qu’il est absent, qu’il demeure à Londres, et nous abandonne à des gens de cette espèce. »

Lord Colambre, se contenant, prêta l’oreille avec attention ; mais le postillon, ayant achevé et placé son esse de bois, monta sur sa barre, et partit en disant à milord :

« Ces pauvres gens n’ont pu sauver leurs bestiaux de la saisie, ni eux-mêmes de la prison, qu’en faisant ce chemin. »

— « Travailler aux chemins est donc une chose très-lucrative ? paye-t-on, dans ce pays, les journées plus cher, pour cette sorte d’ouvrage, que pour les autres ? »

— « Oui et non ; ils sont mieux payés, et ils ne le sont pas, ne déplaise à votre Honneur. »

— « Je ne vous comprends pas. »

— « Non, parce que vous êtes Anglais, c’est à dire Gallois — Je demande pardon à votre Honneur ; mais je vous expliquerai cela en allant doucement sur ces pierres, car il n’y a pas moyen d’aller vite. Là où il n’y a aucun brave homme au-dessus de ces sous-agens, comme ici, ils font tout ce qu’ils veulent ; et quand ils ont loué, à prix excessif, à de pauvres gens, la terre qu’ils ont obtenue, à prix raisonnable, du propriétaire ; quand ils les ont grevés au point que ces malheureux ne peuvent payer la rente, ils disent… »

— « Qui ? »

— « Ces sous-agens, qui n’ont pas de conscience. Pas tous, mais quelques-uns, comme Saint-Denis, qui dit : Je vais vous procurer un chemin pour parfaire la rente. — C’est à dire, ne déplaise à votre honneur, que l’agent se fait adjuger, par le grand jury, le marché de tant de perches de chemin à un prix double de ce qu’il en doit coûter réellement pour le faire, — et les tenanciers, par ce moyen, en se chargeant de la route, à l’entreprise et au prix alloué par le comté, sont en état de payer à l’agent les arrérages de la rente, par le profit qu’ils font sur le marché, déduction faite des pommes de terre et du sel. Comprenez-vous ? »

« Je comprends ce que je n’aurais jamais imaginé, » dit lord Colambre ; « mais n’est-ce pas un vol fait au comté ? »

« Cela se peut ; mais, en tout cas, n’est-ce pas pour mon bien et pour le vôtre, ne déplaise à votre Honneur ? » dit Larry d’un air malin.

« Pour mon bien ! » dit lord Colambre en faisant un mouvement de surprise ; « et quel rapport cela peut-il avoir à moi ? »

— « N’avez-vous pas affaire à des chemins, comme moi, quand vous voyagez ? et assurément ils ne seraient jamais faits, si on ne s’y prenait de cette manière ; et c’est le meilleur moyen, car nous avons les plus belles routes du monde. Quand les véritables propriétaires résident dans le pays, il n’y a pas de manigance ; ce sont eux qui gouvernent le grand jury : tous ces subalternes sont mis à l’ordre, et tout va bien. »

Lord Colambre fut très-surpris de voir Larry si bien instruit de la manière dont les affaires du comté se faisaient. Il admira son bon sens et sa perspicacité ; il ignorait, qu’en Irlande, pareille chose n’est pas rare parmi les gens du peuple.

Pendant ces propos de Larry, il jetait les yeux de tous côtés, sur le triste aspect du pays.

— « C’est donc ici le domaine de lord Clonbrony ? »

— « Oui, tout ce que vous voyez, et plus loin que votre vue ne peut s’étendre. Milord Clonbrony a donné ordre, il y a long-temps, de faire ici des plantations de bois, et on a dépensé beaucoup d’argent pour cela. Mais qu’est-il arrivé, et qu’a fait ce sous-agent ? Il a laissé aller les bestiaux dans les plantations ; ils ont mangé le bourgeon et la jeune écorce, et tout a péri ; et il a fallu y renoncer. Il a pris tous les moyens possibles pour détériorer la terre ; elle est demeurée en friche, et on l’a criée au rabais. Puis Saint-Denis a écrit au vieux Nick, à Dublin, et celui-ci au propriétaire, à Londres, que personne n’en voulait, qu’il n’y avait point d’offre ; et elle lui a été adjugée au prix qu’il a voulu. — Oh ! leurs tours ! qu’est-ce qui les connaît, si je ne les connais pas ? »

