L’Abitibi, pays de l’or/Chapitre 19

Les Éditions du Zodiaque (p. 169-180).

Chapitre XIX

JUSQU’AU PLUS CREUX DE LA
MINE SULLIVAN


Travail de rats, mais travail intelligent — Front
d’attaque et chantiers d’abattage — Une
caverne comme Virgile dût en montrer à
Dante — Sortir les raisins du pouding.
Un gruyère dans lequel les rats
se sont mis.

« Travail de rats, comme vous voyez », me dit mon jeune guide, M. Paul-Émile Gagnier.

Nous n’étions alors peut-être pas au plus creux de la mine Sullivan, assez creux toutefois pour donner au citoyen de surface que je suis l’impression de ne pas se trouver dans son habitat ordinaire.

La lampe de mon casque de mineur — casque prêté, dont la lourde batterie me pesait aux reins — promenait son écran de lumière sur la paroi verdâtre et suintante du travers-banc. Son halo oblique et mobile se croisait constamment, en une sarabande fantomatique, au halo tout semblable de la lampe de mon compagnon. Je ne voyais de celui-ci que le dos mouillé et miroitant de sa longue capote caoutchoutée.

Dans une mine, m’avait-on prévenu, marchez toujours la tête penchée, regardez à vos pieds. Nous clapotions en effet dans l’eau et ma botte au bout ferré butait sans cesse sur une aspérité ou sur le rail des wagonnets.

De loin, comme un roulement de tonnerre, nous parvenait le bruit des foreuses pneumatiques, à l’œuvre sur les fronts d’attaque.

À la rencontre de deux couloirs, je lève un peu la tête. Mon casque donne durement sur quelque chose qui doit être du roc. Je comprends alors que le casque du mineur s’ajuste — sage précaution — sur une sorte de bourrelet fait de bandelettes.

Nous étions à l’un des fronts d’attaque, quelque part sous le lac de Montigny. Le couloir s’est légèrement élargi. Demain un chantier d’abattage s’établira probablement à cet endroit, où l’on vient justement de faire une découverte intéressante. La foreuse des mineurs semble avoir pris contact avec une veine qui vient selon toute vraisemblance de la propriété voisine de Siscœ. Les ouvriers, dans la lumière parcimonieuse et vacillante des lampes, vrillent le roc à grand bruit. Ainsi se sont autrefois écroulées les orgueilleuses murailles de Jéricho, mais par un soleil levant. Ici, c’est la nuit opaque, lourde, qui sent le renfermé.

À prudente distance, bien qu’il n’y ait pas de danger — on me l’a dit — je regarde faire. Les vrilles vrillent et vrillent, à grand fracas. Les hommes, épaulant les foreuses, ont l’air de damnés obligés d’accomplir cette tâche de démolition à la force de leurs muscles. Il n’en est rien pourtant.

C’est l’outil qui œuvre, l’outil qui va chercher bien loin, en surface, par un long tuyau, l’air comprimé de son énergie.

Le vacarme redouble, bouche les oreilles, imprime le vertige. Il y a le bruit d’en face, infernal ; un autre, plus impressionnant encore, comme quelque chose qui s’en vient : on s’est mis à vriller également au-dessus ou au-dessous.

Quand les trous d’en face seront assez profonds, à la relève de l’équipe, on les chargera de dynamite et le front sautera. D’autres ouvriers, les muckers, procéderont alors au déblai, en s’aidant de puissantes mécaniques : la chargeuse automatique, la mule électrique, mue par des batteries, qui remorque d’un seul coup toute une théorie de wagonnets.

***

Travail de rats. Entre le deuxième et le troisième niveaux, c’est-à-dire entre deux cents et trois cents pieds de profondeur, un grand chantier d’abattage qu’alimente la veine No 4 de Sullivan. Ce chantier est un open stope, caverne comme Virgile dut en montrer à Dante dans sa tournée aux enfers. Pour y parvenir, il faut vraiment faire le rat. Au niveau de 200 pieds l’on s’introduit dans un trou tout juste assez grand pour passer. Le caoutchouc de la capote frôle constamment la paroi. Pour commencer, il y a l’encouragement, si l’on peut dire, d’une échelle qui disparaît bientôt. Il faut ensuite continuer en rampant presque, à demi-courbé, en tout cas, jusqu’à la caverne. Pour en sortir il faudra prendre un nouveau trou de rat, jusqu’au niveau inférieur.

