L’Abbé ou suite du Monastère
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 14p. 337-346).


CHAPITRE XXX.

projets d’évasion découverts.


Il est des cœurs où la colère reste concentrée et paisible, comme le salpêtre sous la voûte d’un château, jusqu’à ce que l’occasion, semblable à un boute-feu, vienne l’allumer. Alors éclatent tout à coup l’éclair et le tonnerre, et les échos lointains annoncent que tout est rompu.
Ancienne comédie.


Roland Græme profita d’une brèche dans le couvert de houx ; et, à la clarté de la lune, qui venait de se lever, il fut tout à fait à même de reconnaître, sans être vu, l’attitude et les mouvements de ceux par qui son repos avait été dérangé de cette manière inattendue. Ses observations confirmèrent ses craintes jalouses. Deux individus étaient debout à côté l’un de l’autre, et tenaient une conversation mystérieuse à quelques pas de sa retraite. Il reconnut facilement la haute taille et la voix forte de Douglas, ainsi que le costume et le ton non moins remarquable du page de l’hôtellerie de Saint-Michel.

« J’ai été jusqu’à l’appartement du page, dit Douglas ; mais il n’y est pas, où il ne veut pas répondre. La porte est bien fermée en dedans comme d’habitude, et nous ne pouvons y pénétrer… Ce que signifie son silence, je n’en sais rien.

— Vous vous êtes trop fié à lui, répliqua l’autre ; c’est un faquin à tête légère, dont l’esprit changeant et la cervelle exaltée ne peuvent garder aucune impression.

— Ce n’était pas moi qui voulais me fier à lui, dit Douglas ; mais on m’avait assuré qu’il se déclarerait notre ami quand on s’adressait à lui ; car… » Ici, il parla si bas que Roland perdit totalement les paroles, il en était d’autant plus contrarié qu’il s’agissait à coup sûr de lui.

« Bah ! reprit l’étranger d’une voix plus haute, « de mon côté, j’ai tenté de lui en imposer par de ces belles paroles qui trompent les sots ; mais maintenant, si vous vous méfiez de lui au moment de l’exécution, servez-vous de votre poignard et faites-nous un passage.

— Cela serait trop violent, répondit Douglas ; et d’ailleurs, ainsi que je vous l’ai dit, la porte de son appartement est fermée et verrouillée. Je vais encore essayer de l’éveiller. »

Græme comprit aussitôt que les dames, s’étant aperçues qu’il était dans le jardin, avaient fermé la porte de la chambre extérieure dans laquelle il couchait ordinairement, faisant en quelque sorte sentinelle, puisqu’il n’y avait que ce seul accès pour arriver aux appartements de la reine. Mais alors comment se faisait-il que Catherine Seyton fut dehors, si la reine et l’autre dame étaient dans leurs chambres, et l’entrée fermée au verroux ? « Il faut que j’approfondisse à l’instant ce mystère, dit-il, et alors je remercierai miss Catherine, si c’est réellement elle, de l’usage aimable qu’elle exhortait Douglas à faire de son poignard. Il paraît qu’ils me cherchent, et ils ne me chercheront pas en vain. »

À ce moment Douglas était rentré dans le château par le guichet qui maintenant se trouvait ouvert. L’étranger était seul dans l’allée, les bras croisés sur sa poitrine, et ses yeux, portés impatiemment vers la lune, semblaient l’accuser de le trahir par l’éclat de sa lumière.

En un instant Roland Græme se trouva devant lui. « Voilà une belle nuit, dit-il, miss Catherine, pour une demoiselle qui se promène déguisée et qui rencontre des hommes dans un verger.

— Silence ! dit le page étranger ; silence, stupide étourneau ; et dis-nous en un mot si tu es ami ou ennemi.

— Comment serrai-je l’ami d’une personne qui me trompe par de belles paroles, et qui voudrait que Douglas se servît de son poignard ?

— Que l’esprit infernal emporte George de Douglas et toi aussi, étourdi, éternel brouillon ! nous serons découverts, et alors la mort nous attend.

— Catherine, vous avez usé envers moi de fourberie et de cruauté, et le moment d’une explication est arrivé ; elle ne m’échappera pas ni à vous non plus.

— Insensé ! je ne suis ni Catin ni Catherine. La lune brille assez en ce moment pour reconnaître le cerf de la biche.