En cet instant l’attention de lord Colambre se porta sur un homme qui courait à toutes jambes, à travers une tourbière près du chemin, et qui, rendu au bord du fossé, le franchit, et se trouva tout à coup sur le chemin. Il parut d’abord un peu déconcerté en voyant la voiture ; mais il regarda le postillon, qui lui fit un signe, et sourit en disant :

« Il n’y a pas de risque. »

« Puis-je vous demander, mon ami, » lui dit lord Colambre, « ce que vous portez sur votre épaule ? »

— « Ne déplaise à votre Honneur, ce n’est qu’un alambic de contrebande, que j’ai trouvé dans la tourbière, et que je porte bien vite au jaugeur, pour profiter de la découverte et avoir ma part de la récompense. »

« Montez derrière la voiture, » dit le postillon, « je vais vous faire faire un bout de chemin. »

— « Je vous remercie de tout mon cœur ; mais je m’en tiens à mes jambes, » et, se jetant dans an sentier, il reprit sa course.

Lord Colambre, étonné, demanda au postillon ce que cela signifiait.

« La loi, » lui dit Larry, « est que si on trouve un alambic qui travaille en fraude, c’est-à-dire sans une licence pour le whiskey, la moitié de l’amende mise sur la paroisse, appartient à celui qui a fait la découverte ; voilà ce qui fait courir cet homme ; c’est le dénonciateur. »

« D’après ce que j’ai vu de vous, » dit lord Colambre en souriant, « je n’aurais pas cru, Larry, que vous eussiez offert votre assistance à un dénonciateur. »

« Oh ! n’en déplaise à votre Honneur ! » dit Larry en souriant malignement, « ne dois-je pas donner assistance à la loi, quand je le puis ? »

« À peine avait-il prononcé ces mots, à peine le dénonciateur était-il hors de vue, quand, de la même tourbière, arriva sur le chemin un autre homme, une espèce de gentleman, ayant un mouchoir rouge autour du cou, et un fouet, à poignée d’argent, à la main.

« Mon ami, » dit-il au postillon, « avez-vous vu un homme passer par ici ? »

« Qui voulez-vous que j’aie vu ? et si je l’ai vu, pourquoi vous le dirais-je, » répondit Larry d’un ton brusque.

« Allons, ne vous fâchez pas, » dit l’autre en lui glissant dans la main une demi-couronne, « et dites-moi de quel côté il est passé ? »

« Je n’ai que faire de votre argent ! je ne veux pas qu’il me touche ! » dit Larry, « mais si vous voulez suivre mon conseil, vous rebrousserez chemin, et vous irez, à travers champs, du côté de Killogenesawee. »

Cet homme, qui était un employé dans la perception des droits, prit, en conséquence de cet avis, une direction tout opposée à celle du porteur de l’alambic. Lord Colambre reconnut alors que le prétendu dénonciateur n’était occupé que de sauver son propre alambic.

« Le jaugeur, » dit Larry en regardant lord Colambre, « est à la chasse d’un alambic. »

« Et vous l’avez mis sur la mauvaise piste, » dit lord Colambre.

— « Je ne lui ai point menti ; je lui ai dit seulement, si vous voulez suivre mon conseil : — pourquoi a-t-il été assez sot pour prendre mon conseil, quand je ne voulais pas prendre son argent ? »

— « Et c’est ainsi, Larry, que vous donnez assistance à la loi ? »

— « Si les lois voulaient me donner aide, probablement j’en ferais autant pour elles. Mais je ne parle que de ces lois sur les droits ; car je ne sache pas en avoir jamais violé aucune autre. — Mais un pauvre honnête homme, et connu de ses voisins pour tel, ne se fait pas scrupule d’un verre de potsheen. »

« D’un verre de quoi ? comment appelez-vous cela ? » demanda lord Colambre.

— « Potsheen, ne déplaise à votre Honneur ; parce que c’est le petit whiskey qu’on fait dans un alambic caché, autrement un pot ; et sheen, parce que c’est le mot dont nous nous servons en parlant d’une chose que nous aimons, dont nous avons peu, et dont nous voudrions avoir beaucoup : après en avoir bu un verre, il n’y a pas d’homme capable d’aller dénoncer et ruiner les pauvres gens qui le font, car ils se réfugient dans ce domaine, sous la protection de ceux qui les mettent à contribution pour une partie du profit. Quant à moi, je ne les dénoncerai jamais : et, après tout, si la vérité était connue, ce serait lord Clonbrony qui devrait être poursuivi ; car tout cela ne provient que de sa négligence. »

« Je vois que c’est toujours sur ce pauvre lord Clonbrony que tombe le blâme, » dit lord Colambre.

