L’Abbé ou suite du Monastère
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 14p. 226-240).


CHAPITRE XXI.

marie stuart.


Si la valeur ou l’amour du peuple pouvait prévenir tout danger, la France n’aurait jamais pleuré la mort du brave Henri de Navarre. Si l’esprit ou la beauté pouvait exciter la compassion, Rose de l’Écosse n’eût pas versé des larmes inutiles.
Lewis, Élégie composée dans un mausolée royal.


À la porte de l’enceinte extérieure du château de Lochleven, se montrait la taille majestueuse de lady Lochleven, femme dont les charmes, dans la fraîcheur de la jeunesse, avaient captivé Jacques V, qui la rendit mère du célèbre régent Murray. Comme elle était de noble naissance (étant fille de la maison de Mar) et d’une rare beauté, ses liaisons avec Jacques ne l’empêchèrent pas d’être recherchée en mariage par plusieurs seigneurs de l’époque, parmi lesquels elle accorda la préférence à sir William Douglas de Lochleven. Mais comme l’a fort bien dit le poète :

Nos vices caressés, nos passions chéries,
Seront des fouets vengeurs dans les mains des furies.

La situation où se trouvait alors lady Lochleven, comme épouse d’un homme d’un rang élevé et d’un grand crédit, comme mère d’une famille légitime, ne pouvait lui faire oublier le souvenir pénible de sa faiblesse. Toute fière qu’elle était des talents et du pouvoir de son fils, quoiqu’il fût le véritable chef de l’État, il n’en était pas moins le gage d’une coupable intimité.

Si Jacques lui avait rendu justice, disait-elle dans le secret de son cœur, elle aurait trouvé dans son fils une source de plaisir sans mélange et d’orgueil légitime, en le voyant monarque légitime de l’Écosse, et l’un des plus capables qui eussent jamais porté le sceptre. La maison de Mar, qui ne le cédait ni en ancienneté, ni en grandeur à celle de Drummond, aurait pu aussi se vanter d’une reine parmi ses filles, et elle aurait échappé à la tache qui résulte de la fragilité d’une femme, lors même qu’elle a pour excuse un amant royal. Ces sentiments qui oppressaient son cœur naturellement orgueilleux et sévère, étaient empreints sur sa physionomie. Aux restes d’une grande beauté se joignaient certains traits qui indiquaient un mécontentement intérieur et une sombre mélancolie. Ce qui contribuait peut-être à augmenter cette disposition habituelle, c’est que lady Lochleven avait adopté des sentiments religieux extraordinairement rigides et austères. Dans ses idées de foi réformée, elle partageait les erreurs les plus fatales des catholiques, en limitant comme eux les bienfaits de l’Évangile à ceux qui professaient exclusivement ses principes.

Sous tous les rapports, l’infortunée reine d’Écosse, alors commensale obligée, ou plutôt prisonnière de cette triste dame, était odieuse à son hôtesse. Lady Lochleven haïssait en elle la fille de Marie de Guise, de celle qui avait usurpé sur le cœur et sur la main de Jacques V les droits légitimes dont elle se considérait comme injustement privée ; elle détestait surtout une femme attachée à cette religion qu’elle abhorrait plus que le paganisme. Telle était la dame qui, avec un air de majesté, des traits durs quoique beaux, et couverte d’une coiffe de velours noir, demanda au domestique qui dirigeait la barque vers le rivage ce qu’étaient devenus lord Lindesay et lord Melville. L’homme raconta ce qui s’était passé. Elle répondit avec un sourire dédaigneux : « Il faut flatter les fous et non pas les combattre. Retourne à l’instant, fais tes excuses comme tu le pourras ; dis à Leurs Seigneuries que lord Ruthven est déjà au château, et qu’il est impatient de voir paraître lord Lindesay. Pars sur-le-champ… Randal, un moment, qu’est-ce que ce bambin que tu m’as amené ?

— Sous votre bon plaisir, milady, c’est le page qui doit servir.