— Cette défaite ne vous servira de rien, belle maîtresse, » dit le page en saisissant le par du manteau de l’étranger ; cette fois, au moins, je veux savoir à qui j’ai affaire.

— Laissez-moi, dit l’étranger en cherchant à se débarrasser des mains de Roland, et d’un ton où la colère semblait lutter avec l’envie de rire : Auriez-vous si peu de respect pour la fille des Seyton ? »

Mais comme Roland, encouragé peut-être par ce rire étouffé, pensa que l’offense n’était pas impardonnable, et continuait à retenir l’inconnu par le pan de son manteau, celui-ci s’écria, du ton le plus sévère : « Insensé, laissez-moi partir ; il s’agit dans ce moment de vie ou de mort. Je ne voudrais pas te faire de mal, mais gare à toi ! »

En parlant ainsi, il fit un effort soudain pour s’échapper ; mais, dans ce moment, un pistolet, qu’il portait dans sa main ou sur sa personne, partit.

Ce son guerrier éveilla aussitôt tout le château. Le garde donna du cor et se mit à sonner la cloche du beffroi, en criant de toutes ses forces : « Trahison ! trahison ! Aux armes ! aux armes ! »

La personne que le page avait lâchée au premier mouvement de surprise, disparut dans l’obscurité ; mais le bruit des rames se fît entendre, et, après une ou deux secondes, on déchargea cinq ou six arquebuses et un fauconneau des batteries du château ; on paraissait viser quelque objet sur l’eau. Confondu de tous ces incidents, Roland ne trouva d’autre moyen de protéger Catherine (la croyant dans le bateau qui quittait le rivage), que de recourir à George de Douglas. Il se hâta de se rendre à l’appartement de la reine, où il entendit parler très-haut, et le bruit des pas de plusieurs personnes. Lorsqu’il entra, il se trouva réuni à un groupe de personnes qui, assemblées dans cet appartement, se regardaient attentivement et d’un air étonné. Au fond de la chambre était la reine équipée comme pour un voyage, et suivie non seulement de lady Fleming, mais de l’omniprésente Catherine Seyton, vêtue des habits de son sexe, et portant en main la cassette dans laquelle Marie serrait les joyaux qu’on lui avait permis de conserver. À l’autre bout, près de la porte, était la dame de Lochleven, habillée à la hâte comme une personne éveillée par une alarme subite ; elle était entourée de domestiques, les uns portant des torches, d’autres des sabres nus, des pertuisanes, des pistolets, ou toute autre arme qu’ils avaient pu rencontrer dans le désordre d’une alerte nocturne. Entre ces deux parties du groupe était George de Douglas, les bras croisés sur sa poitrine, les yeux fixés vers la terre comme un criminel qui ne sait comment nier, et néanmoins ne veut pas avouer le crime dans le quel on vient de le surprendre.

« Parle, George de Douglas, s’écria la dame de Lochleven, parle et éclaircis l’horrible soupçon qui pèse sur ton nom ; dis : Un Douglas n’a jamais été infidèle à sa foi, et je suis un Douglas. Dis cela, mon cher fils, et c’est tout ce que je te demande pour absoudre ton nom d’une accusation aussi affreuse. Dis que les artifices de ces malheureuses femmes et la fourberie de ce jeune homme préparaient seuls une fuite si fatale à l’Écosse, si dangereuse pour la maison de ton père.

— Madame, dit le vieux Dryfesdale, voici ce que j’ai à dire pour cet imbécile de page ; il n’a pu aider à ouvrir les portes, puisque moi-même je l’ai enfermé cette nuit hors du château. Quel que soit celui qui a projeté cette escapade nocturne, ce garçon paraît y avoir eu peu de part.

— Tu mens, Dryfesdale, répliqua la dame, et tu voudrais jeter le blâme sur la maison de ton maître pour sauver la vie à ce traître artificieux.

— Je désire plutôt sa mort que sa vie, » reprit l’intendant avec humeur, « mais la vérité est la vérité. »

À ces mots Douglas releva la tête, et d’un ton ferme et calme à la fois, comme un homme qui a pris sa résolution : « Que personne ne coure de danger pour moi, s’écria-t-il, c’est moi seul qui ai tout fait.