« Parce qu’il est absent, » dit Larry ; « cela n’arriverait pas, s’il était chez lui. Mais votre Honneur me parlait des lois. — Votre Honneur est étranger dans ce pays, et n’est pas au fait de ces choses-là. Pourquoi m’embarrasserai-je des lois sur le whiskey, plus que les gens de qualité, ou que le juge lui-même ? »

— « Que voulez-vous dire ? »

— « Ce que je veux dire ! n’étais-je pas présent moi-même au tribunal, au moment où le juge siégeait et jugeait une affaire d’alambic ? et n’ai-je pas vu un de ses gens traverser la salle avec une petite cruche de potsheen, que le juge préférait au meilleur vin ? et après avoir vu cela, le juge avait beau dire et parler pendant deux heures contre le potsheen et en faveur du fisc, il ne pouvait me persuader. Et ils auront beau faire, avec leurs jaugeurs, leurs inspecteurs, leurs contrôleurs et toute la bande de leurs employés, les uns après les autres, nous saurons toujours bien nous moquer d’eux. N’ai-je pas vu, l’année dernière, tout à côté de chez nous, dix de ces gaillards-là aux trousses d’un distillateur ? et il a été plus fin qu’eux ; et ce sera toujours de même, tant que nous croirons qu’il n’y a pas de mal à cela. »

Dieu sait combien de temps aurait encore duré la dissertation de Larry sur les lois relatives aux distillateurs, si quelqu’autre chose ne lui eût passé par la tête ; mais il vit qu’il approchait de la ville, il prit les rênes, et joua du fouet, pour faire une entrée brillante.

Cette ville n’était autre chose qu’une rangée de misérables cabanes, bâties au-dessous du niveau du chemin, nullement allignées, et dans le plus mauvais état. Point de cheminées ; la fumée sortant par un trou fait au toit, ou par la porte ; un tas de fumier et un bourbier devant chaque porte ; des enfans couverts de sales haillons qui regardaient passer la voiture.

« C’est la ville de Nugent, « dit le postillon, » c’était autrefois un joli endroit, quand lady Clonbrony demeurait chez elle, et en prenait soin. »

Des hommes, des femmes montraient leur tête hors de leur cabane, à travers la fumée, en regardant passer la voiture ; et lord Colambre ne vit que des figures pâles et des physionomies où l’abattement et le désespoir étaient empreints.

« Que ce peuple est misérable ! » s’écria lord Colambre.

— « Ce n’est pourtant pas leur faute, » dit Larry, « car l’un d’eux, mon oncle, était aussi bon travailleur, aussi économe, aussi occupé de ses petites affaires, qu’aucun autre homme qu’il y ait en Irlande ; il était ainsi du moins avant qu’on ne l’eut écrasé et fait mourir de chagrin. J’étais à son enterrement, il y a un an, et si l’agent a un cœur, puisse-t-il pour cela être brûlé.

Lord Colambre interrompit cette malédiction, en frappant sur l’épaule de Larry pour lui faire une question. Larry n’entendant pas bien, tira les rênes et fit cesser le bruit de la voiture.

« Je demande pardon à votre Honneur, mais je n’ai pas bien entendu. »

— « Qui sont ces gens ? » montrant un homme et une femme, dont la figure avait quelque chose d’extraordinaire, et qui sortaient d’une cabane. La femme, sortant la dernière, avait fermé soigneusement la porte et caché la clef sous le chaume ; puis tournant le dos à l’homme, tous deux s’étaient éloignés par différens chemins : la femme était courbée sous le poids d’un gros paquet qu’elle portait sur son dos et qui était couvert d’un jupon jaune, relevé sur ses épaules ; au sommet de ce paquet, la tête d’un enfant paraissait ; un petit garçon, presque nu, la suivait avec un chaudron, et deux petites filles dont une marchait encore à peine, se tenaient accrochées à ses haillons ; c’était un véritable groupe de gueux, La femme s’arrêta, et regarda l’homme.

Cet homme avait une physionomie espagnole et des cheveux gris ; une besace pendait sur son épaule au bout d’un bâton ; de l’autre main il tenait une faucille ; il marchait d’un pas ferme, sans jeter un seul regard en arrière.