À quoi bon établir ainsi, au sein de la terre, un chantier d’abattage qui n’a pour issues que deux trous de rat ? L’abattage du minerai dans la caverne se comprend assez mais comment l’en sortir ? Par ces deux seules voies ? Non, car si le mineur fait un travail de rat, il fait aussi un travail intelligent. Du chantier d’abattage au niveau inférieur, des descenderies, des cheminées ou des couloirs à minerai ont été pratiqués. La première descenderie est même probablement la voie par laquelle les mineurs sont venus, d’en bas, car dans les mines, une fois que les organes essentiels : puits et travers-bancs, sont établis, c’est généralement de bas en haut que se pratique le travail d’abattage. C’est d’en bas, par la descenderie, qui était alors une monterie, que les mineurs sont venus ouvrir le chantier d’abattage. Une autre voie d’accès a été ouverte par en bas, peut-être plusieurs autres. Elles servent toutes, moins une qui est réservée aux hommes, à la descente par gravité du minerai que des wagonnets prennent aussitôt pour le conduire, sur rail, à la recette, qui est le palier du puits. Les wagonnets, hissés à la surface, vont se vider au terri puis redescendent dans les profondeurs, prendre de nouveaux chargements.

***

Travail de rat, travail intelligent surtout. N’est-ce pas le génie même qui le dirige et l’ordonne ? L’aménagement d’une mine ne peut se faire autrement que par la coordination d’un ensemble de travaux, l’exécution d’un plan d’ensemble à rendre jaloux n’importe quel urbaniste. Il n’y a probablement pas d’endroit au monde, où comme dans une mine, chaque chose doit être à sa place.

Le minerai dans une mine, c’est un peu comme des raisins dans un gros pouding. Il faut aller chercher les raisins en endommageant le pouding, le moins possible. Non pas que le pouding minier soit si précieux mais il est généralement de matière assez dure : dans les mines de l’Abitibi, le pouding, c’est de la diorite, de l’andésite ou quelque chose de la même famille précambrienne. En déplacer sans trouver de raisins serait bien inutile et onéreux tout autant. Le génie minier se donne pour objet, non pas de trouver les raisins, — c’est le rôle du prospecteur — mais de les mieux localiser, de les bien repérer, quand on lui indique qu’il y en a quelque part, de les extraire aussi au coût le plus bas.

C’est pour cela que l’on pratique des sondages au diamant, non seulement de la surface mais en partant des profondeurs, que l’on creuse des puits, tantôt sur le plan vertical, tantôt sur un plan incliné, que l’on perce des travers-bancs, dans la matière stérile, voie d’accès directe aux veines, des galeries, qui sont dans le minerai même, des couloirs, des cheminées, des monteries et des descenderies, des plans inclinés de toutes sortes, que l’on voit à l’égouttement et au pompage des eaux, à la ventilation forcée, que l’on ronge, pour l’abattage, des chantiers ouverts qui sont, par rapport à l’ensemble de la mine, comme les grands yeux d’un gruyère. Mais un gruyère dans lequel, c’est bien le cas de le dire, les rats se sont mis.

***

Il faut dépenser une fortune pour prouver une mine, la prospecter scientifiquement. Nous avons vu comment cela se fait à Beaucourt. Il en coûte une autre pour aménager la mine prospectée, dont l’existence est certaine, pour en « bloquer » le minerai, selon un mot que la bourse minière et ses courtiers ont fait connaître au public mais pas toujours en lui donnant son vrai sens. Dans le monde de la spéculation, certains mots ont parfois cours facile, trop facile.

Du minerai « bloqué », autrement dit assuré, c’est strictement le minerai d’une veine qui a été mise à nu sur quatre faces et dont la teneur est connue.

De chaque côté d’une veine par exemple, on creuse des monteries, d’un niveau inférieur jusqu’au niveau au-dessus. L’existence de la veine entre deux niveaux et deux monteries se trouve ainsi démontrée. On a alors un parallépipède dont on connaît le volume d’une façon assez précise et sur lequel on a prélevé des échantillons à intervalles réguliers et sur quatre faces. Une veine localisée de la sorte peut donner immédiatement lieu à l’établissement d’un chantier d’abattage, sinon on la tient en réserve.