— Douglas, « dit la reine en l’interrompant, » es-tu fou ? Ne parle pas, je te le défends.

— Madame, » reprit-il en saluant du plus profond respect, « j’obéirais volontiers à vos ordres ; mais il faut une victime à vos ennemis ; et je ne dois pas souffrir qu’ils se méprennent. Oui, madame, continua-t-il en s’adressant à la dame de Lochleven, « je suis seul coupable dans cette affaire. Si la parole d’un Douglas a encore quelque poids pour vous, croyez-moi, ce jeune homme est innocent ; et, sur votre conscience, je vous recommande de ne lui faire aucun mal. Que la reine ne souffre pas non plus pour avoir saisi l’occasion de délivrance qu’une loyauté sincère, qu’un sentiment encore plus profond lui offrait. Oui ! j’avais projeté la fuite de la plus belle et de la plus indignement persécutée des femmes, et loin de regretter d’avoir, pendant un temps, trompé la malice de ses ennemis, je m’en fais gloire, et je suis prêt à donner ma vie pour défendre sa cause.

— Puisse Dieu consoler ma vieillesse, s’écria la dame de Lochleven, et m’aider à supporter ce fardeau d’affliction ! Ô princesse ! née dans une heure malheureuse, quand cesserez-vous d’être l’instrument de la séduction et de la ruine de tous ceux qui vous approchent ! Ô ancienne maison de Lochleven, si long-temps renommée par ta noblesse et ton honneur, maudit soit le jour qui amena la tentatrice dans tes murs !

— Ne parlez pas ainsi, madame, reprit son petit-fils ; l’ancien honneur de la lignée des Douglas n’en sera que plus brillant, quand un de ses descendants aura consenti à mourir pour la plus outragée des reines, pour la plus adorable des femmes.

— Douglas, dit Marie, faut-il en ce moment, oui, en ce moment même, quand je vais perdre à jamais un fidèle sujet, que je te reproche d’oublier ce qui m’est dû comme reine ?

— Malheureux enfant ! » reprit avec égarement la dame de Lochleven, « es-tu donc tombé à ce point dans les pièges de cette femme de Moab ? As-tu échangé ton nom, ta fidélité, ton serment de chevalier, ton devoir envers tes parents, ton pays et ton Dieu, pour une larme feinte, un faible sourire des lèvres qui ont flatté le débile François, conduit à la mort l’idiot Darnley, lu des poésies tendres avec le mignon Chastelar, murmuré les lais d’amour, qu’accompagnait le mendiant Rizzio, et qui se sont jointes avec transport à celles de l’infâme et odieux Bothwell.

— Ne blasphémez pas, madame ! dit Douglas, et vous, belle reine, et aussi vertueuse que belle, ne traitez point avec trop de sévérité en un pareil moment la présomption de votre vassal ! Ne croyez pas que le simple dévouement d’un sujet m’ait porté à l’action que j’ai faite : vous méritez bien que chacun de vos serviteurs meure pour vous ; mais j’ai fait plus : j’ai fait ce à quoi l’amour seul pouvait conduire un Douglas ; j’ai dissimulé. Adieu donc, reine de tous les cœurs, et souveraine du cœur de Douglas ! Quand ce vil esclavage cessera de peser sur vous, car vous serez libre un jour s’il existe une justice au ciel, quand vous chargerez d’honneurs et de titres l’heureux mortel qui vous aura délivrée, accordez alors une pensée à celui dont le cœur aurait méprisé toute récompense pour le bonheur de baiser votre main ; donnez un seul soupir à sa fidélité, et versez une larme sur sa tombe !… » Et, se jetant à ses pieds, il saisit sa main et la porta contre ses lèvres.

« Et ceci devant mes yeux ! dit la dame de Lochleven ; oses-tu courtiser ton adultère maîtresse sous les yeux même d’une mère ? Qu’on les sépare, et qu’on mette ce jeune insensé sous une garde sévère ! Saisissez-le, sur votre vie ! » ajouta-t-elle en voyant que ses serviteurs se regardaient d’un air indécis.