« Bonne moisson, John Dolan, » cria Larry, « et bon succès à vous, Winny, voilà pour vous porter bonheur, » ajouta-t-il, en jetant un sol à l’enfant. « Ce sont de pauvres gens, » dit-il alors à lord Colambre « qui vont demander l’aumône dans le pays, tandis que le mari va en Angleterre travailler à la moisson. Et cela n’arriverait pas si le seigneur était ici pour leur donner de l’ouvrage. Cet homme était un bon travailleur dans son temps : je me souviens d’avoir travaillé avec lui dans les jardins, au château de Clonbrony, quand j’étais petit garçon ; mais je ne veux pas retenir votre Honneur, le chemin est bon à présent. »

Le postillon mena la voiture grand train, jusqu’au moment où des pierres brisées, nouvellement jetées sur le chemin, le forcèrent à aller plus doucement. Ils rencontrèrent des charrettes sur lesquelles étaient empilés des lits, des tables, des chaises, des coffres, des balots.

« Comment va, Finnucan ? vous avez là bien du bagage ; venez-vous de Dublin ?

« Je viens de Bray. »

« Et quelles nouvelles ? »

« Grandes nouvelles, et mauvaises pour le vieux Nick, ou pour quelqu’un des siens. Dieu en soit loué ! car je le déteste. »

« Que lui est-il arrivé ?

« Le mari de sa sœur a fait banqueroute. C’est ce gros épicier, cet homme dont la femme avait cette belle maison près de Bray, et ce bel équipage où je l’ai vue si pimpante ; et bien, tout cela est fini, ils sont coulés.

— « N’est-ce que cela ? Ils reviendront sur l’eau, et vous les verrez, je gage, plus grands que jamais. N’ont-ils pas derrière eux, pour procureur, le vieux Nick ? C’est un bon garant.

— « Oh ! comptez sur lui pour cela ! il ne payera pas un denier pour sa sœur, ni ne s’en rendra caution ; et il ne le ferait pas si c’était son père. Je l’ai entendu le lui déclarer à elle-même, dans un moment où je n’aurais pas eu ce courage ; car elle pleurait tant, que j’avais pitié d’elle. »

« Le vilain ! et il a dit cela devant vous ? »

— « Oui, devant moi ; mistriss Raffarty, lui a-t-il dit, c’est votre faute. Vous êtes une extravagante, une folle ; vous l’avez toujours été, et je m’en lave les mains, ce sont ses propres mots. « Et ne puis-je, lui a-t-elle demandé, » envoyer les lits et leurs garnitures, et tout ce que je pourrai sauver, au château de Clonbrony, pour le mettre à couvert des créanciers ? Et ne me permettrez-vous pas d’aller y cacher ma honte jusqu’à ce que le premier bruit soit passé ? — Vous le pouvez si vous le voulez, lui a-t-il répondu, peu m’importe ; mais souvenez-vous que je suis privilégié sur ces meubles. » Voilà tout ce qu’elle a obtenu de lui. Ils vont donc arriver tous, lundi prochain ; et voilà ses meubles. En vérité, elle faisait compassion, elle sanglottait ; et son propre frère la traitait avec cette dureté ; et c’est pourtant une dame. »

« Assurément elle n’est pas dame de naissance, pas plus que lui n’est un monsieur ; mais ce n’est pas une excuse pour lui. Son cœur est aussi dur qu’une pierre, « dit Larry ; » mes parens le savent depuis long-temps, et les siens le savent à présent, et pourquoi nous plaindrions-nous, puisqu’il est aussi cruel pour son propre sang que pour nous ? »

Se consolant ainsi, et souhaitant bon voyage au charretier, Larry partait, quand le charretier le rappela, et lui montra une maison portant pour enseigne un fer à cheval, et une bouteille suspendue en dehors de la fenêtre, pour avertir qu’on trouvait là du whiskey.