— Ah ! le nouveau mignon, répondit lady Lochleven. La suivante est déjà arrivée hier. J’aurai une maison bien ordonnée avec cette dame et sa suite ; mais je me flatte que l’on trouvera bientôt d’autres personnes pour entreprendre une telle charge. Allons, pars, Randal ; et vous, dit-elle à Roland, suivez-moi dans le jardin. »

Elle le conduisit d’un pas lent et avec dignité dans un petit jardin, entouré d’un mur en pierre, orné de statues, et au milieu duquel on voyait une fontaine artificielle : ses tristes parterres s’étendaient sur un des côtés de la cour, avec laquelle ils communiquaient par un portail bas et arqué. Dans cette étroite enceinte, Marie Stuart apprenait alors le rôle pénible de prisonnière, rôle qu’elle était condamnée à jouer toute sa vie, sauf un bien petit intervalle. Deux suivantes l’accompagnaient dans sa promenade mélancolique ; mais le premier regard que Roland jeta sur une femme si illustre par sa naissance, si célèbre par sa beauté, par ses talents et ses malheurs, ne lui permit d’apercevoir que la présence de la malheureuse reine d’Écosse. Sa taille et sa figure ont été si profondément empreintes dans tous les souvenirs que, même après environ trois siècles, il est inutile de rappeler au lecteur le moins instruit les traits caractéristiques de cette physionomie remarquable, qui réunit tout ensemble ce qu’on peut se figurer de majestueux, d’agréable et d’éclatant, en laissant douter si ce brillant ensemble convenait mieux à la royauté, à la grâce ou aux talents. Quel est l’homme qui, entendant le nom de Marie Stuart, n’a pas son portrait sous les yeux, aussi familier à sa mémoire que celui de la maîtresse de son adolescence, ou de la fille favorite de son âge mûr ? Ceux mêmes qui se sentent forcés à croire tout ou beaucoup de ce que ses ennemis ont avancé pour la perdre, ceux-là ne peuvent penser sans un soupir à cette physionomie qui exprimait tout autre chose que les crimes infâmes dont elle a été accusée pendant sa vie, et qui continuent, sinon à noircir sa mémoire, du moins à l’obscurcir. Ce front si ouvert et si noble… ces sourcils si régulièrement gracieux, animés par le bel effet des yeux brun-clair qu’ils ombrageaient, et qui semblaient dire tant de choses… ce nez, formé avec toute la précision des contours grecs… cette bouche si bien proportionnée, et comme destinée à ne prononcer que de tendres paroles… ce menton à fossette… ce cou blanc et majestueux comme celui du cygne… tous ces traits composaient une physionomie dont nous savons que le modèle ne saurait avoir existé dans aucun autre personnage connu parmi ces sommités du monde social qui commandent une attention générale et sans partage. Eh vain dira-t-on que les portraits qui existent de cette femme remarquable ne se ressemblent pas entre eux. Dans la différence même qu’on y remarque, chacun d’eux offre des traits généraux que l’œil reconnaît sur-le-champ comme appartenant à l’être que crée notre imagination quand nous lisons son histoire pour la première fois : ces traits expressifs répétés par les gravures et les tableaux que nous voyons partout, ont empreint en nous leur souvenir ineffaçable. En effet, nous ne pouvons regarder le plus mauvais de ces dessins, quelque défectueuse que soit son exécution, sans dire qu’on a voulu représenter la reine Marie. Ce n’est pas une faible preuve du pouvoir de la beauté, que ses charmes, après un laps de temps si considérable, soient l’objet non seulement de l’admiration, mais encore d’un vif intérêt chevaleresque. On sait que ceux mêmes qui, dans les derniers temps de sa vie, avaient adopté les opinions les plus défavorables au caractère de Marie, nourrissaient des sentiments analogues à ceux de l’exécuteur qui demanda, avant que sa tâche pénible fût terminée, la faveur de baiser la belle main de celle sur laquelle il allait accomplir un si horrible devoir.

Vêtue alors d’une robe de deuil, et avec cette figure, cette taille, ces manières, enfin embellie de tous les charmes avec lesquels la tradition fidèle a familiarisé les lecteurs, Marie Stuart s’avançait à la rencontre de lady Lochleven. Cette dame, de son côté, s’efforçait de cacher sa haine et ses craintes sous l’air d’une indifférence respectueuse. Au fait, elle avait plusieurs fois ressenti la supériorité de la reine dans cette espèce de sarcasme déguisé, mais d’autant plus mordant, à l’aide duquel les femmes peuvent venger avec succès des injures moins cachées. Il est permis de se demander si ce talent ne fut pas aussi fatal à celle qui le possédait, que tant d’autres qualités dont cette malheureuse reine était douée. En effet, tandis qu’il lui procurait souvent un triomphe momentané sur ceux qui étaient chargés de la garder, il ne manquait pas d’augmenter leur ressentiment ; et la satire et le sarcasme auxquels elle était livrée étaient souvent rendus par les tracasseries fréquentes et amères qui étaient en leur pouvoir. On sait positivement que sa mort fut hâtée par une lettre qu’elle écrivit à la reine Élisabeth, lettre dans laquelle elle accablait sa jalouse rivale et la comtesse de Shrewsbury, sous les traits du ridicule le plus incisif et de la plus sanglante ironie.