« Ils hésitent ! dit Marie, sauve-toi, Douglas, je te l’ordonne ! » À ces mots, il se releva, et, s’écriant : « Ma vie ou ma mort vous appartiennent ! « il tira son épée, et se fit jour à travers les domestiques qui étaient entre lui et la porte. Son mouvement fut trop subit et trop vigoureux, pour qu’on pût y mettre obstacle sans recourir à la violence ; et comme il était à la fois aimé et redouté des vassaux de son père, nul d’entre eux n’osa lui faire de mal. La dame de Lochleven restait stupéfaite de cette fuite soudaine : « Suis-je donc entourée de traîtres ? s’écria-t-elle ; poursuivez le scélérat ! qu’on l’atteigne ! qu’on le poignarde ! qu’on le tue !

— Il ne peut quitter l’île, madame, objecta Dryfesdale ; j’ai la clef de la chaîne du bateau. »

Mais deux ou trois voix de ceux qui poursuivaient le fugitif, soit par curiosité ou pour obéir à leur maîtresse, s’écrièrent d’en bas qu’il s’était précipité dans le lac.

« Brave Douglas ! s’écria la reine, ô libre et noble cœur qui préfères la mort à la captivité !

— Feu sur lui ! dit la dame de Lochleven ; s’il est ici un vrai serviteur de son père, qu’il donne la mort au fuyard, et que le lac ensevelisse notre honte. »

On entendit le bruit d’un ou deux coups de fusil qu’on avait tirés plutôt pour avoir l’air d’obéir à la dame, que pour atteindre le but indiqué ; et Randal, rentrant aussitôt, dit que M. George avait été recueilli par une barque qui se trouvait à peu de distance.

« Montez un esquif, et poursuivez-les, dit la dame.

— Ce serait tout à fait inutile, répliqua Randal ; ils sont à présent à moitié chemin de la rive, et la lune est cachée dans un nuage.

— Et le traître est échappé ! » s’écria la dame en portant ses mains à son front avec un geste de désespoir ; « l’honneur de notre maison est perdu à jamais, et tous seront accusés de complicité dans cette vile trahison !

— Dame de Lochleven, » dit Marie en s’avançant vers elle, « cette nuit même, vous avez anéanti mes plus belles espérances, vous avez changé en esclavage la liberté sur laquelle je comptais, et jeté loin de moi la coupe du bonheur, à l’instant où je croyais l’approcher de mes lèvres ; et cependant j’éprouve pour votre douleur la pitié que vous refusez à la mienne : ce serait avec joie que je vous consolerais, s’il était en mon pouvoir ; mais je voudrais au moins vous quitter en chrétienne.

— Retire-toi, femme orgueilleuse ! répliqua la dame : qui jamais mieux que toi sût faire les plus profondes blessures, sous le masque de la bonté et de la politesse ? Qui, depuis le plus grand et le plus infâme des traîtres, sût jamais si bien trahir par un baiser ?

— Lady Douglas de Lochleven, répondit la reine, en ce moment tu ne peux m’offenser ; non pas même par ce langage grossier et peu digne d’une femme, que tu m’adresses en présence de tes vassaux et de tes hommes d’armes ; j’ai été si redevable cette nuit à un membre de la maison de Lochleven, que je pardonne à tout ce que le chef de cette maison peut dire ou faire dans la fureur de l’emportement.

— Je vous rends grâces, princesse, » dit lady Lochleven en se contraignant vivement pour passer du ton de la violence à celui d’une ironie amère ; « notre pauvre maison a rarement vu luire sur elle un sourire royal ; mais c’est tout au plus, selon moi, si elle troquerait sa grossière intégrité pour les honneurs de cour que Marie d’Écosse a maintenant à offrir.

— Ceux, ajouta Marie, qui savent prendre, peuvent fort bien se dispenser de recevoir : et si j’ai maintenant peu de choses à offrir, c’est par la faute des Douglas et de leurs alliés.

— Ne craignez rien, madame, » reprit la dame de Lochleven du même ton d’amertume ; « vous conservez un trésor que votre prodigalité ne peut épuiser, et dont votre pays offensé ne saurait vous priver. Tant que vous aurez à vos ordres de belles paroles et des sourires trompeurs, vous ne manquerez pas d’amorces pour entraîner de jeunes insensés à leur perte. »

La reine jeta un regard de satisfaction sur une grande glace qui, se trouvant sur l’un des côtés de l’appartement, réfléchissait son beau visage. « Notre hôtesse devient polie, dit-elle, ma Fleming ; nous ne pensions pas que le chagrin et la captivité nous eussent laissées si bien pourvues de cette espèce de richesse que les femmes estiment au-dessus de toute autre.