« À la bonne heure, « dit Larry. » Je ne me le refuserai pas, car je n’ai aujourd’hui que cette consolation en ce monde. Je demande pardon à votre Honneur, monsieur, pour une minute, « ajouta-t-il, en jetant les rênes dans la voiture, à lord Colambre, et en sautant à terre. Toutes les représentations pour le rappeler furent vaines ; milord y perdit ses poumons. Larry s’élança, avec le charretier, dans la maison où on trouvait du whiskey, reparut avant que lord Colambre eût eu le temps de descendre de voiture, remonta sur son siége, prit les rênes, et dit : « grand merci à votre Honneur, je vais vous mettre dans Clonbrony avant qu’il soit tout-à-fait nuit, quoique le jour tombe déjà, et qu’il y ait encore d’ici là quatre grands milles ; mais un éperon dans la tête, en vaut deux aux talons. »

Larry, pour démontrer la vérité de son axiome favori, mena la voiture d’un tel train, à travers de grosses pierres qui avaient été laissées sur le chemin, que lord Colambre se vit en grand danger ; et trouvant, danger à part, que ce cahotage était insupportable, il s’en prit aux épaules de Larry, le tirant, le poussant et le priant d’aller plus doucement, le tout en vain ; tant que la roue ayant frappé sur un tas de pierres, à un tournant, l’esse de bois sauta, et la chaise versa ; lord Colambre en fut quitte pour quelques contusions, et se tint fort heureux de n’avoir pas une jambe ou un bras cassés.

« Je demande pardon à votre honneur, » dit Larry, devenu sage tout-à-coup. « Je suis content de voir qu’il ne vous est pas arrivé plus de mal ; plus content que si on me donnait la plus belle paire de bottes que j’aie jamais vue. C’est l’esse qui a manqué, qui en est cause, et ce tas de pierres qu’on devrait mettre à l’amende, s’il y avait une justice dans le pays. »

« Le timon est cassé, comment allons-nous sortir d’ici ? » dit lord Colambre.

— « Malédiction ! malédiction ! et il n’y a pas de maréchal plus près qu’à Clonbrony ; et je n’ai pas même une corde. Ce serait folie d’y songer ; nous ne pouvons aller à Clonbrony, ni faire un pas en avant ou en arrière, ce soir.

« Pensez-vous donc me laisser toute la nuit sur le grand chemin ? » s’écria lord Colambre, tout-à-fait courroucé.

« Est-ce moi ! n’en déplaise à votre Honneur. Je ne voudrais pas traiter de la sorte un homme comme il faut, à moins que je ne pusse absolument faire autrement, » répliqua le postillon d’un grand sang-froid ; puis, sautant dans le fossé, il grimpa de l’autre côté, et dit : « si votre Honneur veut me donner la main, je m’en vais vous tirer de ce côté-ci ; les chevaux resteront tranquilles pendant que je vous conduirai à une maison où vous serez bien logé cette nuit, chez la veuve du frère du mari de ma sœur, et où vous dormirez aussi bien que vous ayiez jamais dormi de votre vie, car le vieux Nick ou St.-Denis, ne les a pas encore travaillés ; et votre Honneur sera là, sans comparaison, beaucoup mieux qu’à l’auberge de Clonbrony, qui n’a seulement pas de toit. Mais où diable trouverai-je la main de votre Honneur, car il fait déjà si nuit que je n’y vois goutte. Ah ! je la tiens ; bon, maintenant vous voilà en sûreté ; voyez-vous cette lumière là-bas, c’est la maison. »

— « Allez leur demander s’ils peuvent nous loger cette nuit. »

— « Qu’ai-je besoin de demander quand je vois la lumière ? Ils seront tous fiers, j’en suis sûr, de vous donner tous les lits de la maison, sauf un seul. Prenez garde seulement aux sillons de pommes de terre, et suivez-moi exactement. Je vais aller au devant du chien qui me connaît, et qui pourrait être farouche pour votre Honneur. »

« Soyez le bien venu, » furent les premiers mots que lord Colambre entendit en approchant de la chaumière ; et le son de la voix, aussi bien que la physionomie de la vieille, qui sortit avec sa chandelle pour éclairer le sentier, ne laissaient pas de doute sur la sincérité de cette expression. En entrant, lord Colambre vit un bon petit feu, et une jeune femme, fort proprement vêtue, qui le soufflait ; elle fit la révérence, mit dans un coin son rouet, et plaça un escabeau auprès du feu pour l’étranger ; puis, répétant à voix basse : « soyez le bien venu, » elle se retira.

« Prenez quelques œufs, ma chère ; il y en a beaucoup dans le panier, » dit la vieille en la rappelant. » Je vais arranger le lard. N’est-il pas fort heureux que nous ayions encore été levées ? Notre garçon est déjà couché ; mais éveillez-le, » dit-elle en s’adressant au postillon, « et il vous aidera à prendre soin de vos chevaux. »

Mais Larry préféra aller avec ses chevaux à Clonbrony, afin de faire réparer plus promptement la chaise pour son Honneur. On mit la table ; on y plaça des assiettes de bois très-propres. On servit des pommes de terre bien chaudes, du lait, des œufs, du lard ; et le tout fut offert de bon cœur.