Lorsque les deux dames se rencontrèrent, la reine dit en inclinant la tête pour répondre au salut de lady Lochleven : « Nous sommes heureuses aujourd’hui, nous jouissons de la société de notre aimable hôtesse à une heure peu ordinaire, et dans des moments qu’on nous a permis jusqu’ici de consacrer à notre promenade particulière. Mais notre bonne hôtesse sait bien qu’en tout temps elle a eu accès en notre présence, et elle n’a pas besoin de solliciter notre permission.

— Je suis fâchée que Votre Grâce regarde ma présence comme importune, dit lady Lochleven. Je venais vous annoncer l’arrivée d’une addition à votre suite, en montrant Roland, circonstance à laquelle les dames sont rarement indifférentes.

— Oh, je vous demande pardon, milady. Je suis vivement émue de reconnaissance pour les bontés de mes nobles comtes et barons, ou, si l’on veut, de mes souverains, qui ont permis une addition si respectable à ma suite personnelle.

— Ils se sont étudiés, madame, répliqua lady Lochleven, à montrer leur déférence à Votre Grâce, un peu aux dépens peut-être de la saine politique : et je me flatte que leurs égards ne seront pas mal interprétés.

— Impossible ! dit la reine ; la bonté qui permet à la fille de tant de rois, à celle qui est encore reine de ce royaume, d’avoir une suite composée de deux femmes de chambre et d’un jeune page est une faveur dont Marie Stuart ne peut jamais se montrer assez reconnaissante. Comment donc ? ma suite sera semblable à celle des épouses des gentilshommes campagnards du comté de Fife ! il ne me manquera plus qu’un écuyer et deux laquais en livrée bleue. Mais dans ma joie toute personnelle, je ne dois pas oublier le surcroît de peines et de dépenses que cette augmentation de ma suite va occasionner à notre bonne hôtesse et à toute la maison de Lochleven. C’est sans doute cette idée, je crois, qui obscurcit votre front, ma respectable dame. Mais prenez courage ; la couronne d’Écosse possède maint beau domaine : et votre fils affectionné, mon frère non moins affectionné, se dépouillera d’un des plus riches en faveur de votre époux, de ce fidèle chevalier, plutôt que de souffrir que Marie soit renvoyée de ce château hospitalier, faute de vous fournir les moyens de soutenir les dépenses.

— Les Douglas de Lochleven, madame, savent depuis des siècles comment ils doivent remplir leurs devoirs envers l’État. Ils ne songent pas à la récompense, quelque désagréable, quelque dangereuse que soit leur tâche.

— Oh ! ma chère Lochleven, reprit la reine, vous êtes trop scrupuleuse. Je vous en prie, acceptez un bon manoir. Qu’est-ce qui doit soutenir ici la reine d’Écosse dans sa cour royale, si ce ne sont les biens de sa couronne ? Qui doit fournir aux besoins d’une mère si ce n’est un fils affectionné comme le comte de Murray, qui possède d’une manière si étonnante et le pouvoir et la volonté ? Mais ne disiez-vous pas que c’est la crainte de quelque nouveau danger qui obscurcit vos traits si pleins d’affabilité ? Sans doute un page est un formidable surcroît pour ma garde composée de femmes ; et maintenant que j’y songe, c’est probablement pour cette raison que lord Lindesay vient de refuser de se hasarder contre une force si imposante, sans être accompagné d’une suite convenable. »

Lady Lochleven tressaillit, et parut un peu surprise ; et Marie, changeant tout à coup de ton, passa de l’ironie doucereuse à l’accent d’une autorité sévère, et, composant en même temps son maintien, elle dit, avec toute la majesté de son rang :

« Oui, milady, je sais que Ruthven est déjà dans ce château, et que Lindesay attend sur la rive le retour de votre barque pour le joindre avec sir Robert Melville. Dans quel dessein viennent-ils ici ? Pourquoi n’ai-je pas été, avec la bienséance ordinaire, avertie de leur arrivée ?

— Leur dessein, madame, ils vous l’expliqueront eux-mêmes ; mais il était inutile de vous les annoncer formellement, puisque Votre Grâce a des personnes qui jouent si bien le rôle d’espion.

