L’Abitibi, pays de l’or/Chapitre 15

Les Éditions du Zodiaque (p. 137-143).

Chapitre XV

RIVALITÉS DES CLOCHERS, AVANT QUE
LES CLOCHERS EXISTENT


Val d’Or, né d’hier, aspire déjà à supplanter Amos
comme capitale de l’Abitibi, Rouyn, comme
métropole du Nord-Ouest minier.

Rivalités de clochers, avant même que les clochers ne soient construits. Rivalités qui n’en sont pas moins vives.

Dans toutes les régions ou zones minières du Nord-Ouest de Québec, au nombre de cinq principales à l’heure qu’il est, il n’y a pour ainsi dire qu’un centre urbain, celui des deux villes jumelles de Rouyn et de Noranda, qui soit à peu près aménagé. Et encore, s’il n’y avait pas la ville de Noranda, ville modèle un peu dans le genre de Bourlamaque, quoique davantage peuplée, Rouyn ne donnerait pas beaucoup l’impression d’une ville organisée. Ses rues par exemple ne sont pas en meilleur état, après dix et même douze ans, car la fondation de Rouyn remonte déjà à 1925, que celles de la ville naissante de Val d’Or. Par beau temps, on y circule dans un nuage de poussière ; par temps de pluie, on y patauge dans une boue gluante.

Rouyn et Noranda ont toutefois non seulement leurs églises mais des églises avec clochers. Val d’Or n’a encore qu’un commencement d’église, une crypte solidement établie par exemple et qui servira bientôt de base à une construction de plus d’importance. À peine né, Val d’Or ambitionne cependant de supplanter Rouyn et Noranda, qui ont ensemble constitué jusqu’à présent comme la métropole minière du pays, et aussi Amos, considéré depuis un quart de siècle comme la petite capitale de tout le pays abitibien. Avec sa somptueuse église au dôme de mosquée, Amos entretient depuis assez longtemps, à ce qu’on dit du moins, l’espoir de devenir ville épiscopale, se donne même des airs plus urbains que villageois. Des quartiers excentriques s’élaborent : sur la rive droite de l’Harricana, par delà la voie ferrée, une série de maisons de mine cossue et entourées de jardins de fleurs ; des citoyens plus audacieux encore n’ont pas hésité à franchir la rivière — le pont existait — pour ouvrir un nouveau quartier, où se trouve maintenant l’imposant édifice d’un hôpital catholique.

Mais jusqu’à tout récemment, Amos était français, exclusivement français, de fait et d’apparence. Il n’en est plus de même. La ville change rapidement d’aspect. Il devient, est même devenu un centre pas mal cosmopolite. Le café chinois, le restaurant grec, ouverts jour et nuit, y ont fait leur apparition, de même que la salle de danse. Des Juifs, des Syriens, des Levantins y pratiquent un peu tous les commerces. Des maisons de Toronto ont établi là-bas des succursales. C’est que par suite des progrès de l’industrie minière, Amos est devenu comme un centre de ralliement. Jusqu’à l’inauguration du nouvel embranchement du Canadien National, qui permet maintenant la communication plus directe par les convois qui partent de la lamentable gare de la rue Moreau, à Montréal, c’était par Amos qu’il fallait passer pour se rendre à Val d’Or. Les convois bifurquent maintenant à Senneterre pour se diriger vers Val d’Or et, plus tard, vers Rouyn.

Le fait de son importance nouvelle, comme point de jonction ferroviaire, ne manque pas d’inspirer des ambitions à Senneterre. D’autant plus que ce petit centre peut grandir encore, dès que commencera pour vrai l’exploitation de Chibougamau.

Amos n’est pas toutefois sans conserver d’atouts. Des mines se découvrent en effet dans les cantons situés au nord de la capitale abitibienne.

Mais Val d’Or, à peine né, n’entend pas se laisser supplanter par Senneterre. Son ambition va jusqu’à vouloir remplacer Amos comme capitale, Noranda-Rouyn, comme métropole. Les Valdoriens, qui ne sont pourtant Valdoriens que d’hier, le disent ouvertement.