— « Donnez donc le sel, ma chère ; — Et le beurre, mon enfant ; — Où avez-vous donc la tête ce soir, Grâce ? »

« Grâce ! » répéta lord Colambre en levant la tête ; et pour s’excuser de cette exclamation involontaire, il ajouta « Grâce est-il donc un nom commun en Irlande ? »

« Je ne saurais le dire à votre Honneur ; tout ce que je sais, c’est qu’il lui a été donné par lady Clonbrony, du nom de sa propre nièce, que Dieu bénisse ! Et milady a toujours été bien bonne pour nous, et pour tous, quand elle demeurait ici ; mais ce temps est passé, » dit la vieille en poussant un soupir. La jeune femme soupira aussi ; et, s’asseyant auprès du feu, elle se mit à compter les coches faites à un petit morceau de bois qu’elle tenait en sa main ; et, après les avoir comptées, elle soupira encore.

« Mais ne soupirez donc plus, Grâce, » dit la vieille ; « des soupirs font une mauvaise sauce au souper de ce voyageur, et nous ne l’en importunerons plus, » ajouta-t-elle en se tournant vers lord Colambre avec un sourire.

— « Votre œuf est-il cuit à votre goût ? »

— « Parfaitement ; je vous remercie. »

— « Je voudrais pour vous que ce fût un poulet, et c’en eût été un bien rôti, si nous en avions eu le temps. Je voudrais vous voir manger un autre œuf. »

— « Pas davantage ; je vous remercie, ma bonne dame : de ma vie je n’ai fait un meilleur souper, ni reçu un meilleur accueil. »

— « Oh ! le bon accueil est tout ce que nous avons à offrir. »

« Puis-je vous demander ce que c’est que cela ? » dit lord Colambre en montrant le petit bâton chargé d’entailles que la jeune femme tenait en sa main, et sur lequel elle avait encore les yeux fixés. »

— « C’est une taille, monsieur — Mais vous êtes étranger ; c’est avec cela que les ouvriers tiennent le compte de leurs journées avec l’inspecteur. Chacun, de son côté, fait une coche pour chaque journée, et quand nous réglons ce sont les coches qui font foi. Et il y a eu une erreur commise ; il y a un mécompte, une dispute entre notre garçon et l’inspecteur — Et elle comptait les coches pour le garçon qui est au lit, bien fatigué ; car en vérité il se tue à travailler. »

— « Avez-vous encore besoin de moi, chère mère ? » dit la jeune fille en se levant, et en détournant son visage.

— « Non, mon enfant, allez-vous-en ; car je vois que vous avez le cœur gros. »

Elle sortit à l’instant.

« Ce garçon est-il son frère ? » demanda lord Colambre.

« Non, c’est son amoureux, » dit la vieille en baissant la voix ; « car elle n’est pas ma fille, quoiqu’elle m’appelle sa mère. Le garçon est mon fils ; mais j’ai peur qu’ils soient obligés de renoncer à se marier ensemble ; car ils sont trop pauvres et le temps est dur, et les agens sont plus durs que le temps. Ils sont deux, l’agent et le sous-agent ; et entre eux, ils dévorent la substance des pauvres gens, et les réduisent à rien ; mais nous ne vous parlerons pas de cela à présent, il faut vous laisser dormir : la chambre est prête, et voici la chandelle. »

Elle le fit entrer dans une chambre fort petite, mais très-propre.

« Que ce lit me paraît bon ! » dit lord Colambre.

« Ah ! ces rideaux à carreaux rouges durent depuis long-temps, » dit la vieille en les abaissant. « Ils m’ont été donnés par une bonne dame qui me voulait du bien, mais qui est bien loin à présent, par-delà les mers, milady Clonbrony ; et ils ont été faits par les plus jolies mains que vous puissiez jamais avoir vues, celles de sa nièce, miss Nugent, qui n’était encore alors qu’un enfant. C’est un ange ! mais elle est bien loin aussi ! »

La vieille essuya une larme qui lui coulait sur la joue, et lord Colambre fit tout ce qu’il put pour cacher son émotion. La vieille posa la chandelle sur la table, et milord se mit au lit ; mais il ne put de long-temps s’endormir : de douces et de tristes pensées l’occupaient alternativement.