— Hélas ! ma pauvre Fleming, » dit la reine en se retournant vers la plus âgée des deux dames qui la suivaient, « tu vas être jugée, condamnée et pendue, comme un espion dans la garnison parce qu’il t’est arrivé de traverser la grande salle pendant que notre bonne hôtesse parlait à son pilote Randal aussi haut que sa voix pouvait s’élever. Mets de la laine dans tes oreilles, ma chère, si tu veux les garder et les porter plus long-temps. Souviens-toi que, dans le château de Lochleven, les oreilles et les langues ne sont pas d’usage, mais seulement de parade. Notre digne hôtesse peut entendre et parler pour tout le monde. Nous vous dispensons de nous suivre plus loin, milady, » ajouta-t-elle en s’adressant encore une fois à l’objet de son ressentiment ; « nous nous retirons pour nous préparer à une entrevue avec ces seigneurs rebelles. Nous prendrons pour salle d’audience l’antichambre de notre chambre à coucher. Vous, jeune homme, » elle s’avança pour parler à Roland et changea tout à coup la finesse ironique de ses manières en raillerie de bonne humeur ; « vous qui composez toute notre suite en hommes, depuis notre grand chambellan jusqu’aux derniers de nos huissiers, suivez-nous pour préparer les pompes de notre cour.

À ces mots elle se détourna et se dirigea lentement vers le château. Lady Lochleven croisa les bras, et sourit avec amertume et dépit en la voyant s’éloigner.

« Toute la suite en hommes ! » murmura-t-elle, en répétant les dernières paroles de la reine. « Ah ! plût au ciel que ta suite n’eût jamais été plus nombreuse ! » Puis se tournant vers Roland, à qui elle avait fermé le passage pendant cette pause, elle changea de place pour le laisser passer, lui disant en même temps : « Es-tu déjà aux écoutes ? suis ta maîtresse, mignon ; et répète-lui, si tu veux, ce que je viens de dire. »

Roland Græme se hâta de rejoindre la reine et les dames de sa suite, qui venaient de rentrer par une fausse porte communiquant du château au petit jardin. Ils montèrent un escalier sinueux jusqu’au second étage, qui était en grande partie occupé par une suite de trois chambres, ouvrant l’une dans l’autre, et formant l’appartement de la princesse captive. La première était une petite salle ou antichambre conduisant à un vaste salon, et plus loin se trouvait la chambre à coucher de la reine. Une autre petite chambre donnant dans le salon contenait les lits des deux dames d’honneur.

Roland, comme il convenait à son rang, s’arrêta dans le premier de ces appartements pour y attendre les ordres qui pourraient lui être donnés. D’une fenêtre grillée, il vit débarquer Lindesay, Melville et les gens de leur suite. Il observa qu’ils étaient reçus à la porte du château par un troisième noble, à qui Lindesay cria d’une voix haute et brusque : « Lord Ruthven, vous nous avez devancés. »

À cet instant l’attention du page fut éveillé par des cris convulsifs venus de l’appartement intérieur, et par les exclamations des femmes éplorées : il se précipita dans la seconde chambre pour offrir son secours. En entrant il vit que la reine s’était jetée dans le grand fauteuil placé le plus près de la porte : elle était agitée par d’affreuses convulsions, et semblait à peine respirer. La plus âgée de ses deux dames la soutenait dans ses bras, tandis que la plus jeune lui arrosait alternativement le visage d’eau et de pleurs.

« Hâtez-vous, jeune homme ! » s’écria la première tout alarmée, « courez, appelez du secours ; la reine s’évanouit. »

Mais Marie s’écria d’une voix faible et entrecoupée : « Restez… je vous l’ordonne. N’appelez personne pour être témoin… je me trouve mieux… je vais me remettre à l’instant. » En effet, par un effort semblable à celui d’un être qui lutte contre la mort, elle s’assit sur son fauteuil, et tâcha de reprendre sa tranquillité d’esprit, quoique tous ses traits fussent encore agités de l’émotion violente de corps et d’esprit qu’elle venait d’éprouver. « Je suis honteuse de ma faiblesse, mes amies, » dit-elle en prenant la main de ses deux femmes ; « mais elle est passée, et je suis encore Marie Stuart. Le ton sauvage de cet homme… ce que je connais de son insolence… le nom qu’il a prononcé… le motif qui l’amène ici… tout cela peut excuser un moment de faiblesse ; mais elle ne durera qu’un instant. »

