L’Abbé ou suite du Monastère
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 14p. 93-100).


CHAPITRE X.

l’ancien monastère.


Près des sources de la Bove, une jeune fille demeurait inconnue et solitaire : nul n’était là pour l’admirer, comme très-peu étaient là pour l’aimer.
Wordsworth.


Les voyageurs se parlèrent peu le long du chemin. Madeleine Græme chantait de temps à autre, à voix basse, quelques morceaux de ces belles hymnes latines adoptées par l’Église catholique : elle murmurait un Ave ou un Credo, puis passait à une contemplation religieuse. Les méditations de son petit-fils tenaient davantage des affaires mondaines ; et plus d’une fois, quand un oiseau des marécages s’enlevait de la bruyère voisine et glissait le long des roseaux en poussant son cri aigu, il pensait au joyeux Adam Woodcock et à son fidèle autour ; ou, quand ils passaient près d’un taillis où des buissons et des arbustes étaient entremêlés de haute fougère, de bruyère et de genêts, de manière à former un couvert épais et fourré, il rêvait au chevreuil ou à la paire de lévriers. Mais souvent son esprit revenait vers la bonne et bienfaisante maîtresse qu’il avait quittée, justement offensée, et sans avoir tenté le moindre effort pour se faire pardonner sa faute.

« Mon pas serait plus léger, pensait-il, et mon cœur aussi, si j’avais pu retourner pour la voir un instant, et lui dire : « Milady, l’orphelin peut être égaré, mais il n’est pas ingrat. »

Occupés de ces pensées diverses, vers le milieu du jour ils arrivèrent à un petit village, où l’on voyait, comme d’habitude, une ou deux de ces hautes tours qui, pour des raisons de défense dont nous avons parlé, avaient été construites dans les hameaux des frontières. Un ruisseau coulait près du village et arrosait la vallée où il était situé. Il y avait aussi à l’extrémité une maison un peu isolée, dégradée ; presque en ruines, mais qui paraissait avoir été la demeure de quelque personne de distinction. Elle était agréablement située sur un angle de terre formé par le ruisseau, et où s’élevaient deux ou trois sycomores en pleine feuille, qui relevaient l’aspect sombre de la maison bâtie en pierres d’un rouge foncé. Elle paraissait fort grande, et même on voyait clairement qu’elle l’était trop pour ses habitants actuels ; plusieurs fenêtres étaient murées, surtout celles du rez-de-chaussée : d’autres étaient bouchées moins solidement. L’avant-cour, entourée d’un mur extérieur très-bas, maintenant en ruines, était pavée ; mais le sol était entièrement caché sous de longues orties grises, des chardons et d’autres herbes parasites qui, en croissant entre les pierres, en avaient dérangé quelques-unes. Des objets même qui auraient exigé une attention plus sérieuse avaient été négligés, de manière à prouver une extrême paresse ou une grande pauvreté. Le ruisseau avait miné une partie de la rive près de l’un des angles du mur en ruines, et ce coin s’était écroulé ainsi qu’une tourelle qui le défendait : les décombres gisaient dans le lit de la rivière. Le courant, interrompu par ces débris, avait fait un détour en se rapprochant encore de l’édifice, qu’il entamait chaque jour davantage ; il avait agrandi la brèche primitive, et menaçait même le terrain sur lequel était placée la maison, si l’on ne se hâtait de la protéger par une digue assez forte. Ce spectacle attirait l’attention de Roland Græme, pendant qu’ils approchaient de la maison en suivant un sentier tournant qui la leur laissait voir par intervalles et sous différents aspects.

" Si nous entrons dans cette maison, dit-il à sa mère, j’espère que nous n’y ferons pas longue visite, je crois que deux journées de pluie et de vent du nord-ouest suffiraient pour envoyer ce qu’il en reste dans la rivière.

— Vous ne voyez qu’avec les yeux du corps, répliqua la vieille femme ; Dieu défendra les siens, quoiqu’ils soient méprisés et abandonnés des hommes. Mieux vaut demeurer sur le sable avec sa protection, que de s’attacher au rocher de la confiance humaine. »

En parlant ainsi, ils entrèrent dans l’avant-cour de la vieille maison, et Roland put observer que la façade avait été jadis ornée de sculptures, taillées dans la même pierre brune dont elle était bâtie. Tous ces ornements avaient été brisés et détruits, et il ne restait à la place qu’ils occupaient que des vestiges de niches et d’entablements. La plus grande entrée était murée ; mais un étroit sentier qui, selon toute apparence, était peu fréquenté, conduisait à un petit guichet fermé par une porte bien consolidée au moyen de clous à tête de fer. Madeleine Græme frappa trois fois, en s’arrêtant après chaque coup, jusqu’à ce qu’elle entendît qu’on répondait par un coup plus sourd venant de l’intérieur. Au troisième, le guichet fut ouvert par une femme maigre et pâle, qui prononça ces mots : Benedicti qui veniunt in nomine Domini. Ils entrèrent, la portière ferma promptement le guichet derrière eux, et poussa les verrous massifs qui en assuraient la clôture.