— Votre Grâce va mettre cette mégère en fureur, » murmura Fleming à voix basse. « Je vous conjure à genoux de vous rappeler qu’elle est déjà cruellement offensée, et que nous sommes en son pouvoir.

— Je ne l’épargnerai pas, Fleming, répondit la reine ; cela n’est pas dans mon caractère. Elle a répondu à mon honnête sympathie par l’insulte et les injures, et je veux la mortifier à mon tour. Si ses paroles sont trop émoussées pour me répondre, qu’elle se serve de son poignard, si elle l’ose.

— La dame de Lochleven, » dit Marie Fleming à haute voix, « ferait certainement bien de se retirer maintenant, et de laisser reposer Sa Grâce.

— Oui, répliqua la dame, ou de laisser Sa Grâce et ses mignonnes chercher entre elles quelle sera la sotte mouche qui pourrait maintenant tomber dans leurs pièges. Mon fils aîné est veuf : ne serait-il pas plus digne des espérances flatteuses par lesquelles vous avez séduit son frère ?… Il est vrai qu’on a déjà usé trois fois du mariage ; mais l’Église de Rome en fait un sacrement, et ses sectaires pensent peut-être qu’on n’y saurait jamais participer trop souvent.

— Et, en revanche, » dit Marie qui rougissait d’indignation, « comme les sectateurs de l’Église de Genève considèrent que le mariage n’est pas un sacrement, on dit qu’ils se dispensent parfois de la sainte cérémonie. » Puis, comme si elle eût craint les suites de cette allusion aux erreurs de la vie première de la dame de Lochleven, la reine ajouta : « Venez, ma Fleming ; nous lui faisons trop d’honneur en poursuivant cette altercation ; retirons-nous dans notre appartement. Si elle veut nous déranger encore cette nuit, il faudra qu’elle fasse forcer la porte. » En disant ces mots elle se retira dans sa chambre à coucher, suivie de ses deux femmes.

Lady Lochleven, stupéfaite par ce dernier sarcasme, et persuadée qu’elle n’était pas la seule à sentir combien il était mérité, restait comme une statue à la place qu’elle occupait quand elle reçut ce sanglant affront. Dryfesdale et Randal cherchaient à la distraire par leurs questions.

— Quels sont les ordres de Votre honorable Seigneurie pour la sûreté du château ? Ne faut-il pas doubler les sentinelles, et en placer une dans les bateaux et une au jardin ? dit Randal.

— Voulez-vous qu’on envoie des dépêches à Édimbourg pour instruire sir William Ashton de ce qui s’est passé ? demanda Dryfesdale ; et ne faudra-t-il pas donner l’alarme dans Kinross, au cas où il y aurait des forces ennemies sur le lac ?

— Fais tout ce qu’il te plaira, » répondit la dame en se remettant de son trouble et en s’apprêtant à partir ; « tu es un vieux soldat, Dryfesdale ; prends toutes les précautions convenables… Juste ciel ! faut-il que j’aie été insultée aussi ouvertement !

— Serait-il dans votre bon plaisir, » dit Dryfesdale en hésitant, « que cette personne, cette dame, fût plus sévèrement traitée ?

— Non, vassal ! reprit la dame avec indignation ; ma vengeance ne s’abaisse pas à des moyens aussi vils. Il me faut une réparation plus digne, ou la tombe de mes ancêtres couvrira ma honte.

— Et vous l’aurez, madame, reprit Dryfesdale ; avant que deux soleils aient passé sur votre injure, vous pourrez vous dire amplement vengée. »

La dame ne fit pas de réponse : peut-être n’entendit-elle pas ces paroles, parce qu’elle sortait de l’appartement. Par l’ordre de Dryfesdale, tous les serviteurs se retirèrent ; les uns pour faire la garde, les autres pour se reposer. L’intendant resta quand ils furent partis ; et Roland Græme, qui était seul dans l’appartement, fut tout surpris de voir le vieux soldat avancer vers lui avec un air plus cordial que de coutume, mais qui convenait mal à ses traits rechignés.