Elle arracha le bonnet qui lui couvrait la tête, et que son agitation avait mis en désordre, secoua les boucles épaisses de ses beaux cheveux noirs qui étaient voilés auparavant, et, passant ses doigts délicats à travers le labyrinthe qu’ils formaient, elle se leva, et, pareille à la statue d’une prêtresse grecque inspirée par la présence du dieu, elle resta dans une attitude qui peignait à la fois la douleur et l’orgueil, le sourire et les larmes : « Nous sommes mal préparée, dit-elle, à recevoir nos sujets rebelles ; mais autant que nous le pouvons, nous chercherons à nous présenter devant eux en reine. Suivez-moi, mes filles. Que dit ta ballade favorite ? ma Fleming :


Jeunes filles, dans mon boudoir
Tressez ma chevelure brune,
Et déployez votre savoir
En faisant dix boucles pour une.


Hélas ! ajouta-t-elle après avoir répété en souriant ces vers d’une vieille ballade, « la violence m’a déjà privée des ornements ordinaires de mon rang, et le petit nombre de ceux que la nature m’avait donné sont été détruits par les chagrins et les inquiétudes. » Cependant, tout en parlant ainsi, elle laissait errer ses doigts effilés dans l’épaisse forêt de ses beaux cheveux noirs qui voilaient son cou royal et son sein agité, comme si, dans l’agonie de son esprit, elle n’avait pas encore perdu le sentiment de ses charmes sans rivaux.

Tout ce qu’il y avait de noble et d’aimable dans une femme si belle et de si haute naissance, produisit un effet magique sur la jeunesse, l’inexpérience et l’enthousiasme naturel du jeune page. Il restait immobile de surprise et d’intérêt, brûlant de hasarder sa vie pour une cause aussi belle que devait l’être celle de Marie. Elle avait été élevée en France : elle possédait la plus rare beauté ; elle avait régné en reine, et comme reine d’Écosse, à qui la connaissance des caractères était aussi essentielle que l’air qu’on respire. Sous tous ces rapports, Marie était de toutes les femmes du monde la plus prompte à s’apercevoir, et la plus adroite à profiter des avantages que ses charmes lui donnaient sur tous ceux qui se trouvaient dans la sphère de son influence. Elle jeta sur Roland un regard qui aurait amolli un cœur de pierre. « Mon pauvre enfant, » lui dit-elle avec un sentiment en partie réel, et en partie exagéré, « vous nous êtes étranger, on vous arrache à la société de quelque mère tendre, d’une sœur, d’une jeune fille avec laquelle vous aviez la liberté de danser autour du mai, et l’on vous envoie dans cette triste captivité. J’en ai regret pour vous ; mais vous êtes le seul homme de ma suite ; obéirez-vous à mes ordres ?

— Jusqu’à la mort, madame ! » répondit Roland d’un ton déterminé.

— Gardez donc la porte de mon appartement, reprit la reine : gardez-la jusqu’à ce que ces visiteurs intrus fassent violence pour entrer, ou jusqu’à ce que je sois convenablement habillée pour les recevoir.

— Je la défendrai jusqu’à ce qu’ils me marchent sur le corps ! » s’écria Roland. Toute l’hésitation qu’il avait sentie touchant la règle de conduite qu’il devait suivre disparut complètement par l’impulsion du moment.

« Non, mon bon jeune homme, dit Marie, non, ce n’est pas cela que je vous commande. Si j’ai près de moi un seul sujet fidèle, j’ai grand besoin, Dieu le sait, de songer à sa sûreté. Ne résistez qu’autant qu’il le faudra pour les faire rougir d’employer la violence, et alors, livrez-leur passage, je vous l’ordonne. Rappelez-vous mes injonctions. » Puis, avec un sourire qui exprimait à la fois la faveur et l’autorité, elle s’éloigna, et entra dans sa chambre, accompagnée des deux dames de sa suite.

La plus jeune s’arrêta un moment avant de suivre sa compagne, et fit à Roland un signe de la main. Il avait reconnu en elle depuis long-temps Catherine Seyton, circonstance qui ne pouvait surprendre beaucoup un jeune homme doué d’une vive intelligence, et se rappelant le discours mystérieux qui s’était tenu entre les deux matrones au couvent abandonné de Sainte-Catherine, discours que la rencontre de Catherine achevait d’expliquer. Cependant tel avait été l’effet de la présence de Marie, qu’il l’avait emporté, pour le moment, même sur les sentiments d’un jeune amant ; ce ne fut qu’après la disparition du groupe féminin que Roland commença à réfléchir sur les relations qui allaient probablement s’établir entre lui et la jeune fille.