Cette femme guida les voyageurs à travers une allée étroite, jusqu’à un vestibule de quelque étendue, pavé de dalles et dont les murs étaient garnis de bancs de grès. Au bout, était une fenêtre formant enfoncement, et dont le vitrage était soutenu à la manière gothique par des compartiments de pierre : mais les intervalles de jour que les sculptures laissaient entre elles étaient pour la plupart obstrués, condamnés, ce qui rendait l’appartement très-sombre.

Ils s’arrêtèrent dans cet appartement : la maîtresse de la maison, car c’était elle, embrassa Madeleine Græme, et la saluant du titre de sœur, elle l’embrassa avec beaucoup de solennité sur chaque joue. « Que la bénédiction de Notre-Dame soit avec vous, ma sœur ! » Telles furent ses premières paroles ; et ces mots ne laissèrent aucun doute dans l’esprit de Roland, relativement à la religion de leur hôtesse, quand même il aurait pu soupçonner son guide vénérable de s’arrêter ailleurs que chez une catholique orthodoxe. Ces dames se dirent quelques mots en particulier : pendant ce temps, il eut le loisir d’examiner de plus près l’amie de sa grand’mère.

Elle pouvait avoir de cinquante à soixante ans ; sa physionomie portait l’empreinte de cette mélancolie, fille du malheur, qui ressemble trop au découragement, et altérait encore les restes d’une beauté, que l’âge n’avait pu effacer. Son vêtement était des plus simples et des plus ordinaires, d’une couleur sombre ; et comme celui de Madeleine, il ressemblait à un habit de religieuse. Une exquise propreté sur sa personne semblait indiquer que, si elle était pauvre, elle n’était pas réduite à un complet abandon, et qu’elle tenait encore assez à la vie, pour conserver le goût des convenances, sinon d’une élégance mondaine. Son maintien, ses traits et ses manières annonçaient une condition et une éducation bien au-dessus de son état actuel. Enfin, tout en elle donnait à penser que l’histoire de cette femme devait être digne d’intérêt. Tandis que Roland Græme lui-même faisait cette réflexion, le chuchotement des deux femmes cessa, et la maîtresse de la maison, s’approchant de lui, le regarda en face avec beaucoup d’attention, et même avec quelque intérêt.

« Voici donc, dit-elle, voici l’enfant de ta malheureuse fille, ma chère Madeleine, et c’est lui, le seul rejeton d’un arbre antique, que tu dévoues volontairement à la bonne cause !

— Oui, de par la croix ! » répondit Madeleine Græme avec son ton ordinaire de résolution, « je le voue à la bonne cause, chair et os, corps et âme.

— Tu es une heureuse femme, sœur Madeleine, reprit sa compagne, de t’être élevée assez au-dessus des affections humaines pour conduire une semblable victime aux marches de l’autel. Si j’eusse été appelée à faire un pareil sacrifice, à plonger un jeune homme si beau dans les complots et les œuvres sanguinaires du temps, je n’eusse pas éprouvé moins de douleur que le patriarche Abraham quand il mena son fils sur la montagne. »

Elle continua de contempler Roland avec un air de compassion, jusqu’à ce que la persistance de son regard eût fait monter le rouge au visage du jeune homme ; et il était prêt à s’éloigner, quand sa grand’mère l’arrêta d’une main, tandis que de l’autre elle écartait les cheveux de son front devenu cramoisi, et qu’elle ajoutait avec un mélange d’affection orgueilleuse et de résolution inébranlable : « Oui, regarde-le bien, ma sœur, car ton œil n’a jamais contemplé un plus beau visage. Moi aussi, quand je le vis pour la première fois, j’éprouvai ce que ressentent les mondains et mon dessein fut à moitié ébranlé : mais aucun vent ne peut arracher une feuille de l’arbre flétri, qui depuis long-temps est dépouillé de son feuillage ; de même aucun accident humain ne peut réveiller les affections terrestres qui ont sommeillé long-temps dans le calme de la dévotion. »

La contenance de la vieille femme démentait ses paroles, et des larmes coulèrent de ses yeux quand elle ajouta : « La victime la plus belle et la plus pure n’est-elle pas, ma sœur, la plus digne d’être acceptée ? » Et paraissant heureuse de se dérober aux sensations qui l’agitaient : « Ma sœur, poursuivit-elle, il échappera ! on trouvera un bélier arrêté par un buisson épais ; le jeune Joseph ne tombera pas sous la main de ses frères révoltés. Le ciel, pour défendre ses droits, peut se servir des enfants au berceau, des jeunes filles et des jeunes hommes.