Il est certain en tout cas, que la nouvelle route carrossable entre Senneterre et Rouyn et l’embranchement ferroviaire du Canadien National entre ces deux endroits, les deux passant par Val d’Or, favorisent singulièrement cette dernière ville. De plus la route carrossable de Senneterre à Mont-Laurier, dont les travaux progressent, par les deux bouts, passera bien par Val d’Or mais sans toucher à Rouyn. Cette route desservira comme de raison toute la région, la mettra en communication directe et rapide avec Montréal, détournera sans doute une grosse part du commerce abitibien qui va maintenant à Toronto, mais ça sera surtout Val d’Or qui en tirera avantage. Du moins les Valdoriens y comptent.

Mais en pareil pays, où la face des choses change du jour au lendemain, est-on jamais sûr de l’avenir ? À vingt milles de Val d’Or, la ville de Malartic est en train de s’organiser. Selon toutes les indications, elle se trouvera au centre d’une région minière de première importance. À l’été de 1936, la ville de Malartic n’existait même pas à l’état de projet. Autour du premier puits de la Canadian Malartic il n’y avait qu’un tout petit groupe d’ouvriers qui campaient sous la tente ou dans des cabanes en billes. Quelque vingt milles plus loin, une ville s’élabore aussi autour de la mine O’Brien, centre d’une autre région, d’une autre zone dont l’importance ne paraît pas douteuse.

Val d’Or est certes bien situé, au centre de la zone minière du lac de Montigny, pour profiter pleinement de l’exploitation du sous-sol abitibien. Il est moins que certain toutefois qu’il supplante et Noranda-Rouyn et Amos, qu’il éclipse complètement Senneterre. Ce qui parait plus vraisemblable, c’est que les centres qui existent déjà progresseront sans se nuire, sans nuire non plus à d’autres centres qui surgiront immanquablement dans tous les coins de ce pays.

Trois zones, à part celle du lac de Montigny, où se trouvent principalement les mines Siscœ, Sullivan, Lamaque et Sigma, ont des entreprises minières qui ne sont pas qu’à l’état de prospection mais de production. Ce sont les zones de Rouyn-Noranda, d’O’Brien et de Malartic. Une autre zone est en plein progrès, celle de Pascalis, qui comprend le canton de ce nom et les cantons de Louvicourt, de Tiblemont et de Vauquelin, en bordure de la route Senneterre-Rouyn et aussi de la route Senneterre-Mont-Laurier, le long de la partie de cette route dont la construction est en voie. Une mine de cette zone, la Perron Gold Mine, produit déjà en assez grande abondance.

Tout près de cette mine et d’une mine voisine, la Beaufor, propriété d’un groupe de Canadiens français, les mêmes qui contrôlent la Sullivan, un village et une paroisse se sont établis, avec plus de 200 familles. M. l’abbé J.-E. Morency en est le curé. Beaufor ne produit pas encore mais est à la veille de le faire. Tout autour, dans les quatre cantons de cette zone, des entreprises minières sont à l’état de prospection. Des découvertes de haut intérêt auraient été faites, tout récemment, dans le canton de Vauquelin.

Juste au nord d’Amos, dans les cantons de Dalquier, de Béarn, de Duverny et de Castagnier, la prospection va aussi grand train. Zone nouvelle qui s’annonce et que l’on ne prévoyait généralement pas il y a bien peu de mois. Que la zone soit un succès minier et Amos n’aurait plus à redouter que son rang de capitale lui soit enlevé. À noter que cette région du nord d’Amos, négligée jusqu’à présent du point de vue minier, a pourtant été la première à produire du minerai. Il y a déjà longtemps. C’était en 1913. Un vieux citoyen d’Amos, M. Joseph Tremblay, expédia alors, à titre d’essai, tout un wagon de minerai, des sulfates de cuivre, dans une usine du New-Jersey, qui en retira du métal pour une valeur de 3 000 $. Il est vrai que c’était surtout du cuivre, très peu d’or. Puis survint la guerre et l’entreprise n’eut pas de suite, jusqu’à ces tout derniers temps.

Comme l’on voit, l’exploitation du sous-sol abitibien n’en est encore qu’à ses débuts. Il est peut-être un peu tôt pour que Val d’Or ou un autre centre d’établissement récent se vante de pouvoir prendre le premier rang et de le garder.