« Elle a levé sa main d’un air de commandement, pensa t-il ; peut-être voulait-elle appuyer les ordres de la reine ; car je ne pense pas qu’elle voulût m’effrayer par la discipline administrée à la jaquette grise et au pauvre Adam Woodcock. Mais nous verrons cela bientôt ; maintenant, songeons à répondre à la confiance qu’a placée en moi cette reine infortunée. Lord Murray lui-même en conviendrait, je crois ; le devoir d’un page fidèle est d’empêcher qu’on ne pénètre dans l’appartement de sa maîtresse malgré elle. »

En conséquence il entra dans le petit vestibule, ferma, tant à la clef qu’au verrou, la porte qui donnait sur le grand escalier, et s’assit pour attendre le résultat. Il ne fut pas long-temps en repos. Une main vigoureuse essaya d’abord de lever brusquement le loquet, poussa ensuite et ébranla la porte avec violence, et comme elle résistait à toute tentative, une voix s’écria : « Ouvrez donc la porte, là-dedans !

— Et de quel droit, demanda le page, m’ordonne-t-on d’ouvrir la porte de la reine d’Écosse ? »

Une seconde tentative, qui fit retentir les gonds et les verrous, prouva que celui qui demandait impatiemment qu’on lui ouvrît serait entré volontiers, sans aucun égard à la demande du page ; enfin il répondit :

« Ouvrez la porte, à votre péril : lord Lindesay vient parler à lady Marie d’Écosse.

— Lord Lindesay, comme noble Écossais, répliqua le page, doit attendre le loisir de sa souveraine. »

Il s’ensuivit une altercation sérieuse parmi ceux qui attendaient à la porte, et Roland distingua la voix singulièrement rauque de Lindesay ; il répondait à sir Robert Melville, qui avait sans doute cherché à l’apaiser : « Non, non, non ! je vous dis que non ! je placerai un pétard sous la porte plutôt que d’être joué par une femme abandonnée et bravé par un insolent valet.

— Du moins, dit Melville, laissez-moi d’abord essayer les voies de douceur. La violence envers une dame déshonorerait à jamais votre écusson ; attendons l’arrivée de lord Ruthven.

— Je n’attendrai pas davantage, répondit lord Lindesay ; il est grand temps que notre affaire soit terminée, et que nous soyons en chemin pour retourner au conseil. Cependant vous pouvez essayer vos voies de douceur, comme vous les appelez, tandis que j’irai faire préparer un pétard par mes gens. Je suis venu ici muni d’aussi bonne poudre que celle qui a fait sauter l’église de Field.

— Pour l’amour de Dieu, un peu de patience ! reprit Melville ; » et s’approchant de la porte : « Faites savoir à la reine, dit-il, que moi, Robert Melville son fidèle serviteur, je la conjure par intérêt pour elle-même, et pour prévenir des conséquences plus fâcheuses, de faire ouvrir la porte, et d’admettre auprès d’elle lord Lindesay, chargé d’une mission du conseil d’état.

— Je vais informer la reine de votre message, répondit Roland, et je vous rapporterai la réponse. »

Il courut à la porte de la chambre à coucher, et y frappa doucement : la plus âgée des deux dames l’ouvrit à l’instant. Il lui fit part de ce qui venait d’arriver ; elle alla en instruire la reine, et revint bientôt apporter à Roland l’ordre de laisser entrer sir Robert Melville et lord Lindesay. Le page retourna dans l’antichambre, en ouvrit la porte, et Lindesay se présenta de l’air d’un soldat qui, les armes à la main, s’est frayé un chemin dans une forteresse conquise ; lord Melville le suivait à pas plus lents.

« Je vous prends à témoin, dit le page à ce dernier, que, sans l’ordre exprès de la reine, j’aurais défendu cette entrée de toutes mes forces et au prix de tout mon sang contre l’Écosse entière.

— Silence, jeune homme, dit Melville d’un ton grave et sévère ; n’ajoute pas de tisons au feu. Ce n’est pas le temps de faire parade de ta chevalerie enfantine.

— Elle n’a même pas encore paru, » s’écria Lindesay, qui venait d’atteindre le milieu de la salle d’audience ; « comment appelez-vous ce badinage ?