— Le ciel nous a délaissés, dit l’autre femme ; nos péchés et ceux de nos pères ont privé cette contrée maudite de l’appui des bienheureux. Nous pouvons obtenir la palme du martyre, mais jamais celle d’un triomphe terrestre. Celui dont la prudence nous était si nécessaire au milieu de cette crise terrible vient d’être appelé dans un monde meilleur. L’abbé Eustache est mort !

— Dieu veuille avoir son âme ! s’écria Madeleine Græme, et puisse le ciel nous prendre en pitié, nous qui traînons péniblement notre existence sur cette terre de sang ! Sa perte porte sans doute un coup funeste à notre entreprise, car il n’a laissé personne qui ait sa vieille expérience, son zèle ardent, sa haute sagesse et son courage indompté ! il est tombé, tenant en main l’étendard de l’Église ; mais Dieu suscitera quelqu’un pour relever la sainte bannière. Qui donc le chapitre a-t-il élu pour le remplacer ?

— On dit qu’aucun des frères n’ose accepter sa place. Les hérétiques ont juré qu’ils ne permettraient pas de nouvelle élection ; et ils ont même menacé d’un châtiment terrible quiconque s’occuperait de la création d’un nouvel abbé de Sainte-Marie : Conjuraverunt inter se principes, dicentes : Projiciamus laqueos ejus[1].

Quousque, Domine[2] ? répartit Madeleine ; ce serait là un puissant obstacle à notre projet ; mais je crois fermement que Dieu ne laissera point cette place vacante. Ou est ta fille Catherine ?

— Au salon, répondit la religieuse. » Puis elle regarda Roland Græme, et marmotta quelques mots à l’oreille de son amie.

« Ne crains rien, dit Madeleine ; ce que nous faisons est légitime et nécessaire : ne crains rien de lui, je voudrais qu’il fût aussi affermi dans la foi, qui seule nous sauve, qu’il est exempt de toute pensée, de toute action, de toute parole condamnable ; quelque blâmable que soit la doctrine des hérétiques, il faut avouer qu’ils donnent à la jeunesse des principes de la morale la plus sévère.

— Ce n’est que laver l’extérieur d’une coupe, ou blanchir un tombeau, répondit l’amie ; mais il verra Catherine, ma sœur, puisque vous pensez que cela est sans inconvénients. Suivez-nous, jeune homme, » ajouta-t-elle en sortant de l’appartement avec Madeleine. Roland Græme s’empressa d’obéir à ces paroles, les premières que lui eût adressées la matrone.

Tandis qu’elles passaient lentement à travers des corridors tournants et des appartements vides, le jeune page eut le loisir de faire quelques réflexions sur sa situation, réflexions désagréables pour un caractère aussi ardent que le sien. Il semblait qu’il dût suivre alors l’impulsion de deux tutrices, au lieu d’une, de deux vieilles femmes liguées pour diriger à leur gré ses mouvements, dans le but de le faire servir à la réussite de plans qu’on ne lui avait pas communiqués. Il lui semblait que c’était trop demander de lui ; pensant avec assez de raison, quelque droit qu’eût sa grand-mère et sa bienfaitrice de diriger ses actions, qu’elle n’avait pas celui de transférer son autorité ni de la partager avec une autre personne, laquelle paraissait prendre avec lui, sans cérémonie, un ton de commandement tout aussi absolu.

« Cela ne saurait durer long-temps, pensait Roland. Je ne serai pas toute ma vie l’esclave du sifflet[3] d’une femme, pour aller quand elle l’ordonne, venir quand elle appelle. Non, par saint André ! la main qui peut porter la lance ne doit pas se soumettre à la quenouille. À la première occasion, je leur laisserai mon collier d’esclavage ; et elles exécuteront alors leur œuvre avec leurs propres forces. Cela pourra les tirer d’un mauvais pas, car j’entrevois que ce qu’elles méditent n’est ni sûr ni facile. Le comte de Murray et son hérésie se sont trop bien enracinés pour que deux vieilles femmes les puissent abattre. »

Comme il achevait, ils entrèrent dans une chambre basse où une troisième femme était assise. Cet appartement était le premier de la maison où il eût vu des meubles ; il y avait des chaises et une table de bois couverte d’un morceau de drap ; un tapis était étendu sur le plancher ; un garde-feu ornait la cheminée ; bref, l’appartement avait l’air d’être habitable et habité.