« Jeune homme, dit-il, je t’ai fait quelque tort, et c’est ta faute ; car ta conduite m’a paru aussi légère que la plume que tu portes sur ton chapeau ; et certes, ton habit fantasque et ta gaieté folle pouvaient motiver un jugement sévère. Mais j’ai vu cette nuit par ma croisée, tandis que je regardais comment tu t’étais arrangé dans le jardin, j’ai vu, dis-je, les efforts véritables que tu as faits pour retenir le compagnon du perfide qui s’est rendu indigne du nom de son père, et qui doit être retranché de l’arbre de sa maison comme une branche pourrie. J’étais prêt à venir à ton secours quand le pistolet partit ; et le garde, fourbe que je soupconne avoir été gagné tout exprès, s’est vu contraint de donner l’alarme, ce qu’il était de son devoir de faire plus tôt. Aussi, pour expier mon injustice envers toi, je suis prêt à te rendre un service, si tu veux le recevoir de moi.

— D’abord, puis-je vous demander de quoi il s’agit ? reprit le page.

— Simplement de porter la nouvelle de cette découverte à Holy-Rood, ce qui peut te mettre en faveur aussi bien auprès du comte de Morton et du régent lui-même, que de sir William Douglas, attendu que tu as vu l’affaire d’un bout à l’autre, et que tu as rempli fidèlement ta tâche. Ta fortune sera dans tes mains, et j’espère que tu renonceras à tes folles vanités, et que tu marcheras en ce monde comme un homme qui pense qu’il y en a un autre.

— Sir intendant, reprit Roland Græme, je vous remercie de votre bon service ; mais je ne puis remplir votre commission, non pas précisément parce qu’étant serviteur de la reine je ne puis rien faire contre elle, mais parce qu’il me semble, mettant cette considération de côté, que ce serait prendre une mauvaise route pour arriver à la faveur de sir William de Lochleven que d’être le premier à lui annoncer la faute de son fils. Et le régent lui-même ne serait pas très-satisfait d’apprendre l’infidélité de son vassal, non plus que Morton d’être instruit de la fourberie de son neveu.

— Hum ! » fit l’écuyer ; exclamation inarticulée, qui exprimait en lui une surprise désagréable. « Alors, faites ce que vous voudrez ; car, tout étourdi que vous paraissiez, vous savez comment vous conduire dans le monde.

— Je vais vous faire voir que mon système tient moins de l’égoïsme que vous ne le pensez, dit le page ; car, selon moi, la gaieté et la franchise valent mieux que la gravité et l’artifice ; peut-être même, au bout du compte, les premières qualités pourraient-elles combattre les autres avec quelque avantage. Sir intendant, vous ne m’avez jamais moins aimé que dans ce moment. Je sais que vous ne me ferez jamais une confidence réelle, et je suis décidé à ne pas prendre de belles protestations pour de bonne monnaie. Reprenez votre ancienne marche, soupçonnez-moi autant que vous voudrez, surveillez-moi autant qu’il vous plaira, je vous mets au défi. Vous avez rencontré aussi fin que vous.

— De par le ciel ! jeune homme, » s’écria l’intendant avec un regard de malignité amère ; « si tu oses tenter quelque trahison contre la maison de Lochleven, ta tête noircira au soleil sur la tour du Guet !

— Celui qui refuse la confiance ne peut pas commettre de trahison, dit le page ; et quant à ma tête, elle tient aussi solidement sur mes épaules que sur aucune tour que maçon ait jamais bâtie.

— Adieu donc, jeune perroquet bavard, dit Dryfesdale ; puisque tu es si fier de ton caquet et de ton plumage bigarré, méfie-toi des pièges et des gluaux.

— Adieu, vieux corbeau enroué, reprit le page ; ton vol pesant, ta couleur sombre et ton croassement monotone, ne sont pas des charmes qui puissent te protéger contre la flèche d’une arbalète ou le plomb d’un fusil. Guerre ouverte entre nous ! chacun pour sa maîtresse, et Dieu protégera la bonne cause.

— Amen, et il défendra son peuple, reprit l’intendant. J’instruirai ma maîtresse de ta complicité avec cette assemblée de traîtres. Bonsoir, monsieur l’étourdi.

« Bonsoir, seigneur l’acariâtre, » répondit le page ; et dès que le vieillard fut parti, il se mit en devoir de reposer.