— Patience, milord, répondit sir Robert, le temps ne presse pas ; lord Ruthven n’est pas encore descendu. »

En ce moment la porte de l’appartement s’ouvrit, et la reine parut. Elle s’avança avec cet air de grâce et de majesté qui lui était particulier, sans paraître nullement émue ni de la visite, ni des procédés grossiers qui l’avaient accompagnée. Elle était vêtue d’une robe de velours noir ; une petite fraise, ouverte sur le devant, laissait voir la beauté de son menton et de son cou, mais son sein était voilé. Elle portait sur la tête un petit bonnet de dentelle et un voile blanc transparent qui tombait en larges plis de ses épaules sur sa longue robe noire, de manière qu’elle pouvait à volonté le ramener sur sa personne et s’en couvrir le visage. Une croix d’or était suspendue à son cou, et un rosaire d’or et d’ébène à sa ceinture. Elle était suivie de près par ses deux dames, qui restèrent debout derrière elle pendant la conférence. Lord Lindesay lui-même, quoiqu’il fût le noble le plus dur de ce siècle barbare, s’étonna d’éprouver malgré lui une sorte de respect en voyant l’air calme et majestueux d’une femme qu’il s’attendait à trouver abandonnée aux accès d’une rage impuissante, plongée dans un chagrin inutile, ou accablée par les craintes qui pouvaient naturellement, dans une telle situation, assaillir la royauté déchue.

« Je crains de vous avoir fait attendre, lord Lindesay, » dit la reine en répondant par une révérence pleine de dignité à son salut écourté ; « mais une femme ne reçoit pas volontiers de visites sans avoir passé quelques minutes à sa toilette. Les hommes, milord, tiennent moins à un tel cérémonial. »

Lord Lindesay, jetant les yeux sur son habillement sale et en désordre, murmura quelques mots d’un voyage fait à la hâte, tandis que la reine répondait aux salutations de Robert Melville avec politesse, et même, comme il semblait, avec bienveillance.

Il y eut alors un morne silence. Lindesay se retourna vers la porte, attendant avec impatience son collègue retardataire. La reine seule était sans aucun embarras ; et comme pour rompre le silence, elle adressa ces mots à lord Lindesay en jetant un coup d’œil sur l’énorme et gênante épée qu’il portait : « Vous avez là un fidèle et pesant compagnon de voyage, milord ; je me flatte que vous ne vous êtes pas attendu à trouver ici des ennemis contre lesquels cette arme vous serait nécessaire ? Il me semble que c’est une parure un peu singulière pour une cour ; mais je suis, comme j’ai besoin de l’être, trop Stuart pour redouter une épée.

— Ce n’est pas la première fois, madame, » répondit Lindesay en tournant son épée de manière à en fixer la pointe par terre, tandis qu’il appuyait la main sur la pesante poignée en forme de croix ; « ce n’est pas la première fois que cette épée s’offre aux yeux d’un Stuart.

— Cela est possible, milord ; cette épée peut avoir rendu des services à mes ancêtres. Les vôtres, milord, étaient des hommes remplis de loyauté.

— Oui, madame, elle leur a rendu des services, mais de ces services que les rois n’aiment ni à reconnaître ni à récompenser ; les mêmes services que la serpette rend à l’arbre lorsqu’elle le taille au vif, et le prive des branches superflues et stériles qui lui dérobent ses sucs nourriciers.

— Vous me parlez en énigmes, milord ; j’espère que l’explication n’entraînera avec elle rien d’insultant.

— Vous en jugerez, madame : de cette épée était armé Archibald Douglas, comte d’Angus, le jour mémorable où il s’acquit le surnom de Bell-the-Cat[1], pour avoir arraché de la présence de votre bisaïeul Jacques III une troupe de mignons, de flatteurs et de favoris, qu’il fit pendre sur le pont de Lauder, afin qu’ils servissent d’épouvantail aux autres reptiles qui oseraient approcher du trône d’Écosse. Ce fut également avec cette arme que le même champion indomptable de l’honneur et de la noblesse d’Écosse tua d’un seul coup Spens de Kilspindie, courtisan de votre aïeul Jacques IV, en la présence royale duquel ce vil flatteur avait osé parler trop légèrement d’Archibald. Ils se battirent près du ruisseau de Fala : Bell-the-Cat, avec cette lame, coupa la cuisse à son ennemi, et lui abattit ce membre aussi facilement qu’un jeune berger coupe une branche de saule.