La veine mise à nu sur quatre faces a donné des échantillons nombreux que l’on a aussitôt analysés. C’est que la mine a son laboratoire d’essai, comme nous en avons vu un à Beaucourt, plus élaboré, mieux aménagé, et cela se comprend. Dès que les mineurs atteignent une veine, parfois ça n’est que par le sondage au diamant qu’on pratique du sous-sol même, les ingénieurs y prélèvent des échantillons, non pas des échantillons choisis, pas pris au hasard non plus, mais prélevés à des intervalles réguliers de façon que l’ensemble des analyses donne une bonne idée de la teneur moyenne de la veine. Le chimiste du laboratoire est derrière le mineur pour contrôler ses trouvailles.

Avant d’en arriver à la mise à nu des veines tout de même, il a fallu dépenser gros, une fortune, et le minerai n’est pas encore extrait, encore moins usiné. Ça n’est pourtant que l’usinage qui donne au minerai sa pleine valeur, son utilité véritable.

Les monteries peuvent se multiplier comme de raison le long d’une même veine, si la veine se continue entre un grand nombre de niveaux. C’est d’ailleurs l’espoir qu’entretiennent tous les propriétaires de mines que de voir des veines qui restent dans leurs mines, toujours plus bas, sans jamais en sortir. Car il y a des veines qui ont la fantaisie — le cas est même assez fréquent — de ne pas se confiner aux limites étroites d’une seule concession.

***

Le cas de Lamaque indique bien ce que peut coûter une mine avant de produire. Lamaque avait dépensé deux millions de dollars avant d’avoir produit une once d’or. Sullivan n’a pas coûté autant que cela, car la compagnie n’a pas jugé à propos de faire les frais d’un aménagement somptueux qui comporte celui d’une ville modèle, mais Sullivan a coûté gros tout de même. La mine Sullivan est ouverte depuis bien des années, depuis le temps de M. James Sullivan. L’administration actuelle a pris quatre ans avant de pouvoir déclarer un dividende.

Le minerai existe ; les mines se font, à coût d’argent.

***

Après m’être promené au fond d’une mine qui m’inspire toutes les considérations ci-dessus, il convient de fournir quelques précisions sur la mine elle-même. C’est la seule entreprise minière, parvenue au stade des dividendes, qui soit présentement contrôlée et administrée par des Canadiens français.

J’ai déjà présenté mon mentor dans ces profondeurs. M. Paul-Émile Gagnier, un tout jeune ingénieur minier, diplômé de Polytechnique et de Queen’s. À la Sullivan, il travaille sous la direction de M. I.-M. Marshall, qui est l’ingénieur en chef.[1]

La mine est actuellement de cinq niveaux et demi, c’est-à-dire qu’elle atteint une profondeur de 550 pieds. Ses galeries et travers-bancs s’étendent, aux divers étages, sur une longueur de plus de quatre milles. Disons en passant que dans ce réseau de couloirs, mineurs et ingénieurs se retrouvent le plus facilement du monde. Quant à l’arpentage, il se fait quotidiennement, à l’aide du théodolite. La mine possède deux puits, l’un vertical, de 550 pieds ; l’autre incliné à 45 degrés, qui atteint la même profondeur mais par un parcours de 800 pieds environ. Le chevalement au-dessus du puits incliné est en bois. Il s’élève à plus de cent pieds. C’est probablement le plus haut du genre au Canada. L’usine ne peut recevoir que 150 tonnes de minerai par jour mais la mine en donne bien davantage.

En 1937, l’usine de Sullivan a traité 55 052 tonnes de minerai qui ont donné 21 771 onces d’or, soit une valeur de 761 707 $.

Le personnel de la mine est de 150 hommes, dont 120 mineurs, en deux équipes de 60 hommes, qui passent chacune sept heures par jour dans le sous-sol.

En marge de la mine et en plus de l’usine pour le traitement du minerai, il y a comme de raison tous les ateliers qu’il faut, forge, chambre de compression pour l’air, chambre des treuils, salle de pompage, le magasin, les bureaux, la cantine, un dortoir pour les employés, une petite hôtellerie pour les hauts fonctionnaires. Autour des locaux d’habitation, le magasinier, M. Léandre Brault entretient même tout l’été de forts belles pelouses et des plates-bandes de fleurs.

Je devais bien de dire un mot de M. Brault, car c’est lui qui m’a prêté les bottes, la capote et le casque de circonstance chaque fois que je suis descendu dans la mine.

  1. Au commencement de 1938, le ministère des Mines de la province de Québec se portait acquéreur de la mine Gale, voisine de la mine Sullivan, pour y établir une mine-école. En même temps, le ministre des Mines, M. Onésime Gagnon, engageait M. Paul-Émile Gagnier et lui confiait la direction de cette mine-école.