Mais les yeux de Roland trouvèrent à s’employer mieux qu’à examiner le mobilier de la chambre ; car la nouvelle habitante de cette demeure lui parut quelque chose de bien différent de ce qu’il y avait vu jusque-là. Lorsqu’ils étaient entrés, elle avait salué respectueusement et en silence les deux vieilles matrones ; et son regard étant tombé sur Roland, elle arrangea un voile qui pendait sur ses épaules, de manière à le ramener sur sa figure ; mouvement qu’elle fit avec un air de modestie, mais sans montrer un empressement affecté ni une timidité embarrassée.

Roland néanmoins avait eu le temps de remarquer que c’était le visage d’une jeune fille qui paraissait avoir à peine seize ans, et dont les yeux étaient doux et brillants. À ces remarques favorables il pouvait ajouter avec certitude que la jeune personne avait une taille charmante et peut-être un peu trop d’embonpoint, ce qui lui donnait plus de ressemblance avec une Hébé qu’avec une sylphide. Cette taille ressortait avec beaucoup d’avantage sous un corset étroit et une robe faite d’après une mode étrangère, qui n’était pas assez longue pour cacher deux pieds charmants appuyés sur une barre de la table auprès de laquelle elle était assise. Ses bras ronds et ses doigts délicats étaient occupés à raccommoder le morceau de drap qui couvrait ce meuble, et qui, percé en plusieurs endroits, avait grand besoin de l’adresse d’une ouvrière consommée.

Il est à remarquer que ce fut par une suite de regards lancés à la dérobée que Roland Græme parvint à connaître ces intéressants détails. Et malgré le voile, il crut une ou deux fois s’apercevoir que la jeune fille cherchait aussi à prendre connaissance de sa personne. Les matrones cependant continuaient leur conversation à part, regardant de temps à autre les jeunes gens, de manière à ne pas permettre à Roland de douter qu’il ne fût le sujet de leur entretien ; enfin il entendit très-distinctement Madeleine Græme dire : « Oui, ma sœur, nous devons leur donner l’occasion de causer ensemble et de faire connaissance ; il faut qu’ils s’apprécient personnellement pour être en état d’exécuter ce que nous avons à leur confier. »

Il lui sembla que l’autre matrone, n’étant pas pleinement satisfaite de ce raisonnement, faisait quelques objections à son amie ; mais le ton impérieux de Madeleine finit par en triompher.

« Il le faut, ma chère sœur, » dit cette dernière en terminant la discussion ; « sortons et allons sur la terrasse finir notre conversation. » Puis s’adressant à Roland et à la jeune fille, elle ajouta : « Nous vous laissons faire connaissance. » Et s’avançant vers la jeune personne, elle leva son voile et mit à découvert des traits empreints d’une rougeur peut-être plus vive que de coutume.

« Licitum sit[4], » dit Madeleine en regardant l’autre matrone.

" Vix licitum[5], » répondit celle-ci avec un air de répugnance et d’hésitation. Et rajustant le voile de la jeune fille qui rougissait, elle le plaça de manière à couvrir son visage sans le cacher, en lui disant à l’oreille, mais assez haut pour que le page l’entendît : « Souviens-toi, Catherine, de ce que tu es et de ce que tu dois être. »

Puis la matrone, se retirant, sortit avec Madeleine Græme par une des fenêtres de l’appartement donnant sur un large balcon qui, avec sa lourde balustrade, s’étendait jadis d’un bout à l’autre du château, du côté du midi et en face du ruisseau, et présentait une promenade en plein air fort agréable et fort commode. La balustrade était tombée en plusieurs endroits, et la terrasse dégradée et rétrécie ; toutefois on pouvait encore s’y promener sans danger. C’est ce que firent nos deux vieilles dames, toujours occupées de leur conversation, mais pas assez, comme Roland le remarqua, pour ne pas jeter un coup d’œil en passant et repassant devant la porte vitrée, afin de savoir ce qui se faisait dans le Salon.



  1. Les princes ont conspiré entre eux en disant : Anéantissons ses filets. a. m.
  2. Jusqu’à quand, Seigneur ? a. m.
  3. Whistle, dit le texte, parce qu’avant l’invention des sonnettes on se servait en Angleterre d’un sifflet pour appeler les domestiques. a. m.
  4. Qu’il soit permis. a. m.
  5. À peine permis. a. m.