— Milord, » répliqua la reine en rougissant, « j’ai les nerfs trop exercés pour être alarmée même de cette histoire terrible. Puis-je vous demander comment une lame si illustre a passé de la maison de Douglas dans celle de Lindesay ? Il me semble qu’elle aurait dû être conservée comme une relique sacrée par une famille qui prétend que tout ce qu’elle a fait contre son roi a été fait en faveur de son pays.

— Madame, » s’écria Melville s’interposant d’un air inquiet, «ne faites pas cette question à lord Lindesay… Et vous, milord, par pitié, par honneur, dispensez-vous d’y répondre.

— Il est temps que cette dame entende la vérité, répondit Lindesay.

— Et soyez assuré, milord, reprit la reine, que rien de ce que vous pourrez dire n’excitera ma colère. Il est certains cas où un juste mépris l’emporte toujours sur un juste courroux.

— Sachez donc, dit Lindesay, que dans la plaine de Carberry-Hill, cet infâme traître, ce meurtrier perfide, Jacques, quelque temps comte de Bothwell, et à qui on donna le sobriquet de duc d’Orkney, offrit de se battre en personne avec tous les nobles ligués pour le livrer à la justice. J’acceptai son défi ; et ce fut alors que le noble comte de Morton me fit don de cette bonne épée pour le combattre. Avec le secours du ciel, si Bothwell avait eu un grain de plus de présomption, ou un grain de moins de lâcheté, j’aurais fait tant de besogne au moyen de cette excellente lame sur la carcasse de ce traître, que les chiens et les vautours auraient trouvé leurs morceaux coupés avec un goût exquis. »

La reine perdit presque tout son courage quand elle ouït prononcer le nom de Bothwell, nom lié à une horrible série de crimes, de honte et de désastres. Mais Lindesay ayant donné carrière à son langage plein d’insolence et de présomption, cette circonstance laissa à la reine le temps de se remettre, et de lui répondre avec un ton mêlé tout à la fois de froideur et de mépris :

« Il est aisé de terrasser un ennemi qui ne prend point part au combat. Mais si Marie Stuart avait hérité de l’épée de son père aussi bien que de son sceptre, les plus hardis rebelles ne se plaindraient pas aujourd’hui de ne pas en avoir à combattre. Votre seigneurie me pardonnera si j’abrège cette conférence. La courte description d’un combat sanglant suffit pour satisfaire la curiosité d’une femme ; et à moins que milord Lindesay n’ait quelque chose de plus important à nous raconter que les hauts faits accomplis par le vieux Bell-the-Cat, à moins, dis-je, qu’il ne veuille nous expliquer comment il les eût égalés lui-même, si le temps et la fortune le lui eussent permis, il trouvera bon que nous nous retirions dans notre appartement ; et vous, Fleming, suivez-nous, et venez nous achever la lecture des Rodomontades espagnoles.

— Demeurez, madame, » dit en rougissant Lindesay ; « la finesse de votre esprit m’est depuis long-temps trop bien connue pour que j’aie songé à préparer une entrevue dans le seul but de faire briller cet esprit aux dépens de mon honneur. Lord Ruthven et moi-même, de concert avec sir Robert Melville, nous nous sommes rendus de la part du conseil secret près de Votre Seigneurie pour l’entretenir de certaines mesures qui importent à la sûreté de votre propre vie et à la prospérité de l’État.

— Le conseil secret ! s’écria la reine : et de quel droit peut-il exister ou agir, tandis que moi, de qui seule il devrait tenir ses pouvoirs, je gémis sous le joug d’une injuste captivité ! Peu importe cependant ; rien de ce qui concerne le bonheur de l’Écosse ne saurait être indifférent à Marie Stuart. Quant aux soins de ma propre vie, ils m’occupent peu : à peine âgée de vingt-cinq ans, j’ai vécu assez pour être fatiguée de l’existence. Où est votre collègue, milord ; pourquoi tarde-t-il à venir ?

— Le voici, madame, » dit Melville ; et lord Ruthven entra en effet, tenant un papier à la main. La reine lui rendit son salut, et la pâleur de la mort se répandit sur son visage ; mais une résolution soudaine et violente lui rendit bientôt ses esprits. Le gentilhomme dont l’aspect semblait causer à Marie de si vives émotions était accompagné de George Douglas, le plus jeune des fils du chevalier de Lochleven. C’était ce jeune homme qui, en l’absence de son père et de ses frères, remplissait les fonctions de sénéchal du château, sous la direction de la mère de son père, lady Lochleven.



  1. Expression écossaise qui s’applique à celui qui attaque son supérieur en rang ou en puissance. a. m.